CHAPITRE PREMIER

La lanterne du poste de garde, pourtant solidement clouée aux planches par des pitons neufs, semblait tanguer, ballottée dans la tempête ainsi qu'un fanal de navire. Jess Paddock sortit de l'ombre, silhouette grise et furtive soudain dessinée à contre-jour, ourlée d'un trait de lumière jaunâtre qui donnait à l'homme solitaire un curieux aspect de spectre phosphorescent. Chapeau enfoncé sur les oreilles jusqu'à rejoindre le col relevé de sa canadienne fourrée, Paddock se retourna, dos au vent, calé, arc-bouté, pour lancer un crachat en direction du ciel. Mi-moqueur, mi-hargneux, il vit son jet de salive fuser droit comme un oiseau, planer, osciller, remonter, luisant dans la lumière telle une bille de verre, avant de disparaître pour toujours, happé par la nuit, la bourrasque, porté de rafale en rafale plus loin, plus haut, au-delà de la palissade en rondins vers le no man's land désolé dont la lande rase, les défilés rocheux et les éboulis de pierre sèche s'étendaient à perte de vue jusqu'aux premiers contreforts des Bighorn Mountains, une dizaine de miles à l'ouest du bastion. Jess Paddock imaginait la tête du guerrier sioux face à l'injure suprême : surgi du néant, un crachat de Visage Pâle le frappe en pleine figure, Splotch !, étalé comme une tarte à la crème dans les comédies de caf'conc. C'était vite devenu la blague de circonstance parmi les soldats de la petite garnison, l'humour de caserne ne perdant jamais ses droits, même au cœur des situations les plus tragiques. Trois ou quatre grivetons s'alignaient dos au vent au milieu de la cour. Ils crachaient ensemble en direction de la palissade…

— Ben alors, Joe, tu sais plus tirer ?

— M… ! le mien y s'est coincé sur le ch'min de ronde !

— Eh, les gars ! le mien il est passé ! Sûr qu'un diable rouge va le prendre en pleine gueule.

Ils riaient aux éclats et recommençaient jusqu’à l'appel de clairon les appelant aux corvées.

— C'ui-là, c'est pour Crazy Horse…

— Tiens, v'là pour Sitting Bull !

Bien vite, sous la plaisanterie et la gouaille, on devinait, présente à fleur de peau, la rage, la fureur sourde d'hommes traqués, nerveux, camouflant leur peur sous une forfanterie affectée de jurons et d'injures grossières. Le vent. Les Sioux. Jour, nuit, matin, midi, soir, ils harcelaient le bastion, sans relâche, sans jamais démordre, trop faibles par eux-mêmes pour jeter à bas les formidables défenses du fortin, mais rongeant, usant inlassablement les rondins et les piquets des chevaux de frise – et les nerfs des soldats.

Le vent. Les Sioux.

On pouvait les comparer à une mer déchaînée lançant ses paquets glauques à l'assaut incessant d'une digue : des vagues plus hautes que des immeubles viennent se fracasser sur les blocs de béton, éclatent en gerbes d'écume, fusent en geyser, se brisent, croulent, reculent… Et recommencent. Le béton tient. Pendant un temps. Parfois pendant assez longtemps. Mais lorsque ce manège se répète tous les jours pendant des mois et des mois, revenez au bout d'un an et vous verrez ce qu'il en reste, de la digue !

Jess Paddock hâta le pas, les mains enfouies au plus profond des poches de sa canadienne. Devant le poste de garde, la sentinelle emmitouflée le salua au passage en battant des semelles, soulevant sous ses bottes des écharpes de poussière qui couraient à ras du sol de terre battue. « Ça boume, Jess ? » – « Tu t'es pas fait sauter par un diable rouge ? » – « Grand dieu non ! pas encore… » « Alors ça boume. » Paddock contourna le bâtiment en construction destiné à abriter, dans un proche avenir, les bureaux administratifs et le poste de commandement de Fort Phil Kearny, il s'enfonça à travers le méandre de bicoques en planches, de caisses à savon boiteuses, recouvertes de tôle ondulée, connu de la population du fort sous le nom de « Quartier du Linge Sale » ; bientôt, au détour d'une sente boueuse où le vent gémissait entre les planches disjointes des baraquements, il vit avec satisfaction luire la lanterne bleue au verre décoré des deux sabres croisés de l'U.S. Cavalry, peints par un soldat nanti de dons artistiques.

Le foyer. Lieu de détente, de loisir commun à tous les postes militaires du monde. Mais à Fort Phil Kearny, la lanterne bleue ornée de l'insigne-célèbre d'un corps d'élite représentait, plus encore, qu'ailleurs, un havre chaud comme un ventre où il faisait bon rire avec les copains, discuter, boire quelques bons godets de whisky brûlant après une journée harassante, dix heures, souvent douze, à trimer en plein blizzard mordant, charrier les troncs de sapins, bâtir, clouer, couvrir, renforcer, les mains crevassées d'engelures, les yeux larmoyants, la face gercée par les rafales glacées, bâtir le nouveau poste, clouer la palissade, renforcer les défenses, les tranchées extérieures, les chevaux de frise hérissés d'une forêt de piquets, enfoncés à deux mètres cinquante dans le sol, inclinés vers l'extérieur à un angle de 45° et aiguisés comme des lances pour empaler les chevaux indiens. Là, au foyer, un homme pouvait oublier. Pendant une demi-heure, ou deux heures, suivant son temps libre, un petit griveton de vingt ans pouvait se retrouver au milieu de frères d'armes portant le même uniforme que lui, et, quelques whiskys aidant, il pouvait se sentir jeune, fort, heureux de vivre, fier d'appartenir à un détachement d'avant-garde, chargé de veiller à la pointe des terres hostiles sur la progression inexorable des conquérants de sa race. « Whisky, John ! Whisky ! Whisky ! r'file-moi un verre, John. Sacré vieux John ! On les aura, hein, les diables rouges ? Pour l'U.S. Cavalry : Hip-Hip-Hip-… Hourra !!! »

Jess Paddock sourit. Le petit troufion devait tout juste commencer à se raser, un duvet blond courait sur ses joues et son menton. Un petit fermier du Kentucky ou du Tennessee, long comme un jour sans pain, maigre, dégingandé. Le visage en feu, il avale son whisky cul sec, dégaine sa baïonnette et vocifère, les yeux luisants, jambes écartées, l'arme pointée pour transpercer un ennemi imaginaire. « Les braves ! Les braves !… me font marrer, tiens… Des dégonflés, rien dans le bide. Qu'ils viennent un peu s'y frotter, les guerriers sioux, puisqu'ils sont si braves ! Au surin je t'en prends trois d'un coup et j'en fais du boudin comme chez nous quand on tue le cochon. »

Le foyer sentait la sciure de pin, le bacon frit, le tabac froid, dominés par l'odeur un peu aigre du whisky coulant à flots. Une couche dense de fumée bleuâtre, dégagée par les âcres cigares de troupe, obscurcissait le plafond formé de longues planches grossièrement équarries, clouées à même les poutres. Bien qu'il fut huit heures du soir plusieurs tables étaient vides : la fin du mois approchait ; la plupart des soldats, fauchés, ronflaient sur leur paillasse ou se passaient en cercle une dernière cigarette autour de la chambrée. Cinq ouvriers civils, charrons et forgerons, vêtus de velours côtelé et de grosses vestes de cuir râpé, jouaient aux dés sous la lampe tempête, leurs verres à portée de la main, une bouteille de Club Horse en évidence au milieu de la table. Civil, oui. Comme Jess Paddock. C'est toujours mieux que de courir comme un dératé à chaque sonnerie de clairon, claquer des talons devant les gradés et aller se faire trouer la paillasse pour douze dollars par mois. Un civil, lui au moins, allait, bien sûr, se faire zigouiller un jour ou l'autre, comme les copains, mais avec la satisfaction intime de savoir que sa peau valait cinquante dollars par mois. Tant qu'on garde sa fierté, rien n'est perdu.

John Kinney rinçait ses verres derrière le comptoir rustique fait d'une large planche peinte en vert, clouée sur des rondins sciés. Épicier ambulant, colporteur, Kinney sillonnait les terres vierges du Far West, trafiquant avec les Indiens et les coureurs de prairie, troquant cotonnades et verroterie contre des peaux de bêtes à fourrure, traînant à travers savanes, défilés, plaines et montagnes un antique chariot bâché plus bourré de denrées hétéroclites qu'un bazar oriental. Lorsque les premières bases de Fort Phil Kearny avaient été posées par un avant-poste de l'armée américaine, John Kinney était venu rôder autour des travaux, fournissant les soldats des multiples articles dont ils pouvaient avoir besoin. Comble de la bravoure ou de l'insouciance, John avait mis sur pied un stand de hot dogs en pleine savane à peine débroussaillée, avant même que s'élèvent les premiers piquets de la palissade du bastion. Là, exposé à la grêle des flèches indiennes, John vendait paisiblement ses saucisses, rafistolant chaque soir avec philosophie la plaque de tôle ondulée qui lui servait d'abri précaire. Adopté avec enthousiasme par la troupe enchantée, Kinney avait séduit le commandant du détachement qui lui avait confié, non seulement la gérance du foyer, mais également le commerce effectué dans toute l'enceinte du fortin. C'était l'époque héroïque. Les autorités escomptaient une pénétration en flèche des pionniers ; Fort Phil Kearny, conçu comme un avant-poste contrôlant les cols des Bighorn Mountains, allait dans quelques mois, nul n'en doutait, devenir un simple poste de plus, une petite garnison bien tranquille jalonnant la route suivie par les Blancs lors de leur pénétration au cœur de l'Ouest sauvage. L'administration trace beaucoup de plans. Certains s'avèrent justes. En ce qui concernait Fort Phil Kearny, les technocrates et autres militaires de bureau s'étaient fourrés le doigt dans l'œil jusqu'au coude : huit mois après la décision d'établir ce poste avancé, le frêle bastion isolé à l'extrême pointe du no man's land se trouvait toujours aussi avancé, de par la raison toute bête et logique que les Blancs n'avaient pas avancé d'un pouce dans leur conquête du territoire sioux ; non seulement aucun convoi de pionniers n'avait eu l'audace de se pointer à l'entrée des Bighorn, mais les guerriers sioux, emplumés et peinturlurés, venaient caracoler sous les palissades et injurier les soldats bleus. Quelque part, dans un somptueux bureau de Washington, un politicien gonflé d'importance devait friser avec satisfaction ses favoris de notaire et, un pouce dans son gilet, montrer la carte des Dakotas à son auditoire ébahi.

— Là, messieurs. Vous voyez cette croix rouge, au beau milieu des hauts plateaux ? Fort Phil Kearny, gentlemen. Notre armée est là, en plein cœur des Dakotas. Les sauvages s'enfuient si vite que nos valeureux soldats ne peuvent pas les attraper à la course. Bientôt, messieurs… le progrès, la civilisation, les usines, le chemin de fer…

Chaque fois que cette image venait à l'imagination de Jess Paddock, il ne pouvait s'empêcher de pouffer. Il posa son verre, repoussa la bouteille et se prit la tête à deux mains pour mieux rire. John Kinney haussa les sourcils, interdit.

— Tu trouves la situation marrante, toi ?

— La situation, non. Je pense à cette bande de connards dans les ministères, sénateurs séniles, vieux généraux gaga… Je voudrais qu'ils viennent un peu faire une tournée d'inspection des avants-postes et qu'ils rentrent chez eux avec une bonne volée de flèches dans les fesses.

— Tu sais ce qui se passerait, Jess ?

— Non…

— Le président leur filerait une médaille pour bravoure et leurs rombières accrocheraient les flèches au salon pour les montrer à leurs amies à l'heure du thé et des petits fours.

Paddock ne put s'empêcher de rire.

— T'as raison, John, on peut pas changer la vie… (Il se versa une large rasade, contempla l'alcool ambré par transparence contre la lampe-tempête.) Ah, vacherie, va !

— T'es civil, Jess. T'as le droit de mettre les voiles quand tu veux…

La face boucanée du pionnier se plissa d'un rictus sauvage ; Paddock but une longue gorgée avant de murmurer, les yeux perdus dans le vague :

— Te casse pas la tête, John, j'en ai plus pour bien longtemps dans ce trou du diable. Dès que le convoi de Fort Laramie arrive, Molly et moi…

— Vous faites la malle, hein ?

— Tu l'as dit, vieux. Un petit ranch bien peinard du côté du Kansas. Une vingtaine de têtes de bon bétail texan pour démarrer : quinze bœufs à longues cornes et cinq vaches… On est partis pour la vie, Molly et moi. Et ce jour-là, John, tu sais ce qu'ils peuvent en faire, de leur Dakota, leurs Bighorn Mountains et leur Fort Phil Kearny ?

— Je m'en doute, gloussa le barman en souriant.

La porte s'ouvrit, laissant entrer une bouffée sifflante de vent glacé. Toutes les têtes se tournèrent ; Black George, l'ordonnance noir du colonel inspectait la salle en roulant des yeux en boule de loto. Sanglé dans un rutilant uniforme coupé sur mesure, il aperçut le civil au comptoir et un éclair de dents éblouissantes zébra sa face d'ébène.

— Missié Colonel, il fait dir' comme ça qu'il vous d'mande, mister Paddock.

Le civil paya son whisky avec un soupir et un haussement d'épaules désabusé. Il descendit lentement de son tabouret de ferme, attrapa un bouton de cuivre fourbi, plus rutilant qu'un bijou en or massif, et déclara sous le nez du nègre, scandant bien les mots :

— Tu vois, George… quand je serai dans mon ranch, bien pépère avec ma femme et une tripotée de marmots… eh bien, si tu déboules chez moi un soir, quand j'ai fini ma journée et que je savoure un bon whisky, pour me raconter avec ta bobine enfarinée : « Missié Colonel il vous d'mande, mister Paddock », je me renverserai au fond de mon fauteuil, George, les pieds sur la table, et je te répondrai bien gentiment : « Mon cher George, tu vas aller dire à missié colonel qu'il peut aller se faire cuire un œuf. »

— Mollet.

— Comment, mollet ? gronde Paddock, les yeux plissés.

Les dents ressemblent à une réclame de blanchisseuse.

— T'ois minute un quart. George il cuit les œufs de missié Colonel tous les matins. Missié Colonel il aime seulement les œufs mollets.

Les deux hommes traversèrent la cour déserte, courbés en deux pour mieux fendre les rafales. Un ciel bas, sans étoiles, coiffait comme une chape opaque les bâtiments de bois ; quelques gros flocons de neige tourbillonnaient, rapides, venaient s'écraser avec une légèreté de plume contre les visages tièdes, aussitôt transformés en gouttes glacées. Ils escaladèrent au pas de course le rudimentaire perron qui donnait accès au logement provisoire occupé par le colonel Carrington et son épouse.

L’État-major au grand complet. Ils étaient tous là, fumant de gros cigares, faussement désinvoltes au fond de profonds fauteuils ou assis côte à côte sur le divan de cuir – tout ce que la petite garnison comportait de galons : Fetterman, le plus âgé, capitaine de l'armée active, mais que l'ensemble des officiers continuait, par pure gentillesse teintée parfois d'un soupçon d'ironie, d'appeler « Mon Colonel », grade qu'il avait effectivement eu pendant la guerre de Sécession et occupait toujours, théoriquement, comme réserviste. Les autres commandants de pelotons : les capitaines TenEyck, Powell, Brown. Et les lieutenants : Bingham, Wands, Grummond. Seul manquait à la conférence au sommet le médecin-major : docteur Hines.

Le colonel se leva de derrière son bureau ; souriant, il accueillit le civil, la main tendue.

— Je suis bien content que George vous ait trouvé, Jess. Nous discutons d'une éventuelle offensive contre les Sioux et j'aimerais beaucoup…

Le regard glacé du civil l'interrompit au milieu de sa phrase. Paddock posa doucement son vieux feutre cabossé sur le dossier d'une chaise, se frotta les joues mangées de barbe.

— Excusez mon étonnement, mon colonel, mais lors de notre dernière conversation…

— … j'étais contre, je sais. Je le suis toujours, d'ailleurs. Je demeure entièrement de votre avis, Jess : je suis convaincu que, dans la situation actuelle, une opération de grande envergure serait vouée à l'échec. Il n'est absolument pas question de cela, en tout cas pas avant de longs mois. Néanmoins mes officiers commencent à piaffer. Tenez, regardez-les : on dirait de jeunes étalons fougueux… Ils sont venus me trouver ce soir, en délégation. Ils ne comprennent pas pourquoi nous ne bougeons pas pendant que les Sioux viennent nous rire au nez sous les remparts. Ils réclament de l'action. Jusqu'à présent, j'ai toujours opposé un refus catégorique, estimant que rien, absolument rien ne pouvait être fait avant que le fort soit entièrement terminé. Après tout, c'était notre mission : construire Fort Phil Kearny. C'est fait, ou presque. Tous les travaux de fortification sont finis, il ne nous reste désormais qu'à achever un peu de finition intérieure. Des broutilles. Dans ce cas, j'estime qu'une petite campagne d'intimidation, très prudente, très limitée, serait assez indiquée avant la venue de l'hiver. Qu'est-ce que vous en pensez, Jess ?

Paddock s'assit sur une chaise. Il paraissait soudain vieilli, las. Il haussa imperceptiblement ses larges épaules, écarta les mains en signe de neutralité indécise. Tous les officiers regardaient le civil.

— Parlez-moi de votre plan, mon colonel. Je vous dirai alors ce que j'en pense.

Militairement parlant, le plan était valable : de la bonne stratégie classique, telle qu'on l'enseigne dans les écoles de guerre. Tous les matins, la corvée de bois sortait du fort sous bonne escorte pour se rendre à l'orée d'une forêt voisine où l'on abattait le bois de charpente nécessaire à la construction des bâtiments. Invariablement, le petit détachement voyait déferler sur lui une quarantaine de guerriers hurlants, dévalant les collines au galop effréné de leurs petits poneys montés à poil, décochant des volées de flèches, brandissant leurs javelots décorés de plumes multicolores. Invariablement, les soldats américains se retranchaient dans une attitude purement défensive, tiraient deux ou trois Indiens à la carabine et, l'orage passé, regagnaient prestement le bastion, emportant leur moisson de troncs d'arbres sur des chariots à plateau surbaissé. Tous les matins, depuis l'établissement des premières tentes kaki au fond d'une fosse creusée à même l'argile rouge des territoires désertiques : la corvée de bois ; l'attaque des sauvages ; le repli au fort, en général sans pertes du côté des militaires.

— Les démons rouges font ce qu'ils veulent, puisque nous ne leur donnons jamais la chasse, gronda le jeune capitaine Brown, les dents serrées.

Le plan dressé par le colonel Carrington et son état-major était, pour une fois, de leur donner justement la chasse. Les Sioux se terrent au fond des gorges et ravins qui s'entrecroisent en labyrinthe inextricable jusqu'au cœur des Bighorn dont les cimes bleutées bouchent l'horizon vers l'ouest. Les montagnes ne s'élèvent pas avant une bonne quinzaine de kilomètres du fort. Pour regagner leur repère rocheux, les guerriers indiens foncent à travers le no man's land, suivent un semblant de piste à travers la savane, connu des coureurs de prairie sous le nom de Bozeman Trail, contournent les collines boisées des Sullivant Hills et longent le lit de Big Piney Creek, un ruisseau souvent asséché ; c'est leur route de fuite habituelle. Il n'est pas question, bien entendu, d'engager la troupe dans le guêpier des Bighorn ; mais un peloton de cavalerie pourrait se lancer à la poursuite des Sioux le long du Bozeman Trail…

… et lorsque les Indiens atteindraient les collines, le gros de l'armée américaine, embusquée à l'avance dans les bosquets touffus des Sullivant Hills, refermerait sa tenaille, appuyé par une puissance de feu sans pareille.

Un bon piège, bien classique.

— Alors, Jess ? Je voudrais bien lire un peu d'optimisme sur votre visage.

— Je voudrais bien être optimiste, mon colonel. Votre stratégie est parfaitement saine, bien conçue. Le plan marcherait, très probablement, si vous n'aviez affaire qu'à la petite bande qui attaque la corvée de bois chaque matin.

Le capitaine Fetterman secoua sa grosse tête de caniche grisonnant pour bougonner :

— Qu'est-ce que vous avez encore derrière la tête, Jess ?

— Je n'ai rien du tout derrière la tête, mon capitaine. Mais il y a quelques milliers de guerriers sioux derrière les collines. C'est tout ce que je voulais dire.

— Quelques milliers ! explosa le lieutenant Bingham, bondissant hors de son fauteuil. (Jeune, frais sorti de l'école militaire, il arpentait la pièce comme un fauve en cage.) Quelques milliers !

— Eh oui, mon lieutenant. Les montagnes grouillent d'Indiens. Les villages sioux s'étagent presque sans interruption sur les deux rives de la Tongue River, je les ai vus, de mes propres yeux. Je dis bien : quelques milliers de guerriers, gonflés à bloc, gorgés de rancœur et de haine, prêts à s'abattre sur nous à la première occasion… (Adossé au mur, mains dans les poches, le civil fit face aux officiers réunis.) Ne vous laissez pas leurrer, gentlemen. Vous haïssez ces sauvages, c'est votre droit le plus absolu. Mais ne commettez jamais l'erreur de les sous-estimer. Ces « sauvages », comme vous dites, ne sont pas plus idiots que vous et moi. Ils ont des chefs de guerre remarquablement entraînés, rompus à toutes les ruses. Les guerriers font preuve d'un courage au combat, d'un mépris de la mort que pourrait envier plus d'une unité d'élite de notre armée. Or, je vous pose la question, messieurs : pouvez-vous honnêtement dire que la garnison de Fort Phil Kearny est un corps d'élite ?

— Je n'ai jamais dit une chose pareille, admit le colonel Carrington, d'un ton paternel. Bien sûr que non. Nos hommes sont de jeunes recrues ; pour la plupart ils n'ont jamais vu le feu… Non, je suis tout à fait conscient de nos faiblesses. Mais, encore une fois, il n'est nullement question de partir en guerre contre la nation sioux !

Fetterman s'agitait dans son fauteuil et grommelait :

— Peuh… centaine de cavaliers bien armés, je te la traverse en long, en large et en travers, ta nation sioux !

Paddock jugea superflu de répondre ; il se tourna vers le commandant du fort.

— Avez-vous vu des coyotes, mon colonel ?

— Heu… bien sûr ! répliqua Carrington, surpris.

— Vous avez observé leur manège lorsqu'ils essayent d'attirer un chien dans un piège ? Savez-vous ce qu'ils font ? Oh, c'est enfantin : ils envoient une femelle en avant. Elle s'approche de la ferme, tourne, gémit, se roule dans les broussailles jusqu'à ce que le chien sorte. Le chien, intéressé, mais un peu effrayé, s'approche avec d'infinies précautions. Chaque fois qu'il prend peur et fait mine de retourner à sa ferme, elle recommence de plus belle : et je fais des mines !… et je me tortille ! Et je pousse des clameurs à réveiller un mort ! Elle recommencera dix fois, vingt fois, jusqu'à ce que le chien abandonne toute prudence et vienne la rejoindre, trompé par ses instincts. Le jeu peut durer des heures. J'en ai observé un qui a duré une demi-journée. Mais à la fin, invariablement, le cabot se laisse entraîner au-delà des limites de sécurité, il franchit une crête, pénètre dans un bois… Et la meute est là, au grand complet, pour le mettre en pièces à belles dents. La préparation du piège a pris une demi-journée. Mais la curée dure à peine cinq minutes. Et le spectacle n'est pas particulièrement joli à voir, je vous l'assure, gentlemen.

— Ridicule ! s'exclama Fetterman. (Le vieil officier pompeux se tourna vers ses compagnons d'armes, les prenant à témoin des divagations délirantes du civil.) Vous n'allez pas nous faire avaler que, tous les matins, depuis les premiers travaux de terrassement, les diables rouges attaquent la corvée de bois pour nous attirer dans un piège… Bon Dieu ! ça ne tient pas debout !

— Je n'ai jamais dit qu'ils le faisaient, répondit doucement Paddock. Je dis simplement que c'est une possibilité. Et le seul fait que cette possibilité existe doit nous obliger à redoubler de prudence. C'est tout.

Le colonel demeura un long moment silencieux ; assis à son bureau, il réfléchissait en jouant avec une règle noire ; ses lèvres pincées barraient d'un sillon livide son visage sévère, presque austère, de vieux militaire de carrière. Il leva enfin la tête pour sourire, et son regard bleu limpide dissipa le malaise qui pesait dans la pièce, oppressant, quasiment palpable.

— Je vous remercie pour votre attention, messieurs ; la séance est levée pour ce soir.

Chacun se leva pour prendre congé. Pendant que les officiers s'attardaient à enfiler leurs redingotes, Paddock se drapa vivement dans la fourrure tiède de sa canadienne, s'enfonça son vieux chapeau sur les yeux et sortit. Une rafale faillit le renverser sur le perron. Plié en deux, calé contre la bourrasque, il traversa la cour d'un pas rapide et disparut dans la nuit noire entre deux cabanes en planches du « Quartier du Linge Sale ». La neige commençait à tomber en flocons serrés ; le sol se détachait déjà comme un tapis livide sur l'obscurité. Le blizzard hurlait entre les piquets de la palissade ; on aurait cru une meute de loup encerclant le bastion.