CHAPITRE II

Une lumière brillait derrière les rideaux à carreaux rouges et blancs de Molly Benedict. Paddock hâta le pas, et, juste à l'instant où sa bouche s'ourlait d'un sourire satisfait, un gros flocon de neige vint s'écraser sur le bout de sa langue, lui arrachant une grimace accompagnée d'un juron sonore. Il frappa deux coups discrets ; la porte s'ouvrit presque instantanément.

— Jess ! Entre vite !…

La rafale s'engouffrait dans la pièce tiède, balayant la crinière rousse, gonflant les longues jupes et le grand tablier de la jeune femme. Molly tira vivement son visiteur par la manche.

— Mets-toi à l'abri de ce sale vent, Jeff ; viens t'asseoir, le café est prêt.

L'homme s'ébroua comme un chien mouillé, lança son feutre sur une chaise et déboutonna sa canadienne.

— Je ne te dérange pas, chérie ?

— Idiot ! Regarde la cafetière sur le feu. Je t'attendais. J'étais sûre que tu passerais me dire un petit bonsoir.

Grande, saine, bien en chair, Molly Benedict représentait la jolie fermière anglo-saxonne dans tout son éclat. Une riche chevelure sombre, traversée de reflets auburn, lui croulait en cascade sur les reins ; ses pommettes saillantes, son menton carré, volontaire, auraient risqué de donner une expression de dureté à ce visage énergique, si cette première impression n'avait été aussitôt corrigée par les beaux yeux, tendres et doux, le petit nez retroussé, constellé de taches de rousseur, le sourire mutin de gamine espiègle… Ce sourire émerveillait Jess Paddock. Il n'arrivait pas à comprendre comment, après une cascade de malheurs, de tuiles, de souffrances physiques et morales, une fille pouvait, malgré tout, conserver ce rire frais d'enfant confiant. Plusieurs fois, le soir, il avait senti son cœur se pincer en trouvant Molly exténuée par sa journée de labeur, blanche, les traits creusés de fatigue. Elle essuyait sur son tablier ses mains rougies par les innombrables lessives, lui sautait au cou… Et le rire argentin tintait comme une cloche joyeuse, balayant peines, soucis, tracas, le vent, les lessives et les Sioux. Elle avait du cran, la petite. De la bonne graine de fermière solide, destinée à faire la compagne rêvée d'un homme courageux, l'aider à bâtir un ranch prospère tout en lui donnant une ribambelle de beaux marmots turbulents. La chance ne lui avait pas trop souri jusqu'à présent ; son premier mari avait été tué au cours d'une rixe idiote avec un soldat de Fort Laramie. Sans famille, sans un sou, n'ayant aucune intention de retourner dans l'Est où les perspectives d'avenir se présentaient sous l'aspect peu réjouissant d'une chaîne de montage dans une usine, Molly Benedict avait préféré rester dans l'Ouest aventureux, au contact des militaires qu'elle aimait et comprenait. À l'installation de Fort Phil Kearny, elle s'était fait engager comme blanchisseuse au service du détachement commandé par le colonel Carrington.

Le nez baissé sur sa tasse de café bouillant, Paddock se souvenait du jour, à peine éloigné d'un mois, où il avait demandé Molly Benedict en mariage. Elle avait lissé son tablier, pensive. Puis, brusquement, là voilà debout, jambes écartées, poings sur les hanches, vaguement moqueuse et presque agressive.

— Tu m'aimes, ou tu as simplement pitié de moi ?

— Je t'aime, Molly, avait-il balbutié, très rouge.

C'était vrai. Mais au fond de lui-même, lorsqu'il acceptait d'analyser un instant ses sentiments, il était obligé de reconnaître que la rusée mâtine avait raison : à côté d'un amour profond et sincère, il éprouvait également une pitié un peu paternelle pour cette jeune femme abandonnée sans ressources au cœur d'un territoire grandiose mais sauvage, où le danger se cachait derrière chaque buisson.

Le rire argentin avait résonné une fois de plus sous le plafond en planches rugueuses.

— Tu es un mustang indompté, Jess. La bonne femme qui acceptera de te dresser va se charger d'une sacrée responsabilité ! Je… je ne me sens pas tout à fait de taille.

— Tu es de taille, avait souri Jeff, avec un mouvement approbateur de la tête.

En repensant à cette conversation, il ne put s'empêcher de pouffer et faillit avaler de travers une gorgée brûlante. Affairée devant sa cuisinière en fonte, Molly se retourna.

— Qu'est-ce qui est si drôle, Jeff ? Si tu as entendu une bonne blague au foyer, j'aimerais bien l'entendre aussi.

— C'était pas au foyer, Molly. C'était ici, chez toi, il y a un mois aujourd'hui. Tu te souviens ?

Elle fit « oui » du menton, les prunelles traversées par une lueur railleuse.

— Je m'en souviens bien, Jeff. C'est une des meilleures blagues que j'ai entendue dans ma vie.

Il repoussa lentement sa tasse jusqu'au milieu de la lourde table de cuisine. Il se leva. Molly le regardait, pétrifiée devant son fourneau. Il lui prit délicatement le visage entre ses grosses mains tannées, les yeux dans les yeux, à la fois sérieux, doux et grave.

— Ce n'était pas une blague, Molly.

Elle lui décocha un baiser rapide du bout des lèvres et, d'une pirouette, échappa à son étreinte. Elle soulevait le couvercle de la cafetière pour regarder bouillir l'eau.

— Où étais-tu, ce soir ?

— Chez le colonel.

— Je veux dire avant la réunion des officiers.

— J'ai pris un pot au foyer, et… heu…

— Oui ?

— J'ai… j'ai fait une petite partie de poker au mess des sous-off…

— C'est en effet ce qu'on m'a dit.

— Tu me fais espionner, maintenant ?

— Pas du tout. Tu peux perdre ton argent jusqu'au dernier cent, c'est pas mes oignons. Mais si j'étais ta femme, Jess, ça le serait, parce que les oignons, les carottes et les navets, c'est moi qui les mettrais dans le pot-au-feu, et je n'ai pas du tout envie de courir après mon mari de tripot en taverne pour le faire rentrer à la maison avec le rouleau à pâtisserie.

— Bah, je joue de temps en temps parce que je suis seul et je m'ennuie. Tous les hommes seuls fréquentent les saloons, c'est connu. D'ailleurs, ma chère, je t'apprendrai que je n'ai pas du tout perdu ; j'ai au contraire gagné…

— … cent dix dollars, je sais.

— Compliments, tu es bien renseignée.

Elle haussa les épaules, rejeta une mèche de cheveux d'un geste énervé.

— Tout le quartier en parle, crétin ! O'Mara était rouge de colère. Après ton départ, il paraît qu'il t'a accusé de tricher.

Paddock ricanait, insouciant et moqueur.

— O'Mara ne peut pas supporter de perdre. Ses veines gonflent comme si elles allaient éclater ; un jour, tu verras, alcoolique comme il est, il va avoir une belle attaque.

— En attendant il est furax et veut ta peau.

— Il n'est pas le premier, et pourtant ma peau se porte encore très bien.

— Tu appelles ça une vie pour une femme ?

— Molly, je…

— Silence, ivrogne !

— Molly…

— Joueur !

Paddock boutonna posément sa canadienne, s'enfonça son chapeau sur les yeux et sortit d'une démarche digne. Crinière en bataille, Molly claqua la porte.

— Aventurier !

Riant dans sa barbe, Jess Paddock demeura un instant devant la maison, indécis. Col relevé, dos au vent, il fixait la fenêtre illuminée et eut bientôt la satisfaction de voir un coin de rideau se soulever imperceptiblement…

Furieuse de se voir surprise en train de guetter le départ de son amoureux, Molly souleva franchement le rideau de cretonne d'un geste rageur, plaqua son minois chiffonné contre la vitre pour tirer une langue longue et rose comme une escalope.

Bon Dieu ! comme il désirait cette femme ! Lui mettre un anneau au doigt et l'embarquer loin de ces maudites solitudes, dans son ranch tout neuf, briqué comme une maison de poupée, niché au creux d'une vallée verte traversée par un gazouillant ruisseau. Mrs. Molly Paddock. Elle parle de dresser un bonhomme et de la responsabilité de prendre un mari comme toi, mais Jeff, mon p'tit vieux, si vraiment tu décides de t'embarquer dans cette aventure, tu vas avoir affaire à forte partie, et en fait de dressage, on peut se demander qui va jouer au dompteur dans la famille…

Mains au fond des poches, Jess Paddock riait, seul au milieu de la nuit devant la fenêtre de sa dulcinée. Le blizzard miaulait le long des ruelles tortueuses et contre les rondins de l'enceinte. Un jour, Molly Benedict serait sa femme, il le savait. Absorbé par ses pensées, il se dirigea à pas lents vers le quartier des contractuels civils où il occupait une chambre, derrière le dortoir des hommes de troupe dont le long bâtiment bas se détachait comme une tache jaune dans les ténèbres, de l'autre côté de la cour d'honneur.

En pénétrant dans sa chambre, l'absence subite de vent glacé lui procura une sensation immédiate de bien-être, et pourtant il faisait un froid à congeler un pingouin. Il fait toujours froid dans ce fortin de malheur ! Jess alluma sa lampe tempête et s'accroupit vite devant le petit poêle rond pour attiser les quelques braises qui sommeillaient, rose pâle, sous leur épais lit de cendres. Il introduisit une poignée de petit bois sec, après trois énergiques coups de soufflet, une sympathique flamme illumina la pièce de ses reflets dansants. Il attendit, accroupi, se chauffant les mains et le visage. Lorsque le feu eut bien pris, il glissa deux bûches par l'étroite ouverture, referma la porte de tôle, et s'étira, satisfait. « Sa » chambre ! Assis sur le rebord de son étroit lit de camp, les coudes sur les genoux, Jess Paddock fixait le sol de terre battue, soudain envahi par une tristesse incontrôlable, une appréhension vague qui le rongeait insidieusement à la façon d'une minuscule souris cachée au cœur d'une meule de gruyère. Elle est jojo, ta chambre, hein ? Ben quoi ! qu'est-ce qu'elle a de mal, ma chambre ? Elle n'est ni mieux, ni pire, que toutes les chambres où tu as traîné tes bottes crottées et ta vieille canadienne râpée depuis que tu cours les pistes de l'Ouest, depuis que tu as, quel âge, Jeff ? quatorze ? quinze ans ?…

Chambres d'hôtel borgne des villes de mineurs, les nuits traversées par les hurlements des ivrognes, cris, bagarres, ponctuées par le crépitement sec des colts Frontière. Refuges de la grande prairie, huttes indiennes, tentes en peau de bête. Dortoirs de cow-boys, de caserne. Belles nuits chaudes sous la voûte étoilée, enroulé dans un gros sac de couchage en épaisse toile imperméabilisée, écoutant les mille bruits de l'aube. Caravansérails cosmopolites des carrefours de piste où grouille pour une nuit, une semaine, un effarant ramassis hétéroclite de toutes les races humaines ; Chinois, Malais, Indiens, marchands de l'Est, émigrants fraîchement débarqués d'Europe ; mineurs ; bûcherons ; colosses au torse en barrique, poilus comme des singes ; petits tueurs sournois au long visage de rat, l'étui du revolver ficelé au pantalon par une cordelière en cuir tressé ; joueurs professionnels, les doigts étincelants de bagues, sanglés dans de somptueux complets en drap anglais. Ta vie, Jeff. Celle que tu as choisie : dure, âpre, sans compromis ni conventions, mais libre, mouvementée, colorée, dangereuse. Tu as adoré cette existence, Jeff, et tu l'aimes encore aujourd'hui, sinon tu ne serais pas ici à te geler la carcasse dans ce fortin du diable paumé au fin fond de montagnes dont les noms barbares ne figureront même pas sur les cartes dans cent ans. Te marier ! Laisse-moi rigoler…

Une douce tiédeur commençait à se répandre, engourdissant délicieusement le cerveau et les membres gourds de fatigue. Paddock se déshabilla machinalement, ôtant ses vêtements l'un après l'autre avec des gestes d'automate. Il souffla la lampe, se glissa au lit. Allongé sur le dos, les couvertures tirées sous le menton, il laissait déferler les images décousues, se refusant à en sélectionner une pour réfléchir : Fort Phil Kearny, Molly Benedict, les Sioux, les officiers du fort… Un ranch magnifique, entouré de milliers d'hectares de beau pâturage vert, dru, parsemé de robuste bétail texan…

À travers les fentes de tôle, des lueurs jaunes sortaient du poêle pour se poursuivre au plafond comme une ronde de feux follets. Le blizzard mugissait sans trêve autour des bâtiments et le rudimentaire loquet rouillé cliquetait contre son pêne avec un bruit de crécelle cassée. Le plafond ! Jeff soupira, alluma une cigarette et posa sur son ventre la boîte de conserve qui lui servait de cendrier. Jamais ! nulle part ! vous n'avez vu un plafond pareil : des poutres grossières, posées sur les murs de soutènement, espacées les unes des autres de soixante centimètres, le vide étant comblé par un torchis de paille, d'herbe et de boue jaunâtre. Paille et herbes pendouillaient lamentablement, évoquant la toiture crevée d'une misérable chaumière abandonnée. À la saison des pluies l'eau s'infiltrait sous l'argile, malgré les bâches tendues par les soldats, et le toit de votre chambre n'est plus qu'un curieux amalgame de limon boueux, imbibé comme une éponge et pissant le long des poutres. Si, si, l'armée est parfaitement capable de construire un toit convenable. Mais pas à Fort Phil Kearny. En cas d'attaque massive des Indiens, vous seriez faits comme des rats dans un piège, courant le long des couloirs, hurlant, vous bousculant aux portes pendant que des sauvages, hilares, mettraient tranquillement le feu aux bâtiments. Le fameux toit mou a justement été conçu pour parer à une telle éventualité : si une attaque surprise se produit, en pleine nuit, par exemple, vous bondissez sur votre lit, vous crevez le toit avec la crosse de votre carabine, vous grimpez là-haut vite fait et, à plat ventre sur une poutre, vous avez une magnifique position de tirailleur. Alors il est encore préférable de recevoir des gouttes d'eau dans son lit plutôt que de se faire griller vivant comme des frelons coincés au fond de leur nid.

Paddock écrasa sa cigarette, tira les couvertures sur sa tête, et sombra dans le sommeil en pensant à Molly Benedict.