CHAPITRE V

Une longue clameur se répandit telle une traînée de poudre de baraquements en ateliers, les ruelles sableuses résonnaient sous des dizaines de bottes lancées au pas de course. Jess vida son verre d'un trait, lança une pièce sur le comptoir et sortit. Les ordres secs des officiers claquaient comme des coups de fouet, dominant les cris, appels, bousculade. Trois sentinelles s'affairaient à soulever le lourd madrier qui, posé transversalement sur quatre étais, barricadait le grand portail aussi sûrement qu'une herse de château fort. Au milieu de la cour d'honneur, droit comme un I et la tête rejetée en arrière, le clairon sonnait le rappel, ses deux galons de caporal étincelant au soleil.

De très loin, le vent apportait le crépitement sourd d'une fusillade nourrie.

Le pesant portail s'ouvrit en grinçant pour laisser entrer un cavalier de la compagnie d'escorte, couvert des pieds à la tête de poussière ocre. Le colonel Carrington sortit sur le perron, tête nue. Le cavalier traversa la cour ventre à terre, bondit au sol devant la maison du chef de poste. Le bras droit figé en un impeccable salut militaire, il se raidit au garde-à-vous pour articuler, hors d'haleine :

— Ça y est, mon colonel ! Ils viennent d'attaquer !

— Nombreux ?

— Comme d'habitude, mon colonel : peut-être vingt-cinq, trente… Je n'ai pas pu bien les voir ; je suis tout de suite revenu vous prévenir, suivant vos instructions, mon colonel.

Des soldats surexcités se précipitaient hors des étables, tenant leur monture par la bride. L'arme au pied, les fantassins alignés en formation de marche discutaient avec animation, étirés en colonne le long de la palissade ainsi qu'un long serpent bleu. Les compagnies de cavalerie s'assemblaient dans la cour, devant le mess des officiers. Des adjudants écarlates couraient comme des canards, vociférant leurs ordres immémoriaux.

Paddock s'approcha du groupe des officiers. Bouclant à la hâte son ceinturon, Carrington s'adressait au capitaine Fetterman, lui conférant, comme à l'accoutumée, son titre honorifique de « colonel ».

— À vous de jouer, colonel. Vous démarrez la phase 1 du plan : portez-vous au secours de la corvée de bois et poursuivez les Sioux jusqu'aux collines, mais surtout pas plus loin !

Fetterman bondit en selle. Ses yeux noirs luisaient d'un éclat fanatique. Dressé sur ses étriers, le buste tourné de côté pour regarder ses hommes, il tira son sabre du fourreau et le brandit vers le soleil tel un glaive miroitant.

— Ca-va-liers… EN AVANT !!!

Soulevant un grand nuage de poussière, les tuniques bleues s'élancèrent au galop à travers le portail, évoquant bien davantage une horde de tumultueux cow-boys qu'une compagnie militaire disciplinée. Les sentinelles refermèrent les lourds battants sans replacer le madrier. Carrington donnait ses dernières instructions aux officiers d'infanterie, appuyant ses paroles par un croquis rudimentaire esquissé sur le sable à l'aide d'une baguette et que les gradés, groupés en demi-cercle, contemplaient comme le Saint-Sacrement.

Jess attacha son cheval et monta sur le chemin de ronde où il roula une cigarette. La compagnie Fetterman galopait bon train sur la piste brune qui, tracée dans la prairie par le passage quotidien des chariots, serpentait en direction des collines et de la forêt. Soudain le civil se raidit, la cigarette immobilisée au bout des doigts tachés de nicotine. Là-bas !… à plus d'un kilomètre du fort, presque aux collines… Non, bon Dieu, je ne rêve pas !… Jess ne rêvait nullement. À plus d'un kilomètre du bastion, bien en avance sur Fetterman, trois cavaliers filaient comme le vent à travers herbe rase et buissons ; ils avaient presque atteint les premiers éboulis rocheux, s'apprêtaient à gravir les pentes couvertes de maquis des Sullivant Hills. Et leurs uniformes, taches bleues sur la verdure, semblaient bien les désigner comme Paddock héla la plus proche sentinelle. Pointant un index tremblant sous le nez du soldat ébahi, il hurla :

— Qu'est-ce que c'est que ces oiseaux, là-bas ?

— Ben… (Plus placide qu'un veau, le jeune fermier cracha sa chique.) C'est le cap'taine Brown, avec Murdoch et Whinecord. Y sont partis avant les autres, dès que le messager est arrivé, y z'ont sauté sur leurs canassons et y sont partis comme s'ils avaient le diable dans le caleçon. (Devant la tête du civil, le gros soldat balourd éclata d'un rire stupide.) Z'en faites pas, m'sieur, c'est pas des Indiens déguisés.

— Tu as prévenu le colonel ? beugla Jess.

— Heu… bien sûr que non, m'sieu… (Son air abruti, sa bouche ouverte de carpe, donnaient envie de l'empoigner par le fond du pantalon et de le balancer par-dessus la palissade. Il sortit une nouvelle carotte de tabac noir, se l'enfonça dans la narine gauche pour la flairer.) Ça fait partie du plan, m'sieu.

— Du plan, mes fesses !

Bêtes. Rien de plus. Pas malintentionnés pour deux sous, désireux au contraire de trop bien faire, de se faire mousser. Bêtes et inconscients. Exalté comme un môme de douze ans à l'idée de tuer un Indien, Brown ne se sentait plus. Un scalp ! Ah ! un scalp ! Je vais être le premier à me ramener un scalp ! Profitant du désarroi causé par l'arrivée en trombe du messager, le capitaine Brown s'était faufilé hors du fort, sans la moindre autorisation, violant délibérément les ordres précis de son commandant, et entraînant de surcroît deux hommes de troupe dans sa folle escapade. Être les premiers ! – les premiers à tuer un diable rouge ; les premiers à sabrer, barouder, égorger. Pauvres fanfarons. Tranche-montagnes. Des soldats ? laissez-moi rigoler… Des mômes, oui ! Des petits mômes irresponsables qui ne méritent rien d'autre que quelques bons coups de pied bien placés.

Jess dévala l'échelle, traversa la cour en trois enjambées pour raconter au colonel ce qu'il venait d'apprendre. Très blanc, Carrington suçait sa moustache grise en regardant ses officiers, graves et muets. Sa décision ne demanda qu'un instant.

— Je viens avec vous. Lieutenant Grummond, faites ouvrir les portes et conduisez vos effectifs droit sur Piney Creek. Paddock, vous restez avec moi. Nous suivons Fetterman avec la cavalerie, regroupement général à l'orée du bois, derrière la première colline des Sullivant. Capitaine TenEyck, je vous confie le fort pendant notre absence.

Les officiers saluèrent et coururent rejoindre leurs troupes respectives. Le portail s'ouvrit à nouveau sous la poussée du corps de garde pour laisser sortir, au pas gymnastique, le peloton de marche du lieutenant Grummond, suivi de près par deux compagnies de cavalerie. Jess chevauchait aux côtés du colonel qui n'ouvrit pas la bouche pendant tout le trajet.

Piney Creek, un ruisseau caillouteux, à sec l'été, se transformait brusquement aux premières pluies d'automne en un torrent impétueux, bouillonnant, charriant arbustes, buissons, troncs arrachés au milieu de cascadants tourbillons d'écume. Au cours de siècles d'érosion, les eaux avaient creusé une gorge dont les falaises crayeuses servaient d'appui à d'innombrables nids d'oiseaux migrateurs. L'escouade gravit les pentes escarpées, longeant le ravin. Arrivé au sommet, le regard embrassait un paysage d'une beauté âpre, sauvage : en direction du fort, la plaine, plate, immense, semblable à une mer étale… sur l'autre versant des Sullivant, au contraire, les collines couvertes de sapins noirs ondulaient, loin, très loin, rondes d'abord, simple montagne à vaches, pour se redresser vers l'ouest, de plus en plus haut, de plus en plus escarpées et rocheuses, jusqu'à l'horizon bleuté bouché par les cimes vertigineuses des Bighorn. Là-bas, même plus d'arbres. Des pierres. Des rochers. Des éboulis. Fantastique symphonie colorée, allant des teintes pastel, rose, vert, gris pâle des granits et des marbres, aux tons durs des schistes ardoisés, presque noirs, en passant par la gamme infinie des quartz, porphyres, silex et micas. Encore des pierres. Toujours des rochers. Lorsque le soleil plongeait, le soir, derrière le rideau des montagnes, on ne se croyait plus sur terre, mais transporté soudain au cœur de quelque prodigieux chaos cosmique. Au levant : la grande plaine des envahisseurs blancs, conquise, domptée, domestiquée. Au couchant : le territoire lunaire des sauvages, bouleversement anarchique évoquant la naissance ou la fin d'un monde.

On les voyait bien de là-haut. Les chariots, rangés en forme de rempart à la lisière du bois, sagement alignés bout à bout, comme à la parade. Les tireurs, embusqués à plat ventre. On voyait d'abord de petits nuages ronds et blancs s'échapper des fusils. Le fracas de la détonation parvenait aux oreilles avec un léger retard.

Les Indiens qui venaient d'apercevoir la colonne de renfort détalaient ventre à terre le long de leur piste habituelle, glapissant et brandissant leurs armes, serrés de près par la compagnie Fetterman. Un cavalier solitaire galopait dans la plaine, à égale distance du bois et du fort. Jess crut reconnaître le lieutenant Wands, sans cependant pouvoir l'affirmer étant donné la distance considérable.

Jusqu'à présent, la sortie d'intimidation se déroulait le plus normalement du monde, en tous points conforme au plan établi, malgré la fébrilité dangereuse du capitaine Brown. Le jeune officier fougueux venait d'être rattrapé par Fetterman et semblait désormais sorti de sa situation périlleuse.

La compagnie de chasse poursuit les sauvages. Le peloton de marche contourne la colline pour couper la piste de retraite à la sortie des gorges. Rien alentour, sinon les pentes couvertes de sapins, les rochers, les buissons rabougris, couchés par le vent. Allons, allons, Jess Paddock, tu es un pessimiste né !

Toujours en bordure de falaise, Carrington et sa petite troupe descendent l'autre versant ; chaque cavalier tient sa monture bien en main, bride serrée, car la pente est raide et les sabots ferrés ont tendance à glisser sur les pierres. À leur droite, ils aperçoivent Grummond et sa compagnie de marche en train de se couler subrepticement sous bois pour prendre position à la lisière, dissimulés derrière les arbres mais suffisamment proches de la piste. Fetterman et les Indiens sont encore masqués par un mont herbeux, mais ne vont pas tarder de déboucher à découvert ; on perçoit déjà leur cavalcade effrénée, accompagnée par les détonations sèches des fusils réglementaires.

Ils ne vont pas tarder à déboucher… Ils devraient même être là. En ce moment, on devrait voir débouler les premiers guerriers hurlants, franchissant d'un bond le lit gelé du ruisseau.

Or non seulement on ne voit rien apparaître, mais galopade et fusillade semblent s'éloigner sur la gauche, donc dans la direction des coupes de bois d'où, justement, les Sioux viennent de s'enfuir devant l'arrivée des renforts. Carrington regarde Jess Paddock. Le civil se penche au bord du ravin pour avoir un meilleur aperçu des gorges. Il se rejette brusquement en arrière comme un cheval qui vient de poser la patte sur un serpent à sonnettes. Mâchoire contractée, joues creusées par les muscles du visage tendus comme des câbles saillants, il attrape la manche de l'officier supérieur et murmure d'une voix blanche :

— Penchez-vous un tout petit peu, mon colonel, en faisant attention de ne pas vous faire voir.

Sourcils froncés, Carrington fait avancer doucement son cheval inquiet jusqu'au bord du précipice ; il se dresse sur ses étriers, penche le buste en avant, cou tendu, avec des précautions de gamin jouant au gendarme et au voleur.

— Nom de Dieu !

Le colonel, gris cendre, semble avoir vieilli de dix ans en une seconde.

Au fond du ravin, accroupis immobiles sur la glace du torrent gelé, une cinquantaine de guerriers emplumés guettent à l'entrée des gorges.

Carrington se gratte furieusement la barbe devant ses soldats étonnés et vaguement nerveux.

— Vous pensez que… ?

— Ça me paraît évident, mon colonel. Grummond ne va pas voir passer l'ombre d'un Indien sur la piste de la forêt. Par contre Fetterman est bel et bien pris au piège.

— Vous, Paddock, je veux que vous restiez là-haut en faction… (Carrington vérifiait le barillet de son gros revolver d'ordonnance.) Du haut de cette colline, vous avez le meilleur aperçu possible du champ de bataille. Nous correspondrons par signaux, vous me tiendrez au courant des mouvements de troupe. Faites signe à Grummond qu'il se porte immédiatement avec ses hommes sur la rive droite de Piney Creek. Moi je vais au secours de Fetterman.

La troupe du colonel s'élance, abandonnant toute prudence. Les bêtes affolées dérapent, renâclent devant la pente raide. Plusieurs chevaux glissent, tombent sur le flanc en hennissant. Aussitôt debout, en selle de nouveau. En avant ! À l'attaque !

Un soldat désarçonné roule jusqu'au bord de la falaise, retenu de justesse par les camarades. Carrington chevauche comme un cow-boy au rodéo, le corps arc-bouté en arrière, les jambes serrées autour de sa monture pantelante. Ils sont à mi-chemin de la colline lorsque les Peaux-Rouges embusqués sortent de leur cachette, bondissent sur des mustang dissimulés à l'abri d'un rocher. La ruse est magnifique. La compagnie Fetterman poursuit une petite bande de maraudeurs. On laisse prendre aux soldats américains une certaine distance… Et une deuxième bande d'Indiens prend Fetterman en chasse. Entre deux feux. Coincé.

Jess vient d'atteindre le sommet. Parbleu ! nul besoin d'être devin pour comprendre le stratagème : effectivement, la bande poursuivie, celle qui avait attaqué la corvée de bois, s'arrête pile et fait volte-face. Les militaires, stupéfaits, se concertent et s'apprêtent à l'affrontement. Ils se retournent pour voir cinquante guerriers fondre droit sur eux comme des chiens à la curée.

Sans perdre une seconde, le civil, perché au point stratégique ainsi qu'une vigie, se dresse, le plus visible possible, et gesticule les signaux conventionnels du sémaphore. Fort heureusement, il est repéré tout de suite ; un sous-officier de la compagnie de marche sort précautionneusement du bois, sur la pointe des pieds, lance autour de lui des regards furtifs…

Il répond : bras en équerre, le coude gauche replié à un angle de 45° : Je vous écoute. Qu'avez-vous à signaler ?

Le dialogue muet s'engage, à un kilomètre et demi de distance. Grummond est sorti du bois à son tour ; debout sur la piste terreuse aux côtés de son adjudant, il épie le message et transmet les réponses. Paddock voit avec satisfaction le rassemblement accéléré des fantassins et leur départ au pas cadencé en direction du ruisseau.

Pris en sandwich au creux d'une vallée, le capitaine Fetterman peut adopter deux tactiques : soit la retraite stratégique, encore possible quoique difficile étant donné le terrain accidenté ; il peut entraîner sa compagnie à flanc de coteau, cherchant un passage à travers les rochers. Avec une bonne arrière-garde résolue, capable de tenir à distance les guerriers déchaînés, il conserve une chance de rejoindre la corvée de bois et l'abri des chariots. Ou alors il peut choisir le combat sur place.

Le cœur battant à tout rompre, Jess se met à la place de l'officier. Comment agirais-je si j'étais Fetterman ? Non seulement le piège militaire a lamentablement échoué, mais par un caprice du sort non dépourvu d'ironie amère, la situation s'est retournée comme une crêpe, transformant le plan américain en une magnifique trappe posée par les Sioux. Grummond et sa compagnie de marche vont évidemment comprendre assez vite que quelque chose n'a pas marché : les fuyards maraudeurs ne vont pas apparaître au détour de la piste comme convenu ; par contre ils vont entendre une lointaine fusillade mystérieuse dont la signification va se poser pour eux sous la forme d'un immense point d'interrogation. Grummond va certainement conduire ses forces dans la direction des coups de feu. Et c'est là, justement, que se pose pour le capitaine encerclé un grave problème de conscience professionnelle et d'honneur militaire. Fetterman, parti le premier avec ses cavaliers, ignore les changements apportés au plan initial à la suite du coup de tête infantile du capitaine Brown, accompagné par deux cerveaux brûlés, aussi exaltés que leur officier. Pour Fetterman, rien n'est changé. Il est la compagnie de chasse, chargé de la poursuite. Grummond représente le peloton de marche, prêt à refermer la tenaille sur les Indiens présumés en déroute. C'est tout. Dans la situation où se trouvent ses effectifs, et sans connaître la décision du colonel de se porter sur les lieux avec une colonne de renfort, la raison et la plus élémentaire stratégie de campagne lui dictent d'opter pour une retraite prudente.

En battant en retraite, Fetterman peut encore sauver ses hommes.

Mais il condamne inexorablement le peloton de marche du lieutenant Grummond !

Le repli réussit dans de bonnes conditions. Les cavaliers franchissent un défilé, protégés par leur puissante arrière-garde, et parviennent à rejoindre la corvée de bois. La compagnie de chasse est sauvée.

Oui, seulement…

Juste à l'instant où la cavalerie américaine échappe aux Indiens, Grummond, attiré par les coups de feu et intrigué par l'échec du plan, déboule dans la vallée avec ses fantassins. Les Sioux, fous de rage de voir les Blancs leur glisser entre les doigts, se retournent au galop contre l'infanterie abandonnée… En une demi-heure, au plus, la vallée ne sera plus peuplée que de cadavres américains égorgés, répandant leur sang sur le basalte noir et luisant. Du haut de son observatoire, Jess pousse un soupir angoissé. Fetterman n'a pas dû hésiter plus d'une minute. Là-bas, sur l'herbe rousse, les petits points bleus s'assemblent en carré, posément, sans hâte. Les tirailleurs prennent position, allongés derrière leurs chevaux couchés sur le flanc. On peut distinguer le grand chapeau du capitaine, allant, venant comme un insecte affairé, disposant ses hommes et donnant ses ultimes recommandations. L'ancien colonel de la guerre de Sécession n'est certainement pas une lumière. Mais il est courageux. Soutenu par la rage sourde de son orgueil blessé, il va faire front, tenir, tenir jusqu'au bout.

En fait, la situation n'est pas du tout désespérée, puisque, en plus du peloton de marche, les deux compagnies Carrington volent au secours des assiégés et vont, à leur tour, surprendre la seconde bande indienne par-derrière. Malheureusement pour eux, les cavaliers encerclés n'en savent rien. Jess, pourtant enclin à juger sévèrement les jeunes recrues vantardes, ne peut s'empêcher d'admirer la tenue du petit détachement. Sans fébrilité, respectueux pour un chef dont la bravoure inspire confiance, les cavaliers s'organisent face à l'assaut sioux. Un contre deux. Petits troufions bleus, frais sortis d'une ferme du Kansas ou du Kentucky, contre guerriers emplumés, durs, cruels, rompus à la vie sauvage et peinturlurés comme des magiciens fous.

Jess sursaute, étouffe un cri d'horreur !

Un contre deux…

Sur les deux flancs de la colline opposée, les forêts de sapin se mettent brusquement à bouger. Jess se frotte les yeux, persuadé qu'il assiste à un mirage, une hallucination. C'est pas vrai !… pas possible !… Si. Lorsqu'il ouvre les paupières, les bois sombres ondulent en une lente reptation semblable à la marée montante. Les sapins avancent !

Entre les branches, sous les aiguilles vert foncé, le civil affolé commence à distinguer des taches de couleur claire : croupe pommelée d'un mustang gris… éclair cuivré d'un torse nu… plumes blanches et rouges d'une coiffe de chef…

La forêt grouille de Sioux. Ils sont cinq cents, mille !

Jess n'a aucun besoin de signaux ; d'en bas, les soldats ont vu l'ennemi en même temps que lui. La colonne Carrington s'immobilise en bordure du ruisseau gelé, indécise. Sur la piste brune, abandonnant tout semblant de formation militaire, le peloton Grummond s'essouffle au pas de course pour rejoindre au plus vite Piney Creek et les forces du colonel. Voici à peine cinq minutes, la situation tactique se présentait sous un jour, sinon favorable, du moins satisfaisant. Maintenant elle est tragique.

Les compagnies Carrington et Grummond peuvent encore regagner le fort en récupérant au passage la corvée de bois. Mais un tel repli, pourtant impératif, signifie l'abandon aux mains des Sioux de la compagnie de chasse, sacrifiée pour rien et vouée à une mort atroce. Et cependant, bon Dieu ! il faut se replier sans perdre une minute, sinon c'est l'encerclement général ; les Indiens vont s'empresser de couper les pistes de retraite, anéantir les compagnies les unes après les autres, et, d'après un plan probablement concerté, prendre d'assaut Fort Phil Kearny réduit à un effectif dérisoire.

Un remous secoue soudain le carré Fetterman. Des chevaux se dressent, cabrés, hennissant. Des soldats, jusqu'alors disciplinés, courent dans tous les sens. Bousculade. Pagaille. Le front plissé de profondes rides, Jess suit le manège en serrant les poings et les dents. Le vent de désordre semble affecter principalement le flanc droit du petit carré compact. De jeunes recrues bondissent en selle, s'enfuient à bride abattue ; aveuglés de peur, les déserteurs fuient droit devant eux, cramponnés à leurs armes inutiles. Jess, la poitrine broyée comme dans un étau, remarque un officier parmi les fuyards : le lieutenant Bingham, reconnaissable à son cheval noir.

La moitié de la compagnie de chasse a déserté. Par miracle, l'autre moitié, reprise en main par Fetterman, semble tenir bon.

Ironiquement, la réduction de ses effectifs sauve Fetterman. Le groupe d'Indiens qui s'était tenu caché au fond des gorges pour prendre les Américains au piège vient de s'apercevoir qu'il est, lui-même, talonné par la colonne Carrington. La débandade des soldats fournit aux guerriers une occasion inespérée : abandonnant leur position précaire, ils s'élancent ventre à terre à la poursuite des fuyards, hurlant leurs cris de guerre et décochant des volées de flèches.

Fetterman ordonne une brusque volte-face. Son groupe se scinde en deux : un peloton agenouillé concentre sur les Sioux un feu nourri, pendant que le second peloton franchit cent mètres au galop. Les hommes qui viennent de se replier s'alignent en cordon pour protéger leurs camarades. Dans les rangs indiens, des guerriers, un peu partout, sautent en l'air sur leurs mustangs, tournoient ainsi que des marionnettes et s'abattent au sol dans un nuage de poussière. Les petits poneys sans cavaliers s'empressent de regagner la forêt protectrice. Cent mètres. Un cordon de tirailleurs couvre la retraite des camarades qui, à leur tour, permettent le recul en bon ordre des autres. Cent mètres. Fetterman, droit, impassible, galvanise les hommes par son exemple. Saut de puce par saut de puce, la compagnie de chasse parvient à effectuer la liaison avec le colonel, sans autres pertes qu'un tué, transpercé en pleine poitrine par un javelot emplumé, et un caporal, blessé d'une flèche à l'épaule.

Conduit par Grummond, le peloton de marche effectue à son tour la jonction. Déroutés par ce regroupement des forces américaines, aussi rapide qu'inattendu, les bandes indiennes dissimulées sous le couvert des sapins se rassemblent, hésitantes, autour des chefs et des sorciers. On peut voir les guetteurs, perchés sur les éboulis rocheux, debout, accroupis, l'arc ou le javelot au poing. De toute évidence, les Sioux surveillaient depuis l'aube. Minute par minute, ils avaient vu se déployer sous leurs yeux le plan de guerre des tuniques bleues. Eux aussi, ils s'étaient scindés en trois troupes distinctes : l'une devait s'infiltrer à travers la forêt, prendre à revers et anéantir la corvée de bois ; une seconde bande descendait doucement la colline, protégée par les sapins touffus. Une centaine de braves hurlant se seraient brusquement dressés dans le dos des cinquante fantassins occupés à surveiller la piste. L'effet de surprise aurait été total. À partir de ce moment, les Indiens avaient tout leur temps. Chefs coiffés de plumes en tête, flanqués des sorciers au front orné de cornes de bison, le gros des forces indiennes n'avait plus alors qu'à converger sur la vallée pour refermer la tenaille sur Fetterman et Carrington.

À la suite d'un concours de circonstances, les tuniques bleues représentent tout à coup une redoutable force de deux cents hommes, dotés de l'armement le plus moderne. Les Sioux, équipés à cette époque d'arcs, de lances, renforcés par quelques rares et antiques pétoires, redoutent par-dessus tout la puissance de feu. D'expérience, ils savent qu'une salve nourrie peut décimer leurs rangs avec autant de facilité qu'un vol de canards pris au milieu d'un tir croisé de chasseurs à l'affût.

Jess voit le colonel s'écarter de ses troupes, accompagné par Grummond et un sous-officier. Après un bref conciliabule, les trois soldats se tournent vers la colline qui sert de poste d'observation au civil. Carrington parle. Le sergent transmet le message par sémaphore.

Q : Quelle est la situation de la corvée de bois ?

R : Elle n'est pas menacée pour l'instant. Les hommes se replient et sont presque à mi-chemin du fort.

Q : Ont-ils besoin d'aide ?

R : Non.

Q : Quelle est la position des Sioux ?

R : Massés ouest-nord-ouest, devant vous.

Q : En voyez-vous d'autres dans les montagnes ?

R : Non.

Q : Où sont les fuyards ?

Les bras du civil se croisent simplement au-dessus de sa tête dans la position qui signifie en code : Morts.

Paddock avait suivi la scène jusqu'à son dénouement fatal, et plus d'une fois il avait éprouvé l'envie de fermer les yeux. Des recrues inexpérimentées, fuyant au hasard, la panique aux tripes, fuyant droit devant eux, n'importe où. Fuir ! Fuir ! Fuir ! Comme les pauvres gosses d'un pensionnat surpris en pleine nuit par un incendie. Invariablement, les infortunées victimes se ruent droit dans les flammes. La raison, la logique n'existent plus face à la frousse animale. Les déserteurs avaient galopé au suicide, s'engouffrant dans un défilé sans issue où ils avaient été massacrés jusqu'au dernier comme des rats au fond d'une nasse.

Sur le coup, Jess s'était demandé si le lieutenant Bingham n'était pas brusquement devenu fou. Trop jeune, à peine sorti d'une école militaire où l'on servait les repas dans des assiettes en faïence, il se trouvait catapulté comme par magie au cœur d'un monde totalement différent dont les lois ne correspondaient plus à celles qu'on lui avait apprises. Lorsqu'un garçon des villes voit fondre sur lui une horde de sauvages peints de traits rouges et bleus, il peut fort bien perdre la raison. C'est arrivé à d'autres. À beaucoup.

Il allait mourir, bien entendu. Et c'était probablement la meilleure solution. Remué jusqu'au tréfonds de l'âme par le triste spectacle, Jess se disait que, de sang-froid, le petit lieutenant lui-même aurait mille fois préféré la mort plutôt qu'un conseil de guerre pour lâcheté et désertion devant l'ennemi. Il allait la trouver, la mort ! Plus jamais d'ennuis pour le petit lieutenant Bingham.

Mais la manière dont il était mort laissait encore le civil pantois, le souffle coupé.

Les misérables lièvres détalent, détalent ! leurs forces décuplées par la panique abjecte. Bingham court aussi vite que ses hommes, plus vite même !

Oui, plus vite, puisqu'il les rattrape. Penché au grand galop sur l'encolure de son cheval noir, le jeune officier tente d'empoigner un soldat au passage. L'homme se débat, repousse brutalement son supérieur qui perd l'équilibre. Bingham se raccroche à sa selle juste à temps. Il lance sa bête contre un autre fuyard. Peine perdue ! Fous de peur, les recrues n'écoutaient plus, n'entendaient plus. Alors, voyant qu'il perdait son temps et ses efforts, le jeune lieutenant Bingham s'arrête pile devant un énorme rocher de marbre rose. Il voit son peloton s'engager dans le défilé fatal. Il sort posément son pistolet d'arçon, le vide sur les poursuivants jusqu'à la dernière balle. Quatre Indiens tombent en pleine charge. Un grand cri ! les bras en croix… Quatre diables rouges de moins. Son arme vide tombe sur l'herbe. Bingham tire son épée. Et il charge. Tout seul. Contre trente Sioux glapissants.

Au pied de la colline, le sergent répète d'un geste sec son signal de sémaphore, étonné et vaguement irrité de ne point recevoir de réponse immédiate. Carrington et Grummond lèvent la tête, anxieux.

Q : Où est le lieutenant Bingham ?

Jess secoue sa torpeur. Les yeux perdus dans le vague, il revoyait la charge folle, l'épée au clair, à un contre trente…

Il se ressaisit pour croiser ses bras au-dessus de sa tête : Mort.

Certes, Bingham était mort, écrasé par le nombre. Il avait soutenu de pied ferme le choc forcené des guerriers lancés à fond de train.

Il en avait transpercé deux avant de tomber de cheval et les Sioux s'étaient acharnés sur son corps, empilés en grappe comme des loups sur une proie. Jess allait raconter partout la mort du petit lieutenant, à peine sorti de l'école. On allait en parler au foyer, au mess, le soir dans les chambrées autour des chandelles fumeuses. La conduite déconcertante de Bingham avait induit tout le monde en erreur. Il avait commis une faute militaire évidente, mais pas du tout celle que laissaient supposer ses actes irréfléchis : face à la déroute de son peloton, il aurait dû se rallier immédiatement aux ordres de Fetterman et déployer son énergie pour reprendre solidement en main les hommes rendus nerveux par cette défection ; au lieu de cela, n'obéissant qu'à son sang bouillant, il s'était rué à travers les collines tel un dément, non pas pour fuir avec ses hommes, mais bien au contraire pour les rattraper et les forcer à reprendre le combat. L'honneur de son peloton était en jeu. Piqué au vif dans son code moral de jeune officier, Bingham n'avait pu le supporter.

Là-bas, à la lisière des grands sapins noirs, un sorcier se détache, avance seul entre les roches grises. Cuivré, puissant, il porte une culotte de peau à franges teintes et un casque décoré de cornes de bison. Dressé sur son petit poney, il agite ses longs bras chargés d'amulettes et agonit d'injures les soldats américains. Satisfait de son numéro, il pivote avec la lenteur nonchalante d'un grand fauve et regagne les siens, torse gonflé.

Le colonel Carrington tourne la tête.

— Clairon, sonnez la retraite.

Renvoyé d'écho en écho à travers la vallée, l'aigre sonnerie des trompettes de cavalerie gagne les forêts où gesticulent les hordes sioux.