CHAPITRE X

Des sauvages…

Pour un observateur un tant soit peu averti de tactique militaire, le soin avec lequel cette opération d'envergure avait été préparée sautait aux yeux ; les Sioux attendaient même le clairon !

Jess entendit sonner le rassemblement. Au même instant, comme s'ils obéissaient au commandement des Américains, les guerriers se divisèrent en deux troupes fortes d'environ mille braves chacune ; l'une se répartit à travers les collines pour prendre position dans la première vallée derrière les contreforts ; l'autre se forma en une longue colonne disciplinée qui suivit au trot le lit de Piney Creek et disparut rapidement au détour des falaises. La leçon avait porté ses fruits : cette fois-ci, non pas un petit détachement d'embuscade, mais la moitié des effectifs indiens allait se dissimuler au fond des canyons. De là, selon l'évolution des combats, les Sioux allaient pouvoir, à leur gré, soit ressortir par où ils étaient entrés et se joindre à la curée pour massacrer avec leurs camarades les soldats exécrés, soit au contraire, si la situation l'exigeait, déboucher à l'est, en plaine, et couper la retraite aux Américains si, par miracle, ceux-ci parvenaient encore à se regrouper. Mille guerriers devant : une force déjà largement suffisante pour anéantir les quelques compagnies de cavalerie et leur passer dessus comme un rouleau compresseur. Et mille guerriers derrière, par mesure de sécurité. Les Blancs ne conservaient aucune chance.

Sauf…

Jess tourna la tête en direction du fort. Beaucoup trop éloigné pour distinguer l'activité des hommes à l'intérieur de l'enceinte fortifiée, il vit cependant les deux lourdes portes s'ouvrir et une compagnie sortit, fanion claquant au vent, pour piquer un galop vers la pinède.

L'éclaireur frissonna, de froid, peut-être, mais aussi d'appréhension anxieuse. Tout à l'heure, dans quelques minutes, il allait être fixé ; du comportement de l'officier commandant le détachement de secours, allait dépendre l'issue d'une partie dont les conséquences seraient infiniment plus tragiques et irrémédiables que celles d'une vulgaire partie de poker. Aux cartes, on ne risque que ses sous. En territoire indien, un joueur trop téméraire risque sa vie et sa chevelure.

Jess n'eut point longtemps à attendre. La fusillade semblait redoubler d'intensité du côté du bois de pins. Et tout à coup, plus rien. Nul autre bruit que le pépiement des oiseaux et le mugissement du vent dans les aiguilles de sapin. La petite bande d'Indiens qui avait attaqué la corvée de bois en adoptant l'apparence innocente et presque ridicule de maraudeurs, plus bruyants que dangereux, apparut sur la crête d'une colline ; les guerriers galopaient ventre à terre comme s'ils étaient poursuivis.

L'éclaireur se mordait les lèvres pour ne pas hurler : « Non ! Non ! Ne les poursuivez surtout pas ! » On pouvait être sûr du colonel Carrington. Mais les autres excités…

Déjà prudent et circonspect par nature, renforcé dans ses convictions par la sortie désastreuse au cours de laquelle sa garnison avait failli se faire tailler en pièces, Carrington avait sans doute donné des ordres stricts : « Ramenez la corvée de bois au fort, tenez les Sioux à distance mais ne les prenez pas en chasse au-delà des collines. » Si l'officier commandant le détachement de cavalerie s'aventurait plus loin que la pinède et pénétrait dans les Sullivant, il désobéissait aux ordres de son supérieur. Mais à Fort Phil Kearny on pouvait s'attendre à tout. Les hommes de troupe désobéissaient. Les sous-officiers désobéissaient. Le lieutenant Bingham avait désobéi, et sa mort dans des conditions atroces, même héroïque, ne rachetait en rien le fait que la garnison entière avait risqué le massacre par sa faute. Si des fous furieux comme Brown ou Fetterman sont à la tête du peloton, résisteront-ils à la tentation de sabrer une poignée de diables rouges pour la satisfaction infantile de rapporter en triomphe quelques scalps poisseux ? Vieux routier des casernes, Jess connaissait trop bien ce type d'officiers dont la bravoure incontestable devenait un danger bien plus qu'une qualité à partir du moment où la vanité et la fanfaronnade prennent le pas sur la raison ; gorgés d'orgueil, sûrs d'eux-mêmes jusqu'à la bêtise, ils partent du principe, trop souvent confirmé à la guerre, que la désobéissance aux ordres n'est jamais punie lorsqu'on revient victorieux. Et comme la victoire ne fait aucun doute pour leur esprit borné…

Cramponné aux branches, Jess retenait sa respiration et gardait les yeux rivés sur la crête de la colline. Les Indiens braillards dévalaient la pente escarpée, semblables à des lutins sautants, bondissants, se glissant entre les roches ocres.

Cinq minutes passèrent. Rien n'apparaissait sur la crête. Les guerriers, parvenus au creux de la vallée, avaient ralenti l'allure de leurs mustangs écumants. Trottinant dans les hautes herbes, ils semblaient discuter avec animation et se retournaient fréquemment pour regarder derrière eux.

Jess sourit, soulagé. La petite bande qui avait servi d'appât attendit un moment, les chevaux piétinant sur place. Visiblement dépités, les guerriers s'éloignèrent au trot en suivant le lit du ruisseau jusqu'à la forêt où ils furent rejoints par le gros des forces indiennes.

Presque une demi-heure plus tard, l'éclaireur vit l'autre bande sortir à son tour des défilés rocheux où elle se tenait embusquée. Chefs et sorciers tinrent conseil à la lisière des bois, gesticulant, haranguant leurs braves, puis l'armée sioux tout entière se mit en route pour bientôt disparaître dans la montagne comme un troupeau en marche.

Le piège avait échoué.

Scrutant la plaine herbeuse, Jess aperçut les chariots de la corvée de bois qui regagnaient le fort, cahotant sur la piste ainsi que de gros cloportes escortés par la compagnie de cavalerie. La petite troupe s'engouffra à l'intérieur du bastion dont les lourdes portes se refermèrent, aussitôt barricadées.

Onze heures du matin. L'ensemble des opérations n'avait duré en tout que deux heures.

Jess possédait désormais les renseignements demandés par le colonel, mais il ne pouvait courir le risque de franchir en plein jour la distance qui le séparait du fortin ; même en montagne l'expédition aurait été trop périlleuse, à plus forte raison à travers une prairie plate comme la main…

Il grignota quelques biscuits accompagnés d'un cube compact de viande séchée et pressée, but un peu d'eau encore fraîche. Il rebouchait sa gourde en peau de chèvre lorsqu'il s'immobilisa, recroquevillé au plus profond du feuillage. Des pas… des sabots de chevaux, étouffés par l'épais tapis d'aiguilles de sapin !

Deux Sioux apparurent dans le sous-bois. Tranquilles, les guerriers ne se pressaient pas et discutaient à haute voix en dialecte Dakota. Ils passèrent juste sous l'arbre au sommet duquel l'éclaireur se tenait blotti, se dirigèrent vers un monticule proche où ils mirent pied à terre pour prendre position.

Jess jura entre ses dents. Deux guetteurs ! Bon Dieu ! ils ne peuvent pas aller s'installer un peu plus loin ! Parfaitement dissimulé au cœur de la verdure, il s'estimait en sécurité relative, mais la perspective d'attendre la nuit sans bouger un muscle, manger ou se désaltérer ne lui souriait guère. Avec la présence de ces Ostrogoths à moins de deux cents mètres de sa cachette, il ne pouvait même pas songer à redescendre à mi-hauteur du tronc pour s'allonger sur sa grosse branche et piquer un petit roupillon. Satanés Sioux !

Calmes comme deux pêcheurs à la ligne, les guerriers surveillaient le fort, l'un assis en tailleur, l'autre allongé de tout son long sur un rocher plat, la tête inclinée soutenue par un bras replié à angle droit. Par moments, cependant, ils détournaient les yeux pour examiner les Sullivant comme s'ils espéraient encore voir déboucher une compagnie de soldats bleus au détour d'une colline.

Les heures passèrent, épuisantes, interminables. Gelé, pétri de crampes, Jess prenait son mal en patience et s'enfonçait les ongles aux creux des paumes lorsque l'envie de remuer une jambe, de se gratter devenait intolérable. Le soleil fit une brève et timide apparition en fin d'après-midi, aussitôt escamoté derrière de longs nuages gris foncé. En début de soirée, le vent redoubla de violence, secouant comme un mât dans la tempête le haut sapin qui servait de refuge à l'éclaireur.

Les deux Sioux ne se retirèrent qu'au crépuscule. Jess les vit s'étirer avec la nonchalance souple de félins ; l'un d'eux montra le fort du doigt et lança une plaisanterie probablement grivoise qui sembla amuser énormément son camarade. D'un bond leste ils enfourchèrent leurs montures et regagnèrent leur campement à travers bois, passant une fois de plus sous le grand sapin au sommet duquel…

Des oiseaux magnifiques d'espèces rares nichaient pourtant par milliers sous les sombres frondaisons des immenses forêts sauvages. Mais, fort heureusement pour Jess, l'ornithologie n'intéressait pas les deux guetteurs indiens.

L'éclaireur attendit une bonne demi-heure avant de remuer les orteils. Le froissement feutré occasionné par lesdits orteils gigotant plus fort qu'un boisseau de puces à l'intérieur du mocassin n'ayant attiré aucune volée de flèches, Jess s'enhardit au point de faire jouer ses articulations en étouffant un gémissement de douleur. Doucement, il descendit jusqu'à la grosse branche sur laquelle il resta longtemps assis pour manger le restant de ses biscuits. Cependant il attendit l'obscurité totale pour se laisser glisser au bas de son arbre et détaler dans la nuit noire tel un lièvre craintif. Il était presque dix heures lorsqu'il cria le mot de passe aux sentinelles de Fort Phil Kearny.