CHAPITRE IV

Juste après le petit déjeuner, les hommes composant la corvée de bois s'assemblèrent dans la cour, devant le bâtiment de l'intendance. Insouciantes, les mules dressaient l'oreille, humaient le vent mordant et s'échangeaient des témoignages d'amitié en frottant leurs têtes à la manière des pigeons amoureux. Quatre mules étaient attelées, deux par deux, à chaque chariot conduit par un charretier civil, responsable du chargement de sa voiture ; un soldat, armé jusqu'aux dents, s'installait à l'abri du siège, prêt à tirer sur les assaillants, couvrant et protégeant le conducteur absorbé par ses rênes, tout au travail subtil de guider un attelage affolé, galopant à fond de train sous une grêle de flèches.

La corvée de bois. Dangereuse, certes, mais par contre reposante pour des hommes exténués par un labeur d'esclave. Toute une matinée, ils allaient se trouver exposés aux Indiens maraudeurs surveillant de loin le convoi telle une meute de loups. Risquer sa peau. Ou trimer. On ne connaissait rien d'autre à Fort Phil Kearny. Alors, à tout prendre, les soldats haussaient les épaules avec philosophie lorsqu'ils entendaient l'adjudant hurler leur nom en les désignant pour le convoi du lendemain : quelques heures assis, le fusil en travers des cuisses, à regarder travailler les autres. Toujours ça de gagné.

Le départ du peloton de corvée se répétait chaque matin, tous les jours de la semaine ; routine de caserne, personne n'y prêtait la moindre attention. Ce matin-là, pourtant, des groupes inhabituels de militaires, groupés sur le chemin de ronde, suivirent longtemps du regard le lent cheminement des quinze chariots lorsqu'ils s'éloignèrent en direction des bois, serpentant, cahotant au détour des collines ocres ainsi que de gros insectes lourdauds et sans défense. Bientôt, le convoi ne fut plus qu'une ligne de petits points noirs, à peine plus gros que des fourmis, contournant les premières pentes des Sullivant Hills.

Les soldats du fort descendirent de leur poste d'observation ; marteaux, scies, pioches, pinces, ciseaux à bois entrèrent en action, transformant le bastion en ruche bourdonnante. Ces mille bruits d'activité fiévreuse faisaient, eux aussi, partie de la vie quotidienne à Phil Kearny ; de l'aube au crépuscule : ciseaux à bois, pinces, pioches, scies, marteaux…

Ce matin, on dirait que les bruits sont encore plus stridents que d'habitude, à la fois joyeux, excités, mais aussi nerveux, inquiets.

Vingt-cinq cavaliers en tenue de combat attendent en selle, sous les ordres du lieutenant Bingham. Et, aligné près du portail, un peloton d'infanterie vérifie ses armes sous le regard circonspect et attentif du lieutenant Grummond. Les meilleurs soldats du fort, choisis individuellement par les officiers.

Jess Paddock sortait du mess des contractuels civils lorsqu'il faillit se tamponner dans Molly Benedict qui revenait du puits, un seau d'eau dans chaque main. La jeune femme posa son fardeau pour s'essuyer le front ; sous la mèche de cheveux en désordre, une lueur dansante illuminait son regard dont l'expression hautaine de reine offensée dissimulait mal la raillerie acide.

— Alors, Jess… nous avons eu un visiteur, cette nuit, à ce qu'il paraît ?

— Bah… (Paddock écarta l'incident d'un geste négligent.) Un troufion est entré dans ma chambre pour me faire les poches. Il s'est enfui à toutes jambes quand le corps de garde est arrivé. C'est tout. Il n'y a vraiment pas de quoi en faire une montagne.

— On raconte que vous vous êtes battus ?

— Ben… oui, plutôt ! Quand je me réveille au beau milieu de la nuit pour voir un chimpanzé en train de ma rafler mes picaillons, je ne vais tout de même pas m'asseoir dans un fauteuil et lui offrir un whisky…

— Tu pars quand même avec le détachement ?

— Bien sûr, j'ai promis au colonel d'accompagner les soldats. Je me suis juste brûlé le talon en posant le pied sur une braise… (Il martela le sol à plusieurs reprises avec sa botte.) Tiens, regarde : grâce à la pommade du toubib, je ne le sens même plus.

Molly Benedict avança ses lèvres pulpeuses en une moue sceptique ; elle dévisagea longuement le grand gaillard debout devant elle, souriant, décontracté, les pouces ancrés sous la boucle du ceinturon ; la jeune femme poussa un profond soupir et, sans mot dire, ramassa ses seaux d'eau pour, manches retroussées, attaquer la première lessive de la journée, agenouillée au bord du lavoir en fredonnant un air à la mode et scandant le rythme de sonores coups de battoir.

À l'extérieur du fort, on entendait déjà, comme presque tous les matins, les glapissements suraigus et les éclats de rire d'un Indien. Paddock monta sur le chemin de ronde, s'accouda à la palissade aux côtés d'une sentinelle. Le Sioux était là-bas, à deux cents mètres, protégé par le talus rocheux du ruisseau ; derrière un buisson d'épineux, on pouvait voir les plumes colorées dépasser des hautes herbes et, brièvement, une tache de peau cuivrée. Le guerrier devait s'époumoner à hurler, mettant ses mains en porte-voix. Des bribes d'injures, d'obscénités, parvenaient jusqu'au bastion, portées par le vent. Paddock ne put s'empêcher de rire, communiquant sa gaieté au soldat qui se tenait les côtes, appuyé sur le canon de son fusil ; au fin fond des territoires vierges de l'Ouest, il était vraiment cocasse d'entendre un Indien vociférer des injures britanniques, rugies avec un superbe accent de Liverpool. Le Sioux avait dû apprendre l'anglais auprès d'un marchand ambulant originaire du nord de l'Angleterre, probablement un colporteur pour le compte de la célèbre Compagnie de la Baie d'Hudson.

Les sentinelles avaient reçu l'ordre de ne pas tirer. Inutile de gâcher les munitions ; s'ils veulent brailler, laissez-les brailler. Seule l'artillerie tenait les sauvages à distance respectueuse : ils avaient une peur panique des canons, sachant par expérience les ravages que pouvaient causer les obus tombant dans leurs rangs. Depuis l'installation des pièces de campagne sur les miradors, ils n'approchaient plus jamais en groupe, du moins en plein jour. Car la nuit, plus d'une fois, les sentinelles nerveuses tendaient l'oreille, attentives à un glissement furtif… un crissement d'herbe froissée…

C'était le vent.

Ou les Sioux.

Impossible de jamais savoir, à Fort Phil Kearny.

Paddock descendit la grossière échelle de bois et traversa la cour. Parmi les fantassins rassemblés autour du lieutenant Grummond, il repéra instantanément la grosse face rogue de bouledogue, la silhouette massive et le képi cassé à un angle frondeur du sergent O'Mara. Apercevant le civil, l'énorme sous-off vira de son rouge brique habituel au violet foncé et ses sourcils se hérissèrent comme des piquants de porc-épic. Grummond donnait ses dernières instructions au peloton de chasse.

— Pigé, les gars ?

— Pigé, mon lieut'nant ! hurlèrent les hommes en chœur.

— Parfait. Rompez. Z'éloignez pas, restez dans le coin. Je vais prendre les ordres du colonel et je reviens. Tout le monde prêt au départ dans un quart d'heure !

Les soldats se dispersèrent, massés par petits groupes de camarades discutant avec animation. Jess Paddock se planta devant le sergent O'Mara, bouche bée, mâchoire pendante ; il semblait frappé de stupéfaction intense à la vue de la vareuse du sous-off, dont une boutonnière, dépourvue de tout bouton, laissait pendre une touffe de fils bleu marine arrachés. O'Mara, cramoisi, ressemblait à l'ogre des contes de fées.

— M'ferez huit jours, sergent ! gronda Jess en chatouillant d'un doigt impitoyable les fils cassés.

O'Mara se contenta de souffler par les naseaux un nuage épais qui évoquait avec assez de précision un volcan en éruption. Jess enfouit prestement une main dans la poche de sa canadienne, l'ouvre sous le nez du sous-off… Pfffft !… Prestidigitation ! un bouton doré d'uniforme étincelle au creux de la paume calleuse.

— J'ai trouvé ça ce matin en faisant ma chambre, annonce le civil de son ton le plus innocent. Ce ne serait pas votre bouton, par hasard ?

O'Mara lance autour de lui des regards furtifs. Sa patte velue se détend, pareil à un babouin s'emparant d'une cacahuète… Il escamote le petit disque de cuivre dans la poche d'un pantalon large comme une culotte de zouave et grommelle, arrachant chaque mot avec peine.

— Z'êtes un beau tricheur, Paddock, mais au moins vous z'êtes pas un mouchard. J'aurais pas cru ça de vous.

— Il s'agit d'une affaire entre nous deux, qui ne regarde personne d'autre, dit simplement Jess.

— N'empêche. Si vous aviez mouchardé, je serais aux fers en c'moment.

— Si le colonel Carrington était au courant, oui. Mais vous êtes un vieux routier des casernes, O'Mara, un rengagé de carrière. Vous connaissez la musique aussi bien que moi. Quand on épingle un type en train de voler les copains, on ne s'amuse pas à le dénoncer aux gradés. On l'embarque derrière les hangars et on lui casse la gueule.

La face violacée s'illumine soudain d'un rire hideux, découvrant des chicots noirs rongés de caries.

— Ouais !… (La brute semble enchantée, frotte avec délectation ses mains de grand singe.) Ouais, Paddock ! dites-donc, vous connaissez drôlement bien l'armée ? Alors vous avez sûrement vu un troufion se faire épingler en train de tricher au jeu… vous z'avez vu ce qu'on lui fait ? Z'avez vu un type passer la nuit dehors, au beau milieu de l'hiver, la main clouée à la porte du mess par une baïonnette ?

— Je l'ai vu plusieurs fois, confirme le civil d'une voix neutre.

— Alors prenez-en de la graine, Paddock. Si vous voulez qu'on applique le code des casernes, moi j'suis d'accord. Entièrement d'accord. On s'en va tous les deux derrière les hangars, je suis votre homme, à l'heure que vous voulez. Et la prochaine fois que je vous pince à tricher, je vous plante. Ça vous va comme marché ?

Visage de bois, Jess contemplait le féroce sous-off. Sur le même ton placide de conversation amicale, il articula, fixant son interlocuteur droit dans les yeux :

— Vous êtes un menteur et un faux jeton, O'Mara. Doublé de la plus dégueulasse vermine qui ait jamais hanté les casernes : un voleur ! Je n'ai pas triché hier soir, ni aucun autre soir, et vous le savez fort bien. Le jour où je referais une partie de poker avec vous, c'est pas demain la veille. Et si je vous revois une seule fois en train de rôder autour des logements civils, j'appelle Wimlinski, le forgeron, deux ou trois charretiers, et nous vous ferons danser une valse dont vous vous souviendrez longtemps. Compris, sergent ?

O'Mara faisait penser à une machine infernale sur le point d'exploser ; gonflé, pourpre, écumant, il parvint néanmoins à maîtriser sa rage pour siffler entre ses lèvres blanches à force de les écraser :

— On se retrouvera, Paddock.

Tournant les talons, il s'éloigna en direction des écuries, dandinant son torse d'ours des cavernes sur des jambes courtes et arquées. Jess regardait son ennemi s'éloigner lorsque la voix du lieutenant Grummond le fit sursauter ; l'officier s'était approché par-derrière et il ne l'avait pas entendu venir.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Rien d'important, mon lieutenant… Juste une petite explication avec O'Mara.

Grummond remuait le sable du bout de sa botte ; il leva les yeux.

— Vous venez avec nous, n'est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

L'officier approuva d'un signe de tête.

— O'Mara fait partie de l'expédition, lui aussi. Si par hasard c'est lui qui est entré chez vous cette nuit, je vous conseille de ne pas le perdre de vue, et surtout de ne jamais le laisser se glisser derrière votre dos. O'Mara est un soldat courageux, mais un individu dangereux.

— Merci pour le conseil, mon lieutenant, murmura Jess, un pâle sourire aux lèvres.

— Vous êtes prêt pour le grand départ ?

— Heu… tout dépend de ce que vous entendez par là…

Devant la mine déconfite du civil, Grummond éclata de rire.

— Je parle de l'expédition. Allons, allons, ne faites pas cette tête-là, Paddock… ce n'est pas encore aujourd'hui que nous allons nous faire massacrer.

— Je l'espère, mon lieutenant.

— Alors… prêt ?

— Je n'ai plus qu'à seller mon cheval.

— Allez-y vite… (Il sortit de sa redingote une grosse montre en forme d'œuf.) La corvée de bois peut être attaquée d'une minute à l'autre, maintenant.

Jess remonta vivement sur le chemin de ronde : effectivement le convoi avait disparu derrière les replis boisés des Sullivant Hills, à deux miles environ du fort. Pas âme qui vive sur la plaine ondoyante. La prairie verte, à perte de vue, jusqu'à l'horizon… L'ocre rouge des éboulis rocheux, des ravins, à gauche, vers les collines sombres… au loin, baignés de brumes diaphane, les pics bleutés de Bighorn, couronnés de neige étincelante. Et le vent.

Pas l'ombre d'une plume, d'une culotte de peau, d'un corps bronzé…

Tête basse, grave, préoccupé, Jess se rendit à l'écurie d'un pas mécanique de robot. Vieux pionnier de la Frontière sauvage, coureur des bois chevronné, il possédait une expérience acquise sur le terrain, dont témoignaient les nombreuses cicatrices qui balafraient sa longue carcasse musclée. Quand on voit les diables rouges, ça va. C'est quand on ne les voit pas qu'il faut doublement se méfier !

Décidément, le plan du colonel ne lui plaisait pas, ne lui avait jamais plu, depuis le début. C'était idiot, il l'admettait lui-même, purement subjectif, irréfléchi. Carrington, bon stratège et prudent militaire, ne pouvait être taxé d'exaltation, loin de là, puisqu'au contraire les jeunes officiers fringants ruaient dans les brancards, ne ratant aucune occasion pour stigmatiser la passivité du « vieux » face à l'insolence croissante des sauvages. Son plan, discuté autour d'une table d'état-major, le projet semblait sans failles. En principe, on ne risquait rien, puisque, au grand désespoir du bouillant capitaine Fetterman, la sortie de représailles allait en fait se borner à un baroud d'intimidation, dans le but de décourager les attaques quotidiennes contre la corvée de bois, sans jamais, à aucun prix, se laisser entraîner dans le guêpier des Bighorn Mountains, plus grouillantes de Sioux qu'une caserne de cloportes. Non, tant que les opérations militaires se déroulaient en terrain découvert, on ne risquait pas grand-chose.

En principe.

Mais le langage de l'intuition transmet un tout autre message que celui de la raison et de la logique. Raison, logique, sont des mots d'hommes, et plus particulièrement d'homme blanc, dit civilisé. À rôder seul, des années durant, le long des pistes sableuses écrasées de soleil, à travers plaines torrides, forêts de séquoias géants où le jour ne parvint pas à percer les frondaisons, cols glacés où gémit l'éternel blizzard, Jess Paddock n'avait certes pas appris la rhétorique. Mais pour survivre au sein d'une nature hostile, il avait dû assimiler des lois élémentaires qui, à la longue, finissent par aiguiser une sorte de sixième sens, totalement atrophié chez l'homme des villes. Un jour il avait traqué un blaireau, six jours de suite, dans un bois long d'à peine six kilomètres. Déjouant mutuellement leurs ruses, l'homme et la bête avaient joué un prodigieux jeu de cache-cache, finassant, trichant, biaisant, rivalisant de subterfuges et de calculs, l'un épiant l'autre comme s'il cherchait à s'instruire en assimilant la tactique de l'adversaire. Lorsque Jess avait finalement eu le blaireau, il en avait presque éprouvé de la peine, comme un enfant triste de rentrer à la maison après une merveilleuse journée de jeu : c'était drôle, dis… qu'est-ce qu'on s'est bien amusé, tous les deux ! Depuis, Jess respectait les bêtes.

Bizarre, cette façon systématique d'attaquer la corvée de bois, chaque matin, avec une régularité quasi automatique d'horloge. Le convoi prenait position à l'orée du bois. Les bûcherons se mettaient fiévreusement au travail sous la protection du peloton de couverture…

Les soldats avaient fini par le prendre à la blague, se poussant du coude.

— Ça y est ! Les v'là !… Tiens, ils sont en retard de dix minutes, c'matin.

Une trentaine de guerriers sioux surgissaient comme des diables sur la crête d'une colline, toujours la même, ombres gesticulantes dessinées contre la transparence orange du soleil levant. Leur bref assaut terminé, ils détalaient à bride abattue le long de leur chemin de retraite pour s'arrêter pile hors de portée des fusils. Spectateurs grotesques, ils évoquaient une troupe de singes indisciplinés, cabriolant, se tordant de rire, babillant en montrant les soldats du doigt et les agonisant d'injures. Cirque purement gratuit, dont les Indiens ne tiraient non seulement aucun bénéfice, mais laissaient assez fréquemment un ou deux cadavres sur le terrain. Or, n'en déplaise à une certaine majorité de Blancs ignares qui voudraient bien assimiler la race rouge à des singes, les Indiens n'ont jamais été idiots, loin de là.

En sellant sa monture, Jess Paddock, absorbé et songeur, pensait au jeu démoniaque des coyotes, si souvent observé sur sa ferme natale : la chienne coyote recule ; le chien domestique avance… elle recule cinquante mètres plus loin, dresse la croupe, pousse sa longue plainte d'amour… langue pendante et les yeux exorbités, le compagnon des hommes s'éloigne un peu plus de la ferme protectrice…

Haussant les épaules, Jess flatta le cheval d'une tape amicale et se dirigea vers le foyer ; il avait besoin d'un bon whisky bien tassé avant le…

Le lieutenant Grummond faisait de l'humour noir sans le savoir.

Il avait bien dit : « Le Grand Départ. »