CHAPITRE VIII

Décontracté, les manches de son épaisse chemise à carreaux retroussées sur des avant-bras velus et musclés, le civil cassa son cigare d'un coup de dents. Posée devant lui, sa fortune consistait en une liasse de banknotes, une pile de pièces d'or, frappées à l'effigie de l'aigle américain, et un gros tas de menue monnaie en bronze et en argent. La plupart des billets de banque étaient sales, fripés, certains même recollés à l'aide de bandes de papier collant. Chaque joueur épiait les autres de l'air d'un chat surveillant les gambades d'un berger allemand.

Le jeune caporal distribue ; les cartes décrivent un gracieux vol plané à travers la table avant d'atterrir sur la couverture kaki. Jess ramasse ses cinq cartes, les dispose en éventail. Il s'efforce de conserver un masque impassible, digne d'un vieux routier des tripots, mais il se retient pour ne pas pouffer. O'Mara est à la fois pitoyable et comique à voir : d'un rapide coup d'œil, il a examiné sa main, bien entendu, et pourtant ses propres atouts, si tant est qu'il en possède, semblent bien moins l'intéresser que ceux du civil assis en face de lui. De la place de Jess, les cartes cachent la bouche et le nez du sergent de qui seuls dépassent, pareils à une grotesque figure de Mardi gras, deux yeux exorbités sous un front rouge brique et plissé de rides plus profondes que les sillons d'un champ de seigle.

Jess lui adresse son plus gracieux sourire ; le sous-off répond par un gonflement de ses joues congestionnées, comme si son visage apoplectique allait exploser. Paddock pensait en réalité fort peu au jeu ; assis là, dans la chambrée des sous-officiers, entouré d'hommes rustres mais vigoureux, éclatant de force et de santé, une idée le frappa avec la force d'une révélation. O'Mara, joueur forcené, obsédé par ses quelques misérables pièces d'or au point de risquer le conseil de guerre pour les récupérer… Ce jeune caporal Bowers, sournois, dangereux, cabochard, toujours tendu et prêt à la bagarre sous son faux air de nonchalance affectée… L'adjudant de carrière, perpétuellement entre deux whiskys, ses veines bleues durcies comme des bâtons par l'artériosclérose… Et les autres : longs sergents de cavalerie à la démarche chaloupante de cow-boys ; sous-offs d'infanterie, râblés, brutaux, fiers de leur force physique, s'amusant à comparer leurs muscles dont les tendons noueux saillaient comme des câbles sous le tricot de corps en interlock… Tous ces hommes crèvent, ici. Ils n'en peuvent plus. Semblables à une marmite sous pression, ils explosent, littéralement, tel le visage de O'Mara en ce moment. Lorsque la marmite ne possède pas de soupape, le couvercle saute, inéluctablement. Enfermés ainsi que des forçats, condamnés à un labeur abrutissant auquel rien ne les a préparés, les soldats de Fort Phil Kearny traduisent tout simplement le malaise d'une garnison hybride, hétéroclite, mal adaptée au travail qu'elle devait accomplir et victime de l'extravagance aveugle de vieux sénateurs gâteux. L'Ouest ! L'Ouest ! L'Ouest ! Clairon, bannière étoilée, allons z'enfants de la patrie…

L'armée de métier marche comme elle a toujours marché, galvanisée par le carcan de son orgueil secret. De jeunes fermiers abandonnent la charrue pour revêtir l'uniforme et combattre les sauvages. Et tout à coup le rêve de gloire et de puissance s'effondre comme un château de cartes sous le pic des terrassiers ; ils ont quitté la ferme pour se retrouver maçons dans un pays où le diable ne voudrait pas promener ses enfants ; ils ont quitté les usines de Cincinnati et de Trenton pour devenir charrons, tourneurs, plombiers, ajusteurs, au pied de montagnes où le blizzard descendu des défilés glacerait un esquimau. Les gars en ont marre. Ras le bol !

Comme toujours dans ces situations, on assiste à une flambée de mécontentement, concrétisée à la caserne par une recrudescence d'indiscipline, ivrognerie, larcins, bagarres, cela s'était déjà vu du temps des légions romaines. Ces gaillards ont besoin de suer sang et eau sous le barda, usant leur énergie à franchir les obstacles du parcours du combattant ; rien de meilleur pour apaiser les têtes chaudes. Et ils ont besoin d'affronter les Sioux à force égale pour remporter enfin une bonne victoire qui ferait fuser vers les cimes leur moral passablement dégonflé. Si Carrington obtient ces résultats, il aura gagné la rude bataille de Fort Phil Kearny.

S'il échoue…

La lourde patte poilue du sergent O'Mara s'abat sur la table, déplaçant la couverture et arrachant le civil à sa rêverie. L'énorme sous-off a gagné. Il ne se sent plus. Ses tempes battent comme une machine à vapeur ; un filet de bave dégouline entre ses chicots. L'adjudant étouffe un grognement porcin lorsque sa mise lui échappe ; Paddock, souriant, expédie deux pièces d'or à travers la table ; le caporal paye en se curant les dents entre des lèvres livides et pincées.

— Tu r'joues deux thunes, Paddock ?

— Deux thunes, d'ac.

À la ronde, les têtes hochent sans mot dire : « On rejoue pareil, d'ac. »

Les cartes planent tel un vol de mouettes. Paddock, satisfait, constate qu'il tient une main médiocre et ne peut dissimuler un sourire ironique : d'habitude, lorsque ses cartes sont mauvaises, le nez du joueur a tendance à s'allonger comme une soirée de printemps… Jess, au contraire, est ravi ; leur rendre leur fric le plus vite possible et au plumard !

Le caporal Bowers gagne sous le regard furibard de O'Mara.

Le civil remporte la suivante.

Et O'Mara deux fois, coup sur coup.

Délesté de ses pièces d'or et le portefeuille vide, l'adjudant quitte le jeu pour s'affaler sur son lit de camp en jurant comme un possédé. Il est aussitôt remplacé à la table par le sergent chargé du magasin de vivres, un petit Bostonien trapu au visage plat de chouette.

Les cartes claquent sur la couverture.

— Cinq dollars.

— Tenu !

Jess gagne, salué par les vivats et les exclamations de l'assistance. L'humeur fantasque, violente de O'Mara en fait un soldat peu aimé de ses camarades qui, peut-être, sont enchantés de voir la brute tournée une fois de plus en ridicule par le civil. L'avarice du sergent est légendaire dans les chambrées ; chaque fois qu'il perd au poker ou aux dés, on jurerait qu'un morceau de chair lui a été arraché à vif ; il parcourt alors les dortoirs en grognant plus fort qu'une harde de sangliers, hargneux, vindicatif, cherchant un soldat en faute pour épancher la haine qui le ronge tel un cancer. Un jour, écumant de rage et surexcité par les réprimandes d'un officier, il était allé vider coup sur coup six whiskys au foyer où il avait eu la déplorable idée de s'attaquer à Wimlinski, le forgeron contractuel, un Polak du Minnesota dont les bras et les épaules ressemblaient aux superstructures d'un cuirassé.

Wimlinski t'empoigne délicatement l'ami O'Mara. Le soulève du sol d'une main aussi facilement qu'un édredon. Traverse paisiblement le foyer de la démarche d'un maître d'école expulsant un garnement par le fond du pantalon. Ouvre la porte de sa main libre. Et d'un fantastique coup de pied à la base des reins il catapulte la brute à travers la cour d'honneur sous le regard ahuri des sentinelles réjouies.

— Dix dollars ! tonne le sergent, écarlate de sa dernière perte.

— Tenu, soupire Jess, presque à contrecœur.

Le civil abat ses cartes. Dix têtes penchées poussent une exclamation de triomphe. Gagné !

C'est curieux, le jeu : vous êtes aux abois, désespérément à court d'argent ; en un sursaut de panique, ou d'inconscience, la funeste idée vous prend de risquer le tout pour le tout et d'engager vos derniers centimes dans une ultime prière au hasard, suppliant les dieux de la chance de multiplier votre pauvre capital. Invariablement, vous perdez. Un autre jour, par contre, où, bien en fonds et prospère, vous vous moquez éperdument de gagner, un copain rencontré à la sortie du bistrot vous entraînera autour d'une table de poker… et vous gagnerez. Les banquiers ne prêtent qu'aux riches. Les dieux du hasard aussi.

Ce soir-là, Jess voulait sincèrement perdre, préférant de beaucoup laisser échapper quelques pièces d'or, d'ailleurs acquises au jeu, plutôt que courir le risque d'un affrontement sanglant avec le dangereux sous-off, la veille de son départ définitif vers des horizons meilleurs. La paix vaut bien une poignée de dollars. Oui, il souhaitait perdre. Et il n'y arrivait pas. Là-haut, quelque part, en tendant bien l'oreille, on devait entendre rigoler les dieux.

Il était presque dix heures lorsque le civil gagna pour la sixième fois. Plusieurs militaires bâillaient, s'étiraient ; d'autres étaient couchés depuis longtemps, la tête enfouie sous les rudes couvertures. O'Mara essaya de rire, mais le son resta bloqué au fond de sa gorge.

— Alors, Paddock ? On se tire encore un coup avec le pognon des copains ?

Jess esquissa un haussement d'épaules désinvolte ; d'un geste indifférent il désigna les banknotes et les pièces d'or éparpillées en petits tas devant les joueurs.

— On joue la belle ?

Les sommes rassemblées dépassaient une fois de plus les cent dollars. Un remous traversa la chambrée comme une lame de fond ; plusieurs sous-officiers sautèrent vivement hors de leur lit pour assister au tournoi final.

Suant à grosses gouttes, les yeux lançant des éclairs, O'Mara approuva lentement ; on aurait dit que sa lourde tête obtuse, rivée sur ses épaules et hermétiquement vissée, refusait l'affirmation grognée du bout des lèvres. Le sergent ne pouvait pas refuser. Il accusait Jess de partir en emportant ses gains sans laisser une chance aux camarades ; si, maintenant, il rejetait devant témoins l'offre du civil, il allait devenir la risée de toute la caserne.

— D'ac, Paddock. On joue le paquet. Quitte ou double.

Les deux adversaires poussèrent leur argent jusqu'au centre de la couverture où le tas accumulé évoquait un trésor pirate. Un sergent d'infanterie accepta de distribuer.

Jess a trois as, un cinq et un quatre.

Il reglisse deux as dans le paquet, tire deux autres cartes…

L'une des deux est un atout !

Donc O'Mara dispose, au plus, de rois, peut-être renforcés par des valets. Mais, quelle que soit la main du sergent, fut-elle de toute beauté, Jess a gagné puisque, des quatre as, deux sont dans son jeu et les deux autres, il vient de le voir, demeurent parmi les cartes inutilisées.

O'Mara doit tenir une excellente main car il bondit en rugissant et abat une paire de rois devant le civil.

Jess soupire d'un air penaud. Il jette ses propres cartes sur la table avec une feinte désinvolture, mais prenant au contraire grand soin de les laisser tomber à l'envers, comme si, dégoûté, il se souciait peu d'un jeu qui venait de lui causer un tel déboire.

— À vous la galette, O'Mara. Moi je n'ai que des reines, murmura-t-il en faisant la moue.

Avec un peu de chance, personne ne va faire attention. D'un geste écœuré il tente de mélanger les cartes étalées sur la couverture, mais le sergent le bat de vitesse ; vive comme une vipère, la grosse patte du sous-off retourne le jeu du civil.

Jess se lève lentement, pensant : « Ça y est ! c'est la bagarre. »

O'Mara devient d'abord livide, puis vire à un curieux grenat foncé. Si ses yeux étaient des canons, son adversaire serait pulvérisé en minuscules miettes collées au plafond. Jetant autour de lui des coups d'œil furtifs, il remet prestement les cartes dans leur position initiale et mélange inextricablement le jeu. Paddock observe les assistants, se demandant s'ils ont remarqué le rapide tour de passe-passe qui vient de se dérouler sous leur nez. Personne ne pipe mot, mais les sous-officiers examinent leurs orteils avec une attention trop fascinée pour être honnête.

Ils font ceux qui n'ont rien remarqué, rien vu. Paddock, immobile, regarde fixement les pièces d'or, scintillantes sous la lampe à pétrole. Est-ce que O'Mara, s'estimant insulté, va lui balancer l'argent en travers du visage ? Non, sûrement pas. Chez un ouistiti de ce style, la cupidité et l'avarice prennent toujours le pas sur la fierté.

En effet, le sergent rafle l'enjeu d'un revers de manche, enfouit billets et pièces à même son pantalon et s'éloigne en direction de son lit d'une démarche guindée de moutard qui a mouillé sa culotte.

Jess enfila sa canadienne, se retourna à la porte pour dire au-revoir ; la plupart des sous-officiers lui retournèrent un salut amical. Seul le lit du sergent O'Mara se signala par un silence lourd de sens et dont l'hostilité déclarée n'échappa à personne.

Triste, dégoûté, Jess s'éloigna dans la nuit glaciale. En voulant trop bien faire… Il avait tout tenté pour, non seulement prouver sa bonne foi aux militaires, mais aussi, et surtout, pour éviter un drame probable en tuant dans l'œuf une haine stupide, et il n'avait fait qu'envenimer une situation déjà plus explosive qu'une poudrière. Ah ! tu peux être fier, Jess Paddock ; tu as fait le malin, ce soir ! Si encore la partie s'était jouée à huis-clos, en tête à tête, sans témoins, la cupidité proverbiale du sergent aurait sans doute pris le pas sur sa vanité ; trop content d'empocher son or sonnant et trébuchant, O'Mara n'aurait pas pris l'affaire au tragique et se serait peut-être même réconcilié avec le civil. Tandis que là… Tous les sous-offs suivaient la belle, fascinés. Ils avaient obligatoirement aperçu les cartes de Jess, pendant le bref instant où le sergent les avait retournées. Or personne, à moins d'être fou, ne refuse délibérément ses gains. Parmi la petite garnison de Fort Phil Kearny, l'éclaireur civil était en général aimé et apprécié aussi bien des hommes de troupe que des sous-officiers. Non, Jess Paddock n'était pas fou. Pas fou du tout. Par contre, si on leur avait demandé leur opinion sur l'état mental du sergent O'Mara…

Le civil regagna sa chambre dont il claqua la porte avec colère. Il s'en voulait ; il n'aurait jamais dû se laisser entraîner autour de cette table, pris au piège d'une revanche idiote. Il alluma sa lampe, arpenta la petite pièce, mains croisées derrière le dos, absorbé par ses pensées.

Il garnissait le poêle, prêt à se glisser au lit, lorsque deux coups discrets le firent sursauter. Botté et le chapeau incliné à un angle martial, le lieutenant Wands souriait dans le couloir.

— Le colonel voudrait vous voir chez lui, Paddock.

Jess soupira et enfila sa canadienne.