CHAPITRE VII

— Laisse-moi porter ton panier, Molly…

Elle regarda Jess en coin et sourit, mutine.

— Après ce que tu viens de raconter au colonel, si on te voit en train de porter mon linge, ça va jaser ferme dans les chambrées : les hommes vont dire que je porte la culotte dans le ménage.

— Laisse-les dire.

Il lui prit d'autorité le panier des bras, le cala contre sa hanche. Comme ils traversaient le « Quartier du Linge Sale », marchant à pas hâtifs le long d'une étroite ruelle bordée par les baraquements disparates habités par les blanchisseuses, une négresse aux hanches d'éléphant sortit sur le pas de sa porte. Sa phénoménale poitrine tremblait de rire, semblable à une montagne de gélatine sous la grossière chemise sans manches de paysanne. Lavandière, femme de charge, cuisinière à ses heures, la plantureuse mulâtresse, surnommée « Savon noir » par les soldats, grattait les parquets des logements d'officiers, frottait avec ardeur les tricots de corps des militaires et, grâce à quelques complicités parmi la garnison, développait un commerce clandestin mais florissant de menus objets dérobés au foyer par ses nombreux amants.

Poings sur les hanches, le tablier mouillé de lessive collant à son ventre d'hippopotame, la négresse éclata de rire au passage du couple.

— Hé, missié Paddock… quand vous z'aurez fini porter l'panier à zoli mam'zelle, vous v'nez aider Savon Noi' à laver les draps d'lit ?

— Pas le temps, Suzan, lança joyeusement le civil. Les Sioux m'ont crevé, hier ; quand je vais me glisser entre une paire de draps, ça sera pour roupiller.

— Si la zoli mam'zelle vous laisse do'mir !…

Ravie de sa grivoiserie, la lavandière se tordait, déhanchée par un rire gargantuesque dont les échos graveleux retentissaient jusqu'au bout de la venelle, attirant aux fenêtres des têtes de femmes étonnées. Rentrant précipitamment chez Molly, le civil et sa compagne virent les rideaux se baisser sur des sourires complices.

Molly claqua la porte à toute volée, rouge, furieuse.

— La garce ! Une honnête femme ne peut pas faire dix pas ici sans se faire insulter par cette traînée !

— Ne grimpe pas au cocotier, chérie, murmura Jess, conciliant. Elle ne pense pas à mal. Elle a l'humour un peu lourd, c'est tout.

— Si la zoli mam'zelle vous laisse do'mir ! clama Molly, le visage plissé en une face de babouin, singeant l'accent chantant de la grosse négresse.

Jess la prit dans ses bras. Il sentait contre sa poitrine la respiration courte de la femme raidie, cabrée. Puis, insensiblement, le corps souple se détendit, alangui, abandonné. Il souffla doucement sur sa mèche rebelle. Les yeux dans les yeux :

— Elle a raison, tu sais.

Molly, à nouveau, raide comme un bâton, les prunelles étincelantes.

— Qu… qu'est-ce que tu dis, Jess ?

— Je dis simplement que notre charmante amie Savon Noir a raison. Un jour, peut-être pas tellement éloigné, nous serons ensemble entre deux draps. Et nous ne dormirons pas de la nuit. Seulement ce jour-là tu ne seras plus « la zoli mam'zelle », mais « la zoli madam'. » Madame Molly Paddock.

Elle l'observe à la dérobée en se passant autour du cou un grand tablier bleu. Mutine, railleuse, elle esquisse un simulacre de révérence.

— Comme ça ? Sérieux, affirmatif ?

— Comme ça !

Elle court se blottir contre l'homme, lui enfonce ses ongles dans la chair des épaules ; la tête nichée presque sous le bras en un mouvement attendrissant de petit animal craintif, elle lève les yeux pour murmurer d'une voix brisée :

— Jess ! oh ! Jess !… comme j'ai eu peur, hier !

Il l'embrasse très doucement.

— Oui, chérie. Carrington s'est laissé entraîner dans une sale affaire qui aurait pu faire encore beaucoup plus de dégâts. Étant donné les forces en présence, nous aurions pu nous faire tous massacrer jusqu'au dernier. Sans cet imbécile de Brown nous étions faits comme des rats.

— Brown ! mais je croyais… ?

— Oui, bien sûr ; il a voulu faire son petit Buffalo Bill et s'est conduit comme un môme de la maternelle. C'est vrai. Carrington lui a passé un savon soigné, mais il n'a pas eu le cœur de le traduire en conseil de guerre. Je le comprends, car, après tout, Brown nous a bel et bien sauvés. S'il n'avait pas fait le cornichon, le colonel ne participait pas à l'expédition avec deux compagnies supplémentaires ; nos forces se scindaient en trois groupes, séparés les uns des autres par deux bons kilomètres… Et les Sioux nous croquaient tout cru comme l'ogre le petit Poucet.

— Tu as parlé au colonel du convoi de Fort Laramie ?

— Oui, tu penses ! Je ne rêve plus qu'à ce satané convoi depuis trois mois ! Il n'a pas d'indications précises sur la date exacte d'arrivée, mais il m'a dit que, de toute façon, ce serait certainement avant Noël.

— C'est loin, murmure Molly, ses lèvres pulpeuses gonflées en une moue dépitée.

— Pas si loin que ça, chérie. Souviens-toi : je t'ai demandée en mariage au mois d'octobre, il faisait encore beau, presque chaud… Regarde dehors maintenant : c'est presque la tempête de neige ! Noël va arriver sans même que nous nous en rendions compte.

— Si tout se passe bien, Jess.

Il prend à deux mains la tête soucieuse de la jeune femme, lui caresse les joues avec amour.

— De quoi as-tu peur, chérie ? Que veux-tu qu'il nous arrive de fâcheux en un mois ?

— Je… je ne sais pas exactement, Jess. Ne fais pas attention, je radote comme une vieille bonne femme. J'ai peur de tout, de rien… c'est subjectif, j'ai beau me raisonner, ça n'y change rien. J'ai peur de l'hiver. Peur des Indiens… (Elle attrape soudain son amoureux aux épaules, le serre à l'étouffer et gronde, les dents serrées :) J'ai peur de te perdre, mon chéri !

Il lance son chapeau en l'air, le rattrape comme un bilboquet sur son index dressé.

— Ça va faire quinze ans que je trimbale ma carcasse au milieu des Peaux-Rouges ; ils ne l'ont encore pas fait rôtir à la broche !

— Et tu t'imagines que je vais épouser un sauvage, à demi Indien ! un vagabond ! un… un coureur de pistes sans toit sur sa tête !

— Molly, je vais bâtir…

— … un ranch, je sais. Seulement si tu crois que je vais trimer à la ferme du matin au soir pendant que Monsieur court les squaws et les négresses, tu te fourres le doigt dans l'œil jusqu'au coude, mon joli. Allez, ouste, voilà ton chapeau, file chez toi. Moi, j'ai tout mon repassage à faire avant de me coucher. Et si les filles ne te voient pas sortir, d'ici deux minutes, toute la caserne va dégoiser des horreurs sur mon compte demain matin.

Jess sortit, éberlué. Souvent femme varie, d'accord, mais en général pas si vite. Il ne s'était pas trompé sur son compte, depuis la première fois où il avait rencontré Molly, penchée sur la margelle du puits. C'était par une belle journée d'été, peu de temps après l'arrivée de Paddock à Fort Phil Kearny. Il l'avait vue de dos, d'abord. Ou plutôt il serait plus exact de dire qu'il avait d'abord vu la jeune femme de dos, en la partie de son anatomie comprise entre la taille et les talons. En fait, la vision, exaltée par la suite dans ses rêves, s'était bornée dans la réalité prosaïque à une jupe encadrée par les pans croisés d'un gros tablier bleu, vingt centimètres de mollets dodus et une paire de sabots. Le buste écrasé contre la margelle, Molly Benedict, en nage, remontait son seau d'eau. Paddock, galant, affermit ses larges épaules, brosse la poussière de son pantalon et se précipite, un sourire enjôleur aux lèvres.

— Vous permettez, mademoiselle…

Elle avait toisé des pieds à la tête le grand gaillard, vêtu en coureur des bois. Le regard méfiant de la jeune femme s'était radouci. Elle l'avait laissé faire. Il avait porté les deux seaux jusqu'aux hangars en construction à l'angle desquels elle l'avait arrêté, à l'entrée d'une ruelle qui conduisait au lavoir.

— N'allez pas jusque-là. Si les filles nous voient ensemble, elles vont jacasser comme des perruches et à Noël elles n'auront pas encore fini de me mettre en boîte.

À Noël…

Ce jour-là, ni l'éclaireur civil, débarqué au fort une semaine auparavant, ni la jeune blanchisseuse, au service de la garnison, ne pouvaient se douter que quelques mois plus tard, les liens tendres tissés au fil des semaines de labeur et de crainte allaient se concrétiser en projets sérieux dont l'aboutissement devait bouleverser l'existence de deux êtres jusqu'alors solitaires. Il avait en poche un contrat avec l'armée, renouvelable ou résiliable en chaque fin d'année, le 31 décembre ; n'ayant rien d'autre à faire, il le renouvelait régulièrement. Les femmes travaillaient sans contrat. Presque toutes venaient des convois de pionniers décimés par les Indiens. Un détachement de cavalerie en patrouille découvrait une malheureuse en haillons, à moitié morte de faim, cachée dans les bois depuis des jours, parfois depuis plusieurs semaines… Sans foyer, sa famille exterminée, la femme ou la jeune fille restait en général, faute de mieux, avec le régiment qui l'avait sauvée. Elle travaillait comme fille de cuisine, femme de charge, blanchisseuse, et finissait un jour ou l'autre par refaire sa vie avec un soldat. Des employées féminines de Fort Phil Kearny, seules Molly Benedict et l'ineffable « Savon Noir » appartenaient déjà à l'armée avant de s'embaucher au service du détachement Carrington. La légende fortement entretenue par les contes de nourrice de la pachydermique lavandière, voulait que, vers la fin de la guerre de Sécession, la mulâtresse ait tué de quarante coups de couteau son maître sudiste pour s'enfuir avec, s'il vous plaît, rien moins qu'un colonel de Philadelphie. Lorsque « Savon Noir » buvait un peu trop de gin, ce qui arrivait assez souvent, les coups de couteau se multipliaient par dix et le colonel nordiste se trouvait bombardé au grade de général.

Adossé à la charpente du hangar en construction, Jess Paddock avait roulé une cigarette en voyant s'éloigner la jeune blanchisseuse d'une démarche déhanchée dont les ondulations, loin d'être volontaires, étaient seulement provoquées par les lourds seaux d'eau portés à bout de bras. Un chaud soleil inondait la cour, les bâtiments ; Jess ne s'était pas senti aussi gai, aussi heureux depuis longtemps. L'éclaireur civil, aussi rompu à la vie des casernes qu'aux longues solitudes au fond des vallées perdues, avait murmuré pour lui-même en soufflant voluptueusement la fumée de sa cigarette : « Toi, ma belle, tu ne feras pas long feu ici. Tu as beaucoup mieux à faire dans la vie que de brosser des tricots de corps et il serait lamentable de te voir devenir la femme d'un troufion. Je te vois dans une bonne ferme, avec des mômes, des bêtes, un intérieur coquet que tu tiendrais briqué comme une cuisine hollandaise. Belle fille. Saine, robuste, courageuse, taillée pour le travail et l'amour. Seulement attention ! Le gars qui va t'embarquer, j'espère pour lui qu'il aura déjà dressé des mustangs parce qu'avec une superbe cavale indomptée comme toi, pardon ! il aura du dressage à faire, le copain ! » Quelques semaines plus tard, lorsque, après plusieurs rencontres autour d'une cafetière bouillante et l'ébauche d'un flirt, Jess connut mieux Molly Benedict, le soir, allongé sur son lit de camp, il riait tout seul en pensant à cette première impression : mon p'tit vieux, tu as loupé ta vocation ; tu devrais être psychologue…

Son dîner terminé, Jess repoussa son plat de tôle emboutie et se leva. Prétextant un travail urgent, il prit congé des autres contractuels civils qui, repus, aimaient s'attarder au mess où ils vidaient des pots de café grands comme des lessiveuses en commentant les événements du jour.

S'il avait éprouvé la moindre appréhension, ou vague nervosité, toute tension tomba, tel du lait ôté du feu, quand il franchit le seuil de la chambrée des sous-officiers. Oh ! ils étaient là ! ils devaient même attendre depuis un bon moment, grommelant, tirant du gousset leurs grosses montres rondes attachées à la boutonnière par un lacet de cuir. Ils avaient préparé la table avec le soin fébrile de croupiers empressés : une couverture neuve, étalée en guise de tapis vert ; deux jeux de cartes ; une boîte de conserve destinée à servir de cendrier ; bloc-notes et crayons…

Fin prêts. Ils étaient là, assis en demi-cercle, tétant leurs cigares noirs dont la fumée âcre et piquante aurait tué raide n'importe qui d'autre qu'un militaire de carrière ou un coureur de pistes : O'Mara, énorme, violacé ; le jeune caporal, fin, musclé, long et souple comme un chacal ; l'adjudant, les yeux injectés de sang, flottant dans une perpétuelle demi-ivresse.

Ah ! oui, alors ! ils étaient là, plutôt deux fois qu'une, avides de regagner leur fric ! Mais, dès son entrée, Jess vit avec satisfaction la présence rassurante d'autres militaires, caporaux, sergents désœuvrés, assis, allongés sur leur lit de camp, ou debout, en conversation avec les joueurs. Ils avaient probablement dépensé leur paye et, ne disposant pas de la somme nécessaire pour aller boire au foyer, ils allaient assister à la partie. On se distrait comme on peut à la caserne.

Si les trois lascars acceptaient de jouer en pleine chambrée, devant leurs camarades, ils n'avaient de toute évidence pas truqué les cartes, car il était difficile de soupçonner de complicité tous les sous-officiers de la garnison. Et Jess, éberlué, fut soudain frappé comme par un trait de lumière. Mais… mais alors ? Se pourrait-il que O'Mara ait été parfaitement sincère, depuis le début ? Stupide, borné, est-ce que, incapable de supporter une perte d'argent, il aurait automatiquement mis sa malchance sur le compte d'une tricherie, purement imaginaire, mais certaine pour son esprit incapable de réflexion ? Vu sous cet angle, le raid nocturne du sergent prenait une tout autre signification : le sergent demeurait certes toujours aussi antipathique, brutal, inculte, malveillant ; mais il n'était pas un voleur.

Persécuté, paranoïaque jusqu'au bout des ongles, c'est lui, au contraire, qui s'est persuadé qu'on le volait : Ah ! mon salaud ! T'as triché au poker. Tu m'as piqué mon malheureux pognon. Attends un peu ! J'm'en vais t'apprendre comment s'appelle le sergent O'Mara !

Sûr de son droit, comme tous les détraqués, il avait dû persuader ses camarades de la fourberie évidente de Paddock. Les militaires n'aiment déjà pas beaucoup les civils. Il n'en avait pas fallu plus et les rôles se trouvaient curieusement renversés : les sous-offs étaient là pour protéger O'Mara, victime innocente ! Ils assistaient à la partie pour la surveiller et, le cas échéant, s'offrir la satisfaction de pincer un civil en train de tricher.

À l'entrée de Jess, tous les visages se tournent, curieux, amusés, certains aimables, d'autres hostiles. Les sous-officiers se lèvent dans un grincement de pieds de lit. O'Mara bat les cartes. Les yeux rivés sur le nouveau venu, il fait glisser les rectangles de carton glacé entre ses gros doigts boudinés, soudain agiles et rapides comme une aiguille de machine à coudre.

— Prêt, Paddock ?

Souriant, le civil salue la compagnie et s'empare d'une chaise.

— Prêt.