CHAPITRE XIII

La bataille faisait rage.

À peine eurent-ils dépassé le sommet des premières collines, les deux éclaireurs s'immobilisèrent, glacés par le spectacle qui s'offrait à leur vue. Des cadavres en uniforme bleu jonchaient le lit du ruisseau, certains juchés sur des rochers en une position grotesque de pantin disloqué. Un officier, reconnaissable à son grand feutre à larges bords, gisait, hérissé de flèches, en travers du torrent dont la mince pellicule de glace, brisée par son corps, s'était disloquée en mille éclats scintillants comme du verre et teintés de sang rose.

— Vingt dieux ! c'est Grummond ! hurla O'Mara, gris cendre.

— Tu aperçois Fetterman ?

— Non. Tu crois qu'il est mort, lui aussi ?

— Va-t'en savoir, dans ce foutoir…

La surprise avait dû être totale. Exécutant un mouvement tournant par le nord, les deux compagnies espéraient déboucher aux falaises de Piney Creek, franchir les collines en sens inverse et prendre les Indiens à revers. Au lieu de cela, deux mille Sioux sortis des bois les avaient refoulés contre les éboulis rocheux où les soldats servaient de cibles aux archers.

On ne pouvait plus parler de combat, mais de carnage pur et simple. Entre les bois et la falaise, l'argile ocre semblait couverte de corps entremêlés, chevaux morts, les pattes en l'air, blessés hennissant pitoyablement, guerriers cuivrés, tuniques bleues, fusils, gibecières, selles, javelots emplumés… Le passepoil jaune d'un pantalon de cavalier émergeait entre les plumes ensanglantées d'une coiffe de chef. Un guerrier agonisant se traînait à genoux, sa main secouée de tremblements convulsifs crispée sur un poignard avec lequel, en un dernier sursaut d'énergie, il tranchait indifféremment la gorge des blessés et des morts. Un peu partout, Jess et O'Mara voyaient des couples enlacés, Sioux peinturluré et militaire, fondus, comme embrassés en une dernière et terrifiante étreinte. Voilà donc pourquoi la tuerie a été si rapide ! Les Indiens se sont précipités si vite sur les soldats américains surpris que ces derniers n'ont pas eu le temps d'utiliser efficacement leurs armes. Tout de suite, c'était le corps à corps, sauvage, hideux, sans merci. Certes, les Sioux ont laissé sur le terrain des pertes importantes ; mais, par rapport aux effectifs engagés, la réduction des forces indiennes est minime tandis que, en moins d'un quart d'heure de combats acharnés, les compagnies américaines sont réduites de moitié.

Utilisant leur connaissance du terrain, alliée à une tactique éprouvée, les Sioux ont réussi, dès le début de l'engagement, à diviser les soldats en deux groupes, chacun encerclé séparément.

Les survivants de la compagnie de marche, privés de leur chef, sont acculés contre les rochers qu'ils tentent d'escalader sans espoir. Une demi-heure, maximum. C'est le sursis que leur donne Jess Paddock, étant donné leur situation désespérée. Dans une demi-heure, en comptant large, il n'y aura plus un homme vivant dans le labyrinthe de roches grises et roses.

Les cavaliers de Fetterman, eux, sont isolés en plaine. Encerclés par les Sioux qui tournent autour d'eux comme des busards autour d'une charogne, ils ont réussi à se regrouper en carré compact ; à plat ventre derrière leurs chevaux morts, ils épuisent leurs dernières munitions en arrosant leurs assaillants d'un tir meurtrier et précis. Les guerriers tombent comme des mouches. Mais d'autres prennent aussitôt la place des victimes et le cercle hurlant se resserre… se resserre…

— Qu'est-ce qu'on peut faire ? bégaye O'Mara, livide.

— Rien. Il faudrait l'artillerie. Et le temps qu'on monte les canons sur des chariots pour les amener ici, tout sera terminé depuis longtemps.

— Ils… ils vont tous crever !

Jess montra du doigt un groupe d'Indiens et, d'une brusque traction sur la bride, il fit virevolter son cheval.

— Nous aussi si on se tire pas d'ici en quatrième !

Trois ou quatre guerriers venaient d'apercevoir les éclaireurs en même temps. Un glapissement sauvage retentit d'écho en écho entre les falaises. Deux bandes se détachèrent du gros de la troupe pour fondre tels des pumas sur les blancs isolés.

Lacérés à coups d'éperons, les chevaux des éclaireurs se cabrent en hennissant, dévalent la pente, sauvagement fouaillés à coups de bride redoublés.

La course folle commence à travers les collines. Les poneys indiens, peu chargés et plus rapides que les puissants chevaux militaires, gagnent insensiblement du terrain.

Soudain, la monture du civil fait un bond de côté, effrayée par un putois qui surgit devant elle comme un diable d'une boîte, chassé de son buisson par la galopade effrénée. Courbé sur l'encolure, jambes cramponnées, Jess parvient à reprendre contrôle de la bête et la relancer sur sa trajectoire. Mais le petit putois, affolé, se précipite tête baissée entre les pattes du cheval de O'Mara qui saute en l'air, bavant, écumant. Le sergent réussit à se maintenir en selle pendant une cinquantaine de mètres, cavalier fou de rodéo, bondissant, trépignant, ballotté comme dans un panier à salade.

Et l'inévitable se produit.

O'Mara, désarçonné, est brutalement projeté à terre ; son cheval, emballé, fuit droit devant lui à travers les buissons d'épineux.

Le premier réflexe de Jess, purement irraisonné, est de poursuivre le cheval fou pour le rattraper. Se rendant vite compte de la futilité d'une telle tentative, il tourne bride et pique droit sur le sergent ; mais ce bref instant d'hésitation a fait perdre de précieuses secondes…

Les poursuivants sont à cinquante mètres !

Sa chute brutale a fait perdre le souffle à l'infortuné sous-officier ; couché sur le flanc, O'Mara tient sa poitrine à deux mains et lutte désespérément pour reprendre sa respiration.

Jess hurle :

— Vite ! Saute derrière moi. Vite, bon Dieu !

Le sergent lève un visage décomposé, presque vert, maculé de boue et de sang. Les yeux écarquillés de terreur, il rassemble ses forces en un effort surhumain pour se hisser sur les genoux.

Les Sioux arrivaient sur eux. Leurs cris perçants, si proches qu'ils semblent déchirer les tympans, forcent Jess à tourner la tête. Ils viennent de franchir une crête, dix guerriers de front, hideusement peinturlurés – solide mur de furie barbare dont la seule vue fait bondir le sergent sur pieds. Il empoigne le bossoir de selle, enfourne sa botte dans l'étrier que lui tend son compagnon. D'un rétablissement des reins, il parvient à s'asseoir en croupe, étreignant Jess des deux bras noués autour de la taille.

Une flèche siffle aux oreilles des fuyards, va se planter dans l'herbe, verticale, une douzaine de mètres devant eux. Une autre égratigne le dos du cheval, mais retombe à terre sans réussir à se ficher dans la bête.

Aiguillonné par la douleur comme un taureau par les banderilles, le cheval se mit à galoper encore plus vite ; mais son chargement inhabituel l'empêchait de donner sa mesure et il ne pouvait plus espérer distancer les poursuivants. Le fort étant encore éloigné de plusieurs kilomètres, ce n'était plus désormais qu'une question de temps : dans cinq minutes, dans dix minutes, les guerriers allaient encadrer les fuyards et les empoigner au collet pour les désarçonner.

Paddock entendit un chuintement, suivi d'un choc sourd ; il sentit l'homme se cabrer derrière lui ; les bras du sergent se resserrèrent autour de sa taille, les doigts fébriles cherchant la ceinture pour s'agripper.

Inondé de sueur glacée, Jess comprit…

O'Mara venait de recevoir une flèche dans le dos !

Les mains se relâchèrent doucement, comme à regret. O'Mara glissa de côté avec une lenteur molle, inerte et flasque comme un sac. Jess se retourna à demi sur sa selle, retenant son compagnon d'une main pour l'empêcher de tomber. Devant eux, une muraille de roches grises barrait la route. Jouant sur la bride, Jess tenta de la contourner, mais pour exécuter cette manœuvre le cheval présenta son flanc aux Indiens et une flèche lui traversa le cou.

La bête s'effondra, projetant son chargement pèle mêle au pied des rochers. Roulant, glissant sur l'argile rouge dans un nuage de poussière, les deux hommes furent catapultés à l'entrée d'une faible anfractuosité qui pouvait offrir un semblant de protection, surtout bouchée par le cadavre du cheval.

Paddock sortit son revolver. Il visa soigneusement… Trois coups. Trois guerriers pivotent sur leurs poneys, battent l'air des bras et tombent lourdement à terre. Les autres se retirent à distance respectueuse en poussant de sauvages clameurs. De loin, Jess voyait les corps cuivrés ramper derrière les ronces pour encercler le rocher.

Profitant du bref instant de répit, il examina vivement O'Mara. Plus de pouls, la poitrine ne bougeait pas… Le sergent était mort sur le coup, le cœur transpercé.

Visant les corps furtifs qui se coulaient sous les buissons, Paddock tira encore, deux fois ; puis, accroupi derrière son cheval, il rechargea le barillet. Une volée de flèches s'abattit autour de lui, plusieurs se fichèrent dans la bête où elles demeurèrent, dressées comme des piquants, les autres passèrent au-dessus de sa tête pour se briser contre le granit.

Paddock sortit le fusil de l'étui accroché à sa selle, posa l'arme à côté de lui pour s'en servir dès que le revolver serait à nouveau vide.

Foutu, mon vieux. Cette fois, tu es cuit pour de bon.

Adieu le ranch du Kansas, les gosses turbulents à qui tu voulais apprendre à monter à cheval, Molly Benedict au fourneau, mijotant une aromatique potée aux choux…

C'est la fin, Jess. Celle que tu as choisie. Celle, tôt ou tard, de tous les coureurs de prairie.

Quatre Sioux chargent à découvert, hurlants, brandissant leurs lances, dans l'espoir de forcer sa tanière ou de l'obliger à sortir et devenir une proie facile pour les guerriers qui attendent de chaque côté du rocher, prêts à bondir, couteaux et haches au poing.

Jess, debout, tire à bout portant. Tire ! Tire ! Tire !… et tire encore !

À travers le rideau mouvant de fumée âcre, il voit les chevaux cabrés, les faces grimaçantes des guerriers touchés à mort, la bouche ouverte comme pour mordre, un dernier éclair de haine au fond du regard déjà vitreux.

Il enfouit prestement son revolver au fond de son étui, saisit le fusil, bien décidé à vendre chèrement sa peau. Un survivant de la fusillade déboule sur lui avec la fureur impétueuse d'un bison enragé. Jess lui enfonce le canon dans la bouche, brisant les dents, tire… le crâne du Sioux éclate comme une grenade mûre. Son poney, terrorisé, se cabre en hennissant, dominant l'homme, sabots en avant.

Jess voit sa chance – son unique chance !

La bête, folle de peur, peut le piétiner, réduire sa chair et ses os en pulpe sanguinolente. Mais, s'il la laisse échapper, une pareille opportunité ne se reproduira plus et, de toute façon, les Sioux, plus raffinés, le feront mourir moins brutalement que le mustang…

… et beaucoup plus lentement !

Paddock évite de justesse les sabots frénétiques qui battent l'air comme des pistons déréglés. Lorsque l'animal retombe, il se glisse sous son cou, empoigne la bride, court à toute vitesse à côté du mustang et, emporté par l'élan, lui saute sur le dos d'un bond d'acrobate. Les guerriers se ruent en rugissant. Trop tard…

L'odeur étrangère de l'homme blanc semble épouvanter le poney encore davantage. Il saute, martèle le sol de ses sabots et, ne parvenant pas à se débarrasser de son cavalier, l'emporte ventre à terre à travers la prairie, filant comme le vent en une course échevelée et démente. Paddock n'arrivait pas à y croire. En vie ! En vie ! Je m'en suis tiré vivant ! Moins d'une heure plus tard, Jess se présentait devant les portes de Fort Phil Kearny, monté sur un poney indien désormais docile, certainement aussi épuisé par ses émotions que par sa randonnée diabolique à travers monts et collines.

Les baraques en bois du « Quartier du Linge Sale », pourtant sinistres et rébarbatives, lui parurent ce jour-là plus gaies, pimpantes, accueillantes que les maisons bien astiquées d'un charmant village de l'Est. Dans la cuisine de Molly Benedict, le poêle en fonte ronronnait comme un gros chat familier. Rasé, lavé, Jess ôta sa canadienne et se laissa tomber sur une chaise. Molly, vêtue d'une longue robe verte en gros lainage, lui apporta un plein pot de café. Jess loucha en direction du buffet ; moqueuse, la jeune femme fit semblant de froncer les sourcils, mais elle ne se fit pas prier pour aller chercher la bouteille de whisky.

Malgré son sourire, pourtant, son regard douloureux trahissait la peur, la tension nerveuse des jours passés.

— Que va-t-il nous arriver maintenant, Jess ? Tu crois que les Sioux vont attaquer le fort ?

— Ça m'étonnerait. Ils n'ont pas un armement suffisant et, de toute façon, ce n'est pas leur manière de combattre.

— Le colonel Carrington a dit à ses officiers qu'il attendait une attaque en force.

Jess approuva.

— Il l'a dit, en effet. Mais, d'une part il désire galvaniser ses hommes, et d'autre part il doit se tenir prêt pour toute éventualité ; c'est son boulot.

— Chéri… ce massacre ! c'est horrible !

— Oui. Et tout ça pour rien. Deux compagnies anéanties par la faute d'officiers incompétents.

Molly resta un long moment songeuse, assise en face de son fiancé, la tête entre ses mains rougies de lessive. Une lueur d'immense espoir illumina soudain ses beaux yeux.

— Tu crois que le convoi de Fort Laramie… ?

— J'espère, chérie, j'espère autant que toi. Le colonel doit envoyer un messager ce soir. S'il passe les lignes indiennes, nous sommes sauvés.

— Le Portugais ?

— Oui, Portugee Phillips. J'ai travaillé avec lui autrefois, au Texas. Il est bon, très bon ! Si quelqu'un peut passer, Portugee passera.

— Tu crois qu'il a des chances ?

Jess examina ses ongles et murmura doucement :

— Minimes.

Restauré par un copieux dîner, réchauffé de café bouillant et de whisky, Jess prit la jeune femme dans ses bras pour l'embrasser tendrement. Dehors, le vent hurlait toujours. Traversant la cour, le civil entendit les appels rauques du sergent de semaine et les pas cadencés de la relève de la garde sur le chemin de ronde. À part les sentinelles, le fort, plongé dans l'obscurité, semblait dormir.

Au moment de rentrer chez lui, Paddock entendit des voix dans la nuit ; il s'immobilisa sur le seuil, une main posée sur le bouton de porte. Deux hommes sortaient de l'écurie, l'un tenant un cheval par la bride. Lorsqu'ils passèrent devant le bâtiment, Jess reconnut le colonel Carrington et Portugee Phillips.

Paddock sortit pour saluer à la mode indienne.

— Bonne chance, Portugais !

Phillips lui retourna son salut, les dents luisantes dans l'obscurité. Du cran, oui, un sacré cran ! pensa Jess en regagnant sa chambre. Le messager savait qu'il avait peu de chances d'atteindre Fort Laramie vivant, et il partait comme s'il se rendait au bal du samedi soir, avec son sourire enjôleur, un peu cynique, de beau garçon sûr de lui. Le blizzard, le froid mordant pouvaient peut-être lui venir en aide… Par une nuit comme celle-ci, les guetteurs sioux éparpillés dans les collines devaient plutôt songer à se réchauffer et seraient peu enclins à surveiller de très près une peu probable sortie des Américains.

Paddock, épuisé, se laissa tomber sur son lit tout habillé, tira le sac de couchage sous son menton et s'endormit d'un sommeil de brute.

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*  *

Satisfaits de leur écrasante victoire sur Grummond et Fetterman, probablement aussi méfiants de l'artillerie, les Sioux n'attaquèrent pas Fort Phil Kearny. Portugee Phillips arriva à Fort Laramie le jour de Noël, et, le 17 janvier, le lieutenant-colonel Henry W. Wessels débarqua à Phil Kearny à la tête de deux compagnies du 2e régiment de cavalerie, trois compagnies du 18e régiment d'infanterie, et un convoi de vivres et de munitions.

Le 23 janvier, le colonel Carrington qui avait été suspendu de son commandement par le général Philip St. George Cooke quitta Phil Kearny pour Fort Laramie, en compagnie de son état-major, des femmes et de nombreux civils. Confortablement allongés au fond d'un des chariots du convoi, trônaient Molly Benedict et Jess Paddock.

Le voyage fut long et dur ; la longue file de chariots, escortée par soixante militaires armés jusqu'aux dents, franchit parfois des cols de montagne où la température descendait à –15°. Mais, à peine arrivés, Molly et Jess furent mariés par l'aumônier de Fort Laramie. Peu après la fonte des neiges, avant même l'apparition des premiers bourgeons, le couple poursuivit sa route en direction du sud, dans un cabriolet que Jess avait acheté à Laramie.

Aujourd'hui, quelque part aux environs de Cheyenne, dans un paysage riant où l'herbe grasse roule à perte de vue, semblable aux vagues de l'océan caressées par la brise – jamais de vent, malheur ! – là-bas, au cœur du pays des immenses pâturages, on peut voir un ranch pimpant niché au creux d'une verte vallée traversée par un ruisseau gazouillant grouillant de truites. Là vit encore la descendance de Molly et Jess Paddock.

Fin