CHAPITRE XII

Des badauds fascinés. Les élèves consciencieux d'un lycée technique.

Ils ont examiné le chantier, admiré le pont, c'est tout juste s'ils n'ont pas envoyé une délégation pour féliciter l'ingénieur en chef.

Et par une belle nuit sans lune où le blizzard couchait l'herbe cassante de givre, ils ont tout brisé, démoli, éparpillé ; à l'aube, après le passage du commando sioux, le gué de Piney Creek ressemblait au saloon d'un village du Far-West à l'issue de la bagarre aussi homérique que traditionnelle entre mineurs et cow-boys. Les Américains, jurant et sacrant, couraient comme des fourmis affolées pour récupérer à un kilomètre à la ronde des boulons arrachés à leurs machines, des planches défoncées, pieux transformés en copeaux, pompes écrasées sous des blocs de rochers, poutres traînées à travers la prairie derrière un mustang et projetées au fond d'un ravin du haut des falaises…

Tout à refaire. Depuis le début. Et chaque jour devenait un peu plus court, un peu plus froid. Un ciel livide annonçait les premières tempêtes de neige ; l'époque approchait où la garnison allait devoir se calfeutrer à l'intérieur des baraquements et abandonner toute idée de travaux défensifs.

L'hiver ! – le long hiver rigoureux des régions montagneuses du nord-ouest, où l'on n'y voit clair que pendant quelques heures au milieu de la journée, où le blizzard mordant tue même les bêtes sauvages et, par moments, peut emporter un homme comme un fétu de paille.

— Vous croyez qu'ils vont attaquer le fort, Jess ?

— Non, mon colonel, ils craignent votre artillerie encore plus que le tonnerre et ils ne s'y frotteront certainement pas. Mais s'ils peuvent nous avoir à l'usure…

— Vous pensez que la corvée de bois peut encore sortir ?

— Oui, pourquoi pas ? Du moment qu'elle est bien protégée et, surtout, que vos hommes ne se laissent jamais attirer dans les Sullivant. À propos, mon colonel… ?

— Oui, Jess.

— Avez-vous des nouvelles du convoi de Fort Laramie ?

— Il ne saurait tarder, maintenant. Il doit obligatoirement venir nous ravitailler avant l'enneigement des pistes. Pourquoi cette question, Jess ? Vous avez une telle hâte de nous quitter avec votre fiancée ?

— Plus que hâte, mon colonel… (Il se tourna de biais pour lancer un crachat dans le vent.) J'en ai marre !

Carrington cligna de l'œil, se pencha pour murmurer d'un ton de confidence :

— Moi aussi, Jess.

La trêve insolite faisait donc partie, elle aussi, du plan retors organisé avec une minutie et une science tactique dont même Paddock n'aurait pas cru les Indiens capables ; elle n'avait pour but que de permettre aux Blancs la construction de leur pont… pour le détruire à portée de fusil des palissades, en un raid nocturne dont l'arrogance triomphante devait galvaniser les guerriers exultants. Et, bien entendu, dès le lendemain, la corvée de bois, dûment reposée et presque indignée, eut droit à l'attaque classique d'une bande hurlante.

La routine inexorable de la vie de garnison dans un avant-poste isolé recommençait, lancinante, épuisante pour les nerfs.

— Capitaine Powell !

— Mon colonel ?

— Faites sonner le rassemblement. Prenez votre compagnie et allez renforcer le cordon de sécurité des bûcherons.

— À vos ordres, mon colonel.

Le clairon s'époumonait, le torse bombé, et les soldats se précipitaient hors des baraquements lorsque le capitaine Fetterman, rouge brique, aborda son supérieur d'une démarche respectueuse mais raide.

— Permettez-moi de protester, mon colonel. Powell a effectué la dernière sortie. Je revendique pour ma compagnie l'honneur de porter secours au détachement attaqué… (Au garde-à-vous, les dents serrées, l'ancien colonel de la guerre de Sécession aboya d'un ton presque haineux :) Nous n'avons pas vu trop d'action, ces temps-ci, alors lorsque l'occasion se présente enfin, il me semble que mon ancienneté me donne le droit d'y participer !

Carrington mordillait sa moustache et scrutait le capitaine de cavalerie d'un air dubitatif. Spectateur de la scène, Paddock imaginait facilement les réticences du colonel, n'en comprenant que trop bien les raisons…

Au bout d'un long moment de réflexion, Carrington hocha lentement la tête, comme à regret.

— Allez-y, colonel Fetterman. Effectivement, le capitaine Powell est sorti le dernier.

Fetterman sourit ; son claquement de talons s'accompagna d'un salut martial.

— Merci, mon colonel.

— Encadrez les chariots, protégez-les, ramenez-les au fort si nécessaire. N'engagez que des combats défensifs et ne dépassez sous aucun prétexte… (Carrington déploya une carte du Territoire Indien et posa l'index sur une zone bistrée qui longeait à l'ouest la ligne bleue de Piney Creek.) N'allez pas au delà de cette colline, ici. Vous me suivez, colonel Fetterman ?

— Parfaitement, mon colonel.

La cour intérieure, les étables, bourdonnaient des appels rauques des sergents et du pas de course des soldats qui se rassemblaient en hâte, tirant leurs chevaux par la bride. Jess poussa un soupir de soulagement en remarquant les fusils Spencers à répétition, armes ultra-modernes enfin débloquées par une intendance paperassière pour être distribuées aux unités opératives de l'Ouest ; mieux vaut tard que jamais !

Le lieutenant Wands surgit du poste de garde, traversa la cour d'une démarche assurée et se raidit devant son supérieur pour saluer.

— Mon colonel, le lieutenant Grummond demande s'il doit préparer ses hommes pour la sortie ?

Carrington sourit du coin des lèvres, mais son regard conservait une expression soucieuse qu'il ne parvenait pas à dissimuler.

— Si j'ai bien compris, Grummond souhaite être de la partie ?

— Il n'attend que ça, mon colonel ! s'écria Wands, surexcité et épanoui.

— D'accord, sa compagnie de marche peut être utile. Dites-lui de rejoindre le colonel Fetterman et de se tenir à sa disposition.

Paddock observait le commandant du fort à la dérobée et ne put s'empêcher de ressentir un sentiment de pitié mêlé de rage hargneuse. Quelle équipe, grand Dieu ! Jamais le détachement de secours n'avait eu besoin de la compagnie de marche ; en réalité, Carrington sautait sur une occasion qui venait de lui être offerte par le hasard et envoyait Grummond, pas du tout pour prêter main-forte à Fetterman, mais au contraire pour le surveiller en s'assurant que le bouillant officier ne commettrait point de folie lourde de conséquences. Lorsque la confiance est à ce point perdue entre un chef et ses collaborateurs, la situation a peu de chances de se redresser, pensa Jess, fort de son expérience passée.

Les minutes suivantes devaient, hélas ! confirmer le pessimisme du civil.

À peine fut-il sorti du fort avec ses cinquante cavaliers, Fetterman, au lieu de suivre la piste en direction de la pinède où la fusillade crépitait, piqua droit vers le nord, décrivant un large arc de cercle pour atteindre la lisière des bois par une voie détournée. Massés sur le chemin de ronde, officiers et soldats se regardaient, bouche bée. Carrington, écarlate et lèvres pincées, ne cachait pas sa fureur. Jess qui venait d'assister à l'ahurissante manœuvre sans trop de surprise, se tourna vers lui.

— Vous voulez que je lui courre après, mon colonel ?

Carrington hésita une fraction de seconde avant de secouer lentement la tête en signe de négation.

— Non. Il va bien être obligé d'attendre Grummond.

Paddock se garda de répondre, mais la lueur fugitive qui traversa son regard et la crispation de sa mâchoire trahissait son manque de conviction. Grummond rejoint effectivement Fetterman. Du fort, on put voir distinctement les deux officiers discuter avec animation. Les traits crispés du colonel se détendirent passagèrement ; penché sur la palissade dans la posture d'un spectateur passionné suivant les péripéties d'un match, il ne perdait pas un geste de la tragédie qui se jouait sous ses yeux et attendait visiblement le retour de ses troupes.

Mais personne ne revint. Au contraire, les deux compagnies se fondirent pour s'éloigner ensemble vers le nord !

Du Fetterman tout craché. Paddock comprenait fort bien le plan imbécile qui venait de germer dans le crâne de l'officier buté : en stricte théorie, il ne désobéissait pas aux ordres, puisque, en effet, il ne dépasserait jamais les premières collines derrière la pinède, fixées par Carrington comme limite à ne franchir sous aucun prétexte. Il empruntait simplement un autre chemin pour arriver coûte que coûte à ses fins : forcer les Sioux en terrain découvert pour engager une bataille rangée destinée, selon ses vues bornées, non seulement à remporter une victoire aussi éclatante que définitive, mais par la même occasion couvrir de gloire l’héroïque, valeureux, perspicace capitaine Fetterman. Et les deux compagnies galopaient droit vers la mort.

La fusillade cessa brusquement à la pinède. Paddock regarda les officiers présents sur le chemin de ronde, et son regard en disait long ; la fin de l'escarmouche à l'ouest ne pouvait signifier qu'une chose : la petite bande d'Indiens venait d'apercevoir la manœuvre des Américains et rompait l'engagement pour partir à bride abattue prévenir l'armée des montagnes.

— Lieutenant Wands !

— Mon colonel…

— Allez rejoindre la corvée de bois. Dites aux hommes de rentrer immédiatement au fort avec les chariots. Oh… prenez le docteur Hines avec vous, au cas ou il y aurait des blessés.

Le jeune lieutenant et le médecin sautaient à cheval pendant que les sentinelles ouvraient la porte ; Jess adressa à Carrington un regard en coin.

— Cette fois-ci, vous ne croyez pas…

Carrington fit « oui » de la tête, comme accablé.

— Si, Jess, accompagnez-les. Vous ne pourrez probablement rien faire, mais rendez-vous compte de la situation et tenez-moi au courant.

La mission de liaison trouva la corvée de bois solidement retranchée derrière les chariots formés en carré entre les roues desquels pointaient des visages barbus et ahuris. Un gigantesque bûcheron se leva, fusil en main, les manches de sa vareuse à carreaux retroussées sur des avant-bras velus.

— Ben ça alors ! Les diables rouges étaient là y a pas deux minutes… Pfffft !… envolés comme une nichée de perdrix. C'est vous trois qui leur avez fait peur ?

— Pas les trois, non, gouailla une voix mauvaise, éraillée par le gin et le tabac de troupe. C'est pas l'docteur ni l'lieut'nant qu'ont fait fuir les Peau-Rouges. C'est môôôsieu Paddock à lui tout seul. Rien qu'à voir sa binette, toute la nation sioux aurait envie de s'débiner.

Jess tourna la tête, les sourcils froncés ; derrière le timon d'un attelage, il vit dépasser la trogne violacée et le rictus venimeux du redoutable sergent O'Mara. Haussant les épaules, il négligea de répondre. Hines demanda d'une voix faussement enjouée :

— Pas de blessés, les gars ?

— Ça va pas trop mal, annonça un soldat. LeGrew a reçu une flèche dans l'mollet, on était justement en train de la lui retirer… Si vous voulez jeter un coup d'œil, docteur.

Le médecin militaire se pencha sur le blessé qui tenait à deux mains sa jambe nue dont la chair blafarde, sillonnée de sang, émergeait du pantalon gluant, fendu à coups de couteau par les camarades de la victime. O'Mara s'approcha de Paddock d'une démarche chaloupante.

— Les diables rouges sont partis après Fetterman, hein ?

— Qu'est-ce que vous en savez ? sursauta le civil, stupéfait.

— J'attendais le coup depuis longtemps, ricana le sergent. (Il haussa les épaules, cracha droit devant lui.) Fetterman est un officier comme moi j'suis un Chinetoque. En vingt-deux ans d'armée, j'ai jamais rencontré plus connard. S'il se fait trouer la paillasse, ça sera bien fait pour sa gueule.

— Et pour celle de ses hommes aussi, probablement ? rétorqua Jess, plus dégoûté que furieux.

O'Mara esquissa un geste fataliste accompagné, curieusement, d'un sourire candide presque enfantin.

— C'est la guerre.

Quelle idée saugrenue passa brusquement dans la tête du civil ? Même beaucoup plus tard, avec le recul, lorsque Jess repensait à cette étrange conversation dans la pinède, il ne parvenait point à analyser les sentiments confus, sans doute contradictoires, qui le poussèrent à déclarer d'un ton hautain, méprisant :

— Je vais voir si Fetterman a besoin d'aide. Vous autres, rentrez au fort. Je viendrai chercher des renforts si c'est nécessaire.

Piqué au vif par les railleries du sergent, chercha-t-il à briller aux yeux de la brute en un brusque sursaut d'orgueil puéril ? Exaspéré par les maladresses répétées, l'incompétence flagrante des officiers du fort, voulait-il, réellement et sincèrement, venir en aide aux malheureux conduits vers une mort certaine ? Ou bien, beaucoup plus simplement, avait-il laissé échapper cette phrase explosive pour fuir la présence du sous-off et se retrouver enfin seul avec ses pensées choisissant le premier prétexte qui lui était venu à l'esprit ?

C'était dit. Il fallait le faire.

Suivi par les regards anxieux des militaires et des bûcherons, Jess éperonna sa monture pour la lancer ventre à terre à travers la prairie houleuse. Arrivé au sommet d'un monticule, il se retourna et vit avec stupéfaction un cavalier solitaire lancé à ses trousses.

Penché sur l'encolure de son cheval, les épaules massives ramassées comme un sanglier prêt à charger, le sergent O'Mara ricanait de tous ses chicots noirâtres, sa trogne fleurie plissée ainsi qu'une vieille pomme tapée.

— J'viens avec toi, Paddock… (Devant la mine renfrognée et inquiète de l'éclaireur, il éclata de rire. D'un mouvement du menton il désigna la pinède.) Faudrait quand même pas que les gars en bas aillent raconter qu'un pékin a plus de tripes au ventre que l'sergent O'Mara, nom de Dieu !