CHAPITRE III

Parfois un homme harassé dort d'un sommeil de brute et un tremblement de terre serait nécessaire pour le faire sursauter ; à d'autres moments, au contraire, un être humain tout aussi rompu de fatigue, mais agité, tendu nerveusement, se réveillera au plus léger bruit. Jess Paddock ne sut jamais dire exactement la raison qui, au beau milieu de la nuit, l'amena à ouvrir les yeux : un craquement inhabituel ? un glissement furtif ?…

Sans bouger un seul muscle de son grand corps, il écoutait. À la seconde même, une sensation atroce le glaça, semblable à un courant électrique lui traversant la moelle épinière : quelqu'un, là, dans la chambre, à un mètre de son lit !

Une lueur rougeâtre filtrait encore, à peine perceptible, à travers la fenêtre de mica qui ornait la porte du poêle. On n'y voyait pas.

Mais on distinguait, devinait. Durant un bref instant, long comme un siècle, Paddock ne vit rien. Puis, très nettement, une grande ombre silencieuse passa, spectre noir esquissé contre la faible réverbération rosée du feu mourant.

Ne pas bouger. Surtout ! pas un mouvement ! laisser venir l'agresseur, le plus près possible du lit et…

Il est là. Il contourne le poêle. Il palpe, explore, remue des affaires près de la penderie en bois blanc, à gauche de la porte, se déplaçant sur la pointe des pieds. Paddock entendit soudain le tintement caractéristique de pièces de monnaie ; sa bouche se plissa en un rictus de loup et il dut faire un effort pour ne pas pousser un bruyant soupir de soulagement. Tiens, tiens ! le gaillard est tout simplement en train d'explorer mes poches ! Mieux vaut un troufion voleur, intéressé par le contenu des portefeuilles, qu'un guerrier sioux peinturluré comme un épouvantail à moineaux et avide de meurtre, le tomahawk au poing…

Au moment de se coucher, Jess avait accroché sa canadienne au clou qui servait de portemanteau, se contentant de jeter ses vêtements en vrac sur le dossier d'une chaise. Si l'intrus découvrait des pièces de monnaie, il était donc occupé à systématiquement fouiller les poches du pantalon. S'il se passionnait pour le pantalon, il se trouvait donc face au mur, tournant le dos au lit. Jess rejeta doucement la couverture, s'assit sur le rebord du sommier de bois en prenant soin de ne pas faire grincer les sangles.

D'un bond à travers la pièce, Jess atterrit sur les épaules du voleur comme un couguar sur les reins d'une antilope. La victime se cabre, rue. Les deux hommes vacillent, l'un cramponné au dos de l'autre, zigzaguent à travers la petite chambre et vont heurter de plein fouet le mur de grosses planches. Le voleur étouffe un grognement de porc blessé, se plie brusquement en deux pour secouer la clé au cou qui l'étrangle et se débarrasser de son assaillant en l'envoyant voler par-dessus sa tête. Mais Paddock prévient la feinte : d'un dur coup de genou à la cassure des reins, il force le cambrioleur à se redresser en hurlant. De douleur, l'homme lâche sa poignée de monnaie ; les pièces de 25 cents et d'un demi-dollar roulent au sol avec un tintamarre de ferraille, s'éparpillent aux quatre coins de la chambre. Le voleur crache un juron, se laisse volontairement tomber en arrière, entraînant Paddock dans sa chute. Grognant, sacrant, grinçant des dents, les deux hommes roulent à terre, étroitement enlacés.

À coups de poing, de pied, de genou, chacun tente de repousser l'adversaire pour vite se relever d'un bond, reprendre l'avantage, empoigner n'importe quoi, la chaise, un madrier, le fusil accroché au mur par sa bretelle de cuir, le premier objet qui tombe sous la main, et achever l'autre salaud d'un revers de crosse en travers du visage. Vêtu de sa seule combinaison en interlock, les orteils au vent, Paddock est en nette position d'infériorité par rapport à son voleur, sanglé dans une lourde tunique, protectrice telle une armure, et chaussé de lourdes bottes réglementaires. Au cours de leur brève escarmouche, luttant corps à corps, Jess avait tout de suite palpé le gros drap d'uniforme ; le col droit, raide, brodé au numéro du régiment ; les boutons de cuivre…

Un troufion. Il s'en doutait. Dans tous les camps, casernes, garnisons, traînent des petites gouapes, jeunes voyous, engagés pour fuir les représailles de la société, ou, plus prosaïquement, tout simplement pour la soupe qu'ils sont incapables de gagner par un travail régulier rémunérateur. Un sale petit troufion voleur !

Jess se promet d'infliger à la crapule une leçon qui, si elle ne porte pas ses fruits, laissera au moins de belles marques, visibles pendant plusieurs semaines. Telle était la règle, tacitement admise par tous. Elle ne figurait pas sur le code militaire, bien entendu, mais lorsqu'un besoin de justice expéditive se faisait sentir, les officiers tournaient le dos et s'arrangeaient toujours pour se trouver, par hasard, à l'autre bout de la caserne. On pinçait une petite canaille en flagrant délit de voler ses camarades. Trois sous-off aux épaules plus larges que des affûts de canon empoignaient le maraudeur par le fond du pantalon, l'entraînaient, hurlant et se débattant, dans un terrain vague à l'écart, derrière les baraquements. Et le passage à tabac qui suivait expédiait droit à l'infirmerie une loque pantelante, sans dents, la face réduite en pulpe et la moitié des oreilles arrachées.

Se faire voler ! une des choses les plus insupportables aux rudes hommes de la Frontière. Jess Paddock sent une rage froide l'envahir. Non seulement il est obligé de combattre le soldat en face de lui, cognant, griffant, étreignant dans le noir, mais de plus il doit combattre ses propres instincts, s'obliger à raisonner, à conserver sa tête lucide malgré tout pour ne point commettre d'acte irréparable. S'il donnait libre cours au déchaînement de ses passions, il tuerait avec joie.

D'une détente des deux bottes ferrées, les jambes bandées ainsi qu'une catapulte, le troufion vise l'endroit où doit se trouver le visage de son ennemi. Il rate, ne réussit qu'à toucher l'épaule. Projeté, Jess roule jusqu'au mur. Il est déjà debout. Souple, leste comme un chat sauvage, il feinte, charge au milieu de l'obscurité, courant à quatre pattes au ras du sol. Le soldat balance à toute volée un fantastique direct à l'aveuglette. Paddock lui vole dans les genoux à l'instant précis où, déséquilibré, l'homme vacille, posant un pied hésitant devant l'autre pour se ressaisir. Il part en avant de tout son poids, bascule en poussant un cri, vole par-dessus Paddock accroupi et va se fracasser contre la penderie dont le bois cède avec des craquements de navire broyé par la tempête. Jess est sur lui. L'empoigne au collet, l'arrache sans ménagements des planches déchiquetées, hérissées d'esquilles, d'échardes, de lambeaux de moulure pointus tels des poignards. Jess sent à peine sa propre main, lacérée au passage. Ce ne sont plus deux hommes, mais deux bêtes acharnées à s'entre-tuer. Bras, poings, s'activent en rythme avec la vitesse mécanique de pistons bien huilés. Les visages encaissent ainsi que des enclumes, meurtris, écrasés, nez et lèvres en sang. Un fulgurant crochet au foie arrache un gémissement à Jess qui recule, le souffle coupé. Titubant, il garde néanmoins la présence d'esprit de se baisser pour éviter le direct obligatoire destiné à l'achever.

Ce n'est pas le direct qui vient. C'est le bonhomme tout entier ! Il arrive comme un boulet de canon, ours des cavernes fonçant au pas de charge, pattes écartées, gueule ouverte, prêt à broyer, déchirer, réduire l'ennemi en une purée rose de chairs et d'os écrabouillés.

Pantelant, effrayé, Jess n'en mène pas large. Le soldat est dur, coriace, fort comme vingt Turcs. Un combattant beaucoup plus redoutable que le dormeur n'avait imaginé au premier abord lorsque, confiant en ses muscles aguerris, il avait décidé d'attaquer son voleur pour l'obliger à rendre gorge. La tactique de l'agresseur est surtout curieuse, déroutante, même. Ramassé sur ses gardes, Jess fronce les sourcils et essaye de comprendre. Il esquisse un pas de danse de côté, tend un croc en jambe. Le grizzli fou furieux vient buter contre le piège avec le poids, la vitesse d'un cheval lancé au galop. Il culbute. Cabriole. Va s'écraser contre le mur, ébranlant la chambre comme un souffle d'ouragan…

Et il revient à la charge !

Jess, éberlué, ne sait plus quelle stratégie adopter. C'est… c'est dingue ! Tout à l'heure, voici à peine quelques secondes, à la sortie du placard, le voleur avait réussi un joli crochet au foie, brutal, percutant, paralysant. Jess était scié du ventre aux poumons, incapable de respirer ou même de se redresser. L'homme le tenait : normalement, un direct en pleine face aurait dû suivre, et Jess, sans un pli, filait au tapis pour faire de beaux rêves. Mais non ! le soldat avait préféré charger de front pour, coûte que coûte, renouer l'étreinte mortelle. Un ours, oui. Un énorme grizzli, gauche, lourdaud dans ses coups de pattes, mais sans égal au corps à corps.

Jesse a soudain compris. Il connaît son adversaire.

Crétin que je suis ! Je ne dois pas encore être bien réveillé. Il m'a fallu un quart d'heure pour piger, alors que ça aurait dû me sauter aux yeux dès la première minute !

Et Jess Paddock sent un courant froid lui glisser insidieusement entre les omoplates.

Éviter le corps à corps à tout prix. S'il se laisse coincer entre les pattes de l'ours, c'est la fin : les côtes qui craquent… la cage thoracique broyée comme dans un étau…

Jess se réfugie derrière le frêle abri formé par l'angle du mur et la penderie. Le soldat, tête baissée, vient s'empaler sur les planches éclatées. Il saute en l'air, poussant des beuglements à ameuter le corps de garde, tous les habitants du fort, et les villages sioux dans un rayon de vingt kilomètres. Jess sort de sa cachette, décoche un direct, visant le menton.

Touché !

Le soldat encaisse, vacille en arrière.

Jess prend son élan. Rrrrrran !!!

Vacille. Un autre pas en arrière. Mais ne tombe pas !

Jess, effaré, replie le bras gauche à hauteur de son visage ; s'aidant de la main droite comme levier, il balance le torse en arrière et, poussant de toute la force doublée de ses deux bras réunis, lance son coude en avant tel un bélier.

Atteint au milieu du visage, le soldat bat l'air comme un moulin à vent, s'écroule contre le poêle qui bascule et roule sur le sol en terre battue. Des brindilles s'enflamment soudain, voltigent à travers la pièce dans un nuage de cendres et de braises rouges. La tuyauterie s'effondre avec le fracas de mille casseroles. Tuyaux, suie, cendres, braises, s'abattent en pluie sur la tête et les épaules des combattants aveuglés.

Le résidu charbonneux d'une bûche consumée se rallume au contact de l'air ; des flammèches jaunes dansent contre le mur, dangereusement près du placard défoncé. C'est bien lui. Le sergent O'Mara, furieux, aigri d'avoir perdu au poker. Il avait accusé Jess Paddock de tricher, avait juré devant témoins de se venger.

En fait de combat et de vengeance, les deux ennemis offrent maintenant le spectacle clownesque d'une danse barbare, exécutée au son métallique des tuyaux entrechoqués, sur un fond de braises rougeoyantes dont les lueurs projettent au plafond des silhouettes simiesques démesurées. Noirs comme des charbonniers, enduits de suie des pieds à la tête, ils dansent d'un pied sur l'autre en poussant des cris perçants. O'Mara s'est étalé avec le poêle, se brûlant cruellement. Roulant en hurlant au milieu des braises, il est parvenu à se relever et s'affaire, jurant, blasphémant, tempêtant, à éteindre à grands renforts de claques les multiples brûlures incandescentes de sa tunique et de son pantalon. Paddock, en combinaison de nuit, sautille comme un héron, se tenant le pied gauche à deux mains et braillant plus fort qu'un volatile égorgé : emporté par son élan, il a posé le pied nu sur un charbon ardent !

Une fumée âcre envahissait la chambre ; les deux hommes toussaient, crachouillaient, sans pour autant s'arrêter de danser, vociférant en chœur et invoquant tous les diables de l'enfer.

La porte s'ouvrit soudain, laissant apparaître une demi-douzaine de visages stupéfaits. O'Mara fonça dans le tas ; tête en avant, il bouscula les nouveaux arrivants ainsi qu'un jeu de quilles et se fondit dans la nuit. Trois hommes s'élancèrent à sa poursuite ; les autres, encore mal réveillés, vêtus de tricots de corps kaki et caleçons longs, entourèrent Paddock, s'activèrent à remettre le poêle en place et à éteindre les foyers d'incendie. Dehors, on entendait les appels excités des sentinelles en faction sur la palissade. Les trois poursuivants lancés sur les traces du fuyard revinrent vite, esquissant un vague geste d'impuissance : deux d'entre eux étaient pieds nus, et si le troisième avait bien enfilé ses godillots, il avait, dans sa hâte, omis de les lacer.

Paddock boitilla jusqu'à son lit et alluma la lampe à pétrole qui se trouvait, heureusement, dans une partie de la chambre épargnée par la bagarre. La fumeuse lumière jaune éclaira la silhouette sévère du lieutenant Wands ; debout dans l'encadrement de la porte, sourcils froncés, l'officier de garde contemplait le champ de bataille.

— Qu'est-ce que c'est que ce cirque, Paddock ?

Encore aveuglé par la cendre et la fumée, de grosses larmes ruisselant le long de ses joues tannées, Jess, assis sur le rebord de son lit de camp, massait doucement son pied brûlé. Il força un sourire contrit, haussa les épaules.

— J'ai entendu du bruit, mon lieutenant. Je me suis réveillé ; un salopard était dans ma chambre en train de me faire les poches !

— Vous avez pu voir qui c'était ? rugit l'officier écarlate.

— Non. Il faisait noir comme dans un four, et tout s'est passé si vite…

Le lieutenant Wands fusilla du regard les sentinelles de son escorte ; les hommes baissaient le nez, jouaient avec la bretelle de leur fusil.

L'officier jeta un nouveau regard circulaire autour de la chambre transformée en chantier, contempla longuement le civil assis, et articula d'une voix sèche.

— Je vous envoie le docteur tout de suite.

Paddock remercia. Les voisins, civils contractuels comme Jess, restèrent un moment pour offrir leur aide et leurs condoléances ; un charpentier s'éclipsa dans sa chambre à la recherche de gros gants de travail avec l'aide desquels les hommes remirent en place la tuyauterie. Bientôt un beau feu crépita à nouveau et les voisins se retirèrent, offrant leurs services en cas de besoin.

— Hésite surtout pas, Jess. On est là, à côté…

— Merci, les gars. Vous avez été chouettes.

Jess rageait intérieurement. Des pièces d'argent et de bronze miroitaient dans tous les coins, éparpillées au sol et jusque sous les meubles. À quatre pattes, le trop chanceux joueur de poker rassembla son argent, comptant les pièces en murmurant de sombres imprécations. Il finissait juste de les remettre au fond de ses poches lorsque le médecin entra.

La brûlure, douloureuse sur le coup, n'était en réalité pas profonde, s'étant heureusement produite au talon, endroit qui, chez les coureurs de prairie en général, et chez Jess Paddock en particulier, se trouve protégé par une couche de corne épaisse comme le sabot d'une mule. La braise ardente avait grillé la corne, dégageant une odeur nauséabonde, et le morceau de charbon, demeuré incrusté, dut être retiré avec des pincettes chirurgicales pendant que Jess, grinçant des dents, déversait sur son agresseur les injures les plus fleuries du Far-West, dont certaines, extraites de l'argot des mineurs, demeuraient inconnues du docteur – et Dieu sait pourtant qu'un médecin militaire connaît déjà un répertoire enviable…

Pansé, bandé, pourvu d'un pot d'onguent verdâtre à appliquer trois fois par jour en massages délicats de la plaie superficielle, Jess reçut une claque amicale sur le mollet.

— Il paraît que vous avez ratissé un gentil paquet au poker…

Paddock sourit d'un air finaud, sans répondre ; assis en face de lui, le petit toubib se grattait furieusement le menton en contemplant la chambre ravagée.

— Votre agresseur fantôme… heu… ne serait-il pas, par hasard, un certain sergent du fort ? un gros sous-off rougeaud, hargneux, ivrogne, détesté de tous pour sa brutalité ?

Le civil jouait avec la bande de gaze autour de son pied ; il haussa les épaules, leva des yeux candides.

— Si c'est lui, doc, je peux vous garantir qu'il porte quelques belles brûlures sur les fesses.

— Alors tout ce qu'il vous reste à faire, mon vieux, c'est l'obliger à se déculotter devant le colonel.

Amusé par l'image du sergent O'Mara, pantalon autour des chevilles et pan de chemise au vent, au garde-à-vous devant les officiers gravement rassemblés, Paddock éclata de rire ; puis, presque instantanément, son visage s'assombrit pour murmurer :

— Je crois que, quand le soleil va se lever, le colonel Carrington aura des choses beaucoup plus importantes à faire que d'examiner les fesses de ses troufions.

— Vous pensez à ce raid de représailles contre les Sioux ?

Le contractuel civil fit « oui » d'un signe de tête sobre ; le docteur Hines épia un instant l'expression neutre de son interlocuteur avant de s'écrier d'un ton trop joyeux, aux limites de l'agressivité :

— Enfin ! c'est pas trop tôt ! Nous allons enfin montrer à ces fumiers rouges de quel bois on se chauffe.

— À condition qu'il nous reste du bois pour nous chauffer.

Le menton pointu du toubib sembla s'allonger ; après une brève méditation renfrognée, le médecin marmonna, indécis :

— Fetterman affirme que si on lui confie une centaine d'hommes bien armés, il bat à plates coutures la nation sioux tout entière.

— Fetterman est un imbécile.

— Je serais assez de votre avis sur ce point, Paddock. Seulement il est tout de même difficile d'admettre que tous les officiers de Fort Phil Kearny soient de fieffés crétins. Or tous, sans exception, critiquent l'attitude passive du colonel…

— Passive !… (Paddock haussa les sourcils pour ricaner.) Les autorités militaires l'envoient au fin fond des solitudes paumées pour y construire un fort. Sans aide, sans soutien, avec pour seuls matériaux les arbres de la forêt, il bâtit son poste frontière. Vous appelez ça une attitude passive, vous ?

— Je parle des Indiens, trancha le docteur d'un ton digne.

— Carrington n'a jamais été expédié ici pour combattre les Indiens, mais pour construire un fort. C'est fait. Le bastion est là. Alors, bon Dieu ! foutez-lui donc la paix !

— Je ne dis pas de mal du colonel Carrington, Paddock, ne montez pas sur vos grands chevaux… (Droit sur sa chaise, sanglé, boutonné, le petit toubib évoquait un vieux maître d'école pédant et borné.) Je dis simplement qu'il néglige beaucoup trop l'entraînement des hommes. Il m'aura fallu venir échouer dans cette garnison pour voir la discipline aussi relâchée. Jamais vu ça ! Jamais… Les soldats s'habillent comme des brigands de grands chemins, ils se soûlent, jouent aux cartes dans les dortoirs. Depuis que je suis ici il ne s'est pas passé un jour… pas un seul jour, Paddock !… sans que je sois obligé de panser un troufion. Ils doivent se tabasser à longueur de journée, ma parole ! À coups de poing, de couteau, bouteille, baïonnette… Tout est bon ! C'est… c'est épouvantable.

Le civil acquiesça gravement.

— Je sais, doc. Seulement il faut un peu les comprendre : depuis qu'ils sont ici, ils ont oublié d'être des soldats pour se transformer en bêtes de somme. Il a fallu trois mille troncs d'arbres pour dresser la palissade. Un peu plus de la moitié, débités en poutres et en planches, pour élever les bâtiments. La tranchée qui encercle le fort a un mètre cinquante de profondeur sur un de large, sans parler des sacs de sable et des chevaux de frise. Il a fallu bâtir sur la lande, partant de rien. Voici à peine quelques mois vous n'auriez vu ici que des buissons d'épineux et trois brins d'herbe rase se battant en duel sur l'argile craquelée. Aujourd'hui vous avez les casernes, un mess, deux hangars, le foyer, le magasin à vivres, votre infirmerie, le Quartier du Linge Sale, les logements des officiers… Tout ça n'est pas sorti de terre sur un coup de baguette magique, doc. Quand des troufions triment comme des forçats, il est difficile de leur demander de faire l'exercice, hune-deux !… hune-deux !… d'mi too-ooour – 'roite !… tout le monde prêt pour l'inspection dans une demi-heure, boutons astiqués, souliers cirés. Carrington savait que ses hommes ne pouvaient pas passer l'hiver sous la tente. Les premiers bâtiments devaient obligatoirement être prêts pour octobre. Il a réussi. Personnellement, je lui tire mon chapeau, même si, pour réussir son œuvre, il a dû passer l'éponge sur la discipline.

Les yeux malins du toubib se plissèrent, mi-amusés, mi-moqueurs.

— Eh ben dites donc !… Vous le portez aux nues, votre colonel Carrington.

— Pas du tout. Je pense simplement que c'est un bon officier consciencieux, qui a fait un travail difficile et ingrat. Il faut bien que quelqu'un parle en sa faveur, puisqu'il refuse de se défendre quand on l'attaque.

— En tout cas, dans quelques heures, c'est lui qui passe à l'attaque !

— Non, doc. Au fond de lui-même, Carrington est contre cette expédition hasardeuse. Il cède pour une fois devant la pression de ses subordonnés ; quand des marmots tannent leur père pendant des jours et des jours, sans lui laisser un instant de répit, le pauvre vieux n'a plus que deux alternatives : ou bien distribuer quelques bonnes taloches et flanquer tout le monde au lit ; ou céder. Dans la situation ou nous nous trouvons, Carrington préfère céder. Je le comprends, j'en ferais autant à sa place.

— Il ne peut pas mettre ses officiers au pli ?

— Au pli, si. Mais pas à dos. La haine, la discorde au sein de la garnison seraient un désastre pour nous en ce moment. Alors il les calme en leur jetant un os.

— Qu'est-ce que vous pensez de cette expédition, Paddock ?

Jess écarta les mains, cynique, désabusé.

— Cinquante troufions contre des milliers d'Indiens…

— Vous pensez qu'ils vont se faire ratatiner ?

— Tout dépend des Sioux. Si les guerriers des villages de la montagne veulent nous tomber sur le paletot, nous sommes cuits. S'ils décident d'attendre, l'affaire peut très bien tourner au simple pique-nique en forêt. Les gars auront leur baroud d'honneur ; on poussera de grands cris, on brûlera des kilos de cartouches sur les Indiens hors d'atteinte, et les excités seront calmés pour un bout de temps… (L'ombre d'un sourire humoristique éclaira le visage du civil.) C'est un coup de poker, doc.

— Attention de ne pas vous faire griller la plante des pieds.

— J'y veillerais, doc. Mais si un sous-off de la garnison reçoit une flèche dans les fesses, je serai bien content.

Le médecin se leva.

— Allez, Paddock, si vous voulez être en forme pour le réveil en fanfare, faut prendre quelques heures de sommeil. Je vous referai votre pansement avant le départ et vous pourrez trotter comme un galopin.

— Si les Sioux me cavalent après, j'en aurai besoin…

Les deux hommes se serrèrent la main ; « Doc » Hines sortit, frileusement enveloppé dans sa longue redingote d'uniforme dont les basques, flottant sur ses talons, ressemblaient à des ailes de vautour.

Devant la rude matinée en perspective, Paddock se sentit peu disposé à faire le ménage de sa chambre au milieu de la nuit ; il bourra de bûches le poêle redressé, s'assura que la tuyauterie, sommairement rafistolée, tenait bien en place ; satisfait, il souffla la lampe et se glissa sous les couvertures pour la seconde fois.

Le vindicatif sergent O'Mara n'allait certainement pas revenir. Non, pas deux fois dans la même nuit ! Néanmoins, Jess Paddock s'endormit la main posée sur l'acier tiède de son colt, couché contre sa poitrine comme un chat familier et câlin. On ne sait jamais.