Prologue

Le pouvoir ne fatigue pas, c’est l’opposition qui épuise.

C’est ce que Nicolas Sarkozy répondait, paraît-il, à ceux qui lui demandaient pourquoi, après un quinquennat aussi éreintant, il repartait au combat ; pourquoi il en redemandait, pourquoi il voulait rempiler pour cinq ans de plus.

J’ose l’écrire, avant de me lancer dans cette partie de campagne, dans ce récit de guerre : Nicolas Sarkozy a épuisé la France et les Français. Il nous a fatigués, comme on le dit à un enfant qui a trop joué, trop crié, trop chahuté : « Tu me fatigues. » En vérité, il a épuisé tout le monde, l’opposition, sa majorité, ses amis, ses ministres, son Premier ministre. Il a lessivé les journalistes, les chefs d’État, les humoristes, les imitateurs, les écrivains, les patrons, les ouvriers, les fonctionnaires, les salariés du privé, les animateurs de télévision… En réalité, il nous a tous éreintés.

Je crois même qu’il nous fatiguait déjà avant d’être élu. Son Kärcher, son croc de boucher, sa quête éperdue du pouvoir, c’était déjà usant. Une fois entré à l’Élysée, il ne nous a pas laissés respirer une seconde. Accélération permanente. Pas le temps de reprendre son souffle. Le Fouquet’s, le Paloma, le retour de Cécilia, le départ de Cécilia, son divorce, ses week-ends à Euro Disney, ses vacances à Petra, son remariage avec Carla, la naissance de Giulia, Jacques Séguéla (et sa Rolex), la crise financière, la crise économique, la crise sociale, ses 240 déplacements en province et à l’étranger, la présidence de l’Europe, le feuilleton géorgien, les infirmières bulgares, la libération d’Ingrid Betancourt, Kadhafi sous sa tente à Paris, le tyran syrien Assad sur les Champs-Élysées, l’intervention en Libye, la Côte d’Ivoire, les élections municipales, régionales, cantonales, sénatoriales… Et puis Rama, Rachida, Fadela, son ministère de l’Identité nationale, ses tests ADN, son bouclier fiscal, Éric Besson, les blagues auvergnates d’Hortefeux, sa réforme des retraites, des millions de personnes dans les rues, ses heures sup défiscalisées, son service minimum, ses grèves (que lui seul « ne voit pas »), son Angela, son Prince Jean à l’Epad, son Grenelle de l’Environnement, ses peines planchers, son « casse-toi pauv’ con ! », sa réforme des universités, sa laïcité positive, les Bettencourt, l’affaire Karachi, Bourgi, Gaubert, Takieddine, le procureur Courroye, Éric Woerth, Copé au fond de la piscine, sa DCRI, ses « fadettes », ses fadaises sur la dette, ses discours de Dakar et de Grenoble, son CAC 40, Proglio, Parisot, Nadine Morano. J’allais oublier les vacances de Michèle Alliot-Marie en Tunisie, les saillies crypto-lepénistes de Claude Guéant, sa TVA sociale, ses référendums sur les chômeurs et les immigrés. Pitié, on n’en peut plus ! Ce quinquennat nous a essorés, la France est exténuée.

Quand François Hollande a proposé aux Français d’être un candidat, puis un président « normal », on s’est d’abord moqué. N’avait-il donc rien compris à la nature profonde de la Ve République ? Les doctes commentateurs expliquaient qu’un président de la République, par définition, ne pouvait être « normal ». Qu’est-ce que ça veut dire, d’ailleurs, « normal » ? Conquérir et exercer le pouvoir suprême suppose au contraire une sacrée dose d’anormalité !

Et puis, on a commencé à le prendre au sérieux, le Corrézien. « Normal » signifiait-il « apaisé » ? Et si la France, après cinq années de sarkozysme et quatre années de crise, aspirait justement à l’apaisement, au calme, à la sérénité ? Mais non, nous répétait le cercle de la raison. Si vous n’avez pas aimé Nicolas Sarkozy, vous adorerez Dominique Strauss-Kahn. Entre ici, « DSK », candidat favori des élites financières (de gauche comme de droite) et des médias (de droite comme de gauche). Mais rien, bien sûr, ne se déroula comme prévu.

La campagne présidentielle a définitivement changé de nature le 14 mai 2011 à 16 h 40 heure de New York – 22 h 40 heure de Paris – lorsque Dominique Strauss-Kahn fut arrêté par la police de l’air et des frontières, sur la passerelle de l’avion qui devait le ramener vers la France. Cet épisode hantera longtemps les récits politiques qui orchestreront la légende héroïque du nouveau président de la République. Et si DSK n’avait pas été empêché ? Les livres d’histoire retiendront peut-être que, ce jour-là, le cours du destin en fut modifié. Mais dans quel sens ? Les conteurs ont parfois la mémoire courte. Qui se souvient par exemple que, le dimanche 15 mai 2011 au matin, lorsque l’image sidérante de Dominique Strauss-Kahn, barbe naissante et menottes aux poignets, s’affiche à la une du Journal du dimanche, un sondage sur la primaire socialiste, publié en page 2 du même JDD, donnait déjà François Hollande et le favori des médias pratiquement au coude à coude ?

Nul ne refera l’histoire, mais celle de DSK n’allait pas tout droit à l’Élysée, il s’en faut ! Si l’affaire de la suite 2806 du Sofitel de New York n’avait pas eu lieu, le scandale du Carlton de Lille et de ses parties fines avec les prostituées de l’inénarrable Dodo la Saumure aurait sans doute éliminé l’imprudent impétrant aussi sûrement de la course présidentielle. D’autant que cette deuxième affaire était « programmée » pour éclater dans la dernière ligne droite de la campagne. La police suivait ce dossier depuis des mois. Depuis février 2011, pour être précis. En haut lieu, on avait sans doute prévu de la rendre publique au pire moment, en février ou en mars 2012 par exemple. Au moment où, la primaire socialiste ayant désigné Dominique Strauss-Kahn, la gauche se serait retrouvée dépourvue de candidat. Au moment où, si le verdict de la primaire avait tourné en faveur de François Hollande, ce dernier aurait été atteint indirectement par une telle déflagration. À quoi, d’ailleurs, tient l’issue d’une campagne électorale ? Si Martine Aubry avait été désignée à la place de François Hollande, qui sait si les affaires de corruption chez les socialistes du Nord n’étaient pas elles aussi programmées pour éclater au pire moment ?

Le 16 octobre 2011, François Hollande est sorti vainqueur de la primaire socialiste (56,6 % des suffrages). « Un candidat normal », sans aucune affaire de fric, ni aucune affaire de sexe. Une primaire âpre, sorte de séance d’entraînement avant la bataille, la vraie, autrement plus violente. Ce soir-là, reprenant les mots de François Mitterrand le 10 mai 1981, Valérie Trierweiler, la compagne du candidat socialiste, adressa ce message sur Twitter à ses milliers de followers : « Quelle histoire ! Quelle histoire ! »

Ce sont les coulisses de cette histoire que nous avons entrepris de raconter. En la regardant de près, elle nous livre les clés pour comprendre ceux qui vont gouverner la France pendant cinq ans et comment l’opposition réagira. C’est une histoire immédiate, contée au jour le jour. Histoire militaire autant que politique. Une histoire d’hommes (et de femmes) avant tout.

Drôle d’histoire que celle de François Hollande, candidat avant tous les autres et qui doit tant à « l’humour corrézien » de Jacques Chirac. Le 11 juin 2011, quand tant d’observateurs doutaient de sa capacité à l’emporter sur sa rivale Martine Aubry et, plus encore, sur son futur adversaire Nicolas Sarkozy, l’ancien président de la République osa répéter à trois reprises : « Je voterai François Hollande. » Ce jour-là, personne ne put faire taire le « grand » : « J’ai bien le droit de dire ce que je veux. » Alors il répéta : « Je voterai François Hollande […] sauf si Juppé se présentait, parce que j’aime bien Juppé. »

Drôle d’histoire que celle d’un homme qui ne fut jamais ministre et qui se lance dans la course à la magistrature suprême en ayant collectionné les surnoms les plus ridicules : « Flamby », « Culbuto », « Monsieur petites blagues », « Guimauve le conquérant », « Fraise des bois », « Little Gouda »… L’éternel antihéros qui soudain, séparé de sa compagne de vingt-cinq ans et libéré de ses fonctions de premier secrétaire du PS, se mue en candidat de choc contre le président sortant. Candidat « normal » contre « président des riches ».

Drôle d’histoire que celle de ce président sortant, justement, que deux Français sur trois veulent sortir, mais qui repart au combat, sûr d’être le plus fort. Sûr de sa victoire, malgré une cote de popularité qui, au fond, n’a pas bougé depuis février 2008. Élu triomphalement en mai 2007, sa cote d’amour auprès des Français a brutalement chuté à 51 % en décembre 2007. La faute à ces images indélébiles et si peu présidentielles : le Fouquet’s, les vacances sur le Paloma de Vincent Bolloré, son voyage en Égypte, puis à Petra en Jordanie, le fils de Carla Bruni juché sur ses épaules qui se cache le visage pour échapper au barnum médiatique. Un mois plus tard, en janvier 2008, sa cote s’effondrait à 40 %, puis à 33 % en février après la visite du colonel Kadhafi à Paris et l’officialisation de sa liaison avec celle qu’il appelait alors « Carlita ». Depuis, n’en déplaisent aux conteurs du temps présent qui juraient que Nicolas Sarkozy avait « changé », il en est resté au même point. Mais il ne doute pas. Il va gagner, pense-t-il, parce que… « Hollande est nul ».

Drôle de campagne scandée par le départ de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte, la mort de Kadhafi en Libye, la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, la perte du triple A, la tragédie de Toulouse et de Montauban… et la naissance d’une enfant à l’Élysée. Drôle de guerre en vérité, menée tambour battant sur fond de crise, de dette et de chômage record.

Car ce ne fut pas une campagne, mais bien une guerre. Tour à tour, guerre de mouvement et guerre de positions. Combat au corps-à-corps parfois. Guerre psychologique, surtout. Ce sont les coulisses de cette bataille mémorable que nous allons vous raconter ici. Une guerre qui a atteint des degrés de violence inédits. Une guerre dure, brutale, sauvage parfois. Une guerre avec ses armées, ses états-majors, ses « QG », ses stratèges, ses snipers, ses alliés et ses espions. Mais aussi avec ses « cellules riposte », ses coups de Trafalgar et même, oui, ses bombes sales à fragmentation.

L’élection présidentielle devait être le temps démocratique du débat. Programme contre programme. Projet contre projet. Personnalité contre personnalité. Elle a très tôt pris des allures d’affrontement sans code d’honneur. Certes, gagner ou perdre une guerre ne doit rien aux dieux ou aux esprits. C’est avant tout une question de méthode, de stratégie et de discipline. Elles seules conduisent à la victoire. Sun Tzu l’avait théorisé avant tout autre. Avant de prendre les armes, les généraux Hollande, Sarkozy, Bayrou, Le Pen et Mélenchon ont écouté des conseillers en communication de tout genre et des stratèges politiques de tout poil. Ils ont clairement appliqué les maximes puissantes de leur père tutélaire Sun Tzu, ce général chinois dont les préceptes écrits au vie siècle avant J.-C., dans L’Art de la guerre, ont nourri des générations d’hommes de l’ombre. Et, de fait, séquence après séquence, nous en avons vécu la mise en œuvre par chacun des candidats. « L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat », disait Sun Tzu, et aussi : « Toute guerre est fondée sur la tromperie » ; il ne faut jamais « laisser vos ennemis s’unir », et « le bon général a gagné la bataille avant de l’engager ». Chapitre après chapitre, nous décodons les coups des adversaires.

Pour autant, ont-ils fait leur cette maxime qu’on enseigne aux futurs officiers, dans toutes les bonnes écoles de guerre : « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. Que dire de ceux qui ne se connaissent pas plus que leurs ennemis ? »

L’ambition de ce récit, écrit quasiment en temps réel du 1er janvier au 1er mai 2012, est de raconter cette élection présidentielle telle que nous l’avons vécue en direct du théâtre des opérations. Tantôt guerre de lenteur et de patience, tantôt blitzkrieg. Avec ses attaques et ses replis défensifs, ses assauts et ses retraites en rase campagne. Reportage politique ou reportage de guerre ? Sans doute les deux à la fois. À vous de juger !