Sun Tzu

Juste avant son entrée en campagne mi-février, Nicolas Sarkozy avait prévenu ses proches : « L’élection, ce sera : un discours, quelques propositions, un tempérament. » Un discours : celui de Villepinte. Quelques propositions : une par jour. Un tempérament : le dur contre le « mou », le poids lourd contre le poids coq, l’homme d’État contre le « flou », le feu contre l’eau. Pas besoin de vous faire un dessin… Démonstration.

 

Dimanche 11 mars 2012, meeting monstre à Villepinte, digne d’un péplum hollywoodien et, miracle, le lendemain, 12 mars. Bingo ! En fin d’après-midi, LE sondage Ifop (pour Europe 1, Paris Match et Public Sénat), magique, prodigieux, comme… espéré au QG sarkozyste ! Sarkozy : 28,5 %, Hollande : 27 %. Délire au Palais ! Le champion a enfin repris la tête…

Deux heures avant d’entrer sur le plateau de « Paroles de candidat », l’émission présentée par Laurence Ferrari sur TF1, le chef de l’État apprend la « bonne » nouvelle : enfin, les courbes se croisent. Certes, il est toujours balayé au second tour (54,5 % contre 45,5 %), mais le « grand jour » est arrivé – ce jour béni qu’il avait d’abord prédit pour la mi-février, puis pour début mars. Enfin, ses pronostics et ceux de son principal conseiller, Patrick Buisson, se réalisent. On a envie de dire : comme par miracle !

« Quand il a déboulé sur le plateau, à quelques minutes du direct, raconte un des journalistes chargés ce soir-là de l’interroger, on a tout de suite senti qu’il avait bouffé du lion. Il est venu vers nous et, avec une incroyable assurance, avec un ton implacable, il nous a dit : “Vous les journalistes, les Français vous détestent. Vous ne savez pas à quel point ils vous détestent.” À cet instant précis, on a compris qu’on allait vivre un sale quart d’heure. Le candidat du peuple, c’était lui ; les élites, c’étaient nous. Il nous a boxés toute la soirée. » Laurence Ferrari ose-t-elle l’interroger sur les informations de Mediapart concernant un éventuel financement de sa campagne de 2007 par le colonel Kadhafi ? « Je suis désolé pour vous que vous soyez la porte-parole du fils de Kadhafi. Franchement, je vous ai connue dans un meilleur rôle », lance-t-il. François Bachy, le chef du service politique de TF1, lui demande-t-il pourquoi, selon lui, François Hollande fait « la course en tête » ? Aussitôt, Nicolas Sarkozy lui envoie : « Eh bien écoutez, vous êtes son biographe, vous êtes mieux placé que moi pour décrire sa vie. » Prends-toi ça, Bachy ! Pif ! Paf ! Un coup pour elle, un coup pour lui ! Uppercut du gauche au menton, direct du droit au foie… Au tapis, les journalistes !

Sur le plateau de TF1, chacun sent bien que le président sortant est transfiguré en candidat agressif, querelleur, subjugué par sa propre image de vainqueur. « On avait l’impression qu’il avait vu la Vierge », raconte l’un de ses intervieweurs d’un soir. Rien à voir avec le Sarkozy éteint, soucieux, anxieux, de la semaine précédente, sur le plateau de France 2 face à David Pujadas. Contrairement à ce qu’il prétend régulièrement, son moral est indexé sur les sondages. Après Villepinte, cette émission est censée être le deuxième acte de sa « reconquête ». Il est survolté, dopé, sûr de lui. Tellement sûr de lui qu’à la fin de l’émission, Nonce Paolini, le P-DG de TF1, se précipite vers Laurence Ferrari pour lui reprocher vertement d’avoir osé poser sa question sur Kadhafi. Comme si elle avait commis un crime de lèse-majesté… Super-Sarko est de retour. Prière de s’incliner devant le dieu ressuscité.

Le générique terminé, Nicolas Sarkozy est toujours tendu comme une arbalète. L’adrénaline, visiblement, n’est pas retombée. Sans prendre le temps de se démaquiller, il rejoint les « panelistes » – ces Français triés sur le volet par TF1 pour interroger l’invité – afin de partager avec eux un dernier verre et de quérir dans leur regard un signe d’approbation après une prestation qu’il est déjà certain d’avoir réussie. Les journalistes sont là, eux aussi, plus fatigués par l’exercice que le Président lui-même. Et voilà Sarkozy reparti pour un round. Cette fois, c’est Françoise Fressoz, éditorialiste au journal Le Monde, qui prend les coups. Pourquoi elle ? Nicolas Sarkozy se souvient-il, à cet instant précis, que le 5 janvier 2009 elle a refusé la Légion d’honneur que lui avait décernée son gouvernement ? La journaliste, alors chef du service politique du Monde, ainsi que Marie-Ève Malouines, journaliste politique à France Info, avaient eu la surprise d’apprendre, à leur retour de vacances de Noël, qu’elles figuraient toutes les deux dans la nouvelle promotion de la Légion d’honneur sans que personne ne les ait prévenues d’une telle distinction. Sans, surtout, qu’elles ne l’aient jamais demandée. « De retour de congés, avait alors expliqué la journaliste du Monde, j’ai découvert avec étonnement que je figurais sur la liste de la promotion du 1er janvier de la Légion d’honneur. Contrairement à l’usage, je n’ai été informée de rien avant la publication de cette liste. Rien, dans mon parcours professionnel, ne justifie pareille distinction. Je pense en outre que, pour exercer librement sa fonction, un journaliste politique doit rester à l’écart des honneurs. Pour ces raisons, en avait-elle conclu, je me vois dans l’obligation de refuser cette distinction. » Un camouflet pour le Président, persuadé que tout s’achète, les politiques comme les journalistes. Un journaliste décoré, n’est-ce pas un journaliste de moins ?

La toisant alors du regard, il lui lance : « De toute façon, vous, Le Monde, vous appellerez à voter Hollande. » À peine tente-t-elle d’esquisser une réponse qu’il se tourne vers les fameux « panelistes » : « Vous devez savoir qu’en France, tous les journaux sont de gauche. Libération : de gauche ; Le Nouvel Observateur : de gauche ; Le Monde : de gauche… » Les témoins de la scène en sont restés bouche bée. Pas mécontent de son effet, le candidat, sur un petit nuage, a salué l’assistance avant de rejoindre son domicile.

La séquence « croisement des courbes » est tellement bien ficelée que Patrick Buisson, le conseiller politique du chef de l’État qui s’astreint pourtant au silence depuis des mois, accorde, pour l’accompagner, un entretien au journal Le Monde. La demande en a été faite par les journalistes Arnaud Leparmentier et Vanessa Schneider le vendredi précédent. L’interview est réalisée le lundi matin, avant le sondage Ifop, pour publication le mardi après-midi à Paris, le mercredi matin en province, juste après le sondage Ifop. Du grand art. Pour cet expert ès sondages, issu de la droite maurassienne et qui fut notamment le patron de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute dans les années 1980, les médias se trompent dans les grandes largeurs. Ils « racontent l’histoire à laquelle ils ont envie de croire […]. Depuis novembre, la courbe des intentions de vote en faveur de Hollande est orientée à la baisse […]. La tendance en faveur de Nicolas Sarkozy, depuis son entrée en campagne, est non moins incontestablement haussière ». Et d’ajouter : « À la différence de la campagne de Mme Royal, celle de François Hollande ne suscite ni élan ni adhésion. […] Tout indique qu’il rassemblera […] moins de suffrages que celle-ci. Il n’y a aucune dynamique en faveur du candidat PS. » CQFD ! Quand l’entretien paraît, ce n’est plus Buisson qui tire des plans sur la comète, ce sont les sondages qui le disent. Ou du moins, un sondage.

Les mouches auraient-elles changé d’âne, comme le disait naguère Roger Couderc en commentant les matches de rugby du XV tricolore ? Dès le lendemain, un nouveau sondage TNS-Sofres place toujours Hollande nettement en tête au premier tour (30 % contre 26 %) – soit, pour Nicolas Sarkozy, un score qui le renvoie à celui qui était le sien avant son entrée en campagne. L’institut CSA, le mercredi, donne Sarkozy et Hollande à égalité (28 %). Tous les sondeurs, sans exception, voient Sarkozy battu au second tour. Une enquête BVA révèle même qu’une très large majorité de Français (65 %) n’a pas apprécié le discours de Villepinte, pourtant décrit comme « formidable » par la plupart des commentateurs. Quant au baromètre BVA, il indique certes que la cote de Nicolas Sarkozy a remonté d’un point, mais ce dernier cumule toujours 66 % d’opinions défavorables. François Bayrou en profite même pour dénoncer « une guerre des sondeurs ». Qu’importe. Tout se passe comme si les médias avaient enfin trouvé matière à suspense, à rebondissement. La campagne les ennuyait, elle redevient passionnante par la grâce d’une seule et unique enquête d’opinion. Sans compter ceux, parmi les observateurs patentés, qui n’ont pas abdiqué leur fascination pour Nicolas Sarkozy. Alléluia ! Super Sarko va de nouveau casser des briques et des socialistes !

Le mardi, en marge d’un déplacement à Fougères (Ille-et-Vilaine), le chef de l’État affecte modestie et prudence. « Rien n’est joué, rien n’est fait […], ce n’est que l’écume. » Même s’il n’en pense pas un mot, il dit vrai. Aucun président sortant n’a jamais été devancé au premier tour. Ce sondage Ifop n’est donc qu’un simple retour à la normalité. D’autant que, contrairement à François Hollande, Nicolas Sarkozy a éliminé, les uns après les autres, tous les candidats de droite susceptibles de se présenter contre lui au premier tour. Exit Jean-Louis Borloo ! Adieu Christine Boutin, Hervé Morin, Frédéric Nihous, Dominique de Villepin… François Hollande, lui, doit composer avec une candidate écologiste (Eva Joly), un candidat du Front de gauche (Jean-Luc Mélenchon), deux candidats trotskistes (Nathalie Arthaud et Philippe Poutou) et même un candidat cosmique (Jacques Cheminade) qui rêve de peupler l’Univers. Aussi convient-il de prendre cette enquête avec prudence.

Changement de ton, pourtant, le mercredi matin. Invité de la « Matinale » de Bruce Toussaint sur Europe 1, Nicolas Sarkozy rejoue la scène de TF1, non pas au micro, cette fois, mais hors antenne. En grand professionnel des médias, le Président est arrivé rue François-Ier à 6 h 35 pour une prise d’antenne à 7 heures, accompagné de son directeur de campagne, Guillaume Lambert, et de son responsable de la communication, Franck Louvrier. Il a pris le temps d’avaler une boisson et de se faire maquiller – c’est de la radio, mais tout est filmé pour Internet. Deux heures d’antenne pendant lesquelles il excelle. Il plaisante et fait le joli cœur avec l’humoriste Anne Roumanoff à qui il trouve « des étoiles dans les yeux », il copine avec l’imitateur Nicolas Canteloup, partage avec l’animateur Nikos Aliagas sa nouvelle passion pour l’émission de TF1 « The Voice ». Bref, tout se passe à merveille quand tout à coup, à la sortie du studio de Bruce Toussaint, Nicolas Sarkozy s’échauffe. La conversation commence au beau milieu de la salle de rédaction, puis se poursuit dans le bureau de Jean-Pierre Elkabbach. Outre l’intervieweur vedette de la station assistent à la scène Michel Drucker, Nikos Aliagas, Arlette Chabot (la directrice de la rédaction), Bruce Toussaint, Thierry Guerrier, Alexandre Kara (le rédacteur en chef du service politique), Nicolas Canteloup, Denis Olivennes (le P-DG de la station). Ils ne vont pas être déçus. Devant eux, Nicolas Sarkozy, qu’ils croyaient satisfait de sa prestation, se livre alors à une de ses diatribes anti-médias dont lui seul a le secret et qui lui assurent un rapport de force en sa faveur. Quand le charme n’opère pas assez, il cogne !

« La presse est pour Hollande, dit-il. Les journalistes qui suivent sa campagne sont des militants. Lisez l’article que vient de publier Le Soir de Bruxelles, c’est éclairant, c’est édifiant, même. Vous l’avez lu ? Non ? Eh bien, lisez-le. Les journalistes qui suivent ma campagne sont plutôt sympas. Mais le problème, ce sont leurs rédacteurs en chef qui les obligent à écrire ou à dire ce qu’ils veulent. Vous ne vous rendez pas compte, vous ne savez pas à quel point les Français vous détestent, vous les journalistes. »

L’équipe d’Europe 1 n’en croit pas ses oreilles. Il y a quelques minutes, Nicolas Sarkozy était tout miel à l’antenne et le voilà remonté comme une pendule contre les médias, la presse, les journalistes. En particulier contre ceux de TF1 :

« Laurence Ferrari, je l’aime bien, mais c’était affligeant l’autre soir, elle était pathétique. Et Michel Field, ce pauvre Field… Et Bachy ! Mais s’il a fait une biographie de Hollande, qu’il assume, qu’il assume ! Et Françoise Fressoz : c’est une bonne journaliste, mais, franchement, elle devrait faire autre chose que de la télévision. Et l’autre, là, l’inconnu, comment s’appelle-t-il déjà ? »

– Étienne Gernelle, répond l’un des hôtes présents autour de lui.

– Connais pas. Et c’est qui ça ?, interroge de nouveau le Président.

– Le directeur de la rédaction du Point, le numéro deux de Franz-Olivier Giesbert.

– Eh ben… Eh ben… »

Puis, il reprend le fil de son analyse :

« Vous pensez tous que les jeux sont faits, hein ? Eh bien, vous allez avoir des surprises. Il y a aujourd’hui un vote caché, honteux. Les médias disent tellement de mal de moi que les gens n’osent plus dire qu’ils votent Sarkozy. […] Ceux que je rencontre sur le terrain me disent tous les jours leur exaspération. Ils ne supportent plus l’image négative que vous donnez de moi dans vos médias. »

Poursuite du monologue qui fait étrangement écho aux propos qu’il a tenus à la fin du meeting de Villepinte : « Ne vous laissez pas voler cette élection ! » Sous-entendu par les élites, par les médias :

« Quand je pense qu’on dit que j’ai la main sur les médias… Mais Libé est contre moi ; Le Nouvel Obs est contre moi ; Le Monde, ah Le Monde, vous avez vu les titres, vous avez vu les titres ? Et on dit que Le Figaro, c’est La Pravda !? […] Les questions que vous posez à Hollande sont tellement complaisantes. Vous êtes bien plus durs avec moi qu’avec lui. […] Et le Carlton, pourquoi vous n’en parlez plus ? Hollande a été premier secrétaire du PS pendant dix ans et il n’était pas au courant ? Tu parles… Vous imaginez l’affaire du Carlton à Neuilly, dans les Hauts-de-Seine ? Mais vous en parleriez tous les jours ! […] »

Puis, le Président se met à raconter une histoire glauque que la plupart de ceux qui l’écoutent ne connaissent pas encore. Il cherche rien moins qu’à salir la famille de son adversaire. Voici reconstitué le verbatim de ses propos :

« Pourquoi les médias n’ont-ils pas parlé de ce qui est arrivé au fils de Valérie Trierweiler ? Mon fils, Louis, lance des tomates sur un policier en faction, tout le monde en parle. Ça fait même une dépêche à l’AFP ! Le fils de la compagne d’un candidat à l’élection présidentielle est conduit dans un commissariat et ça ne fait pas une ligne. Pas un mot, nulle part ! C’est grave, pourquoi vous n’en parlez pas ? Vous trouvez ça normal ? »

Cette fois, Nicolas Sarkozy ne se contente plus de bastonner les journalistes, il joue les « balances ». Pis : de manière pressante, il incite carrément les journalistes à fouler aux pieds la vie privée qu’il prétend désormais vouloir protéger, pour lui, pour son couple et pour sa fille, Giulia. Pour la première fois, un président de la République, fût-il candidat, manipule lui-même les bombes sales. D’ailleurs, comment a-t-il eu vent de cette affaire, sinon parce qu’un rapport de police lui a été communiqué ? Du coup, on s’interroge : ces policiers qui, mi-mars, ont raconté les détails de cette histoire à l’AFP, à TF1 et à LCI notamment, puis se sont étonnés auprès des mêmes médias que cette « information » ne soit pas traitée, agissaient-ils sur ordre ou de leur propre chef ? Étaient-ils en mission commandée ou se contentaient-ils d’informer les rubricards « police » comme ils ont l’habitude de le faire sur tout type d’affaire ? Toujours est-il qu’aucun média ne cédera à ces pressions, aucun n’évoquera l’affaire. En quoi, d’ailleurs, concernait-elle François Hollande ? En rien, ont alors jugé l’ensemble des rédactions mises au parfum et elles avaient raison.

À Europe 1, on n’en est toujours pas revenu ! Signe d’agacement face aux courbes des sondages qui ne s’inversent pas tant que ça ? Volonté affichée de faire pression sur les rédactions ? Ce matin-là, Nicolas Sarkozy quitte la station plutôt fier de son petit effet. Dans son esprit, il y a deux sortes de journalistes : ceux qui sont avec lui et les autres, tous les autres qui, eux, forcément sont contre lui. Avec les journalistes d’en bas comme avec les médiacrates d’en haut, il alterne les séances de calinothérapie et les opérations rentre-dedans. Son sport favori, c’est de s’en prendre aux responsables des rédactions et aux vedettes qui ont l’insigne honneur de l’interroger à la télévision et à la radio. Y compris ceux avec lesquels on le croyait en bonne intelligence. Et il faut croire que ça marche : après la publication du sondage Ifop le donnant en tête au premier tour, les médias en ont fait des tonnes sur le fameux « croisement des courbes ». Mais quand, huit jours plus tard, le même institut replaçait Hollande à la première place d’une courte tête, ils n’en ont pas dit un mot. Au seul motif que la campagne était alors en veille à cause de la tuerie de Toulouse ?

La leçon de journalisme terminée, Nicolas Sarkozy s’engouffre dans sa voiture. Direction l’Élysée où l’attendent quelque deux cents députés et une cinquantaine de sénateurs de sa majorité. Il n’a visiblement pas perdu en route son influx nerveux : « On a mis le turbo, leur dit-il, maintenant on va mettre l’accélérateur […]. Il faut que vous preniez le relais car les idées que j’ai mises sur la table doivent être démultipliées sur le terrain. Personne ne peut le faire à votre place, ne vous recroquevillez pas, allez-y ! […] Ne tenez pas compte de ce que disent les observateurs », rapporte Le Figaro. Encore et toujours ces satanés observateurs, ces maudits journalistes. Et d’ajouter : « Ne laissez rien passer dans les médias ! Les cadeaux aux riches ? Vous rentrez dedans avec férocité, car il n’y en a eu aucun […]. Les affaires ? C’est un président de gauche qui a fait vivre sa famille aux frais de la République et qui a fait écouter la moitié de Paris. » Puis, à propos de son émission de TF1, dont il semble visiblement très satisfait : « Un peu de bourre-pif, ça fait du bien, j’ai les maxillaires qui se détendent. » Fin de la séance Tontons flingueurs : « Je ne peux pas aller plus vite et en faire beaucoup plus […]. On ne se préoccupe pas du deuxième tour maintenant. On joue à fond le premier tour et après on a quinze jours… »

Les « observateurs », comme il dit, ne sont pas tendres, en effet. Et pas seulement en France. Après son meeting de Villepinte – et sa proposition de faire imploser les accords de Schengen – puis après son émission de TF1 – où il a promis de taxer les exilés fiscaux –, les réactions ne se sont pas fait attendre. C’est l’ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, le patron du groupe libéral (PPE) au Parlement européen, qui a sonné la charge : « Sachez qu’hier, à une émission radiophonique de grande écoute du service public, personne du groupe PPE, auquel appartient l’UMP, n’a voulu venir au micro défendre les positions de Nicolas Sarkozy. Aucun député de la CDU (la droite allemande), ni même du parti de Victor Orban (le Premier ministre hongrois), ni aucun autre membre des partis amis. Et pour une raison simple : la droite parlementaire européenne n’est pas à l’extrême droite. » La charge est tellement rude que, quelques heures plus tard, Jean-François Copé lui répond sur le même ton : « Je suis indigné par la petite manœuvre politicienne organisée par quelques députés européens de gauche et d’extrême gauche qui ont insulté le président de la République. » Réplique immédiate du Belge Verhofstadt : « M. Copé doit savoir que je suis le chef du groupe parlementaire libéral et démocrate au Parlement européen. Dans le libéralisme, M. Copé préfère la version Takieddine. Moi, j’aime plutôt la version libérale soucieuse des libertés publiques. Qui veut limiter les libertés publiques ? N’est-ce pas l’extrême droite ? » L’extrême droite, déjà…

Le même jour, le Wall Street Journal publie un éditorial intitulé « Nicolas Le Pen ». On s’étonne, à Bruxelles, des propos du chef de l’État français sur Schengen alors que c’est Paris qui, au moment des printemps arabes de 2011, en a demandé le réaménagement, actuellement en cours de discussion. De même les plus hautes autorités européennes travaillent-elles déjà sur une meilleure réciprocité commerciale entre l’Europe et la Chine dans l’accès aux marchés publics. En réalité, pour Bruxelles comme pour Berlin, le ton menaçant de Nicolas Sarkozy ne s’explique que par l’isolement de la France dans ces négociations. À cet instant précis, le président de la République sait déjà que sa volte-face européenne a fortement agacé la chancelière allemande et qu’elle ne participera plus à aucun de ses meetings comme ils l’avaient envisagé.

Nouvelle contradiction quand Nicolas Sarkozy s’avise d’ouvrir la chasse aux exilés fiscaux en reprenant une idée avancée, dès 2007, par le socialiste Didier Migaud (actuel président de la Cour des comptes) et par Dominique Strauss-Kahn – idée à laquelle il était alors opposé. Quand un citoyen français vit à l’étranger, l’État est en droit de lui réclamer l’impôt. Une mesure conçue d’abord et avant tout comme une surenchère à la proposition de François Hollande de créer une nouvelle tranche d’impôts à 75 % pour les revenus supérieurs à un million d’euros par an. Une mesure qui nécessiterait, surtout, de renégocier avec les pays concernés sans doute plus d’une centaine de conventions fiscales. Qu’importent les contradictions et les reniements, la plupart des mesures proposées par Nicolas Sarkozy sont populaires : cette taxe sur les exilés fiscaux, mais aussi la baisse de l’immigration légale, les sept heures de travail en contrepartie du RSA ou même la réforme de Schengen.

Lui-même a le moral gonflé à l’hélium. En déplacement dans la Marne, le jeudi 15 mars, il passe moins de temps avec les ouvriers de l’usine métallurgique de Suippes qu’avec les journalistes qu’il abreuve de commentaires « off » : « Dites-moi, j’ai l’impression qu’il y a des candidats qui s’énervent. Il ne doit pas faire bon pour tout le monde. » Puis, un peu plus tard : « Je trouve ça fantastique d’appeler au vote utile deux mois avant l’élection. Normalement, on continue de proposer des idées, et puis la dernière semaine on parle du vote utile. Il n’a donc pas d’idées ? » Mais quand un jeune journaliste de LCI s’avise de lui demander ce qu’il pense de ces policiers qui ont envoyé des gaz lacrymogènes contre les ouvriers de Florange en Moselle, il s’agace, oubliant la caméra qui le filme : « Qu’est-ce que vous voulez que j’en aie à foutre. Quel couillon, va ! » Vulgarité bien peu présidentielle. Mais aussitôt le candidat se reprend, se souvient qu’il est filmé, pose la main sur l’épaule du journaliste éconduit, joue habilement la connivence. Il a évité de peu le dérapage.

Même type de séquence décomplexée, le vendredi, sur Canal Plus. Face à Yann Barthès, le présentateur du « Petit Journal », Nicolas Sarkozy feint la complicité, la connivence. Entre vedettes du petit écran, on se comprend, semble-t-il insinuer : « Je voulais savoir quelle était la tête de celui qui parle tant de moi. Et je voulais savoir s’il était si décontracté quand j’étais en face de lui. » Ridiculisé pendant de longues minutes (tics de langage, engloutissement compulsif de chouquettes, militants invités pour faire la claque, glissade dans la neige au plateau des Glières…), il lance à la fin de l’émission : « On a rarement été aussi sympathique avec moi. » Évidemment, il n’en pense pas un mot. Évidemment, il fait de l’ironie. Évidemment, il sait que, dans cette émission où le rire est l’arme fatale, il n’y a rien à répondre, rien à opposer, sinon l’humour et l’autodérision. Dérisoire ? En riant avec les clowns, Nicolas Sarkozy a mis les rieurs de son côté, et c’est là l’essentiel. Pas un mot de politique pendant toute la durée du show. Sinon une question de Jean-Michel Apathie, faussement naïf, lui demandant s’il avait vraiment « découvert récemment » que les entreprises du CAC 40 ne payaient pas d’impôts en France. « Mais je ne suis pas omniscient, moi, Monsieur Apathie. » Sous-entendu : « Contrairement à vous, Monsieur Apathie. » Apathie, bâché comme Bachy.

Bien sûr, il y a de l’affectif dans ce type de comportement. De la rouerie aussi. Et même, disons-le, une part de violence. Chaque journaliste, chaque intervieweur, doit savoir qu’il a en face de lui une grenade dégoupillée qui peut exploser à tout moment. Beaucoup s’en effraient d’ailleurs. Certains, même, perdent leurs moyens face à celui qui prend un malin plaisir à instaurer avec eux une violence sans fard, le rapport de force permanent : il est le Président, l’ami des grands patrons de presse, celui qu’on ne saurait affronter sans y perdre des plumes ! Témoin cette autre scène, le 13 mars, lors du colloque organisé à Paris par l’Association française des entreprises privées (Afep) et le journal Le Monde. Cette fois, la cible s’appelle Erik Izraelewicz, le directeur du quotidien du soir. Le regardant, là encore, droit dans les yeux et devant des témoins, il remet en cause le choix des sujets traités dans Le Monde : ceux qui, selon lui, ne seraient pas évoqués en une, de peur de « gêner le PS » ; ceux qui seraient à son avantage mais que le quotidien minimiserait. Un journaliste du Monde a décrypté pour Marianne la raison dérisoire de ce coup de colère inattendu : « Nicolas Sarkozy était mécontent du supplément du Monde de la veille. En une, il y avait une tribune signée par l’économiste Philippe Aghion et il nous reprochait de ne pas avoir précisé qu’il était conseiller en économie de l’équipe de campagne de François Hollande. Alors, il s’est vengé. » Et d’ajouter : « Il n’y a plus de presse sereine depuis Sarkozy. »

Pour qui douterait de cet axiome, il faut lire le livre d’Éric Fottorino, l’ancien directeur du Monde. Son Tour du Monde (Gallimard) en 80 tours de passe-passe sarkozystes fait froid dans le dos. On y découvre, entre autres, que le président de la République – que l’on croyait très occupé aux affaires du monde, le vrai – l’appelle régulièrement pour l’engueuler à propos des articles qui lui déplaisent. Que, lors d’un pince-fesse, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à passer un savon mémorable à « M’sieur Fottorino », coupable d’un édito qui, selon lui, « procède d’une démarche fasciste ». Et quand ce n’est pas le père qui lui fait la leçon (journalistique), c’est le fils, Jean, qui tente de l’amadouer, en 2009, en lui demandant d’embaucher une journaliste de Neuilly 92, la feuille de chou de la droite locale.

En lisant l’ouvrage de Fottorino, on apprend surtout que le chef de l’État a carrément tenté d’asphyxier financièrement Le Monde en demandant à ses amis Bernard Arnault, Vincent Bolloré et Arnaud Lagardère d’aller faire imprimer leurs journaux dans une autre imprimerie que celle du Monde à Ivry. Classe ! Pour faire bonne mesure, Nicolas Sarkozy a même tenté de s’immiscer dans le dossier de rachat du quotidien pour empêcher Xavier Niel, le patron de Free, d’en prendre le contrôle. Notamment en poussant l’offre concurrente emmenée par Claude Perdriel, le propriétaire du Nouvel Observateur, et par Stéphane Richard, le P-DG d’Orange, ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy et décoré de la Légion d’honneur par son « ami » Nicolas Sarkozy ! Drôle de vision de la liberté et de l’indépendance de la presse. Et l’on ne parle même pas de cette invitation, reçue par Fottorino, lui suggérant de manière étonnamment insistante de rencontrer une certaine Liliane Bettencourt !

« Il n’y a plus de presse sereine depuis Sarkozy » ? Bien sûr que si ! À condition de savoir résister aux pressions permanentes de l’Élysée. Pendant cinq ans, le chef de l’État s’est ainsi demandé comment faire taire Marianne. Ayant échoué, il s’est alors mis à répéter partout que Marianne lui devait tout, qu’en profitant du « filon antisarkozyste » – ce sont ses mots – notre journal et ses actionnaires se seraient « enrichis grâce à lui ». La grande classe, décidément, de la part d’un président de la République en exercice ! Voilà d’ailleurs un secret de fabrication que l’on peut bien avouer aujourd’hui à Nicolas Sarkozy : depuis la couverture de Marianne intitulée « Le voyou de la République », juste après l’odieux discours de Grenoble de l’été 2010, le nom de Sarkozy en une ne faisait plus vendre. Pas plus ni moins qu’un autre sujet ! Seule exception, on l’a dit, notre couverture consacrée, en janvier, au livre de Mélanie Delattre et Emmanuel Lévy, « l’homme qui a coûté 500 milliards à la France » ! L’équation vaut pour tous les journaux : Sarkozy ne fait plus « vendre » non plus Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur. Tout juste son interview, mi-février, permettra-t-elle au Figaro Magazine de réaliser un de ses meilleurs scores de l’année.

En vérité, tous les journalistes sont alors soumis au même régime de coups de la part du Président. Les téléspectateurs de France 2 se souviennent comment, le 6 mars, dans l’émission « Des paroles et des actes », Nicolas Sarkozy avait renvoyé dans les cordes Hélène Jouan, la directrice de la rédaction de France Inter : « Eh bien, je vais vous dire une chose, madame Jouan : vous êtes impressionnée par le succès, et vous vous faites une drôle d’idée de l’échec. Attendez que le match se joue. » « Ce soir-là, nous a rapporté un journaliste présent sur le plateau, c’est elle qui en a pris pour son grade. » Parce qu’en 2007, elle avait osé faire état à la radio de sa séparation avec Cécilia ? Toujours est-il que, « une fois l’émission terminée, il n’a pas adressé un mot à Hélène dans les coulisses de France 2. Et encore : il était plutôt satisfait de son émission. Imaginez si tel n’avait pas été le cas… »

Depuis quelque temps en effet, Nicolas Sarkozy a regagné en assurance. Il semble satisfait de tout et surtout de lui. En déplacement à Meaux chez le patron de l’UMP, Jean-François Copé, le vendredi 16 mars, n’a-t-il pas achevé son discours en lançant : « Oui, on va gagner » ? Quelques jours auparavant, au journaliste Philippe Ridet, qui l’accompagnait pour « M », le magazine du Monde, il avait même fait cet aveu : « Je vais gagner et je vais même te dire pourquoi. Il n’est pas bon et ça commence à se voir. Hollande est nul ! Il est nul, tu comprends ? Royal, on peut en dire ce qu’on veut, mais elle avait du charisme. Bien sûr, tu gardes ça pour toi… » Ce qui, en langage Sarkozy, signifie : « Surtout, n’oublie pas de l’écrire, hein ? »

Autant la semaine a visiblement débridé le candidat Sarkozy, autant elle semble avoir figé sur place François Hollande ! En tout cas, elle a clairement instillé le doute dans le camp socialiste. « On sent un peu d’affolement », ironise alors Nathalie Kosciusko-Morizet. Rue de la Convention, au QG du candidat Sarkozy, certains parlent de « choc psychologique », de « renversement de tendance ». À l’état-major de François Hollande, avenue de Ségur, on évoque « un salutaire coup de pied au cul ». « Certains d’entre nous croyaient que c’était fait. Ce sondage Ifop a fait l’effet d’une douche froide, glaciale même. » Il n’y a pas encore péril en la demeure, mais danger, assurément.

Lundi 12 mars, à l’heure du déjeuner, François Hollande réunit de nouveau les trois pilotes de sa campagne, Pierre Moscovici, Stéphane Le Foll et Manuel Valls, dans un restaurant italien du VIIe arrondissement, non loin des Invalides. Ils n’ont pas encore connaissance des nouveaux sondages, mais ils savent que la démonstration de force de Villepinte et les images de ces milliers de drapeaux tricolores ont forcément marqué les esprits. Néanmoins, décision est prise de ne rien changer à la campagne. On ne modifie pas une stratégie en cours de route. Tout juste s’inquiètent-ils de la progression continue de Jean-Luc Mélenchon dans les intentions de vote du premier tour. Mais ni lors du grand meeting de Marseille, prévu pour le mercredi 14 mars, ni à l’occasion de l’émission de France 2 « Des paroles et des actes », programmée pour le jeudi, il ne faut donner l’impression de paniquer, d’improviser, encore moins d’inventer une mesure qui serait prise sous le coup d’un quelconque affolement. Mission : ne pas répliquer aux attaques de Nicolas Sarkozy et faire la pédagogie du programme.

Lundi soir, pourtant, après le fameux sondage Ifop et la prestation au canon de Nicolas Sarkozy sur TF1, François Hollande s’inquiète pour de bon. Le mardi 13 mars, Manuel Valls, son directeur de la communication, annule tous ses rendez-vous pour sauter dans un TGV et accompagner le candidat à Valence, puis le lendemain à Marseille. Hollande, lui, décide d’intégrer Arnaud Montebourg, le héraut de la « démondialisation », à son équipe rapprochée en le nommant « représentant spécial ». Aquilino Morelle, l’ex-bras droit de Montebourg, devenu « parolier » de Hollande, est promu directeur adjoint de la campagne. Changement – ou inflexion – de ligne : « C’est au premier tour que l’écart se fait, que la dynamique se crée », pilonne François Hollande dans la Drôme. Désormais, il faut voter utile – même s’il ne prononce jamais le mot – et conjurer la dispersion des votes à gauche.

D’autant que Jean-Luc Mélenchon est déjà à 10 % dans les sondages. Le rassemblement qu’il prépare pour le dimanche suivant, place de la Bastille, risque de donner un nouveau coup d’accélérateur à sa campagne. Il faut réagir. Pas seulement dans les médias mais aussi sur le terrain. Multiplier les petits meetings, deux ou trois réunions publiques par jour, aller frapper à cinq millions de portes d’ici le premier tour.

En réalité, depuis plusieurs jours, le camp Hollande est saisi par le doute ou, du moins, par une certaine fébrilité. Ils ont beau se dire que Sarkozy est un bluffeur, qu’il pratique la méthode Coué en répétant partout qu’« il va gagner » et que « Hollande est nul », l’inquiétude a gagné les esprits à gauche. D’autant que le candidat socialiste, s’il n’a rien perdu de sa sérénité, commence un peu à fatiguer. Il accuse physiquement le coup. Son marathon présidentiel a démarré voici plus d’un an, à Tulle, à l’occasion de sa déclaration de candidature à la primaire socialiste, tandis que Nicolas Sarkozy s’est lancé il y a à peine un mois. La différence se voit, elle s’entend aussi. Ses foutues cordes vocales lui jouent à nouveau des tours. À chaque meeting, sa voix semble sur le point de dérailler. Visiblement, il a aussi repris quelques-uns de ses kilos perdus. Signe d’un certain relâchement ? Ses proches n’en croient pas un mot : « Il récupère vite. » Il n’empêche…

Déjà la semaine précédente, il avait piqué un coup de sang à la lecture du discours sur les questions de défense. « Ni fait ni à faire », avait-il lâché à ses proches. De même, le dimanche 11 mars, jour du meeting de Nicolas Sarkozy à Villepinte, il a été pris de court par l’interview accordée par son fils, Thomas Hollande, dans Le Parisien. Et surtout par cette phrase : « Même si je note que les meetings sont pleins, explique le jeune homme, il n’y a pas la même ferveur, le même engouement. Il y a cinq ans, les gens venaient déjà convaincus. Là, je parlerais plutôt de curiosité. » Avant d’asséner ce jugement sur son père : « Il est parfois trop perfectionniste dans ses explications. Un peu trop techno. Du coup, lors d’émissions, il peut perdre des téléspectateurs. » Thomas Hollande, 27 ans, jeune avocat à la barbe fleurie, plus habitué à la tenue jean-basket qu’au costume-cravate, n’a pas voulu voter à la primaire socialiste. Impossible de choisir entre papa et maman. Il le leur a dit. Aucun des deux n’a cherché à l’instrumentaliser. Son père le sait, Thomas parle en (jeune) homme libre.

Mais que quelqu’un s’avise d’opposer François Hollande à son fils et, là, le candidat voit rouge. La preuve : le 10 avril, dans un entrefilet du Figaro, on apprend incidemment que François Hollande a opposé une fin de non-recevoir à la demande d’interview du quotidien dirigé par Étienne Mougeotte. Sarkozy, Bayrou et Le Pen ont dit oui, Hollande, lui, a refusé. Le Figaro avait adressé une première demande le 17 février, deux jours après l’annonce officielle de la candidature de Nicolas Sarkozy. Réponse du candidat socialiste : « Je ne sais pas. » Nouvelle requête le 11 mars, jour du meeting de Villepinte. Ce jour-là, Étienne Mougeotte, qui vient d’interroger Jean-Marc Ayrault au « Grand Jury » sur RTL, reformule sa demande d’entretien à Manuel Valls qui accompagne le député-maire de Nantes. Réponse, en substance, du directeur de la communication de Hollande : « Pourquoi pas, mais à condition que Le Figaro s’engage à un traitement honnête. » Sous-entendu : relecture de l’entretien, photo avantageuse… La suite est racontée par la journaliste Lisa Vignoli dans Marianne : dès le lendemain, dans un éditorial titré « L’aimable bonhommie de M. Hollande », le directeur adjoint de la rédaction du Figaro, Yves Thréard, conseille au candidat socialiste d’écouter son fils Thomas qui, la veille, a donc accordé sa fameuse interview au Parisien : « La vérité, dit-on, sort souvent de la bouche des enfants, écrit Thréard. Or, que dit Thomas, le fils aîné de François Hollande ? Que la campagne de son père ne suscite pas la même ferveur, le même enthousiasme, que celle de sa mère en 2007. »

Le QG de campagne de Hollande fait aussitôt savoir que Le Figaro peut dire adieu à son entretien. Passent encore les unes anti-Hollande ; passe encore d’avoir amalgamé en première page la photo de Hollande et celle de Tristane Banon pour faire croire que le candidat était mêlé, d’une manière ou d’une autre, à la plainte pour viol déposée par la romancière contre Dominique Strauss-Kahn ; passent aussi les éditos au vitriol de Mougeotte, Thréard et de Kerdrel, voire les tribunes anti-socialistes primaires de Rioufol. Mais la famille, pas touche ! Étienne Mougeotte adressera même une lettre manuscrite à Hollande, fin mars, pour tenter de recoller les morceaux. En vain !

Mais ce qui, ces derniers jours, a surtout inquiété François Hollande, c’est ce fameux meeting de Villepinte. À chaque fois que Nicolas Sarkozy doit prendre la parole, à la télévision ou dans une réunion publique, Hollande est sur ses gardes. De la part de son adversaire, il s’attend à tout. Et, de préférence, au pire. Il sait qu’en campagne, le président sortant est capable de tout. Capable de se contredire, de se renier, de professer le contraire de ce qu’il promettait la veille. Bref, dans les jours qui précèdent le grand rendez-vous de Villepinte, Hollande est sur les nerfs. Il s’attend en permanence à un coup de Trafalgar et demande donc à sa garde rapprochée d’être elle-même aux aguets, prête à anticiper et à riposter. Ce qui ne va pas sans créer, parfois, des tensions.

Ainsi Pierre Moscovici s’inquiète quand François Hollande choisit le député-maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault, pour commenter le meeting de Villepinte dans les médias – Ayrault, son principal concurrent pour Matignon. Entre « François » et « Pierre », les proches sont sommés de jouer les casques bleus, parfois même les psys, entre deux hommes qui, pourtant, s’apprécient et se font mutuellement confiance. D’où une mise au point entre eux, le lundi 12 mars au matin, suivie d’un déjeuner avec Manuel Valls et Stéphane Le Foll. Lors de ces rendez-vous hautement stratégiques, les entourages ne s’éloignent jamais trop. Tous gardent l’œil rivé sur le portable au cas où… Il faut à tout prix préserver le lien entre « François », « Pierre », « Manuel » et « Stéphane ».

La véritable angoisse de l’équipe Hollande, l’angoisse taboue, indicible, c’est bel et bien de parvenir à devancer Nicolas Sarkozy au premier tour. Car tous craignent la fameuse dynamique qui permettrait au président sortant de l’emporter d’un souffle au second tour. Et qu’importe si, en 1981, François Mitterrand était arrivé en seconde position derrière Valéry Giscard d’Estaing. Or, l’annonce d’un croisement des courbes sondagières, fût-il fragile et provisoire, a bel et bien semé le doute. Depuis plusieurs jours, Nicolas Sarkozy a entamé une véritable guerre de mouvement. Un jour, il bat sa coulpe sur ses années bling-bling – en rejetant la responsabilité sur son ex-épouse Cécilia ; le lendemain, il « découvre » que les entreprises du CAC 40 ne paient pas ou peu d’impôts et, « indigné », promet de les taxer, même quand elles réalisent leurs profits à l’étranger. Pas le temps de lui rétorquer qu’il est resté inerte pendant ses cinq années de présidence, le voilà déjà prêt à faire imploser les accords de Schengen. Pas le temps de lui répondre que les États membres de l’Union européenne planchent déjà, depuis plus d’un an, sur un renforcement des règles de Schengen et que son ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, sèche d’ailleurs régulièrement ces réunions, que Nicolas Sarkozy promet un « buy european act » à base de protectionnisme communautaire. À peine le temps de lui rappeler que son « amie » Angela Merkel, avec laquelle voici un mois il faisait fauteuil commun à la télévision, y est opposée qu’il propose de créer une taxe pour punir les exilés fiscaux. Lui oppose-t-on qu’il a instauré pendant quatre ans un bouclier fiscal à 50 % qui ne les a pas fait revenir en France que Nicolas Sarkozy est déjà ailleurs.

Contradictions ? Incohérences ? Reniements ? Là n’est pas la question. L’objectif est de tout dire et son contraire sans laisser une seconde de répit ni à son adversaire, ni aux fameux « observateurs ». Au risque de l’inconstance et de l’illisibilité. Il ne fait pas campagne, il asphyxie ! Les Français eux-mêmes sont pris dans une sorte de tourbillon de promesses antinomiques qui leur donnent le tournis !

Guerre de mouvement encore quand, dans une salle de la banlieue lyonnaise, le samedi 17 mars, Nicolas Sarkozy attaque frontalement François Hollande. Devant plusieurs milliers de partisans qui scandent « Hollande en Corrèze, Sarkozy président », il cartonne l’adversaire sans la moindre retenue : « Comment cela se passerait-il si le Parti socialiste gagnait les élections ? Comme en 1981, comme en 1988, comme en 1997… Toutes les vannes ouvertes et après, il faudra des années d’efforts pour reprendre le contrôle de la situation. » Avant d’achever son discours en lançant de nouveau : « Peuple de France, ne te laisse pas voler cette élection présidentielle. »

Stoïque sous les coups, François Hollande ne varie toujours pas. Tout juste se contente-t-il de noter, au journal de 20 heures de TF1, le soir même, que Nicolas Sarkozy « présente un visage, celui de l’outrance », qu’il se trouve « dans une situation qui relève du combat de la dernière heure ». « Je ne suis pas dans l’anti-sarkozysme, c’est plutôt le candidat sortant qui devient maintenant un anti-Hollande ». Le « tout sauf Hollande » est en marche. « Psychologiquement, l’envie de gagner et la peur de perdre sont en train de changer de camp », constate alors Guillaume Peltier, membre de l’équipe de campagne UMP et proche de Patrick Buisson.

 

Dimanche 18 mars. À la une du Journal du dimanche, sous le titre « Tout reste à faire », deux affiches de campagne : celle du candidat Sarkozy, « La France forte », et celle de François Hollande qui se décolle du mur et laisse apparaître… l’affiche de Nicolas Sarkozy. Tout un symbole. Un nouveau sondage Ifop met Sarkozy en tête au premier tour avec 27,5 %, juste devant Hollande, 27 %. En une semaine, le président sortant a reperdu un point, tandis que Marine Le Pen, elle, remonte à 17,5 %. Au second tour, en revanche, l’écart semble se stabiliser : 54 % contre 46 % en faveur de Hollande.

Plus gênant : Jean-Luc Mélenchon est désormais à 11 %. Surtout, il a réussi son pari. Plus de 80 000 personnes ont répondu présent pour « reprendre la Bastille » avec lui. Sur la place, des milliers de drapeaux rouges s’agitent. La date n’a pas été choisie au hasard : le 18 mars, jour du début de la Commune de Paris. Le lieu non plus : la Bastille, pour appeler à une « insurrection civique », à la « révolution citoyenne » et à la création d’une Assemblée constituante, comme en 1789. « Résistance, résistance », crie la foule… Trois jours plus tard, Mélenchon sera crédité, dans deux sondages distincts, de 13 % et même de 14 %, devançant pour la première fois Marine Le Pen et François Bayrou. Mélenchon, troisième homme de la présidentielle de 2012 ? Même si plus de 85 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon promettent de voter Hollande au second tour, la guerre de mouvement engagée par Nicolas Sarkozy a provoqué de sérieux dégâts. Irréversibles ? Il aimerait tant le croire…