Sun Tzu

Dimanche 22 avril. Quelle journée !

Dès 14 heures, les résultats définitifs du vote dans les DOM-TOM, pourtant confidentiels, arrivent sur les smartphones des journalistes. Ils sont exceptionnels pour Hollande, catastrophiques pour Sarkozy. Saint-Pierre-et-Miquelon : 33,75 % pour Hollande, 18,75 % pour Sarkozy ; Guadeloupe : 57 % pour Hollande, 23,4 % pour Sarkozy ; Guyane : 42,73 % pour Hollande, 27,03 % pour Sarkozy… Ces chiffres préfigurent-ils ce qui va se passer en métropole ? Trop tôt pour le dire. Mais un autre chiffre inquiète déjà les rédactions : partout, Marine Le Pen double, voire triple le score de son père en 2007.

Alors que, depuis plusieurs jours, la polémique enfle sur les possibles fuites des résultats avant 20 heures, un sondage des Renseignements généraux – qui sont pourtant censés ne plus en faire – est opportunément diffusé auprès des journalistes : Nicolas Sarkozy arriverait en tête avec 27,5 %, juste devant Hollande, 27 %. La chef de file du Front national serait à 17 %, Jean-Luc Mélenchon à 12 % et François Bayrou à 10 %.

À 15 heures, soit cinq heures avant la fermeture des derniers bureaux de vote, deux instituts communiquent, en toute discrétion, leurs premiers sondages aux médias. Hollande : 27-28 ; Sarkozy : 25-26 ; Le Pen : 16-17 ; Mélenchon : 13-14 ; Bayrou : 10-11… Aussitôt, sur le réseau Twitter, les « hashtags » de Radio Londres, conçus pour contourner la loi sur la confidentialité des résultats avant 20 heures, se déchaînent : « Les talonnettes sont dans les cartons, je répète, les talonnettes sont dans les cartons… », « Le camembert change de crémerie… », « Le nain chausse du 26… », « La chanteuse était mariée à Poulidor »… La France des réseaux sociaux ne sait rien des résultats, mais elle connaît déjà l’ordre d’arrivée des cinq premiers. Elle sait surtout que Nicolas Sarkozy ne réussira pas, contrairement à ce qu’il espérait, à sortir en tête du premier tour.

Dès 16 heures, le site de la RTBF, celui du journal belge Le Soir, mais aussi la Radio-Télévision suisse et Radio Canada, publient un premier sondage : Hollande, 27 % ; Sarkozy, 25 %. Pour la première fois dans l’histoire de l’élection présidentielle française, l’Agence France-Presse (AFP) rompt le silence pour ses clients et dévoile les premières estimations à 18 h 46 : Hollande en tête avec 28-29 %, Sarkozy en deuxième position entre 25 et 26 %. À 19 h 04, l’AFP dévoile de nouvelles fourchettes, en provenance des principaux instituts de sondage : Hollande entre 28 et 30 %, Sarkozy entre 24 et 27,5 %. Marine Le Pen serait quant à elle située entre 17 % selon l’institut CSA et 20,7 % selon Harris Interactive.

Aussitôt, le parquet de Paris ouvre une enquête visant l’AFP, deux médias belges, un média suisse, un site Internet basé en Nouvelle-Zélande et un journaliste belge ayant tweeté les premières estimations avant l’heure dite. Sauf que…

Plus l’après-midi avance, plus le score de Marine Le Pen semble progresser : 17 % à 17 heures, 18 % à 18 heures, 19 % à 19 heures, près de 20 % à 20 heures. Branle-bas de combat chez les sondeurs et dans les rédactions. Pour la première fois, les deux grandes chaînes de télévision, TF1 et France 2, risquent d’annoncer à 20 heures des chiffres sensiblement différents. Des estimations qui risquent d’évoluer – mais dans quel sens ? – tout au long de la soirée.

Il faudra en effet attendre le lendemain, 13 heures, pour apprendre officiellement du ministère de l’Intérieur les chiffres définitifs de tous les candidats et notamment celui de la candidate FN : 17,9 % des suffrages, le meilleur résultat jamais obtenu par un parti d’extrême droite au premier tour de l’élection présidentielle ! Le chiffre est énorme. Nous étions quelques-uns cependant, à Marianne mais pas seulement, à imaginer que toutes les conditions étaient réunies pour que le score de Marine Le Pen soit plus fort encore : une crise économique sans précédent, un chômage himalayen, les promesses non tenues d’un président qui, cinq ans auparavant, avait tout fait pour séduire l’électorat FN ; mais aussi cette banalisation sans vergogne des thèses de l’extrême droite française, le discours de Grenoble à l’été 2010, assimilant immigration et délinquance, les propos crypto-lepénistes du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant… Sans parler des massacres perpétrés par Mohamed Merah à Toulouse et à Montauban, de ces arrestations médiatisées d’islamistes radicaux.

La vraie (bonne) surprise de ce premier tour est ailleurs : l’abstention ne dépasse pas 20 %. C’est plus qu’en 2007 (16,2 %), mais c’est moins qu’en 1995 (21,6 %), beaucoup moins qu’en 2002 (28,4 %). Malgré le désintérêt supposé pour la campagne, noté par tous les sondeurs et tambouriné par tous les éditorialistes, les électeurs se sont massivement mobilisés.

À 20 heures précises, les deux grands instituts de sondage qui travaillent pour TF1 et pour France 2 annoncent effectivement des résultats divergents. Hollande est évalué à 28,6 % sur TF1 et à 28,4 % sur France 2, mais Sarkozy, lui, est à 27 % sur la Une et à 25,5 % seulement sur la Deux. Marine Le Pen est à 19 % sur une chaîne, à 20 % sur l’autre ; Mélenchon à 11,7 % sur France 2 et à 10,8 % sur TF1… À 22 heures, Ipsos/Logica pour France Télévisions donne encore 28,8 % pour Hollande et 26,1 % pour Sarkozy. Tout au long de la soirée électorale, les chiffres évolueront de façon significative. Il n’empêche : pendant plus de deux heures de débat, les invités ergoteront sur un score symbolique du FN à 20 % alors qu’il finira précisément à 17,9 %…

 

Dès 19 heures, Nicolas Sarkozy reçoit à l’Élysée tous les leaders de la majorité qui doivent se relayer sur les plateaux de télévision pour délivrer « les éléments de langage » qu’ils devront marteler tout au long de la soirée. Nouvelle surprise : ils s’attendent à le voir piteux, défait, déprimé ; ils découvrent au contraire un Sarkozy remonté à bloc comme jamais. Et pour cause : le candidat-président s’est entretenu de longues minutes avec Patrick Buisson, désormais son seul et unique interlocuteur influent. Or, Buisson est content de lui. Tout juste s’il n’exulte pas. Ces résultats de premier tour prouvent, selon lui, qu’il a eu raison sur toute la ligne, qu’il n’y avait pas d’autre campagne possible. Qu’en agissant ainsi, Nicolas Sarkozy a sans doute évité un « 21 avril à l’envers ». Et si son poulain connaît l’humiliation de ne pas être en tête au premier tour, la faute en incombe à tous ces « mollassons » de la majorité : Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin entre autres, qui ont cru bon de vouloir recentrer la campagne ; à ces représentants de la droite flasque et molle, Alain Juppé – encore – et Valérie Pécresse notamment, qui ont cru malin de lancer des appels du pied au centriste François Bayrou. Le chef de l’État lui-même a failli, pense Buisson, en laissant entendre qu’en cas de victoire il poursuivrait l’ouverture à gauche. Malheureux ! L’ouverture à gauche ? Un chiffon rouge pour tous les électeurs de Marine Le Pen !

La mission du second tour, si vous l’acceptez Monsieur le Président, ce n’est plus « À droite toute ! », mais « À l’extrême droite toute ! ». Famille, travail, patrie ! Dès ce soir, il faut cogner sur les chômeurs, les immigrés, les assistés, les syndicats, les corps intermédiaires… et, bien sûr, sur Hollande.

Les invités de l’Élysée, eux, prennent des notes sans moufter. Pas le moment d’émettre un avis contraire. Au pire, ils se prendraient une avoinée ; au mieux, il ne les écouterait pas – Sarkozy, depuis des mois, n’écoute que Buisson.

Écrivez : 1) Rien n’est joué, Nicolas Sarkozy a bien résisté, la gauche a échoué à mobiliser ; 2) Les sondeurs se sont trompés sur la participation, les Français ont compris qu’il s’agissait d’un vote historique ; 3) Le vote FN est un vote de crise – demain, on ne parlera que des chômeurs et des immigrés, mais dites bien, ce soir, que c’est la crise ; 4) Une nouvelle campagne commence – on efface tout et on recommence : ce soir, je suis deuxième, mais dans quinze jours je serai premier ; 5) En refusant de participer à trois débats télévisés au lieu d’un pendant l’entre-deux-tours, François Hollande prouve qu’il n’est qu’un veule, un lâche. Vous avez bien noté ? Alors, allez-y ! Faites ce que je vous dis, on va gagner.

Pendant que le Président enrage contre ses conseillers qui tardent à lui écrire le discours qu’il prononcera plus tard, vers 21 h 45, à la Mutualité, les représentants du commerce Sarkozy délivrent déjà leurs boniments sur les plateaux de télévision. Aucune humilité. Au contraire, une agressivité hargneuse contre les représentants de la gauche et des œillades appuyées, fardées de promesses, aux dirigeants du FN. À croire que le chef de l’État leur a transmis toute sa brutalité. Sur le plateau de TF1, notamment, Nathalie Kosciusko-Morizet s’accroche violemment avec Pierre Moscovici. Brice Hortefeux assure que « très régulièrement, le candidat en tête ne gagne pas ». Laurent Wauquiez, qui s’est déjà rendu célèbre en dénonçant le « cancer de l’assistanat », appelle à « écouter le message d’un électorat qui souffre ». Jean-Louis Borloo soutient « la France forte portée par Nicolas Sarkozy ». Même Rama Yade et Rachida Dati, les deux ex-icônes sarkozystes de la diversité, se prêtent au jeu sombre dont Patrick Buisson a écrit les règles. François Fillon, lui, fait le service minimum et se contente d’appeler à voter Sarkozy le 6 mai, au nom de « l’idéal républicain ». « Idéal républicain » ? Tu parles, Charles.

Bien sûr, il y a cette crise qui, partout en Europe, entraîne l’échec électoral des gouvernants. Bien sûr, il y a cet irrépressible désir d’alternance après tant de présidentielles perdues. Bien sûr, il y a ces cinq années de sarkozysme triomphant qui portent en elles leur propre châtiment. Mais à l’évidence, cette stratégie droitière, aussi arrogante qu’erronée, a précipité la chute du monarque. La preuve par les scores des candidats dit « hors système », et en particulier celui de Marine Le Pen. Deux lectures de la France qui, à droite, promettent des lendemains d’élection barbares et une probable fracture du camp conservateur : entre ceux qui s’allieront avec les lepénistes – il faut désormais dire « marinistes – et ceux qui s’y refuseront toujours.

Comment Nicolas Sarkozy pouvait-il imaginer, comme en 2007, braconner sur les terres frontistes, lui qui a tant déçu les électeurs d’extrême droite sur l’insécurité, l’immigration et l’identité nationale ? Comment pouvait-il penser de nouveau les convaincre, lui pour qui dire c’est déjà faire ? Comment les séduire sans voir que leur colère provient tout autant de leur peur du déclassement – social, culturel, géographique… –, de leur sentiment d’injustice et de l’inégalité de sa gouvernance ? Aveuglement politique. Le chef de l’État et son gourou, Patrick Buisson, ont refusé de voir la force du ressentiment populaire devant l’iniquité des efforts exigés face à la crise. Toutes les élections intermédiaires ont sanctionné cette presbytie. Dès 2008, à l’occasion des élections régionales, Marianne titrait déjà en une : « Sarkozy et les Français : le divorce. »

En réalité, le président sortant a voulu rééditer ce qu’il avait réussi en 2007. « Président des riches » relooké en « candidat du peuple », ce devait être « sa » rupture de 2012. Ce fut l’artifice de trop. Le Ruggieri de la politique, qui faisait feu de tout bois, n’avait tenu aucune de ses promesses – quand il ne les avait pas carrément reniées. Il avait donc épuisé son crédit, et les Français avec ! L’histoire ne se répète pas, sinon elle bégaie.

Mais les encenseurs lui ont tellement répété qu’il était le plus fort, le plus grand, le meilleur, qu’il a fini par s’en persuader. Comme il croit, en ce soir de premier tour, Patrick Buisson, sorte de Raspoutine des sondages, qui lui assure que son résultat est une quasi-victoire, qu’il peut même encore l’emporter. À condition, évidemment, « d’extrême-droitiser » encore son discours jusqu’au second tour. Certains ont bien tenté de lui démontrer que cette stratégie était suicidaire. Que la fracture sociale s’étant aggravée sous son quinquennat, il était kamikaze de vouloir refaire le coup gagnant de 2007. Qu’il fallait au contraire reconquérir l’électorat légitimiste, ressusciter l’unité nationale face à la crise, quitte à dramatiser la situation.

Écoutez ce que nous disait, cinq jours avant le premier tour, un élu UMP qui, sans ménager sa peine pour faire réélire Sarkozy, était persuadé depuis des semaines que l’encore locataire de l’Élysée fait fausse route :

« À partir du dimanche 22 avril à 20 heures, Patrick Buisson rentre à la niche ! La stratégie droitière qu’il a vendue à Nicolas Sarkozy s’arrête net. Elle lui a peut-être permis de s’assurer une place de finaliste pour le second tour, mais elle a causé des dégâts sans doute irréparables. Nicolas Sarkozy va devoir désormais séduire et convaincre tous ces électeurs du centre et de la droite modérée que cette campagne “au peuple” et aux tripes a rebutés, voire dégoûtés. » Et comment compte-t-il s’y prendre après avoir mené une campagne de premier tour aussi droitière ? « Nicolas Sarkozy va imposer l’idée que ce second tour est avant tout un référendum anti-Hollande, que son adversaire constitue un réel danger pour la France, qu’il n’a pas les épaules pour le job, qu’il va accroître notre dette et nos déficits, nous mettre à la merci des marchés financiers, augmenter gravement les impôts. Bref, envoyer la France dans le mur… » La feuille de route serait simple, voire simplissime : « Sarkozy va rappeler qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait chuté de 17 % entre le 11 et le 15 mai et qu’il avait fallu suspendre les cotations. Il va dire que les investisseurs étrangers, qui détiennent 70 % de la dette française, détestent l’incertitude et que, pour eux, Hollande, c’est l’aventure ! Le président achèvera de dégonfler la bulle Hollande lors du grand débat télévisé du 2 mai. Ce sera sans doute insuffisant pour gagner, mais c’est absolument nécessaire pour éviter une humiliation. » La route, ainsi, serait dégagée pour l’Élysée.

Peine perdue. À la Cour, on s’incline si l’on ne veut pas connaître la disgrâce. D’ailleurs, relevaient Patrick Buisson et ses élèves, plus le chef de l’État affichait ses amours extatiques avec Angela Merkel, plus il baissait dans les sondages. Aussi, quitte à marivauder, pensaient-ils, il valait mieux interpréter La Double Inconstance que Les Jeux de l’amour et du hasard. Après plusieurs semaines de « représidentialisation », Sarkozy s’afficha donc contre Schengen – courant après le peuple du « non » ; puis, anti-élites, menaçant syndicats, patrons avides et exilés fiscaux. Et tant pis si les enquêtes qualitatives montraient alors que les Français avaient du mal à croire à cette nouvelle métamorphose ! La crainte d’une humiliante élimination au premier tour était plus forte que tout. Perdre avec les honneurs ou perdre avec le déshonneur, Buisson a choisi, Sarkozy a foncé ! Sus aux socialos ! Sus aux médias ! Sus aux syndicats ! Sus aux immigrés ! Sus à Hollande, le représentant du parti des étrangers ! Violence tous azimuts. Comme si, en quinze jours, il voulait se venger des coups dont ces indécrottables « antisarkozystes » l’avaient accablé durant ces cinq années de mandat !

Hélas, la « baudruche » Hollande ne se dégonfle pas. Plus il lui tape dessus, plus Hollande semble se raffermir. Et plus le matamore, à l’inverse, passe pour un Tartarin. Pour un Pinocchio même, pris chaque jour en flagrant délit de mensonge éhonté. Une campagne de soudard quand son adversaire, lui, se contente de « déambuler » à la rencontre des Français. Sarkozy attaque, Hollande esquive. Sarkozy épuise, Hollande apaise.

Au soir du premier tour, une évidence s’impose : Nicolas Sarkozy s’est révélé une fois de plus son pire ennemi. Au moins n’a-t-il laissé à personne d’autre le soin de l’assassiner. Il s’est tué lui même.