Sun Tzu

Il est presque 19 heures. Marine Le Pen vient de répondre aux questions d’Arlette Chabot sur Europe 1. À la sortie du studio, elle reconnaît le journaliste de Marianne :

« Alors, vous avez lu mon livre ? C’est autre chose que celui de Hollande, hein ?

– Non, j’avoue que je ne l’ai pas lu. Mais vous, où en êtes-vous de vos parrainages ?

– Ça avance doucement. 430, 440… On les aura. Le problème n’est pas là. Le problème, ce sont les banques. Tant que vous n’avez pas la certitude de recueillir les signatures requises et donc de participer à l’élection présidentielle, elles ne veulent rien vous prêter. Or, moi, j’ai besoin d’argent. Sarkozy et Hollande croulent sous le fric, mais moi je n’ai rien. »

Comme son père, Marine Le Pen a toujours eu le chic pour se faire passer en permanence pour une victime. Victime du système. Victime de l’ostracisme des médias. Victime du principe des 500 parrainages. Victime du mode de financement des campagnes. Mais pour une fois, elle dit vrai. Une campagne électorale, c’est aussi – d’abord – une affaire d’argent. Et son parti, le Front national, est criblé de dettes. Quant aux banques, quand elles ont passé outre la crainte de voir leur nom associé à telle ou telle formation politique, elles pratiquent avec les candidats comme avec les PME : elles veulent s’assurer que l’emprunteur est solvable et qu’elles reverront un jour leur argent. Quoi de plus fiable, pour ça, que la signature de l’État qui, après vérification des comptes de campagne, rembourse 47,5 % des sommes engagées à ceux qui recueillent plus de 5 % des suffrages (4,75 % seulement à ceux qui font moins de 5 %, soit 800 423 euros maximum) ? À condition, bien sûr, d’avoir les signatures de maires requises et de pouvoir concourir à l’élection présidentielle.

Or, depuis des semaines, la candidate FN joue les pleureuses dans les médias. Elle jure qu’elle n’aura peut-être pas ses signatures, que c’est un « scandale démocratique ». Elle abjure, matin, midi et soir, les grands partis de lui donner un coup de main pour réunir les parrainages nécessaires. D’autant qu’à l’extrême droite de l’échiquier politique, un autre candidat bat la campagne pour recueillir des signatures. Et pas n’importe lequel. Il s’agit de Carl Lang, 54 ans, chef de file de l’Union pour la droite nationale (UDN). Naguère, en 1995, en 2002, en 2007, c’est lui qui partait à la chasse aux parrainages pour Jean-Marie Le Pen. Depuis 2009, il a fait sécession contre Marine, à laquelle il reproche d’être la « représentante du gaucho-lepénisme » et non « pas de la droite nationale ». Peu de chances pour lui, néanmoins, d’atteindre le seuil fatidique des 500 signatures, mais au 3 mars 2012, soit treize jours avant la date ultime du 16 mars, il en aurait déjà recueilli 380, dit-il. Autant de parrainages qui, à cette date, font cruellement défaut à la chef de file du Front national.

La campagne médiatique de Marine Le Pen pour obtenir ces précieux sésames, y compris devant le Conseil constitutionnel, a sans doute relancé sa collecte auprès des petits maires, réticents à accorder leur paraphe à la candidate du parti d’extrême droite, mais elle a refroidi les établissements bancaires. Rigueur oblige, la candidate du FN annule deux meetings importants de son agenda de campagne, prévus à Auxerre le 11 mars et à Clermont-Ferrand le 25 mars. « On ne peut pas dépenser l’argent qu’on n’a pas, raconte un membre de sa garde rapprochée. Le gouvernement ferait bien d’en prendre de la graine ! Et puis, pas la peine de s’affoler. Les signatures, on va les avoir et, à partir du 20 mars, tout change. Fini le principe d’équité dans les médias. Télés et radios vont passer au principe d’égalité des temps de parole et là, vous verrez et vous entendrez autant Marine Le Pen que François Hollande et Nicolas Sarkozy. Et ça, c’est gratuit ! »

Sur le papier, le plafonnement des dépenses électorales et le contrôle des comptes de campagne ont sans doute limité les excès : 16 millions d’euros au maximum pour le premier tour, 21 millions d’euros pour le second tour. Une somme dont l’État, donc, rembourse près de la moitié – ce qui, pour l’élection de 2012, coûtera environ 228 millions d’euros aux contribuables, soit 3,50 euros par Français ! Encore faut-il pouvoir financer ces investissements en empruntant auprès des banques et en sollicitant la générosité des donateurs. Chaque citoyen français a la possibilité de verser son obole sous forme de chèque, dans la limite de 7 500 euros aux partis de leur choix et de 4 600 euros aux associations de financement des candidats. Les dons en liquide, eux, ne peuvent excéder 150 euros. L’équipe d’Eva Joly espère ainsi récolter 300 000 euros de dons. Celle du candidat Bayrou pense recueillir 1,2 million d’euros ; celle de François Hollande croit pouvoir collecter 3 millions d’euros.

En 2007, celle du candidat Sarkozy avait obtenu 7 millions d’euros (sur un budget global de 20,9 millions d’euros), notamment grâce à son fameux Premier cercle, l’association des plus gros donateurs de l’UMP, organisée naguère par Éric Woerth sur le modèle des collectes de fonds américaines et aujourd’hui remise au goût du jour par le nouveau trésorier du parti majoritaire, Dominique Dord, et par le trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy, Philippe Briand. Mais à l’époque, la seule organisation de ses meetings de campagne avait coûté la bagatelle de 12 millions d’euros.

Fin mars 2012, l’UMP avait déjà reçu plus de 8 millions d’euros de dons – essentiellement des petites sommes (90 euros en moyenne) versées par plus de 87 000 personnes. Seule différence – de taille – par rapport à la campagne de 2007 : Nicolas Sarkozy ne participe plus aux réunions des riches donateurs de sa campagne. « Président du peuple » oblige, il ne veut plus se montrer – au moins jusqu’à l’élection – auprès de ces riches industriels qui, pour lui, ont carnets de chèques ouverts. Il laisse désormais à son trésorier, mais aussi à Jean-François Copé et à Nathalie Kosciusko-Morizet, le soin de battre le rappel des fonds.

Car la guerre coûte cher. Très cher. Un meeting de taille moyenne nécessite rarement moins de 250 000 euros. Celui de François Hollande au Bourget, le 22 janvier, a sans doute coûté un million d’euros. La facture totale de celui de Nicolas Sarkozy à Villepinte, le 11 mars, approche, dit-on, les 3 millions d’euros. François Bayrou a beau dénoncer ces démonstrations de force, « indécentes », dire qu’il y a « quelque chose de l’ordre de la provocation » à dépenser autant d’argent en période de crise, on est loin des sommes himalayennes dépensées dans les campagnes électorales américaines. Sans argent pourtant, pas de campagne. Car il faut aussi payer les affiches, les tracts, les déplacements, les sondages, les permanents. L’UMP paie même les déplacements de ses jeunes. Qui d’autre que Nicolas Sarkozy pouvait réserver à l’avance soixante heures de vol sur un Falcon 900 de la société Dassault Falcon Service pour faire campagne ?

À la fin du mois de février, 28 millions de tracts PS (dont 15 millions pour le livret du projet Hollande) ont déjà été distribués. Le PS s’apprête donc à imprimer cinq nouveaux tracts (sur le pouvoir d’achat, la justice sociale, la République exemplaire) tirés cette fois à 10 millions d’exemplaires, mais aussi 1,2 million d’affichettes. L’UMP, de son côté, a fait imprimer 21 millions de tracts pour « rétablir la vérité » sur le bilan du président sortant. En politique aussi, les injustices et les inégalités sont criantes. Certains ont tout, d’autres n’ont rien, ou si peu. Même l’UMP et le PS ne jouent pas à armes égales. Car pour François Hollande, le compteur tourne depuis le 16 octobre 2011, date de sa victoire à la primaire socialiste. Nicolas Sarkozy, lui, n’est entré officiellement en campagne que le 15 février. Mieux, une partie de la facture de Villepinte sera prise en charge par l’UMP au motif que les militants ne venaient pas seulement écouter le candidat Nicolas Sarkozy, mais aussi assister à un conseil national de l’UMP qui, ce jour-là, se tenait dans la même salle de 10 heures à midi !

Surtout, les plus graves suspicions pèsent sur le financement des campagnes précédentes. L’affaire Karachi entache directement le financement de la campagne d’Édouard Balladur en 1995. L’affaire Bettencourt met en cause le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Mais un autre type de soupçon plane sur la campagne de 2012 : les moyens déployés par le président sortant. De tout temps, l’opposition a suspecté le président-candidat à sa propre succession de bénéficier en sous-main des moyens de l’État. L’élection présidentielle de 2012 ne fait pas exception à la règle.

Le 30 novembre 2011, Daniel Vaillant, le mandataire de la campagne de François Hollande, et Pascal Terrasse, le président de la commission de contrôle financier du PS, ont en effet saisi la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) à propos des frais de déplacement de Nicolas Sarkozy. Ils s’étonnaient qu’une visite du chef de l’État sur le site nucléaire de Tricastin (Drôme), donc non comptabilisée dans ses futurs frais de campagne, ait pu servir à ce qu’ils qualifient d’« actes de propagande » de la part du futur candidat à l’élection présidentielle. Nicolas Sarkozy en avait alors profité pour fustiger l’accord entre les Verts et le PS, parlant même de « retour à l’époque de la bougie ». « Nicolas Sarkozy a utilisé la tribune qui lui était offerte pour attaquer l’un de ses adversaires sur ses propositions relatives à la politique énergétique de la France […]. À cette occasion, a par ailleurs été organisé le déplacement de nombreux militants du parti politique dont il est issu, sans que toute transparence ait été faite sur l’origine des fonds. » Or, poursuivent-ils dans leur courrier adressé à la Commission, « les frais engagés lors de ce déplacement qui s’inscrit dans le cadre de la campagne présidentielle n’ont pas été intégrés à ses comptes de campagne ».

Mais comment distinguer l’activité du président de la République de celle du futur probable candidat à l’élection présidentielle ? D’autant que le contrôle des dépenses de l’Élysée, lui, ne dépend que de la Cour des comptes.

Toujours est-il que, quinze jours plus tard, François Logerot, le président de la CNCCFP, adresse au PS un courrier fort diplomatique duquel il ressort qu’une partie du coût des déplacements du chef de l’État pourrait être intégrée à son compte de campagne s’il était « amené à exposer les éléments d’un programme de futur candidat ».

Aussitôt, en représailles, l’UMP saisit la Commission à son tour pour lui demander si le coût des débats de la primaire PS, retransmis à la télévision, ne devait pas être imputé lui aussi au compte de campagne de François Hollande. Coup pour coup. Le 16 décembre, l’équipe de campagne de François Hollande annonce alors la création d’un « observatoire des déplacements du président ». Coût pour coût, on vous dit !

Deux mois plus tard, le 13 février, sur la foi des éléments constatés, Daniel Vaillant écrit de nouveau à la Commission nationale des comptes de campagne. Cette fois, à cause d’un déplacement de Nicolas Sarkozy à Lavaur (Tarn), le 7 février, où il est allé « faire la promotion de la politique familiale » et tacler François Hollande sur ses velléités de réforme du quotient familial, mais aussi à cause d’une visite à Fessenheim (Haut-Rhin) « pour évoquer son programme en matière de politique nucléaire française ». Dans les deux cas, il « s’est livré à un véritable meeting […], déplore Daniel Vaillant. Ça suffit qu’on utilise ainsi les moyens de l’État » !

De même, le 3 avril 2012, le député apparenté PS René Dosière adresse deux questions écrites au gouvernement à propos des salaires d’Henri Guaino, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, et des collaborateurs de l’Élysée qui, note le parlementaire, sont engagés « à 100 % » dans la campagne de réélection du Président. Qui les paie ? Le budget de l’Élysée ou les comptes de campagne du candidat ?

En réalité, ce n’est qu’à la fin des campagnes électorales, lorsque le président est déjà élu, que la transparence est enfin faite sur l’utilisation des fonds publics. Et l’on imagine mal la Commission venir contester l’élection du nouveau chef de l’État pour de basses questions matérielles.

Il y a pourtant mille et une façons de détourner les règles sur le financement des campagnes. La Commission en a d’ailleurs relevé une qui devrait, du coup, disparaître du paysage à l’occasion de cette élection présidentielle. Le 28 décembre dernier, dans son rapport annuel de quelque 554 pages – totalement passé inaperçu –, elle a prévenu l’ensemble des candidats qu’elle ne rembourserait plus que les seules prestations matérielles des partis politiques aux candidats. Pourquoi ? Parce qu’elle s’est rendu compte que les partis facturaient des sommes de plus en plus importantes au titre des prestations intellectuelles, qui, par définition, sont incontrôlables par les commissaires aux comptes. Celles d’Europe Écologie-Les Verts auraient ainsi progressé de 221 % en 2010, celles du PS de 88 % et celles du PC de 31,1 %. Alors qu’elles diminuaient de 87,8 % à l’UMP.

La candidate écologiste Eva Joly a cru déceler elle aussi un soupçon de détournement des règles de financement de campagne… à l’UMP. Le 27 février, son trésorier, Yves Contassot, saisit à son tour la Commission. Selon lui, Nicolas Sarkozy fait appel à des dons sur son site Internet de campagne au nom d’une association dont la création n’a pas encore été publiée au Journal officiel – ce qui serait illégal. « N’ayant juridiquement pas de mandataire financier, interroge l’élu Vert, comment peut-il payer des factures importantes ? », comme celles de ses meetings de Grenoble ou de Marseille qui ont coûté chacun entre 200 000 et 300 000 euros.

On le voit, l’argent est au cœur des campagnes. C’est même le nerf de la guerre. Mais l’on ne se doute pas forcément à quel point il peut être vital pour certains candidats ou certaines formations politiques. À quel point il peut déterminer certaines décisions éminemment politiques. En novembre 2011, l’hebdomadaire Marianne, sous la plume de Jean-Claude Jaillette, a révélé les dessous inattendus de l’accord électoral passé entre les Verts et le PS. Selon des documents internes, que mon confrère s’est procuré, il apparaît que le parti écologiste connaît depuis plusieurs mois une situation financière particulièrement périlleuse et donc qu’un accord avec le Parti socialiste pour les futures élections législatives devient absolument vital. Qui sait, par exemple, que les salaires de juin 2011 des permanents du parti écologiste n’ont pu être payés à temps, pas plus d’ailleurs que ceux de juillet ?

Une seule solution pour éviter le dépôt de bilan : augmenter les recettes. Or, dans un parti politique, les recettes proviennent principalement de l’État qui accorde environ 1,70 euro pour chaque voix gagnée lors des élections législatives. Chez les Verts, on a vite fait les calculs : pour retrouver un peu d’oxygène financier, il faudrait réunir entre 1,5 et 1,8 million de voix en juin 2012, soit un score moyen de 6 %. Pour cela, il conviendrait d’obtenir au moins 80 circonscriptions protégées – sans adversaire socialiste – et y réaliser au moins 35 % des voix en moyenne. Si, en plus, les Verts avaient la possibilité de constituer un groupe parlementaire, compte tenu des moyens y afférant (notes de frais et voyages remboursés, secrétariat payé), alors le parti serait sauvé.

Autrement dit, sans accord avec les socialistes, plus de parti écolo ! Au final, les négociateurs de François Hollande ont réservé 60 circonscriptions aux Verts. Ce qui doit leur garantir une trentaine de députés en cas de victoire du candidat socialiste à la présidentielle, une quinzaine en cas de défaite. De quoi permettre à Eva Joly d’aborder plus sereinement sa campagne présidentielle dont le budget prévisionnel est évalué entre 1,7 et 4 millions d’euros.

Mais une campagne, c’est aussi la manière dont chacun des candidats se comporte vis-à-vis de l’argent et de ceux qui en ont. Ainsi vous ne verrez jamais le « candidat normal » François Hollande, pas plus que celui du MoDem, François Bayrou, porter des Ray-Ban ou une Rolex à leur poignet. De même, vous aurez plus de chance de croiser Dominique de Villepin dans l’un des grands restaurants de la capitale que Jean-Luc Mélenchon. Encore que la campagne de 2012 ne soit pas celle de 2007.

La crise interdit désormais toute forme d’ostentation, y compris à Nicolas Sarkozy qui affecte de regretter son passage au Fouquet’s au soir du 6 mai 2007 et d’apparaître comme le « candidat du peuple ». Pas simple. Il doit faire oublier sa proximité avec les patrons du CAC 40 – alors que l’affaire Borloo-Proglio vient d’éclater. Il doit faire oublier qu’à peine élu, il avait augmenté son propre traitement de 170 % ! Faire oublier aussi que, lorsqu’il ne dort pas à l’Élysée, Nicolas Sarkozy rejoint son épouse dans sa sublime maison particulière nichée au cœur du XVIe arrondissement de Paris, à deux pas de la très chic Villa Montmorency. Faire oublier que, le vendredi 24 février sur Europe 1, au micro d’Arlette Chabot et de Nicolas Poincaré, sa porte-parole de campagne, Nathalie Kosciusko-Morizet, a commis la bourde qu’il fallait éviter, en évaluant le ticket de métro à « 4 euros et quelque » (au lieu de 1,70, tarif parisien). « La » faute. Quand elle sort du studio, l’ex-ministre de l’Environnement est blanche comme un linge. Son attachée de presse tente bien de lui remonter le moral. « Tu as dû confondre avec le ticket de RER Longjumeau-Paris », tente d’expliquer sa collaboratrice. Plusieurs journalistes de la station essaient bien de minimiser la bévue, mais elle sait qu’elle a commis une erreur. Une erreur qui tombe au plus mauvais moment dans une campagne où le candidat Sarkozy veut justement faire peuple. « Quand on est ministre, on prend peu le métro, c’est vrai, je le reconnais. Et quand on le prend, on a le métro gratuit, notamment quand on est ministre des Transports. Donc mea culpa, mais ça fait bien longtemps que je n’ai pas acheté un ticket de métro », tente-t-elle de se justifier à l’antenne. En vérité, elle s’enfonce en révélant qu’elle ne paie pas ses transports ! Le Net se déchaîne alors contre cette porte-parole « bourgeoise », « éloignée des préoccupations quotidiennes des Français », qui ne doit « pas savoir non plus le prix d’une baguette de pain ou d’un litre d’essence ». Ce ratage, qui n’est pas sans rappeler celui de Valéry Giscard d’Estaing en 1981, lui vaudra même une vacherie de Benoît Hamon, le porte-parole du PS : « L’oscar du meilleur second rôle dans une série B dans laquelle le ticket de métro est à 4 euros est décerné à NKM pour : “Les cadeaux aux riches ces dernières années ont été faits par la gauche.” »

Depuis, dans la majorité, Nathalie Kosciusko-Morizet est tenue pour l’une des responsables des dysfonctionnements de la campagne. Quelle bande de girouettes ! Voici quelques semaines, ils ne tarissaient pas d’éloges sur cette « femme intelligente » qui avait su si bien gérer le Grenelle de l’environnement, les contrecoups de la catastrophe de Fukushima et le dossier des gaz de schiste. Elle incarne désormais, à leurs yeux, la « bobo snob » qui nuit au candidat du peuple. Pensez : elle ne connaît même pas le prix d’un ticket de métro ! « C’est injuste, regrette un membre de l’équipe de campagne. La vérité, c’est qu’en 2007, quand Sarkozy était bon, on était tous bons. Aujourd’hui, sa campagne est mauvaise. Du coup, on est tous mauvais. »

Lundi 27 février, François Hollande se retrouve face aux Français dans l’émission de Laurence Ferrari, « Paroles de candidat » sur TF1. Alors qu’il a déjà détaillé son programme fiscal un mois plus tôt – dans lequel il propose notamment la création d’une tranche d’impôt supplémentaire à 45 % pour les revenus supérieurs à 150 000 euros par an –, il annonce contre toute attente qu’il veut fiscaliser à hauteur de 75 % les revenus supérieurs à un million d’euros par an. Une mesure symbolique qui toucherait quelques milliers de contribuables aux rémunérations anapurniennes, mais qui ne rapporterait que quelques centaines de millions d’euros dans les caisses de l’État.

L’idée, plus politique que fiscale, a été peaufinée depuis plusieurs jours en tout petit comité. Pierre Moscovici a envoyé un mail à toute l’équipe de campagne. Objectif : trouver des idées nouvelles. Des idées qui ne figurent ni dans le programme de François Hollande, ni dans le projet du PS. Des idées choc pour relancer la campagne. Résumez-les en une page, dit-il. En réalité, François Hollande a découvert avec stupéfaction les résultats de l’étude du cabinet Proxinvest sur la hausse des rémunérations moyennes des patrons du CAC 40 en 2010 : + 34 % ! « Indécent, lâche-t-il alors à sa garde rapprochée. Dans le contexte de crise et d’austérité que connaissent les Français, on ne peut pas laisser faire. »

Longtemps, le candidat PS a hésité entre une mesure fiscale symbolique et un plafonnement des rémunérations. C’est lors d’un déjeuner, suivi d’une réunion stratégique au QG de campagne, le samedi 25 février, que la première solution a fini par l’emporter. Participent à cette réunion d’état-major Pierre Moscovici, le directeur de campagne, Manuel Valls, le directeur de la communication, et Stéphane Le Foll, le responsable de l’organisation de la campagne. Ni Michel Sapin, ancien ministre des Finances et porte-parole du candidat, ni même Jérôme Cahuzac, le président de la commission des finances de l’Assemblée, chargé des questions fiscales dans l’équipe de François Hollande, ne sont au courant. La réunion terminée, Manuel Valls adresse toutefois un SMS à Cahuzac pour le prévenir, mais ce dernier préfère joindre François Hollande en personne pour en avoir le cœur net. Impossible de joindre Hollande. Répondeur. Message. Hollande ne l’a jamais rappelé pour confirmer.

L’idée est néanmoins entérinée, mais la date et les modalités de l’annonce ne sont pas encore fixées. Dans une émission de télévision ? Dans un entretien accordé à la presse écrite ? Au cours d’un prochain meeting ? La prestation de Nicolas Sarkozy sur RTL, le lundi 27 février au matin, achève de convaincre François Hollande qu’il doit accélérer le processus. À l’antenne, le chef de l’État ne se contente pas d’attaquer la compagne du candidat socialiste, il ne se contente pas de mettre sur un même plan ses propres vacances sur le yacht de Vincent Bolloré et le contrat de travail de Valérie Trierweiler sur la chaîne Direct 8, propriété du groupe Bolloré. Il cogne aussi à bras raccourcis sur son adversaire dont il dénonce l’amitié avec Pierre Bergé (dont la fortune est estimée à plus de 100 millions d’euros) et avec Mathieu Pigasse, le vice-président de la banque d’affaire Lazard en Europe, par ailleurs actionnaire du journal Le Monde – comme Pierre Bergé – et propriétaire du magazine Les Inrockuptibles. Message envoyé aux Français : « L’ami des riches, l’ami des élites, c’est pas moi, c’est lui. » « Attaque minable », dit en privé François Hollande. « Indigne d’un chef de l’État », ajoute Valérie Trierweiler.

Dans l’après-midi, François Hollande a de nouveau rendez-vous avec sa garde rapprochée pour les ultimes préparatifs de son émission sur TF1. À « Mosco », Valls et Le Foll se sont joints Aquilino Morelle, ancien bras droit d’Arnaud Montebourg devenu le principal auteur des discours de Hollande, et Gilles Finchelstein, 47 ans, ancien strauss-kahnien, sans doute l’une des têtes les mieux faites de la galaxie socialiste. Cette fois, sa décision est prise : le nouvel impôt des ultrariches, il l’annoncera le soir même, sur le plateau de Laurence Ferrari. Il le justifiera, dit-il, au nom du « patriotisme ». « Un message de cohésion sociale. » Au moment où le futur président, quel qu’il soit, devra demander à l’ensemble de la Nation des efforts importants, « je dois envoyer un signal de justice en demandant plus à ceux qui ont beaucoup ». Ce sera aussi sa manière à lui d’éteindre la polémique lancée par le Guardian de Londres. Sa manière, surtout, de défendre sa compagne, Valérie Trierweiler, qui lui avait reproché en privé de ne pas l’avoir suffisamment défendue au moment de l’affaire de la « vraie-fausse fiche des RG ».

En réalité, Hollande fait sienne, sans le dire, la méthode qu’employa le président américain Franklin D. Roosevelt. Quand il arrive à la Maison-Blanche en 1932, en pleine dépression, le taux d’imposition appliqué aux plus riches (ceux qui gagnent alors 200 000 dollars par an, c’est-à-dire environ un million de dollars d’aujourd’hui) ne dépasse pas 25 %. Il décide de l’augmenter immédiatement à 63 %, puis à 79 % en 1936 et même à 91 % en 1941, année où les États-Unis font leur entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Ce taux fut ramené à 70 % en 1970 et, que l’on sache, les Rockefeller n’ont pas pour autant fini SDF dans le Spanish Harlem !

Cette tranche d’imposition ne bougea plus jusqu’en 1980, date à laquelle Ronald Reagan, puis les Bush père et fils, révolution néoconservatrice oblige, l’abaissèrent aux alentours de 35 % – ce qui entraîna l’enrichissement sans limite des 1 % les plus riches de la Nation et la stagnation du pouvoir d’achat de tous les autres.

Si, comme l’assurent Nicolas Sarkozy et l’ensemble des gouvernants des grandes puissances occidentales, la crise que nous traversons est la pire que nous ayons connue depuis celle de 1929, pourquoi, dès lors, ne pas appliquer les méthodes qui permirent aux États-Unis de s’en sortir ?

Le lendemain de cette annonce, dont il perçoit instantanément la portée symbolique, Nicolas Sarkozy, en meeting à Montpellier, ne peut s’empêcher de répliquer : « Tout ça donne une impression d’improvisation, de précipitation, pour tout dire d’amateurisme qui est assez consternante. » Bingo ! François Hollande a obtenu exactement ce qu’il cherchait : que le candidat autoproclamé du peuple se mue en défenseur lyrique des ultrariches. Pour les possédants – et leurs avocats –, la fiscalité, c’est un peu la muleta que le torero agite dans l’arène sous le nez du taureau. Et dire que, voici quelques mois, un certain nombre de patrons, richement payés, signaient une pétition dans Le Nouvel Observateur pour demander à être plus taxés. Ils auraient dû se souvenir de ce que François Hollande disait à La Rochelle, début septembre 2011 : « Ah, ces cortèges de riches qui veulent être taxés ! Mais Nicolas Sarkozy tient bon, il n’a pas cédé […]. Des riches demandent à être plus taxés ? Ils pétitionnent ? Qu’ils nous attendent, nous arrivons ! »

Nicolas Sarkozy et ses amis, eux, ont vu rouge. Cette mesure, pourtant, ne présage pas vraiment d’un Grand Soir fiscal. Elle ne frappe a priori que 5 000 personnes, soit environ 0,1 % des contribuables français. Des contribuables dont le taux effectif moyen d’imposition, selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, ne dépasse pas 16,6 %, grâce aux 476 niches fiscales en vigueur.

Pour comprendre de quoi il s’agit, rien de tel que de prendre, encore et toujours, l’exemple de Mme Liliane Bettencourt, héritière du groupe L’Oréal. Les dividendes annuels qu’elle tire de son entreprise s’élèvent à près de 300 millions d’euros. Mais par le biais d’une niche fiscale particulièrement avantageuse, elle est autorisée à ne déclarer que le quart de cette somme sur son revenu imposable ! Ainsi, lorsque le bouclier fiscal à 50 % était encore en vigueur, elle ne payait que 35 millions d’euros d’impôt (soit 13 % de taux d’imposition), après que le fisc lui eut remboursé, au titre de ce même bouclier, la coquette somme de 30 millions d’euros par an. En critiquant la proposition de François Hollande, c’est au secours de ce genre de contribuables que volent Nicolas Sarkozy et les membres de sa majorité. Exactement le genre de réactions qu’espérait le camp Hollande.

Dès la fin de l’émission de TF1, d’ailleurs, les téléphones portables des membres de la « cellule riposte » de l’UMP se mettent à chauffer. Il faut armer les snipers de la majorité. Munition n° 1 : Hollande improvise (repris en boucle sur tous les médias). Munition n° 2 : les riches vont prendre la poudre d’escampette – comme si tous les cadeaux fiscaux les avaient fait revenir de leur retraite en Suisse, à Monaco ou en Belgique ! Munition n° 3 – la plus létale : le candidat socialiste veut moins de riches ; Nicolas Sarkozy, lui, veut moins de pauvres.

Application concrète des consignes par Luc Chatel, ministre de l’Éducation : « Vous avez François Hollande qui, en gros, veut qu’il y ait moins de riches. Nicolas Sarkozy, lui, veut qu’il y ait moins de pauvres. C’est une grosse différence et c’est un vrai choix pour la France. » Application des mêmes consignes par Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : il faut agir pour « qu’il y ait moins de pauvres plutôt que de chasser les derniers riches qui peuvent y vivre aujourd’hui et qui n’ont pas pratiqué l’exode fiscal ». Déclinaison des mêmes éléments de langage par le député de Savoie, Dominique Dord, par ailleurs trésorier de l’UMP et de la campagne de Nicolas Sarkozy : « De ma circonscription savoyarde, je tente depuis hier de verrouiller la frontière suisse. À 75 % d’impôt, peut-être plus la semaine prochaine, je crains que la file d’attente ne vienne jusqu’à Aix-les-Bains. » Difficile, après ça, de faire passer Nicolas Sarkozy pour « le candidat du peuple » contre les élites.

François Bayrou, qui, jusqu’à présent, jugeait le programme fiscal du candidat Hollande « un peu timide », en appelle carrément à feu Michel Audiard (qui n’y est pour rien… mais on ne prête qu’aux riches !) pour fustiger la proposition de Hollande : « Le déconomètre fonctionne à plein tube. » Quand on sait que le salaire médian ne dépasse pas les 1 653 euros nets par mois, pas sûr que les millions de Français qui peinent à boucler les fins de mois aient trouvé là matière à rire. La preuve : un sondage BVA, publié le 3 mars suivant, indique que 65 % des Français se disent favorables à la proposition Hollande. N’en déplaise au baron Ernest-Antoine Seillière, sorti pour l’occasion de sa retraite, et de ces quelques joueurs de foot, entraîneurs ou dirigeants de clubs, dont l’égoïsme et l’indécence ne cessent de surprendre.