Sun Tzu

« Si ça continue comme ça, Sarko va finir comme Giscard : le goudron et les plumes en plus. » La phrase, prononcée en privé, émane d’un député sarkozyste connu pour sa fidélité sans faille au chef de l’État. Devant micros et caméras, il donne le change, affecte d’y croire encore, mais en « off », c’est la grosse déprime. « Passent encore les mauvais sondages, mais la TVA sociale ? Il croit que l’impopularité de cette idée va faire la preuve de son courage ? Mais nous, derrière, on en prend plein la gueule dans nos circonscriptions. Il pense à lui, pas à nous. » Puis, sur le ton de la confession : « En vérité, c’est plié. Quant à ceux qui auront la témérité de le soutenir malgré tout, ils seront balayés aux législatives, emportés par le tsunami rose qui s’annonce. » Alors, sauve-qui-peut !

Stupeur et tremblements au siège de l’UMP ! Le téléphone portable de Jean-François Copé est pris d’assaut par ces dizaines de parlementaires qui pressentent la raclée électorale aux législatives de juin prochain. Il faut réagir. Vite. Au lendemain du grand meeting de François Hollande au Bourget, Copé a annoncé qu’il allait distribuer quelque 6 millions de tracts pour défendre le bilan du président et vanter les « 10 grandes réformes du quinquennat » : réforme des retraites, autonomie des universités, interdiction du port de la burqa dans l’espace public, instauration des peines plancher pour les récidivistes, service minimum dans les transports et l’Éducation nationale, exonération des heures supplémentaires, suppression des droits de succession pour « 95 % des Français », reconduite à la frontière de 30 000 immigrés clandestins chaque année, plan Cancer, plan Alzheimer… Sur Internet, l’UMP s’amuse à dénoncer « le programme caché de François Hollande » : si les propositions du candidat socialiste, notamment sur les retraites, étaient appliquées, ce serait « la banqueroute assurée » pour le système de répartition. Les auteurs de cette contre-attaque désordonnée mélangent allègrement les mesures prônées par François Hollande lui-même, les propositions tirées du programme du PS et certaines idées défendues par Arnaud Montebourg, Manuel Valls et même Eva Joly : toutes idées abandonnées depuis longtemps par le candidat socialiste. Aucune importance. Il faut réagir, l’Élysée l’ordonne, la situation l’exige. Le parti présidentiel s’apprête même à diffuser un autre tract à deux millions d’exemplaires, intitulé : « Suppression du quotient familial : le PS veut matraquer les familles. » Et tant pis si François Hollande a déjà dit qu’il n’entendait pas le supprimer. Les flingueurs de l’UMP tirent à l’aveugle, même si la riposte, excessive, caricaturale, semble renforcer l’adversaire.

D’autant que les confidences intimistes de Nicolas Sarkozy à quelques journalistes, en marge de son déplacement en Guyane, ont suscité l’embarras. Rendez-vous compte : lui, le battant, le gagneur, ose désormais évoquer son retrait de la vie politique en cas d’échec. « Oui, j’en ai la certitude. J’ai 56 ans, je fais de la politique depuis trente-cinq ans, j’ai un métier [avocat], je changerai complètement de vie, vous n’entendrez plus parler de moi si je suis battu. » Ou encore : « Que je sois élu ou non, je suis confronté à la fin de ma carrière puisque j’ai décidé qu’un président ne ferait pas plus de deux mandats. » Puis, se reprenant devant un auditoire médusé par de tels aveux : « Mais on en a encore pour cinq ans ensemble ! […] Vous allez être surpris […]. Le maître mot de la campagne, ce sera l’“authenticité”. L’élection, ce sera : un discours, quelques propositions, un tempérament. » Les journalistes du Monde et de l’AFP, qui ont assisté à cette confession, rapportent que le Président aurait même cité le philosophe Blaise Pascal (1623-1662) : « L’homme est ainsi fait que tout est organisé pour qu’il oublie qu’il va mourir. » De l’auteur des Pensées, il aurait pu aussi retenir cette autre maxime : « Le moi est haïssable. » Car Nicolas Sarkozy est une fois de plus retombé dans ses propres travers : il parle de lui, encore de lui, toujours de lui.

La presse de province, si importante dans une élection présidentielle, voit dans ce « coup de blues » de Nicolas Sarkozy « une opération d’intox ». « Le chef de l’État joue sur la corde sensible » ; « Cette supposée lassitude distante tient plus de la tactique que de la déprime » ; « Comment imaginer que le président de la République, dont l’exercice du pouvoir représente la finalité d’une vie, puisse le laisser sans combattre ? ». De retour à Paris, Nicolas Sarkozy comprend aussitôt que l’opération de communication n’a pas eu les effets escomptés. Pis, elle a jeté le trouble dans l’opinion, jusque dans les rangs de sa propre majorité.

Mardi 24 janvier, regonflage de moral pour tout le monde. À l’Élysée, le chef de l’État reçoit les « déprimés » de l’UMP lors du petit déjeuner hebdomadaire de la majorité. Un rendez-vous à huis clos au cours duquel, comme à l’ordinaire, il donne le ton. Selon lui, François Hollande s’est livré au Bourget « à une attaque absolument sans précédent contre les classes moyennes ». Voilà la nouvelle ligne de front, le nouvel Évangile anti-Hollande : la progressivité de la CSG, la suppression du quotient familial, l’instauration d’une nouvelle tranche supplémentaire de l’impôt sur le revenu, c’est « feu sur les classes moyennes », dit-il. François Fillon, de son côté, reproche à François Hollande ses déclarations de guerre contre le monde de la finance. Dénonçant ce « recours au bouc émissaire », il juge « assez criminel d’utiliser cet argument qui existe depuis le Moyen Âge ». « Il nous a ressorti quelques vieilles lunes, lâche même Alain Juppé. C’était un peu le retour à Mitterrand, le mur de l’argent. »

Jean-François Copé a capté le message, mais il ne sait plus comment faire. Le moral des troupes est au plus bas. Les confidences désabusées du Président ont causé plus de dégâts que ne le croient le locataire de l’Élysée et le Premier ministre. Ce même mardi 24 janvier, devant 260 députés, sénateurs et eurodéputés UMP, réunis au siège du parti présidentiel, rue de Vaugirard (XVe), Copé se fait le porte-voix du chef de l’État : « Allez sur le terrain porter partout la bonne parole […] : on n’est pas obligés de se laisser impressionner. Les mois de janvier, dans les campagnes présidentielles, on les connaît bien. Il y a les héros du mois de janvier, les battus du mois de janvier… mais l’élection est en mai et, d’ici là, il va se passer beaucoup, beaucoup de choses. »

Le lendemain, lors d’un point de presse au siège du parti, il tente encore de faire bonne figure : les confidences du Président en Guyane, « ce sont des citations totalement sorties de leur contexte… on connaît tous […]. Cette histoire n’a pas beaucoup de sens. Je peux témoigner que le président de la République, pour le voir quotidiennement, est totalement déterminé ». Copé est un comédien bien peu convaincant. Le matin, lors de la réunion du bureau politique de l’UMP, même le sénateur Serge Dassault, propriétaire du Figaro – journal qui a publié des extraits des confidences présidentielles –, a perdu son calme légendaire : « Ce qui est repris dans la presse est catastrophique ! » Silence approbateur dans la pièce. Brice Hortefeux tente de calmer l’avionneur : « Au contraire, de la part de Nicolas, c’est de l’humilité, c’est juste normal. »

Ami de toujours du Président, l’ancien ministre de l’Intérieur est l’un des derniers à y croire. Selon lui, les commentateurs ne lisent pas les sondages avec les bonnes lunettes, le socle des électeurs de Nicolas Sarkozy est encore très solide. Mieux, si l’on se réfère aux sondés sûrs de leur choix final, ce socle ne cesserait même de se consolider. Et ce n’est qu’un début, explique-t-il, tant le programme de Hollande est « ringard, dépassé, d’un autre temps ».

Il n’empêche… Hors micro, les élus de la majorité sont mûrs pour le Lexomil. « Logiquement, il ne peut plus gagner, nous avoue un ancien ministre. La perte du triple A a fait un mal de chien, le sommet social est un ratage complet, les chiffres du chômage sont catastrophiques [150 000 chômeurs de plus en 2011], la TVA sociale est un suicide politique. L’émission de télévision de dimanche prochain, c’est l’opération de la dernière chance. Mais personne n’est dupe : les Français savent bien qu’on ne fait pas de grandes réformes à trois mois d’une élection présidentielle. Quant aux promesses… »

Si à gauche, on se délecte de cette dépression étalée au grand jour, chacun sait bien que la prochaine séquence politique s’annonce cruciale. Jeudi 26 janvier, François Hollande doit présenter l’intégralité de son programme. La droite, elle, qui n’a encore ni candidat déclaré, ni programme officiel, va de nouveau taper à bras raccourcis sur le candidat socialiste. Le soir même, celui-ci sera opposé à Alain Juppé sur France 2.

Surtout, Nicolas Sarkozy a convoqué, pour le dimanche suivant, pas moins de neuf chaînes de télévision pour annoncer… Pour annoncer quoi, au juste ? « Je me demande ce qu’il va pouvoir inventer de nouveau, plaisante Nicolas Dupont-Aignan, le chef de file du mouvement Debout pour la République, invariablement crédité de 0,5 % dans les sondages. Ça fait cinq ans que ça dure. À chaque intervention télévisée, il invente une nouvelle idée qui ne sera pas appliquée. C’est quoi cette fois ? » L’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, qui feint toujours de vouloir concourir au scrutin présidentiel, se moque lui aussi de « ces confidences au milieu de la jungle guyanaise » : « On hésite entre plusieurs versions : est-ce que c’est “ne me quitte pas” ou est-ce que c’est, et je mets beaucoup de guillemets à la phrase : “casse-toi pauvre con” qui va l’emporter ? »

Croisé par hasard à la sortie du studio d’Europe 1, Villepin nous livrera hors micro ce pronostic à propos du Président : « Il est perdu, il a perdu, mais son orgueil est tel que lui seul ne le sait pas. » Traduction de François Bayrou, le même jour sur le plateau de BFM-TV : la stratégie de Nicolas Sarkozy « est marquée par une très grande inquiétude ».

Et pour cause : un nouveau sondage CSA, le premier effectué après le discours de François Hollande au Bourget, place le candidat socialiste à 31 % (+ 2) au premier tour contre 25 % à Nicolas Sarkozy (- 1). François Bayrou (15 %) et Jean-Luc Mélenchon (9 %) gagnent eux aussi 2 points chacun. Mais surtout, l’écart se creuse encore au second tour : 60-40 en faveur de François Hollande, soit désormais 20 points de différence !

À trois mois du scrutin, le chef de l’État joue donc son premier va-tout. Devant les caméras de TF1, France 2, i-Télé, BFM-TV, LCI, France 24, LCP, Public Sénat et TV5 Monde, il doit reprendre la main et annoncer des mesures fortes (TVA sociale, dérogations sur la durée du temps de travail…) pour « sortir des sables mouvants » où il semble s’enfoncer chaque jour un peu plus. Au Bourget, « Hollande a été bon, admet un proche conseiller du Président. La forme était incontestablement réussie. Maintenant, il va devoir dévoiler l’intégralité de son programme. Et là, on l’attend au tournant ».

Car avant le show télévisé de Nicolas Sarkozy, c’est bien François Hollande qui va parler en premier. D’abord pour présenter son programme, le jeudi 26 janvier, à la Maison des métallos, métro Couronnes dans le XIe arrondissement de Paris, un des hauts lieux du syndicalisme. Puis, le soir même, dans l’émission « Des paroles et des actes » sur France 2 où il doit affronter le chef de la diplomatie française, Alain Juppé. Pierre Moscovici a fait travailler les équipes du candidat. Tout est prêt : 60 mesures, chiffrées, détaillées, argumentées. François Hollande doit absolument transformer l’essai du Bourget. Sa crédibilité de présidentiable en dépend. Il n’est pas seulement le « candidat normal », il veut être aussi le candidat sérieux, crédible, responsable. Raisonnable. Trop ?

Dès le mercredi après-midi, la rédaction de Marianne a pu se procurer l’intégralité du texte – à charge, pour elle, de l’éplucher pendant la nuit du mercredi au jeudi de manière à l’intégrer à son édition qui doit sortir le samedi suivant. Première évidence, à la lecture de ce texte de 40 pages, « le projet présidentiel » de François Hollande est soumis à une « double contrainte : celle qu’imposent les finances du pays, mais aussi celle d’une droite aux aguets, prête à tirer en rafales sur l’adversaire désigné », écrit Gérald Andrieu.

Ainsi il prévoit d’augmenter les prélèvements obligatoires de 2,5 points de PIB, soit l’équivalent de 50 milliards d’euros en cinq ans. Hollande, candidat de la hausse des impôts ? Le candidat socialiste sait que la droite aura du mal à l’attaquer sur ce point puisque c’est, à peu de chose près, la hausse des impôts engagée par Nicolas Sarkozy sur les trois dernières années de son mandat. Il prévoit, en revanche, que la majorité ne laissera pas passer la remise en cause des 50 milliards de cadeaux fiscaux accordés depuis 2007, dont il supprimera 29 milliards. L’argumentation est prête : en période de crise, les plus privilégiés doivent contribuer, à proportion de leurs moyens, à l’effort national requis pour remettre les finances publiques dans le droit chemin de l’équilibre. Néanmoins – et c’est sans doute la faiblesse du projet et l’angle de tir que retiendra l’UMP –, s’il ouvre des pistes sur les nouvelles recettes de l’État, il n’en explore guère sur la réduction des dépenses, sinon que, malgré la création de 60 000 postes supplémentaires dans l’Éducation, le nombre total de fonctionnaires restera constant sur la durée de son mandat.

En revanche, côté fiscalité, François Hollande bouscule l’ordre établi – Jean-Luc Mélenchon, tout en qualifiant ce projet de « filet d’eau tiède », parlera d’ailleurs, pour s’en féliciter, de « contamination idéologique ». Hollande veut en effet modifier l’impôt sur les sociétés et viser au portefeuille les banques (dont il prévoit de majorer l’imposition de 15 %) et les grands groupes. Il promet d’instaurer trois taux d’imposition différenciés : 35 % pour les grandes entreprises, 30 % pour les PME et 15 % pour les très petites entreprises (TPE). Rien à voir, néanmoins, avec le Grand Soir fiscal que la gauche de la gauche appelle de ses vœux. S’il promet de supprimer les stock-options, il ne dit pas comment il compte encadrer les bonus. Il ne dit pas non plus comment il espère imposer aux dirigeants d’entreprises un écart maximal de rémunération de 1 à 20. En revanche, son volontarisme fiscal semble plus probant du côté de l’impôt sur le revenu (IR) : fusion de l’IR et de la CSG, création d’une tranche supplémentaire à 45 % pour les revenus supérieurs à 150 000 euros par part fiscale et, surtout, plafonnement des avantages tirés des niches fiscales à 10 000 euros de diminution d’impôt par an. Mais, là encore, il ne dit pas comment il va s’y prendre pour aligner la fiscalité des revenus du capital sur celle des revenus du travail – une de ses principales promesses.

Car le maître mot de ce programme reste bien la prudence. Prudence sur les emplois-jeunes (150 000 au lieu des 300 000 évoqués dans le programme socialiste) – même s’il y ajoute ses fameux contrats de génération. Prudence sur la santé – les dépassements d’honoraires ne seront pas supprimés, mais simplement « encadrés ». Prudence sémantique sur le monde éducatif – en évitant soigneusement d’aborder les sujets qui fâchent comme la discipline, l’autorité du professeur, le collège unique ou la sécurité des établissements scolaires. Prudence budgétaire sur la sécurité, justement – les « 10 000 postes de gendarmes et de policiers » envisagés par le projet du Parti socialiste se muent en 5 000 postes supplémentaires, soit 1 000 par an, dans les rangs des forces de l’ordre et de la justice. Prudence encore vis-à-vis des banques auxquelles il veut seulement imposer une séparation entre « activités de dépôt » et « activité d’investissement »…

Qu’importe, l’exercice est réussi. Devant un parterre de 400 journalistes et responsables socialistes (dont Martine Aubry, Ségolène Royal, Laurent Fabius, Manuel Valls et Pierre Moscovici), François Hollande annonce la couleur : « Je ne promets que ce que je suis capable de tenir : pas moins, pas plus, tout ce qui est dit sera fait. » Il veut, par avance, annihiler les critiques de la droite. Non, je ne suis pas mou. Non, mon programme n’est pas flou. Non, il n’y a pas de loup ! Hollande ne veut pas matraquer les classes moyennes, mais « les plus hauts revenus, tous ceux qui ont bénéficié des 75 milliards de cadeaux fiscaux cumulés sur le quinquennat ». Bref, apparaître comme un candidat « crédible » et « juste », qui ne promet pas de raser gratis.

Munis de leurs gilets pare-balles, les petits soldats du hollandisme attendent de pied ferme les snipers embusqués de l’UMP. Mais, bizarrement, les balles frôlent leur cible sans l’atteindre. Valérie Pécresse, porte-parole du gouvernement, dénonce « un projet qui met le modèle social […] de la France en péril ». Nathalie Kosciusko-Morizet – sur l’écologie – et François Sauvadet – sur la fonction publique – multiplient les tirs. En vain. Seul François Bayrou, qui a doublé son score de premier tour entre décembre et janvier (de 7 à 14 %) et dont l’image personnelle ne cesse de s’améliorer, trouve la bonne allonge : « On ne reviendra pas à l’équilibre avec ce programme-là […]. Il n’y a pas dans ce programme une seule mesure d’économies. » Le retour à l’équilibre budgétaire est-il un thème de campagne suffisant pour une élection présidentielle ? C’est moins sûr.

Jeudi 26 janvier. Alors que Jean-François Copé met la dernière main au conseil national de l’UMP qui doit se tenir le samedi à la Porte de Versailles pour entériner le projet de l’UMP pour 2012, la droite tout entière a les yeux rivés sur son « champion de substitution ». Alain Juppé face à François Hollande sur France 2. La belle affiche. « Le combat de la dernière chance », disent quelques-uns de ses amis qui rêveraient de le voir concourir en lieu et place du président sortant. Beaucoup comptent sur lui pour asséner les coups que François Hollande a réussi, jusqu’à présent, à éviter. L’ancien Premier ministre a préparé ce grand oral comme un débat télévisé d’entre deux tours. Il maîtrise les sujets, les chiffres, les angles d’attaque ; il sait, livre-t-il à ses proches quelques heures avant l’émission, comment prendre à revers un Hollande « pétri de certitudes » et « bourré de contradictions ». Las. Devant plus de 5,4 millions de téléspectateurs, le candidat socialiste accomplit un sans-faute ! Et c’est Juppé qui finit au tapis. Le ministre accuse son adversaire « de faire preuve d’arrogance », mais c’est lui, au finish, qui passe pour le suffisant. Commentant le duel, plusieurs élus UMP regretteront d’avoir assisté à un débat « trop technique ». En réalité, c’est le K.-O. de Juppé qui fut « technique » !

Meeting réussi au Bourget, présentation bien accueillie de son projet présidentiel, duel télévisé gagné face à Juppé. On est loin de l’impréparation de la campagne de Ségolène Royal en 2007. La communication s’est professionnalisée et, surtout, la cohésion autour du candidat semble désormais totale. Au PS, plus la victoire paraît promise, moins les voix discordantes se font entendre. Bref, François Hollande sort encore renforcé de cette semaine cruciale. Il n’a commis aucune erreur, c’est lui qui impose le tempo de la campagne. Il reste toujours le favori – a fortiori face à un président sortant qui se comporte chaque jour en candidat à sa propre succession, mais qui tarde à officialiser sa candidature.

À Grenoble, le vendredi 27 janvier, à l’occasion du forum « Vive la République », organisé par Libération et Marianne, Hollande fait de nouveau un tabac. « Carton plein pour François Hollande et Jean-Luc Mélenchon », titre Le Dauphiné. Pendant plus d’une heure et demie, il détaille ses projets, défend ses valeurs, devant un millier de participants tout acquis à la cause. Il fait référence à de Gaulle. 1969 : « Malraux lui demande quel a été son plus grand adversaire pendant toute sa vie politique, et de Gaulle répond : “Je n’ai eu comme seul adversaire que l’argent, qui n’a cessé d’être devant moi.” » Puis, comme pour prévenir son auditoire de ce que pourrait dire Nicolas Sarkozy lors de sa fameuse émission du dimanche soir : « Si vous entendez aujourd’hui ou demain un président en fin de mandat venir vous dire qu’il a fait beaucoup d’erreurs mais qu’il a changé, alors changez-le. » Un classique, un peu facile, qui déclenche les rires et les applaudissements de la salle.

Mais les participants, à commencer par François Hollande et les deux animateurs de ce débat, Nicolas Demorand, le directeur de Libération, et Maurice Szafran, le P-DG-fondateur de Marianne, ont aussi noté la colère sourde qui, ce jour-là, monte de la salle. « Une colère non pas dirigée contre le candidat, relève Maurice Szafran, mais une colère sociale contre la crise, contre les fins de mois difficiles, contre ce marché du travail qui ne peut pas accueillir leurs gosses, contre les banques qui n’accordent pas les crédits nécessaires. Et, au-delà de cette colère, la responsabilité qui pèse sur les épaules du possible futur président : on va voter pour vous, mais ne nous décevez pas ! »

Le même jour, devant un public grenoblois tout aussi fourni, Jean-Luc Mélenchon rencontre le même succès. Notamment lorsqu’il dénonce les propositions démagogiques de Marine Le Pen, mais aussi quand il appelle ses propres troupes à ne « pas mettre tous les autres dans le même sac ». Ses adversaires s’appellent Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy. François Hollande, lui, est un concurrent. L’épisode du « capitaine de pédalo » était sans doute une erreur dont le candidat du Front de gauche a tiré toutes les leçons.

Changement de décor. Le samedi 28 janvier, au conseil national de l’UMP, Porte de Versailles, le programme du parti pour 2012 est adopté à une écrasante majorité (96,37 % !) par quelque 86 295 militants (sur les 261 000 que compte officiellement le parti majoritaire). Un projet à « zéro euro » qui prône notamment la fin des 35 heures et qui doit servir de « boîte à outil » au futur président-candidat. Un non-événement en réalité, car chacun attend surtout la prestation télévisée de Nicolas Sarkozy. « Opération de la dernière chance », dit-on dans les travées du parc des expositions du XVe arrondissement. Mais le cœur n’y est pas.

Dimanche 29 janvier. Un dimanche presque comme les autres ? Dans les colonnes du Parisien, Claude Guéant, le ministre de l’Intérieur, assure que François Bayrou, bien que « concurrent », « appartient à la famille » UMP. « Sa pensée politique est très proche de la nôtre. Sur la gestion des finances publiques, par exemple, nous sommes sur la même ligne. » Le leader du MoDem, lui, n’apprécie guère ce baiser du serpent, ce « petit jeu pour faire croire qu’il y aurait entente » entre lui et le parti du Président. Valérie Pécresse, ministre du Budget et porte-parole du gouvernement, commentant les mesures que Nicolas Sarkozy s’apprête à annoncer le soir même sur l’emploi et la compétitivité des entreprises, estime qu’il est urgent de « remettre les gaz pour sortir du trou d’air que nous connaissons actuellement ». Pendant ce temps, Laurent Fabius qualifie le projet de TVA sociale de « triple faute, économique, sociale et démocratique » et se moque de la future intervention télévisée de Nicolas Sarkozy : il « a exigé de ne passer ni sur la chaîne météo, ni sur Equidia, on est quand même dans un pays très, très libre » !

Nicolas Sarkozy sur 9 chaînes en même temps, record du monde battu ! Cette fois, il est interrogé par Claire Chazal (TF1) et Laurent Delahousse (France 2), mais il a aussi insisté pour être questionné par deux journalistes économiques qu’il a lui-même choisis, Jean-Marc Sylvestre (i-Télé) et François Lenglet (BFM-TV). En privé, Michel Denisot, le très placide animateur du « Grand Journal » sur Canal Plus, aurait ironisé que « seule Al Jazeera n’était pas de la partie ». Première évidence : le Président est tellement candidat qu’il n’a même pas besoin d’annoncer sa candidature. La crise de l’euro étant, selon lui, endiguée, le président « protecteur » veut désormais se muer en président « courage ». Deuxième constat : après avoir lié son sort à la sauvegarde du triple A, il conditionne désormais son destin à celui d’Angela Merkel. L’Allemagne citée dix fois, vingt fois, comme le modèle à suivre. C’est pour se rapprocher des performances économiques allemandes qu’il veut démanteler les 35 heures et instaurer d’urgence la TVA sociale (une hausse de 1,6 % de la TVA, soit environ 13 milliards d’euros de baisse de pouvoir d’achat en contrepartie d’une baisse équivalente des charges patronales). Angela Merkel sera même invitée à soutenir le président sortant jusque dans ses meetings de campagne. Oui, Angela Merkel, celle que Nicolas Sarkozy a essayé en vain de convaincre de céder sur le rôle de la Banque centrale européenne (BCE), sur les euro-obligations, sur les mesures de relance de la croissance.

C’était donc ça, le pari de la dernière chance : appeler Angela au secours ? Proposer des mesures aussi impopulaires que la TVA sociale ? « Nicolas Sarkozy a déjà fait voter deux plans de rigueur inspiré par le courage politique. Que je sache, ça ne l’a pas fait remonter dans les sondages », s’agace un député UMP, irrité par l’émission dont il n’a pas raté une bouchée – comme un calice qu’on boit jusqu’à la lie. Et d’ajouter : « Ôtez-moi d’un doute : ce n’est pas la chancelière allemande qui se présente à l’élection présidentielle ? »

Dès le lendemain, la plupart des journaux se lâchent, à l’exception du Figaro qui, sous la plume de Gaëtan de Capèle, juge le programme du chef de l’État « utile pour l’intérêt général, à défaut d’être populaire ». « Désespérant », écrit Libération. « Ça passe ou ça casse », renchérit Le Journal de la Haute-Marne. « Président courage ou président kamikaze ? », interroge Patrick Fluckiger dans L’Alsace. Nicolas Sarkozy a voulu lancer un message subliminal : « Je sacrifie mon intérêt électoral personnel à la réforme nécessaire. » Mais à l’évidence, le message n’est pas passé. En tout cas, il a été mal compris. Colère des syndicats. Fureur des associations familiales. Violente charge de Bernard Thibaut, le secrétaire général de la CGT, devant des milliers de militants réunis au Zénith, contre le bilan « anti-social » de Nicolas Sarkozy. Et, surtout, nouveau coup de bambou pour tous ces élus de la majorité qui attendaient que le chef de l’État reprenne la main. « J’avoue mon incompréhension devant ce calendrier ubuesque, déplore le député UMP des Alpes-Maritimes, Lionnel Luca. C’est un formidable cadeau fait à l’adversaire. » Ce que le politologue Stéphane Rozès résume ainsi : l’émission « est un coup d’épée dans l’eau. La difficulté de l’exercice était de passer de président-candidat à candidat-président. Pour nouer un contact avec le pays, il faut un récit, un projet, puis un programme […]. Là, Nicolas Sarkozy a fait les choses à l’envers. Et si on veut rester président jusqu’au bout, il ne faut pas attaquer les adversaires, ni enjamber une élection ».

De cette émission, regardée par plus de 16,5 millions de téléspectateurs – preuve de l’attente suscitée –, il ne reste rien. En tout cas, pas de quoi réduire un écart de 12 à 20 points au second tour de l’élection présidentielle. « Pourquoi changerait-il de politique à quatre-vingts jours d’une élection ? lance Martine Aubry, sur RTL. Il a commencé en aidant les plus privilégiés […] et il termine en faisant payer les classes populaires et moyennes. » « Il fait payer son pseudo-courage aux autres, complète Pierre Moscovici. On a compris ce que serait sa campagne, une campagne rapide, une campagne brutale, une campagne dure. » « Les vœux du MEDEF sont exhaussés », ironise le NPA de Philippe Poutou et Olivier Besancenot. Il ne s’agit là que d’un « banal plan d’austérité et de soumission aux exigences du capital financier », fustige Jean-Luc Mélenchon. La hausse de la TVA est « inopportune, injuste, infondée et improvisée », résume François Hollande, alors en déplacement à Brest.

Mais ce qui retient plus encore l’attention des commentateurs, comme celle des soutiens du chef de l’État, c’est son choix d’unir son destin à celui de la chancelière allemande. Faire campagne à deux parce que ensemble, tout est possible ? Faire fi des critiques contre la ligne « Merkozy » ? L’idée est osée. Pas sûr, en effet, que le fait de s’afficher avec la mère fouettarde de l’Europe soit électoralement rentable. Le Président, lui, considère qu’en France, l’image de l’Allemagne est plutôt bonne. Pas faux. Mais l’image d’Angela Merkel et de sa politique de rigueur ? De ce côté-ci du Rhin, cet appel à « Angela » ressemble plus à un aveu d’impuissance qu’à une stratégie dûment réfléchie. Depuis la crise financière de l’été 2011, tout se passe pourtant comme si l’Allemagne était son dernier argument de campagne. Pis, il prend modèle sur le programme de l’ex-chancelier Gerhard Schröder, aujourd’hui salarié du groupe Gazprom. Un calcul d’autant plus étonnant qu’après avoir imposé une hausse de la TVA et une baisse des salaires aux ouvriers allemands en 2004, Gerhard Schröder avait été battu en 2005 par… Angela Merkel. Nicolas Sarkozy, lui, espère que ces réformes lui permettront de l’emporter les 22 avril et 6 mai. Comme si les Français étaient soudainement devenus masochistes. Comme s’ils allaient se résoudre sans broncher à une politique de baisse des salaires, fût-ce au profit de l’emploi. Dans un rapport publié le 24 janvier, l’Organisation internationale du travail (OIT) a même épinglé la politique allemande de compétitivité par les salaires, qu’elle considère comme « la cause structurelle » de la crise de la zone euro. Bizarre.

Autre bizarrerie : dès le début de son mandat, Nicolas Sarkozy a plutôt donné l’impression de vouloir desserrer les liens avec Berlin. Son modèle à lui, c’était George W. Bush – avec lequel il passa ses premières vacances d’été de Président. Son modèle, c’était Londres, la City – où il se rendit en 2008 pour son premier voyage officiel en compagnie de Carla Bruni.

En réalité, l’idée de régler son pas sur celui de la chancelière allemande a germé deux mois auparavant dans l’esprit du Président. Fin décembre 2011, précisément, lorsqu’il a reçu Gerhard Schröder à l’Élysée. Schröder, un social-démocrate : le piège parfait pour les socialistes français. Nicolas Sarkozy s’est aussi souvenu de l’avantage sondagier qu’il avait pu tirer de son émission de télévision avec Barack Obama, à l’issue du G20 de Cannes. Donc, bis repetita ! En s’affichant, à une heure de grande écoute aux côtés des plus grands dirigeants de la planète, il compte renforcer son image d’homme d’État et renvoyer son adversaire socialiste au statut de simple opposant. L’Élysée fait donc savoir à Berlin que le président français souhaiterait qu’Angela Merkel, à l’issue du 14e conseil des ministres franco-allemand à Paris, se prête au même exercice que le président américain. « Nicolas » et « Angela », le lundi 6 février, fauteuil contre fauteuil à l’Élysée, pendant le journal de 20 heures de France 2 et de la ZDF.

Drôle de pari, là encore. Au lendemain du nouveau Pacte budgétaire européen que Jean-Luc Mélenchon qualifie carrément d’« attentat contre la démocratie » et que François Hollande promet de renégocier s’il est élu, l’image fait le tour de toutes les capitales européennes. Mieux, Angela Merkel accepte de soutenir le président Sarkozy lors d’un de ses meetings de campagne non pas comme chef de gouvernement, mais en tant que chef de la CDU, un « parti ami » de l’UMP. Selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, la chancellerie en aurait même profité pour « geler » une demande de visite du candidat socialiste François Hollande, laissant entendre – au risque de provoquer un futur incident diplomatique – qu’Angela Merkel avait d’autres chats à fouetter. Clap de fin.

Mardi 31 janvier. Nicolas Sarkozy se laisse aller à la plaisanterie devant les parlementaires de sa majorité : « Pour les uns, je me suiciderais… Eh bien, je suis le suicidé le plus en forme de France. » Méthode Coué ? « Sur le fond, on n’a rien appris, commente le député UMP de la Droite populaire Christian Vanneste, peu avant sa « vraie-fausse » exclusion de l’UMP ; le Président a surtout fait de la pédagogie, mais il a réussi à retourner la salle et je peux vous assurer que tous les gens qui sortaient y croyaient. » Toujours est-il que, le lendemain, un nouveau sondage BVA vient doucher les ardeurs des derniers fantassins de la majorité : avec 34 % des intentions de vote au premier tour, François Hollande (+ 4) conforte son avance sur le chef de l’État (25 %, + 2). L’émission a peut-être renforcé le socle des électeurs de Nicolas Sarkozy, mais celui-ci conserve un retard considérable sur son adversaire au second tour : 57-43. Marine Le Pen et François Bayrou, eux, font du surplace. Une autre enquête OpinionWay semble démontrer que 57 % des Français sont hostiles à la TVA sociale. Une chose est sûre : le mariage de raison entre Angela et Nicolas n’a pas fait bouger les lignes. Pour le chef de l’État, tout est à refaire !

Le duel entre François Fillon et Martine Aubry sur France 2 n’y changera rien. Pas plus que la vente miraculeuse de 126 avions Rafale du groupe Dassault à l’Inde. Pas plus que le sauvetage de l’entreprise de sous-vêtements Lejaby par un sous-traitant du groupe LVMH dirigé par Bernard Arnault ou celui de Photowatt par EDF, présidé par Henri Proglio, deux des invités de Nicolas Sarkozy au Fouquet’s, le 6 mai 2007. Le retrait sur la pointe des pieds de Jean-Pierre Chevènement n’est alors qu’une simple formalité. Dernier sondage de la séquence, signé TNS-Sofres : 58 % des Français ne souhaitent pas la victoire de Nicolas Sarkozy.

Le mercredi 1er février au matin, le chef de l’État choisit le cadre du Conseil des ministres pour passer ses nerfs. Il se plaint du manque de soutien de certains ministres, disparus en pleine campagne, met en cause leur loyauté : « Quand vous jouez le coup d’après, vous perdez celui d’avant », lâche-t-il. Rebelote, le mercredi soir, devant une dizaine de parlementaires réunis à l’Élysée, parmi lesquels Brice Hortefeux, Valérie Rosso-Debord et Éric Ciotti : « Il faut être sur le terrain des idées ; Zapatero et Gordon Brown n’étaient pas sur le terrain des idées, ils ont disparu, ils sont morts. […] Moi, je suis bien vivant et dans le jeu. Je ne suis même pas candidat et je suis au cœur du film ! » Commentaire d’un participant : « Le taureau est dans l’enclos, il piaffe d’impatience d’entrer dans l’arène. » Ce n’est plus qu’une question de jours.