Sun Tzu

La « Lettre aux Français » de Nicolas Sarkozy a fait un bide. Pour être honnête, on s’y attendait un peu. Effet mobilisateur : zéro ! L’idée – au demeurant excellente – de payer le 1er de chaque mois, et non plus le 8, les pensions de retraite des personnes âgées n’a pas suffi à remplir le vide d’un texte dépourvu de toute perspective. Même ses propositions, plutôt judicieuses, sur le permis de conduire – qui coûte une fortune aux familles modestes – n’ont amusé la galerie que quarante-huit petites heures. Quant au coup de filet médiatisé dans les milieux islamistes, le 4 avril, il a viré au coup d’épée dans l’eau : deux jours plus tard, les dernières personnes placées en garde à vue étaient toutes relâchées.

Il faut dire que Nicolas Sarkozy, comme les neuf autres candidats à l’élection présidentielle, est désormais astreint (depuis le 9 avril à minuit et jusqu’au 21 avril à zéro heure) aux règles drastiques de la campagne officielle. Même temps de parole pour tout le monde. Mêmes émissions. Même exposition médiatique. Cheminade à égalité avec Sarkozy. Poutou et Arthaud aussi visibles et audibles que Hollande ou Mélenchon. « Un scandale démocratique », déplorent les patrons et les grands éditorialistes de la télévision et de la radio. « De quel droit nous impose-t-on de tels devoirs ? Nathalie Arthaud est à 0,5 % dans les sondages et elle parle autant que Sarkozy qui est à 28 % ! Où est la logique démocratique ? »

Dans l’audiovisuel, on déteste ce genre d’obligations. Elles perturbent les grilles de programmes, contraignent les rédactions à d’invraisemblables acrobaties éditoriales à l’antenne, à tenir des comptes d’apothicaire et, surtout, à recevoir des candidats dont elles se passeraient volontiers. « Dans quel pays démocratique les télévisions seraient obligées d’inviter un clown comme Jacques Cheminade aux heures de grande écoute ? » C’est oublier un peu vite que, pendant quatre ans, onze mois et deux semaines, Nicolas Sarkozy a eu antenne ouverte, matin, midi et soir. Qu’il a pu convoquer à sa guise pas moins de 9 chaînes de télévision quand bon lui semblait, qu’il a pu faire journal de 20 heures commun un jour avec Obama, un autre avec Merkel. Et, une ou deux fois par semaine, entraîner micros et caméras avec lui pour une excursion en province ou à l’étranger. Aussi, entendre Nicolas Dupont-Aignan ou Nathalie Arthaud pendant une douzaine de jours n’a rien d’antidémocratique, au contraire. À moins de considérer que les instituts de sondage sont devenus les véritables agences de notation de la démocratie. Que c’est eux qui décident qui peut parler et combien de temps. Pour être candidat à la présidentielle, il faut recueillir, jusqu’à preuve du contraire, 500 signatures d’élus. Faut-il obtenir aussi celles des dix grands médias français pour être adoubé ?

Le cas de Jean-Luc Mélenchon est éclairant. Pendant des semaines, lorsque sa cote plafonnait à 7 ou 8 % dans les sondages de premier tour, les grands médias audiovisuels se moquaient de lui, de ses idées, de son programme – quand ils ne l’ignoraient pas carrément. À 15 %, tous le prennent enfin au sérieux, flattent son talent oratoire et font même profil bas lorsqu’il s’avise de les secouer un peu, et parfois un peu beaucoup !

Oui, mais « ces règles endiguent la dynamique de reconquête de Nicolas Sarkozy, déplore-t-on au QG du candidat. Il était en train de rattraper son retard sur Hollande, de l’asphyxier et tout s’arrête à cause de règles absolument indéfendables ». Nous y voilà ! Les piteux sondages du président sortant seraient dus au mauvais traitement médiatique qui lui serait infligé ! Sarkozy, de fait, n’est plus seul en scène. Il rêvait – tout autant que les scénaristes officieux de l’audiovisuel – d’un tête-à-tête, d’un corps-à-corps même, avec François Hollande. Au lieu de ça, le voilà à égalité de temps de parole avec neuf candidats, tous antisarkozystes ! « C’est trop injuste », sous-entend le Calimero de l’Élysée, qui, du coup, joue les matamores et réclame non plus un, mais deux débats télévisés entre les deux tours. Alain Duhamel, qui trouve l’idée excellente, se fend même d’une tribune dans Libération pour en proposer trois ! Trois seulement ? Et pourquoi pas quatre, cinq ? Des débats télévisés tous les soirs jusqu’au second tour ! Explication de texte d’un des membres de l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy, à trois jours du grand meeting de la place de la Concorde à Paris :

« Nicolas Sarkozy continue à penser que son adversaire n’est pas à la hauteur, qu’il peut aisément le dominer. Il a même beaucoup de mal à comprendre pourquoi les Français ne s’en sont pas encore rendu compte. Pour dire toute la vérité, il pensait que Hollande s’effondrerait mécaniquement quand lui, Sarkozy, entrerait en campagne pour de bon. Il reste intimement persuadé que, dans un face-à-face télévisé avec Hollande, les Français comprendront instantanément qui des deux est le meilleur. Comme il se sait désormais qualifié à coup sûr pour le second tour, il se projette déjà dans le combat à deux.

– Admettons. Mais pourquoi trois débats au lieu d’un, sinon parce qu’il ne sait plus comment faire pour rattraper son retard ?

– Il rêve d’en découdre. Mais il sait aussi que les débats télévisés de l’entre-deux-tours ont rarement influé sur le cours d’une élection. En 1981, Mitterrand était sorti plutôt gagnant de son duel avec Giscard, l’“homme du passif”. De même en 1988, face à Chirac. Mais, dans ces deux cas de figure, l’élection était sans doute déjà pliée. En 2007, Sarkozy est persuadé d’avoir écrabouillé Ségolène Royal. Souvenez-vous de la “saine colère” de Ségolène, en 2007, à propos des handicapés, à laquelle Nicolas Sarkozy avait répliqué en lui disant : “Il faut être calme pour être président de la République.” Mais, là encore, les jeux étaient déjà faits. Alors, il essaie d’imposer l’idée qu’un débat ne suffit pas. Qu’il en faut au moins deux pour ouvrir les yeux des électeurs. Deux moments de vérité plutôt qu’un !

– Mais il sait d’avance que Hollande va refuser.

– Oui, mais il se dit qu’au pire, ce refus prouvera que son adversaire fuit la confrontation, qu’il a peur, qu’il n’est pas sûr de lui… »

Est-ce si évident ? Qui peut raisonnablement affirmer – à part lui – que, le 2 mai prochain à la télévision, François Hollande ne sera pas à la hauteur du défi que veut lui imposer le candidat UMP ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que Nicolas Sarkozy pourrait bien dire de plus, dans deux ou trois débats, qu’il n’aurait pas dit durant toute la campagne et même durant ses cinq années de présidence ? En réalité, le Président ne sait plus quoi inventer pour combler son retard. Cette idée consistant à débattre deux fois plutôt qu’une n’est pas de lui : c’est Valéry Giscard d’Estaing qui en avait fait la proposition à François Mitterrand en 1981. Et pour les mêmes raisons. L’Ex était persuadé lui aussi de dominer intellectuellement son adversaire. Sarkozy-Giscard, même sentiment de supériorité !

D’une certaine manière, cette fin de campagne n’est pas sans rappeler celle de George W. Bush face à John Kerry en 2004 : faire oublier un bilan boulet, fédérer la droite et l’extrême droite et, surtout, dénigrer l’adversaire. Bush, drivé par le clan des néoconservateurs, expliquait alors que les démocrates étaient des « mauviettes » et que « les loups rôdaient » ; Sarkozy, lui, veut faire accroire que la gauche « molle et floue » conduira le pays droit dans le mur et que « les loups » de la finance rôdent autour de la France.

Devant le refus de François Hollande de débattre à deux reprises, Nathalie Kosciusko-Morizet, la porte-parole de Nicolas Sarkozy, se lâche dans Le Figaro : « François Hollande évite tout ce qui est de l’ordre du contact frontal. […] Son idéal, ce serait qu’il n’y ait ni campagne ni élection. En fait, Hollande n’aime pas le suffrage universel » ! Rien que ça. À dix jours du premier tour, le camp Sarkozy parle sans filtre. L’outrance verbale est la seule règle qui vaille. « Vous ne voudriez pas que le Parti socialiste touche les dividendes de notre bonne gestion du pays », ose Nadine Morano devant les militants venus l’écouter à Paris ce 10 avril. Et comme le ridicule ne tue pas, elle s’autodétruit à coups de méchanceté gratuite : « Qu’est-ce que vous diriez d’Eva Joly au ministère de la Défense ? Elle qui veut supprimer le 14 juillet ? […] Moi, en tout cas, je ne proposerais pas Dominique Strauss-Kahn au ministère de la Condition féminine ! »

Sur les estrades comme sur les plateaux de télé, Nicolas Sarkozy, lui aussi, redouble de violence contre son principal adversaire. Le 6 avril au soir, lors d’un meeting à Caen, le Président lance un appel aux électeurs du FN et… du centre. Surtout, il rôde son ultime argument de campagne : « Moi ou le chaos » ! Moi seul peux vous protéger contre la crise, contre la spéculation, contre la finance devenue folle. Avec Hollande à l’Élysée, la France s’offrirait le destin de la Grèce. Avec lui, le programme imposé aux Français serait clair comme de l’eau de roche dans un verre d’ouzo : « En un an, on dépense tout, sans limites… »

Rebelote, le lendemain, à Saint-Raphaël dans le Var, terre de droite s’il en est. Dans un nouveau one-man-show dont lui seul a le secret, Nicolas Sarkozy se prête à son numéro favori sur « la gauche caviar qui adore dire “je suis l’ennemie de la finance” mais qui aime la fréquentation […] de clubs huppés ». Avant d’ajouter ce qui va devenir son tube de fin de campagne : « En 1981, les socialistes ont vidé les caisses en deux ans […]. En 2012, il ne faudra pas deux ans, il faudra deux jours : […] vous aurez la Grèce ou vous aurez l’Espagne. »

Satisfait de son effet, le « président du peuple » s’en alla visiter, en compagnie de son épouse, l’hôpital de Fréjus où l’attendaient des médecins et des infirmières visiblement acquis à sa cause. Sarkozy, si proche du peuple qui se lève tôt… Puis, le couple partit se reposer, pour le week-end de Pâques, dans la propriété familiale de Carla Bruni au Cap Nègre. Sarkozy, si loin du peuple qui a le veto !

Poids des mots, choc des photos : au même moment, François Hollande bat la campagne en banlieue parisienne, aux Ulis dans l’Essonne, à Trappes dans les Yvelines, à Aulnay-sous-Bois et à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis : « Je ne sais pas où il va passer ses vacances de Pâques mais, en tout cas, je ne suis pas sûr que ce soit ici, à Aubervilliers. »

Le climat que cherche à imposer Nicolas Sarkozy ressemble furieusement à celui de mai 1981 quand le giscardien Michel Poniatowski prédisait l’arrivée des chars du pacte de Varsovie sur les Champs-Élysées et des queues moscovites devant les boucheries et les boulangeries en cas de victoire de Mitterrand. En 1981, la droite prévoyait que la France deviendrait l’Albanie ou « la Pologne de l’Europe » ; en 2012, elle lui promet l’avenir de la Grèce ou de l’Espagne en cas de succès de François Hollande.

Dans le Val-d’Oise, le 12 avril, Nicolas Sarkozy lance à nouveau : « Vous voulez la gauche, vous aurez la Grèce. » Le refrain est en passe de devenir son hit de campagne. Nathalie Kosciusko-Morizet, sa porte-parole, connaît l’air et les paroles par cœur : « La gauche au volant, la Grèce au tournant » !

C’est le moment que choisit le candidat socialiste pour – enfin – hausser le ton. Hollande monte le son, n’hésite plus à ridiculiser son adversaire : « Dans les personnages de Molière, je pense qu’il y a des places qu’il peut parfaitement occuper. » Tartuffe ? « Si je retiens parfois mon humour, ajoute-t-il, c’est par charité pour le candidat sortant. »

Sarkozy, lui, continue à foncer tête baissée. Dans l’interview qu’il accorde, le dimanche, au JDD, il assure qu’« il sent monter la vague » – même si les sondeurs, eux, n’enregistrent qu’une modeste vaguelette sur leur écrans radar, un friselis bien incapable de produire l’écume de ses jours futurs.

Sur les conseils de son plus proche entourage, Hollande en profite. À Besançon dans le Doubs, flanqué ce soir-là de Jean-Pierre Chevènement, il lui répond à distance : « Moi aussi, je la sens monter la vague, la vague de l’indignation, la vague de l’exaspération, la vague de la colère, celle du peuple qui n’en peut plus. » À quelques encablures de la ligne d’arrivée, le ton a changé pour de bon. Évoquant le « faux » voyage de Nicolas Sarkozy à Fukushima, Hollande appuie là où ça fait mal, sur ces « demi-vérités qui deviennent de vrais mensonges » : « C’est la première fois dans l’histoire de la République qu’un candidat sortant relate un voyage qu’il n’a jamais fait. » Retour à l’envoyeur : « Ne nous laissons pas détourner par les mensonges, le dénigrement », lance Pierre Moscovici, député du Doubs, dénonçant un Nicolas Sarkozy qui « ment matin, midi et soir ».

Les partenaires européens de la France, eux, commencent aussi à s’agacer des effets de tribune intempestifs du chef de l’État français. Le social-démocrate allemand Franck-Walter Steinmeier, dont le parti, le SPD, soutient ouvertement Hollande, est formel : « Ce serait bien que tous, en Allemagne, se fassent à l’idée que François Hollande sera le prochain président. » Ce qui, ajoute-t-il, n’entamera pas « la coopération étroite » entre Paris et Berlin. À Madrid, le gouvernement de Mariano Rajoy ne goûte guère les comparaisons hasardeuses de Nicolas Sarkozy. Le ministre espagnol de l’Économie, Luis de Guindos, parle de « non-sens » pour qualifier ce qu’il appelle des « propos de campagne électorale ». François Hollande, qui s’est fait communiquer l’ensemble de ces réactions, fait la leçon comme un président qu’il n’est pas encore : « Bel exemple de solidarité européenne qu’a donné une nouvelle fois le candidat sortant ! » « Ça ne se fait pas quand on est chef de l’État. Moi, comme candidat, j’ai du respect. » Et de renvoyer, une fois de plus, son adversaire à son bilan : « Au nom de quelle gestion vient-il donner quelque leçon que ce soit ? […] Qui a perdu le triple A ? […] C’est lui qui a augmenté la dette de 600 milliards d’euros, qui a creusé les déficits… Et il viendrait là dire que le risque, pour le pays, ce serait l’alternance ? »

Le 10 avril, devant un millier de militants réunis à Versailles, le Premier ministre François Fillon explique pourtant que la victoire de François Hollande relancerait la spéculation contre l’euro. Dès le lendemain, patatras ! Les cours de la Bourse se mettent à dévisser. Qu’importe, Nicolas Sarkozy prédit qu’un succès de Hollande mettrait la France « à genoux ». « Une victoire de la gauche réduirait à néant notre indépendance budgétaire, énergétique, alimentaire et militaire », renchérit Copé, qui ne fait pas dans la demi-mesure. Si Hollande était élu, ce serait « le chaos », assure le secrétaire général de l’UMP. En vérité, la plupart des économistes européens, y compris les plus libéraux, doutent d’un tel scénario. Ils ont noté que Hollande ne voulait plus « renégocier » le Traité européen, mais seulement le « compléter » avec des clauses consacrées à la croissance. Hollande n’est pas un révolutionnaire, il ne fait peur à personne. La preuve.

Scène de campagne inattendue au… Fouquet’s sur les Champs-Élysées. Ce mardi 10 avril, à 8 h 30, l’hebdomadaire Marianne réunit une trentaine de responsables de grandes entreprises françaises autour de Michel Sapin, dont les solférinologues les plus émérites prédisent qu’il pourrait devenir le prochain ministre de l’Économie. Prudent, mais néanmoins confiant, voilà ce que disait Michel Sapin, ce matin-là, dans ce haut lieu du sarkozysme triomphant :

« À moins de quinze jours du premier tour, on peut au moins noter que, depuis l’entrée en campagne de Nicolas Sarkozy, rien n’a bougé. Mais puisque nous sommes dans une situation exceptionnelle, n’excluons pas qu’il puisse se passer encore des choses exceptionnelles.

– François Hollande doit-il craindre le mot d’ordre de Nicolas Sarkozy dans la dernière ligne droite de cette campagne : “Avec Hollande, la France deviendrait la Grèce ou l’Espagne” ?

– C’est absurde. En disant cela, Nicolas Sarkozy joue sur la peur. C’est son ultime argument. Il voudrait faire croire à l’illégitimité des socialistes, à leur inexpérience. La meilleure réponse à ce type d’arguments, c’est la solidarité. Veut-on seulement l’austérité, comme en Grèce, ou croit-on que seule la croissance peut permettre à la France, à l’Europe, de sortir de l’ornière ? François Hollande a choisi : ce sera le redressement ET la croissance. Ce que ne dit pas Nicolas Sarkozy, c’est que l’Espagne pâtit aussi d’une absence d’État. Il faut briser ce cercle vicieux.

– Mais la dette…, ose l’un des invités.

– La dette, mesdames, messieurs, ce n’est pas la gauche. La dette, c’est l’ennemi de la gauche. Et la gauche est l’ennemie de la dette. Il n’est plus possible de mener des politiques classiques de relance, de faire du keynésianisme à la papa. Si François Hollande l’emporte le 6 mai, il y aura le temps de l’effort, mais un effort équitablement partagé. Puis, il y aura le temps de la redistribution.

– Le succès de Jean-Luc Mélenchon présente-t-il un risque pour François Hollande ?

– Non, il constitue une chance. Il élargit formidablement la base du rassemblement de la gauche. Il pompe aussi, disons-le, le vote écologiste et il attire un électorat jeune qui se détournait du vote. Et ça, c’est une bonne nouvelle pour la gauche. François Hollande a montré sa force : dans la primaire socialiste, mais aussi à l’occasion de son grand meeting du Bourget et, en réalité, tout au long de la campagne. Vous le savez bien, les Français testent les candidats. Ils regardent, ils écoutent. Ils voient qui a tenu bon, qui n’a pas tenu. Ce jour de 2007 où il a dit qu’il ne serait pas le prochain premier secrétaire du PS, François Hollande a commencé à créer les conditions de sa candidature et, sans doute, de sa victoire. Relisez son discours de Lorient en juin 2010. Tout y était, même son “pacte de l’après-crise”. Il ne disait pas : “Je serai le prochain président”, il créait les conditions pour le devenir.

– Quel type de président sera François Hollande, s’il est élu ?

– Je peux vous le dire aujourd’hui, François Hollande ne sera pas un omniprésident. Il y aura, demain, un vrai Premier ministre – et non pas un “collaborateur”. Il y aura des ministres forts, un Parlement digne de ce nom et, surtout, contrairement à Nicolas Sarkozy, le futur président de la République ne sera ni le chef de la majorité, ni le chef d’un parti. »

L’on ne sait si, ce matin-là, la gauche a repris le Fouquet’s à la droite, mais Michel Sapin, indiscutablement, a rassuré son auditoire. En tout cas, il n’a pas suscité la peur que décrit, jour après jour, Nicolas Sarkozy.

 

En dépit des sondages qui le donnent au coude à coude avec François Hollande au premier tour, mais largement distancé au second, Nicolas Sarkozy, lui, croit encore en ses chances. Comment tenir sans y croire – ou, du moins, sans faire semblant d’y croire ? Il répète – et le fait répéter par ses troupes – que les sondages ne veulent rien dire, que 40 % des électeurs (selon l’institut CSA) peuvent encore changer d’avis, que Hollande ne suscite aucune envie, aucune ferveur et qu’au soir du second tour, « c’est une autre campagne qui commence ». Lui fait-on remarquer qu’aucun candidat – fût-il président sortant – n’a jamais rattrapé un tel retard si près de l’échéance ? Lui veut faire mentir les sondeurs, les médias, le passé. Il est plus fort que les autres, plus fort que l’histoire. « Il faut continuer tout droit, à fond », se plaît à dire Guillaume Lambert, son jeune directeur de campagne. « Il y a une telle volatilité de l’électorat que tout reste possible », se persuade l’expert ès opinion de l’UMP, Guillaume Peltier.

De fait, Sarkozy ne lâche rien. Il multiplie les déplacements, dans le Val-d’Oise, en Corse, en Poitou-Charentes… Sa campagne est conçue comme une tournée. Stand-up tous les soirs. De ville en ville, ses prestations doivent plus au Jamel Comedy Club qu’au théâtre de Shakespeare. Plus Rires et Chansons que France Culture ! Il parle souvent sans notes, improvise, joue avec la salle, conçoit ses interventions comme une suite de sketches destinés à mettre les rieurs de son côté. Le plus abouti et le plus applaudi de ses numéros de comique ? Celui que l’on pourrait intituler « Hollande, la centrale nucléaire de Fessenheim et le tsunami » ! Extrait : « Fessenheim ? C’est l’Alsace ! Je lui dis : mais c’est où la plage en Alsace ? » Rires garantis. Et de poursuivre avec la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux : « Je m’y précipite. Je me dis : des eaux, il y a peut-être un risque de tsunami ? Ben non, c’est la Loire ! » Nicolas Sarkozy achève alors invariablement son sketch sur la même phrase : « Et ça veut diriger la France ! »

Mais le rire ne suffit pas. « Il faut aller chercher les Français mètre par mètre », justifie Guillaume Lambert. « On est parti d’hypothèses de second tour à 62 % contre 38 %. On est à 53/47, répètent Brice Hortefeux et Xavier Bertrand. Il y a des dynamiques dans des campagnes, des dynamiques qui ne s’arrêtent pas. »

En réalité, Sarkozy vit sous une bulle. Avec Carla et sa garde rapprochée pour unique miroir… déformant. La France se résume, pour lui, aux seuls visages de ces militants survoltés qui l’accueillent chaque jour ou presque dans des salles archi-combles. Son état-major de campagne semble lui-même déconnecté du reste de la majorité. Même Le Figaro – oui, Le Figaro – recense les états d’âme de ces députés qui ne pensent qu’à « l’après-défaite » et qui ne voient pas « ce qui pourrait renverser la tendance ». En privé, Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la stratégie de campagne du président sortant. Sans parler de Jean-François Copé qui, lui, ne pense qu’à lui. En meeting à Provins (Seine-et-Marne) le 10 avril, le chef de file de l’UMP a réuni ses amis : Valérie Pécresse, Christian Jacob, maire de Provins et président du groupe UMP à l’Assemblée, mais aussi les ministres Bruno Le Maire (Agriculture), Luc Chatel (Éducation) et François Baroin (Économie). D’anciens chiraquiens qui, officiellement, font campagne pour la réélection de Sarkozy mais qui, officieusement, ne rêvent que de 2017 ! À voir le sourire de Copé ce soir-là, l’on devine déjà que, lors de la future nuit des longs couteaux à l’UMP, il ne sera pas manchot !

Hollande, lui, se rapproche inexorablement de Sarkozy au premier tour. En 2007, à quinze jours du premier tour, Ségolène Royal était à 23 % quand Sarkozy culminait à 29 %. En 2012, il n’y a guère qu’un demi-point d’écart entre le candidat UMP et son concurrent socialiste. La dynamique d’entrée en campagne n’a pas été enclenchée. Pis, le total des voix de gauche atteint désormais 45 % au premier tour quand il plafonnait à moins de 37 % en 2007. Le succès de Mélenchon n’a pas siphonné le socle de Hollande, il l’a renforcé et même élargi. La preuve, le 13 avril…

Encore un vendredi 13 ! Le deuxième de l’année. Encore une journée à ne pas mettre un superstitieux de l’UMP dehors. Le précédent vendredi 13, c’était en janvier. Ce jour-là, la France avait vu l’une des trois grandes agences de notation, Standard & Poor’s, dégrader sa sacro-sainte note triple A. Cette fois, c’est une salve de sondages qui vient doucher les – derniers ? – espoirs de Nicolas Sarkozy et de ses amis. Cinq sondages, le même jour, donnant le président sortant en baisse. Cinq enquêtes d’opinion plaçant de nouveau François Hollande en tête au premier tour. Après le « croisement », le « décroisement des courbes » !

Pendant que Nicolas Sarkozy continue à promettre de « grandes surprises » électorales, pendant qu’il jure qu’au soir du premier tour, une deuxième campagne présidentielle s’ouvrira, les sondages, eux, s’évertuent à le contredire. De 54-46 (OpinionWay) à 57-43 (CSA) au second tour : 8 à 14 points d’écart ! Au premier tour, François Hollande repasse en tête pour BVA (30 % contre 27 %), pour TNS-Sofres (28 % contre 26 %) et pour LH2 (29,5 % contre 27 %). Seul l’institut OpinionWay le donne encore derrière Sarkozy (27 % contre 28 %), mais en hausse d’un point.

Que s’est-il donc passé pour que les sondeurs s’accordent ainsi, à dix jours de l’élection, sur une telle « dégradation » ? Sans doute l’euphorie liée au fameux « croisement des courbes » a-t-elle en partie remobilisé l’électorat de gauche. Mais, en réalité, ce que Nicolas Sarkozy refuse d’admettre, c’est que sa campagne est en train de virer à la Berezina. La faute n’en incombe ni aux règles sur les temps de parole, ni à ses ministres qui ne feraient pas assez campagne. Ni même à ce vote caché qui hésiterait à se faire entendre. Le candidat est le seul et unique responsable de cette déroute. Son agressivité et la droitisation de sa campagne ont provoqué l’effet inverse de celui recherché. Au stress de la crise s’additionne le stress qu’imprime Sarkozy.

Erreur encore, l’idée d’affirmer que « la crise de l’euro est derrière nous ». Ah bon ? Vraiment ? Mais s’il n’y a plus de crise, alors on n’a plus besoin de Sarkozy ? Pour qui douterait de cet axiome, il suffit de regarder les reports des voix de Bayrou et de Le Pen au second tour : ils sont catastrophiques. Il faut mesurer, aussi, la tension qui règne le jeudi 12 avril, veille de ces sondages, dans les couloirs de France 2. Ambiance glaciale pour la dernière de l’émission « Des paroles et des actes ». Aucun des candidats invités ce soir-là ne veut croiser Nicolas Sarkozy. François Bayrou, surtout, veut éviter à tout prix une poignée de main coupable, « une image interprétable ». Franck Louvrier, le directeur de la communication de Sarkozy, et Thierry Thuillier, le directeur de la rédaction de France 2, évoquent ensemble la date possible du futur débat télévisé de l’entre-deux-tours. Le mercredi 2 mai, sans doute.

Quand il arrive dans les studios de la chaîne publique, puis quand il en repart, le Président a le regard fermé, la mine sombre. À la fin de l’émission, comme s’il se refusait à rendre l’antenne malgré son temps de parole écoulé, il glisse à David Pujadas, qui rit jaune : « Je comprends que je dois me retirer… Puis-je vous dire bonsoir, quand même ? »

En communicant avisé, Nicolas Sarkozy sait déjà que sa prestation ne sera pas suffisante pour bousculer l’ordre établi. Il sait aussi que les sondages du lendemain, dont il a déjà eu connaissance, sont désespérants. Il quitte le plateau, traverse le couloir, serre quelques mains qui se tendent. La fin de campagne risque de virer au chemin de croix.

 

Dans l’équipe Hollande, on se refuse à crier victoire trop tôt. Ne pas donner l’impression que l’élection est déjà gagnée. Ne tirer aucune conséquence des sondages. Chez Sarkozy, au contraire, le doute s’est clairement installé. Face à l’absence de réserves de voix pour le second tour, les axes de la campagne font désormais débat. Le 10 avril, cinq jours avant le rendez-vous de la Concorde, son comité stratégique s’est de nouveau réuni à l’Élysée. Faut-il recentrer le discours pour séduire l’électorat centriste ou poursuivre cette campagne droitière qui n’a produit aucun effet ? Faut-il susciter la peur et agiter le spectre de la faillite en cas de victoire de François Hollande ? Faut-il multiplier les annonces, alors qu’aucune proposition du candidat ne semble modifier le cours de l’histoire ? Une étude qualitative a sidéré les proches du candidat UMP : les propositions qu’il a égrenées ces dernières semaines ne bénéficient que d’un taux de reconnaissance de 8 % ! Du jamais vu ! Aussitôt prononcées, certaines mesures, sur l’école ou le logement, ont carrément disparu du paysage.

À qui la faute ? Plusieurs de ses proches regrettent le ton « violent, clivant, stigmatisant » du Président. « Critiquer Hollande, pourquoi pas ? C’est son adversaire et il est le favori. Mais le moquer en permanence, le ridiculiser, chercher à l’humilier, lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, c’est contre-productif », reconnaît un parlementaire de sa majorité. Le drame de Toulouse avait redonné à Sarkozy ce petit supplément de présidentialité. Aussitôt la parenthèse refermée, il est redescendu dans l’arène pour cogner encore plus fort. À la stratégie perdante imposée par Buisson, il ajoute la violence du propos et l’outrance.

Pouvait-il adopter une autre stratégie que celle initiée par Patrick Buisson ? Deux mois auparavant, rappellent les aficionados du gourou de l’Élysée, Sarkozy et Le Pen étaient dans un mouchoir de poche. Certains prédisaient même un « 21 avril » à l’envers – Sarkozy absent du second tour. « Grâce à Buisson, Sarkozy est revenu de l’enfer. » En clair, il n’avait pas d’autre choix. C’est évidemment faux. Peut-être Nicolas Sarkozy partait-il perdant dès le départ. Mais au moins pouvait-il choisir de perdre avec les honneurs, en menant une campagne digne.

Commentaire d’un sondeur émérite, Gaël Sliman, directeur du pôle Opinion de l’institut BVA, le 17 avril, à cinq jours du premier tour : « Nicolas Sarkozy aurait pu choisir une autre voie. Il aurait pu dire : “D’accord, vous ne m’aimez pas. D’accord, je vous ai déçus. Mais, à cause de la crise, la France va dérouiller sévèrement et, moi, je suis le seul capable de vous protéger. Regardez Hollande : comment voulez-vous qu’il vous protège ?” Autrement dit, une posture à la François Fillon, voire à la Churchill. N’oubliez jamais qu’à chaque crise, Nicolas Sarkozy a gagné des points de popularité : + 12 points après la faillite de la banque Lehman Brothers en 2008, + 6 points quand le Premier ministre grec Papandréou a menacé de recourir à un référendum, au risque de déstabiliser les marchés financiers européens. Il n’aurait peut-être pas gagné, mais il aurait obligé Hollande à mener une autre campagne, à se dévoiler, à sortir de l’évitement. » Traduction : en menant une campagne droitière et outrancière, il risque de perdre aussi, mais avec le déshonneur.

En réalité, Sarkozy et son mentor ont voulu voir la campagne de 2012 avec les lunettes de 2007. On ne change pas une équipe – et une stratégie – qui gagne. Sauf quand les règles ont elles-mêmes changé. La crise a tout chamboulé. Sarkozy est sans doute un excellent acteur, mais le scénario que lui a écrit Buisson ne vaut pas un kopeck. Gaël Sliman poursuit son analyse : « Nicolas Sarkozy a eu tort, dès son entrée en campagne, de tirer en permanence sur François Hollande. On a tout de suite vu dans nos enquêtes que ces attaques étaient contre-productives, qu’elles donnaient de lui l’image d’un homme agité, inutilement violent. Il aurait dû laisser ce sale boulot aux autres. Dire que Hollande est “nul”, dire qu’il va “l’exploser”, n’a servi qu’à le discréditer lui-même. Regardez : d’octobre 2011 à janvier 2012, il est passé d’environ 21 % au premier tour à 26-27 %, en étant calme, sans céder à ceux qui le pressaient de monter sur le ring. »

Devant cette vague qui le prend de face au lieu de le porter, Sarkozy joue son dernier va-tout à la Concorde. Baroud d’honneur. « Barouf d’honneur », ironise Libération. « N’ayez pas peur, ils ne gagneront pas », répond Le Figaro. La droite, c’est connu, ne descend dans la rue que lorsque l’heure est grave. Un million de personnes à la Concorde, en 1968, après la « chienlit » du mois de mai ! Quarante mille à peine, ce dimanche 15 avril 2012, sur cette place où l’on décapitait les rois mais où Nicolas Sarkozy avait choisi de célébrer sa victoire en 2007, flanqué de Mireille Mathieu et d’Enrico Macias.

À 15 h 29 précises, le Président traverse seul la mer disciplinée de ses supporters. En moins de deux minutes, emporté par la houle d’une marée de drapeaux tricolores, il monte sur la scène de la place de la Concorde avec une demi-heure d’avance sur l’horaire prévu. Sarkozy est un enfant. Il vient d’apprendre que les chaînes d’information continue diffuseront en direct le discours de celui qui commencera à parler en premier. Alors, il veut parler le premier, parler avant Hollande, lui souffler la politesse. Comme un clin d’œil à ce premier tour où il espère devancer, ne serait-ce que d’un souffle, son adversaire socialiste : « Il pensait que vous ne seriez pas là : le peuple de France est venu, le peuple de France est là. » La France silencieuse qui « demande la justice, la liberté et l’espoir ». La France de Molière, Voltaire, Chateaubriand, Péguy, Victor Hugo et Aimé Césaire – le lyrisme d’Henri Guaino est enfin de retour. « Nous n’avons pas le droit de laisser dilapider l’héritage de la France éternelle. Aidez-moi ! »

L’appel de la Concorde, c’est son appel de l’ombre : Sarkozy seul en scène, tel un vieux clown qui veut faire bonne figure pour l’une de ses dernières représentations. Il est 16 h 06. Trente-cinq minutes de discours, pas une de plus. On le pressent déjà, le soulèvement populaire n’aura pas eu lieu.

15 h 45, devant le château de Vincennes : Hollande se dirige à son tour vers son pupitre avant même que Sarkozy n’ait achevé son discours. La foule semble un peu plus nombreuse : 50 000 peut-être. Certainement pas 100 000. Le chiffre importe peu. Ce qui compte, c’est la jeunesse, la diversité de l’auditoire, l’ambiance bon enfant qui tranche avec la mise en scène trop bien léchée de la Concorde, trop ordonnée pour paraître spontanée. Les télés diffusent son discours en léger différé : « Je ne vous demande pas de m’aider, je vous demande d’aider la France. » Sarkozy a fini seul sur scène ; Hollande, lui, s’affiche au milieu de ses jeunes supporters. Alors que la foule s’est déjà dispersée, il traîne parmi quelques centaines de retardataires, embrasse, étreint, signe des autographes. Match nul, disent les télés. Quelle importance ? Un meeting n’a jamais fait une élection.

Dans les rangs de la majorité, cependant, le débat continue de faire rage. Sarkozy a de nouveau changé de cap : après avoir reproché à Hollande son désir d’ajouter un pacte de croissance au futur Traité européen, le voilà qui veut, désormais, « poser le problème du rôle de la Banque centrale européenne dans le soutien à la croissance ». Sarkozy imprévisible, Sarkozy illisible, Sarkozy aussi inconstant que sont malvenus les appels désespérés de Juppé et de Pécresse à Bayrou. « La tentative de rapprochement avec Bayrou nous a coûté deux ou trois points dans les sondages », confie un proche du président au Figaro. « C’est grossier et ça ne sert à rien », aurait même lâché Sarkozy en privé. C’est à ne plus rien y comprendre. Un jour, il critique le projet du PS d’encadrer les loyers ; le lendemain, il explique que le système allemand d’encadrement des loyers est « une bonne idée ». Le jeudi précédent, il avait pris de court ses plus fervents supporters en conviant trois journalistes à assister à sa vidéoconférence avec Barack Obama. Puéril…

À la Concorde, Sarkozy voulait galvaniser les troupes, dramatiser la situation et montrer ses muscles pour retrouver un semblant de dynamique. Au lieu de ça, il a donné l’impression de se noyer en direct sous la vague. Toutes les bouées auxquelles il se raccroche semblent dégonflées. Même celle qui consiste à placer ses derniers espoirs dans un hypothétique soutien de François Bayrou entre les deux tours. L’hypothèse a été testée en laboratoire par un des plus grands instituts de sondage. Juste avant le premier tour, ce sondeur – qui a tenu à rester anonyme – nous a fourni le résultat de cette enquête non publiée. Il est sans ambiguïté : alors que le rapport de force est de l’ordre de 56 % pour Hollande contre 44 % à Sarkozy au second tour, un appel de Bayrou à voter Sarkozy, assorti de la promesse de retrouver le centriste à Matignon, ne permettrait pas au président sortant de l’emporter : 52 % pour Hollande, 48 % pour Sarkozy ! Ce sondeur est formel : à trois jours du premier tour, rien ne semble pouvoir sauver le Titanic Sarkozy.

Un mot encore sur la cuisine des sondeurs, là où les électeurs n’ont jamais le droit de mettre les pieds. Tout au long de la campagne, il y a eu évidemment la masse des sondages publiés presque quotidiennement par les médias : 370 au total entre la primaire socialiste d’octobre 2011 et le premier tour de la présidentielle. Et puis, il y a eu les innombrables enquêtes commandées par les différentes écuries présidentielles, mais jamais publiées. Les fameux sondages confidentiels : intentions de vote, enquêtes qualitatives… Avec, parfois, des demandes hors des sentiers battus. Écoutez Jean-Marc Lech, cofondateur et président d’Ipsos, excellent politologue – huit campagnes présidentielles à son actif – nous raconter, quelques heures avant le premier tour, la requête inattendue qu’il a reçue un mois auparavant : « Mi-mars, je reçois un coup de fil de deux membres de l’entourage proche de François Bayrou. Deux ex-top gun du RPR, dont un expert ès opinion, qui voulaient que je réalise deux sondages de deuxième tour opposant d’une part Bayrou à Hollande et, d’autre part, Bayrou à Sarkozy. » Des simulations déjà réalisées par d’autres instituts, mais jusqu’alors restées confidentielles, la Commission des sondages interdisant la publication d’hypothèses de second tour entre des candidats non susceptibles de se qualifier pour le second tour. « Cette fois, poursuit Jean-Marc Lech, leur objectif était justement que ces résultats puissent être publiés par un média français sans tomber sous le coup de la loi. » Suivez bien, on se croirait dans un film d’espionnage : « Ils voulaient que je trouve un sondeur étranger qui accepterait de contourner l’interdiction. Tout avait été prévu : l’enquête devait être réalisée par un institut de sondage suisse, Link, basé à Lausanne. Le résultat serait publié dans un grand journal helvétique et l’AFP s’était engagée à reprendre ces chiffres pour que les médias français les publient à leur tour. Ainsi, tout le monde échapperait aux sanctions. » L’objectif politique de l’opération était évident : « Ces deux résultats étaient évidemment censés démontrer que François Bayrou était susceptible de battre Hollande au deuxième tour et qu’il était donc le candidat de substitution idéal à Nicolas Sarkozy pour les électeurs de droite et du centre qui ne se résignaient pas à la victoire de Hollande. Le projet a finalement été abandonné parce que les scores de Bayrou au premier tour étaient trop faibles pour qu’une telle enquête soit crédible »…

Pour être tout à fait honnête, Marianne avait eu vent de la rumeur selon laquelle le chef de file du MoDem était susceptible de battre Hollande au second tour. Sous couvert d’anonymat, plusieurs instituts nous avaient confirmé que leurs projections confidentielles donnaient Hollande et Bayrou au coude à coude (50 %-50 % ou 51 %-49 % en faveur de Hollande). Un seul sondeur jurait, lui, que Bayrou ne faisait pas mieux que Sarkozy au second tour : 54 % pour Hollande, 46 % pour Bayrou. Mais pas question de les rendre publics ! Pour en avoir le cœur net, nous avons donc officiellement sollicité six instituts de sondage pour qu’ils réalisent pour Marianne cette fameuse simulation interdite. Aucun n’a accepté. Nous avons utilisé tous les arguments pour les convaincre. Nous les avons même traités d’« ennemis de la liberté et de la démocratie ». En vain. Trop peur de se faire taper sur les doigts par les gendarmes. Trop peur, sans doute, de se fâcher avec d’autres clients. En 2012, on peut publier des sondages sur tout, slip ou caleçon, cuisine au beurre ou à l’huile, plutôt blonde ou plutôt brune, mais pas sur un second tour Hollande-Bayrou !

 

Dimanche 15 avril au matin. Le Canard enchaîné apprend à ses lecteurs qu’Isabelle et Patrick Balkany ont passé la nuit dans la suite Bernstein (245 m2 à 9 500 euros) de l’hôtel Crillon sur la place de la Concorde pour fêter leur 36e anniversaire de mariage. Là où, à l’heure du déjeuner, se sont réunis une cinquantaine de membres du « Premier cercle », le club des plus généreux donateurs du candidat UMP. Avant d’aller rejoindre « la majorité silencieuse » et applaudir le « candidat du peuple », les Balkany découvrent, dans Le Journal du dimanche, le dernier baromètre Ifop : 36 % de satisfaits pour Nicolas Sarkozy, 64 % de mécontents. Quinze points de moins que François Fillon : l’humiliation. Les mêmes chiffres, à la virgule près, qu’à la mi-mars. Les mêmes ou presque qu’au premier trimestre 2008, date du divorce officiel de Nicolas Sarkozy avec les Français ! Bref, le plus mauvais score d’un président en exercice. Même Chirac, en 2002, réunissait 47 % de satisfaits. Même Giscard, en 1981, totalisait 40 % de bonnes opinions, avant de dire… « Au revoir ! ».