Sun Tzu

Ce devait être une semaine comme les autres. Ce lundi 19 mars, Jean-Luc Mélenchon s’était réveillé une fois de plus rouge de plaisir. Le leader du Front de gauche faisait la une de tous les quotidiens du matin. Libération, Le Parisien-Aujourd’hui en France, Le Figaro. Grand chelem pour « Méluche ». Pour la quatrième fois depuis le début de la campagne, il avait donc les honneurs de la première page du grand quotidien de la droite. La première fois, c’était en novembre, pour célébrer sa trouvaille sur François Hollande qu’il avait affublé du sobriquet de « capitaine de pédalo ». Ce lundi-là, c’était pour applaudir à la formidable démonstration de force du héros de la gauche de la gauche, place de la Bastille : « Mélenchon bouscule Hollande sur sa gauche », trompetait le quotidien de Serge Dassault. Rattrapé par Sarkozy sur sa droite et aspiré par Mélenchon sur sa gauche, Hollande voyait de nouveau « l’étau se resserrer » sur lui.

Les images de la Bastille rouge de monde, sous un ciel parisien grisâtre, avaient d’autant plus frappé les esprits qu’au même moment, François Hollande réunissait au Cirque d’Hiver, à moins de 800 mètres de là, le gratin de la gauche culturelle : l’actrice Dominique Blanc, les comédiens Michel Piccoli, Gérard Darmon et Denis Podalydès, la chanteuse Juliette Gréco, des historiens comme Jean-Pierre Azéma, Benjamin Stora et Pap Ndiaye, mais aussi Mazarine Pingeot – la fille de François Mitterrand et la romancière –, l’ami Pierre Lescure, et même le plus fameux des « Indignés », Stéphane Hessel. Trois cents « intellectuels », disait la presse de gauche. Trois cents « people », raillait la presse de droite. Mélenchon, de son côté, agissait en sous-main pour gagner des personnalités connues à sa cause depuis plusieurs mois. Et le mouvement portait ses fruits. Aux amis des débuts, comme Michel Onfray – qui expliquera finalement dans Le Nouvel Observateur pourquoi il ne lui accorderait pas son suffrage –, s’ajoutaient l’avant-garde « intello » du parti communiste – Robert Guédiguian, Ariane Ascaride –, les gauchistes de toujours – Bernard Lavilliers –, de jeunes chanteurs – Sanseverino, HK et les Saltimbanks –, des comiques – Didier Porte – et des comédiens – Yvan Le Bolloch. Les sondages ascendants facilitaient la tâche de « Méluche » qui se frottait les mains. Quand tout à coup, radios et télévisions interrompent leurs émissions.

À 8 heures du matin, une fusillade a éclaté devant une école juive de Toulouse, le collège-lycée Ozar Hatorah, rue Jules-Dalou, dans un quartier résidentiel à quelques minutes du centre-ville. Quatre morts. Trois enfants et un professeur. Myriam Monsonego, 7 ans, Gabriel Sandler, 4 ans, Arieh Sandler, 5 ans et Jonathan Sandler, 30 ans. La plus âgée, la fille du directeur de l’école, a été abattue à bout portant d’une balle dans la tête par un homme casqué qui a réussi à prendre la fuite sur un scooter. L’horreur.

La France entière est abasourdie, sidérée, hébétée par un tel déchaînement de violence gratuite. Des enfants juifs sont morts sous les balles d’un « fou » dont on ne sait encore s’il s’agit d’un néonazi ou d’un djihadiste. Seule certitude, plusieurs éléments semblent indiquer que le tueur de l’école est peut-être aussi celui des militaires assassinés le 11 mars à Toulouse et le 15 mars à Montauban. Même arme, même scooter, même modus operandi

Alors qu’il sort des studios de France Info, François Hollande se dirige ce matin-là vers son QG de l’avenue de Ségur où il doit recevoir l’intersyndicale de la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin). C’est Pierre Cohen, le maire PS de Toulouse, qui lui aurait appris la nouvelle au téléphone. Tout en lisant les « alertes » de l’AFP sur son smartphone, Hollande décide aussitôt d’interrompre son entretien avec les syndicalistes, demande à Stéphane Le Foll, l’organisateur en chef de sa campagne, de poursuivre la discussion à sa place. Il arrête tout, suspend sa campagne, convoque en urgence sa garde rapprochée. Il est bouleversé par les récits des témoins que commencent à relayer les chaînes d’information et les radios. Il comprend instantanément que le moment est grave. À 10 h 30, il publie un communiqué pour annoncer sa venue à Toulouse en début d’après-midi. Les candidats ne se sont pas concertés, mais tous ont pris la même décision. Tout arrêter et mettre la campagne en mode pause.

Nicolas Sarkozy, lui, est dans la voiture qui le conduit à Malakoff, dans les studios de la chaîne France Ô, quand il apprend la nouvelle, via les services de renseignements. Aussitôt, il demande à son directeur de la communication, Franck Louvrier, de bousculer son agenda, d’annuler une réunion avec des restaurateurs et des cafetiers prévue le jour même à Saint-Mandé (Val-de-Marne) et de préparer son départ immédiat pour Toulouse où il arrive à 11 h 30, en compagnie de son ministre de l’Éducation, Luc Chatel. Sa campagne est, elle aussi, mise entre parenthèses. En déplacement à Mulhouse, Claude Guéant, le ministre de l’Intérieur, fait demi-tour, direction Toulouse. François Bayrou s’envole à son tour pour la ville meurtrie où il assistera, en fin d’après-midi, à une cérémonie de recueillement à la grande synagogue.

Lorsqu’il quitte son QG de campagne, François Hollande est hué par une quarantaine de salariés de la centrale de Fessenheim : « C’est Louis XVI qui s’en va ! », « Casse-toi, sale vendu ! ». Incroyable décalage au moment où la tragédie de Toulouse pétrifie la France entière.

Chaque candidat à l’Élysée, y compris Marine Le Pen, trouve alors les mots justes pour dire son « émotion », sa « tristesse », son « indignation ». Finies, les polémiques de campagne, les empoignades politiciennes et les petites phrases. Annulés, meetings et émissions de télévision. Personne ne comprendrait qu’un crime aussi odieux puisse être instrumentalisé par un camp ou par un autre. « Dignité » est alors le maître mot. L’heure est au recueillement œcuménique et républicain. « Chacun comprendra que, à ce jour, la campagne présidentielle est suspendue », annonce Benoît Hamon, le porte-parole du Parti socialiste. « Des jours comme ça, c’est impossible de faire de la politique », lui répond en écho Guillaume Lambert, le directeur de campagne de Nicolas Sarkozy. La classe politique tout entière est sous le choc. L’élection présidentielle de 2012 vient de basculer, au moins pour un temps, dans une autre dimension.

Ce n’est certes pas la première fois qu’un fait divers exogène vient ainsi perturber le cours d’une campagne électorale. L’enlèvement de Mehdi Ben Barka, un mois avant la première élection présidentielle au suffrage universel de 1965 ; l’attentat de la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980 (4 morts et 36 blessés) ; l’assaut de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie, le 22 avril 1988, deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle ; la tuerie perpétrée par Richard Durn au conseil municipal de Nanterre, dans la nuit du 26 au 27 mars 2002 (8 morts et 19 blessés) ; l’agression de « Papy Voise », le 18 avril 2002, dont le visage tuméfié fit la une du journal de 20 heures de TF1 ; les émeutes de la gare du Nord en 2007… Mais la tragédie de Toulouse est sans commune mesure avec tous ces antécédents. Elle est incomparable. Des enfants juifs ont été froidement assassinés.

Mobilisation générale des services de police. Union sacrée des religions. Unité nationale face à l’ignominie. Au plus haut sommet de l’État, un seul mot d’ordre prévaut : retrouver l’homme qui a commis ces crimes atroces et protéger les lieux confessionnels de France, les écoles juives en particulier.

Mais très vite, chacun sent bien qu’au-delà de l’émotion légitime et sincère, l’affaire est éminemment politique. À trente-quatre jours du premier tour de l’élection présidentielle, le chef de l’État sait qu’il doit jouer son rôle à la perfection. À la fois président protecteur, gestionnaire de crise au plus près du terrain et chef de guerre. Son meilleur rôle. N’est-il pas l’homme de la maternelle de Neuilly ? Il sait aussi que cette affaire peut être dévastatrice pour lui, pour sa campagne, pour sa réélection. N’est-il pas, en réalité, le ministre de l’Intérieur depuis plus de dix ans ? Si la traque du « tueur au scooter » s’éternise, c’est lui, et lui seul, qui en sera tenu pour responsable. Il faut donc retrouver au plus vite « le salopard », l’« ordure » qui a fait ça. Et, en attendant, être solennel. Imposer sa présence sans jamais donner l’impression d’instrumentaliser l’événement. Occuper l’espace sans paraître en faire trop. Au QG du président-candidat, on saisit tout de suite l’importance politique de la séquence. La campagne présidentielle est peut-être en train de changer de nature. En tout cas, beaucoup se disent persuadés que Nicolas Sarkozy excelle dans ce genre de situation de crise et qu’après l’antipathie, le chef de l’État-chef des armées-ministre de l’Intérieur peut de nouveau susciter l’empathie.

Les mêmes s’agacent, pourtant, de ce candidat socialiste qui a pris « le parti de marquer Sarkozy à la culotte » et qui, néanmoins, ne commet pas la moindre faute. À 11 h 30, le lundi matin, le président de la République prend la parole dans l’école de la rue Jules-Dalou – François Hollande en fera autant, quelques heures plus tard. De retour à Paris, il se rend avec son épouse Carla Bruni à 19 h 30 à la synagogue Nazareth à Paris pour assister à une lecture de psaumes en mémoire des victimes – François Hollande est là, lui aussi, avec sa compagne, Valérie Trierweiler. Le lendemain matin, à 11 heures, le chef de l’État prend la direction du collège François-Couperin, dans le IVe arrondissement de Paris, pour observer la minute de silence prévue dans toutes les écoles de France – François Hollande, lui, se recueille dans une école du Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis). « Hollande se comporte en président bis, mais nous lui rappellerons le moment venu qu’il n’est pas président », déplore alors un membre de l’UMP. À Sarkozy, le premier rôle ; aux autres, y compris – surtout – Hollande, la place de figurants.

Ce mardi matin, la même photo s’étale à la une de tous les journaux : celle d’un père de famille, devant l’école Ozar Hatorah, cachant le visage et les yeux de son fils avec sa main droite. Comme pour le protéger, le rassurer, lui éviter la vision de l’horreur qui l’entoure. Le cliché, signé par le photographe de l’agence Reuters Jean-Philippe Arles, a déjà fait le tour du monde, du Parisien à Il Manifesto en passant par le New York Times. L’onde de choc est planétaire. La veille, dix candidats à l’élection présidentielle ont été adoubés par le Conseil constitutionnel : Nicolas Sarkozy, François Hollande, François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Eva Joly, Philippe Poutou, Nathalie Arthaud, Nicolas Dupont-Aignan et Jacques Cheminade. Mais la campagne, elle, est bel et bien suspendue.

À 12 h 15, le président de la République reçoit les représentants des communautés juive et musulmane de France. Au même moment, François Hollande lance un nouvel appel à « l’union nationale ». Le soir, Nicolas Sarkozy se rend à l’aéroport de Roissy pour s’incliner devant les dépouilles des quatre victimes de Toulouse avant leur rapatriement vers Israël. À la sortie, les yeux embués de larmes, il parle à nouveau devant les caméras. Ce sera la seule fois où il parviendra à se débarrasser du fantôme de Hollande.

Le lendemain, le chef de l’État préside à Montauban la cérémonie d’hommage aux trois parachutistes français – devant cinq autres candidats à la présidentielle, François Bayrou, Eva Joly, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen et… François Hollande. Nicolas Sarkozy, lui, parce qu’il est président, occupe toute la scène. Entre la tuerie de Toulouse, le lundi matin, et l’assaut final dans l’appartement de Mohamed Merah, il parlera à huit reprises devant les caméras. Son ministre de l’Intérieur s’exprimera neuf fois.

Seuls Jean-Luc Mélenchon (qui n’ira pas aux obsèques de Montauban) et François Bayrou décident de poursuivre leur campagne. Le premier pour faire « acte de résistance » en refusant de « mettre notre bouillante démocratie entre parenthèses du fait d’un odieux dégénéré assassin » ; le second, en maintenant son meeting de Grenoble, qu’il rebaptise « réunion de réflexion nationale » et au cours duquel il dénonce ces responsables politiques qui, par leurs mots, font « flamber les passions ». En privé, il explique à ses interlocuteurs interloqués qu’il vise précisément l’autre discours de Grenoble, celui de l’été 2010, quand Nicolas Sarkozy avait non seulement stigmatisé les Roms, mais clairement établi un lien entre immigration et délinquance. Bayrou n’a sans doute pas tort, mais il s’exprime trop tôt, à un moment où la France n’est pas prête à entendre les paroles de raison. L’heure est à l’émotion, à l’indignation, à la communion de la nation tout entière. Pas à la réflexion critique. Encore moins au débat politique. Hypocrisie générale ?

La trêve politique ? Attention ! « N’ajoutons pas l’ignoble à l’horrible », rétorque Alain Juppé à Bayrou. Dès le 20 mars, Nathalie Arthaud, la candidate de Lutte ouvrière, dénonce « cette comédie de l’union nationale » : « La réalité, dit-elle, c’est que les arrière-pensées électorales sont omniprésentes et je ne tiens en aucun cas à me mêler à tout cela. » Le lendemain, Marine Le Pen affirme que « le risque fondamentaliste a été sous-estimé dans notre pays » et que « des groupes politico-religieux se développent face à un certain laxisme ». Le même jour, Eva Joly s’en prend aux « discours discriminants et stigmatisants de Nicolas Sarkozy et de Claude Guéant ».

Mohamed Merah, lui, est déjà assiégé par la police et les membres du RAID. Ce qui n’empêche nullement les députés UMP Valérie Rosso-Debord et Sébastien Huygue, deux des snipers patentés de l’équipe Sarkozy, d’accuser François Hollande d’instrumentaliser le drame de Toulouse. Le lundi, jour du massacre, Brice Hortefeux avait pourtant pris soin d’annuler la réunion hebdomadaire de la « cellule riposte » pour respecter le deuil et le tempo imposé par Nicolas Sarkozy. Interruption de courte durée. Les hostilités ont déjà repris. L’ordre est venu d’en haut. Jean-François Copé n’hésite pas à reprocher à François Hollande de ne pas avoir voté la loi interdisant le port de la burqa, d’avoir « stigmatisé » le débat sur l’identité nationale. Quel rapport ? Aucun. Sinon l’amalgame. Sinon la volonté politique de faire accroire qu’en matière de sécurité et d’immigration, la compétence serait à droite et le laxisme, à gauche. « Honte à Copé ! », rétorque Delphine Batho, l’une des porte-parole de François Hollande. « Nous serons durs avec le crime », promet Laurent Fabius.

L’unité nationale n’était donc que de pure forme. Une façade. Un décor. Chacun s’est officiellement débarrassé de ses habits de candidat, certes, mais tous, sans le dire, ont continué à faire campagne en se répartissant les rôles. À Nicolas Sarkozy, les images de dignité et de solennité ; à ses lieutenants, les basses œuvres. À François Hollande, le sens de l’État ; au PS, les critiques concertées sur l’action de la police.

Les effets politiques de cette période hors normes vont cependant déjouer les pronostics de tous les observateurs. Car, au-delà de l’émotion et de la compassion pour les victimes, les Français sentent bien qu’on essaie de les prendre à témoin. On ne la leur fait pas ! Ils voient que le chef de l’État et son ministre de l’Intérieur monopolisent les écrans. Ils décryptent parfaitement la stratégie de François Hollande qui consiste à coller au plus près le chef de l’État. Ils analysent les postures des uns et des autres, comprennent que Nicolas Sarkozy, irréprochable dans sa posture de président, n’a jamais cessé de faire campagne. Que ses adversaires eux-mêmes ont adopté une ligne de conduite dictée par l’élection qui approche. Indiscutablement, le dénouement rapide de cette affaire a servi le Président. En tout cas lui a-t-il sans doute évité une catastrophe politique. Son entourage se dit même certain que l’insécurité, l’un de ses thèmes de prédilection, jusqu’alors absent des débats, va se retrouver mécaniquement au centre du jeu. Dès son meeting de Strasbourg, d’ailleurs, Nicolas Sarkozy insiste sur l’incurie de la gauche – et de Hollande – en matière de lutte contre la délinquance ; il moque son alliée Eva Joly pour qui la dépénalisation du cannabis constituerait la martingale gagnante face à l’insécurité. Nicolas Sarkozy pense alors qu’il va pouvoir reprendre la main en réactivant les sujets qui ont fait le succès de la droite en 2002 et en 2007. Sécurité, délinquance, immigration. Il se trompe.

Les drames de Toulouse et de Montauban n’ont pas suscité, ni même ressuscité une peur diffuse dans la société ; tout juste ont-ils provoqué un sentiment passager de sidération. Toulouse est vécue par les Français comme une parenthèse tragique, aussitôt refermée après la mise hors d’état de nuire de Mohamed Merah, et non pas comme un symptôme de l’insécurité qui régnerait en France. Non seulement les préoccupations majeures des électeurs – chômage, pouvoir d’achat, sortie de crise, avenir des enfants… – ont très vite repris leurs droits dans la campagne, mais, surprise, les premiers sondages qui tombent ne sont pas ceux attendus. Les deux favoris, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ne progressent pas – ou peu. Marine Le Pen, dont on pouvait penser qu’elle profiterait de l’événement, s’affaisse. Au contraire, Jean-Luc Mélenchon poursuit inexorablement la progression entamée bien avant le drame, au point de se hisser un temps à la troisième place devant François Bayrou et la candidate du FN. Comme si, au fond, aucun élément extérieur ne pouvait entraver le cours d’un scénario électoral écrit, en réalité, depuis bien longtemps…

Ce jeudi 22 mars, juste après l’assaut du RAID contre l’appartement où Mohamed Merah s’est retranché, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant ne laisse à personne d’autre le soin de résumer les faits. À deux reprises, en moins de cinq minutes, il se présente devant les caméras, affirme que le forcené a été mis hors d’état de nuire, que l’opération est un succès (même si l’objectif était de le prendre « vivant »), qu’il n’y avait pas d’autre méthode possible et que les policiers du RAID ont fait preuve d’un courage exemplaire. À ses côtés, le procureur de Paris, François Molins, raide comme la justice, ne bronche pas. Depuis la première minute, cette affaire n’est pas judiciaire, elle est politique, elle le sera jusqu’au bout.

Jeudi midi : réunion de crise à l’Élysée autour du Président, avec ses ministres, Gérard Longuet (Défense), Michel Mercier (Justice), Alain Juppé (Affaires étrangères) et Valérie Pécresse (Budget et porte-parole). D’abord contrôler la communication autour de cette intervention policière déjà controversée et même ouvertement critiquée par les militaires du GIGN. Ensuite, organiser un contrefeu, montrer que l’exécutif a la situation bien en main. Le Président doit s’exprimer vers 13 h 15, mais François Hollande lui souffle la politesse et convoque les télévisions pour une courte allocution. 12 h 45 : le candidat socialiste salue « le courage et la détermination du RAID et de toutes les forces de sécurité » : « Cette épreuve rappelle que la lutte contre le terrorisme est un combat de tous les instants et qui ne peut admettre aucun relâchement, ni aucune faiblesse. »

Une demi-heure plus tard, c’est au tour de Nicolas Sarkozy d’occuper de nouveau les écrans. Cette fois, le masque tombe. Il annonce, en direct de l’Élysée, une série de mesures visant à renforcer l’arsenal répressif en matière de lutte contre le terrorisme. Il veut punir pénalement ceux qui consulteront les sites Internet faisant l’apologie du terrorisme, ceux qui se rendent « à l’étranger pour y suivre des travaux d’endoctrinement »… Des mesures annoncées dans l’urgence dont chacun comprend bien qu’elles ne seront pas votées dans l’instant et qu’elles ne sont sans doute pas à la hauteur de l’événement. Des mesures dont chacun se demande surtout pourquoi elles n’ont pas été prises avant – Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait en effet formulé les mêmes propositions après les attentats de Madrid en 2005.

Bref, Sarkozy refait du Sarkozy. Un fait divers, une loi. Sauf que la tuerie de Toulouse n’est pas un fait divers comme les autres. La campagne présidentielle a déjà repris son cours, et les questions commencent à fuser. Pourquoi avoir tardé à admettre le caractère terroriste des assassinats de militaires à Toulouse et à Montauban ? Pourquoi avoir attendu le carnage de l’école juive pour regrouper ces affaires sous la direction du parquet antiterroriste ? L’enquête a-t-elle démarré assez rapidement après les premiers meurtres de militaires ? Des interrogations légitimes et, déjà, des débuts de réponse.

Alain Juppé lui-même se demande « s’il n’y a pas eu des failles dans le système de renseignements ». Certes, après la mort de Merah, l’heure est au soulagement. Certes, il est encore trop tôt pour dire si l’assaut du RAID s’est déroulé selon les règles de l’art. Certes, après le massacre de l’école juive de Toulouse, il a fallu moins de trois jours aux services de renseignements pour identifier Mohamed Merah comme l’auteur de ces crimes et pour le débusquer. Bravo ! Mais une interrogation hante alors tous les Français : comment un type comme Mohamed Merah a-t-il pu être laissé dans la nature sans surveillance ?

Condamné à quinze reprises par le tribunal des enfants et ayant commis pas moins de dix-huit délits entre 2006 et 2009 (vols, recels, vols aggravés avec violence, outrages, conduite sans permis), ce délinquant multirécidiviste a pu, en toute impunité, se rendre en Afghanistan et au Pakistan (mais aussi en Israël, en Syrie, au Liban, en Jordanie). Il s’est procuré un véritable arsenal de guerre sans être inquiété par les services de police. Placé par les Américains sur la no flight list (l’interdiction de voler aux États-Unis), Mohamed Merah n’était pas surveillé par la police française. À ces faits, la DCRI n’apporte alors que des réponses dilatoires : Merah n’est resté que deux mois au Pakistan, il n’avait donc pas eu matériellement le temps de suivre une formation terroriste. En outre, il n’est pas barbu, fréquente les discothèques et les filles, jamais la mosquée, il n’avait donc pas le profil de l’islamiste radical susceptible de passer à l’acte. Bref, Merah a baladé les flics. On imagine d’ailleurs aisément ce que les « riposteurs » de l’UMP auraient dit si une telle affaire était survenue sous un gouvernement de gauche ! Ils auraient sans doute réclamé, sur l’air des lampions, la tête du ministre de l’Intérieur et celles des pontes de la police française.

Dans l’équipe de François Hollande, la consigne est claire : ne pas laisser la droite installer le thème de la sécurité dans la campagne. Ne pas retomber dans le piège de 2002 et de 2007. D’où l’idée d’instiller d’emblée le soupçon sur la manière dont la police a agi dans cette affaire. Non pas sur l’assaut lui-même, mais sur l’enquête. D’autant que Merah a été interrogé par des agents régionaux de la DCRI en novembre 2011 sur ses voyages au Pakistan et en Afghanistan. « Voyage touristique », leur a-t-il alors répondu, montrant même, grâce à une clé USB, ses photos de vacances. Anticipant les critiques, la DCRI explique alors que Merah est « un loup solitaire », qu’il n’est rattaché à aucun réseau connu, que c’est donc le cas de figure le plus compliqué à gérer pour des policiers. S’il était vraiment seul, comment s’est-il procuré son arsenal de guerre ? Où a-t-il trouvé l’argent nécessaire pour acheter ces armes (20 000 euros) et ses billets d’avion (2 500 euros l’aller-retour au Pakistan ou en Afghanistan) ? Réponse légaliste du ministère de l’Intérieur, qu’on a connu moins regardant lorsqu’il s’agissait, par exemple, de stigmatiser les Roms, d’imposer des tests ADN aux candidats à l’immigration ou même de surveiller, dès leur plus jeune âge, la dangerosité future des enfants : la France est un État de droit, la loi n’autorise pas la police à surveiller n’importe qui n’importe comment. Et puis, dit-on, les forces de l’ordre n’ont pas les moyens de surveiller des centaines de personnes potentiellement dangereuses. Enquête faite, il apparaît que les policiers du Renseignement intérieur de Toulouse n’avaient, sur leurs listings, que six islamistes radicaux suspects dans la région. Les effectifs de police seraient-ils si clairsemés qu’on ne puisse surveiller six personnes aussi dangereuses ?

Il faut croire que ces critiques – ou, du moins, ces questions – inquiètent sérieusement l’exécutif. Dès le jeudi après-midi, l’Élysée ordonne à tous les acteurs de cette opération de monter au créneau dans les médias pour défendre l’action de la police et du gouvernement : Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, dans Le Monde ; Frédéric Péchenard dans Le Parisien ; Claude Guéant et Amaury de Hauteclocque, le patron du RAID, dans Le Figaro ; Ange Mancini, le coordinateur du renseignement à l’Élysée, intervient même à la télévision. Il y a le feu. Il faut d’urgence éteindre l’incendie. Jouer à fond la vraie-fausse transparence, quitte à livrer aux médias, avides de détails, des éléments de l’enquête que d’ordinaire l’on garde secrets le plus longtemps possible.

Car, de deux choses l’une : ou bien Merah était un manipulateur hors pair, ou bien les services de la DCRI ont fait preuve d’une naïveté coupable. Certains se demandent même si le contre-espionnage français ou la DGSE n’avaient pas fait de Merah un indic, un agent infiltré dans les milieux islamistes radicaux. Dans tous les cas, on s’interroge : ce ratage est-il de la responsabilité de la DCRI, née de la fusion souhaitée par Nicolas Sarkozy entre la DST et les RG ? Est-ce à cause d’un manque criant d’effectifs si la DCRI a finalement choisi de ne pas surveiller Merah ? Faut-il incriminer la disparition de la police de proximité – et notamment les Renseignements généraux de proximité – qui a supprimé les relais d’information sur le terrain ? Certains, plus critiques encore, déplorent que la DCRI se soit perdue en déployant son énergie sur des dossiers mineurs, comme celui du groupe de « Tarnac », ces activistes d’extrême gauche, prétendument qualifiés de « dangereux terroristes ». Voire sur des affaires ne relevant pas de ses missions premières – on pense à celle des « fadettes » pour identifier les sources des journalistes du Monde dans le scandale Bettencourt ou encore à celle de Rachida Dati, soupçonnée par le couple élyséen d’envoyer des SMS douteux pour nuire à la réputation du chef de l’État et de son épouse. La vérité est sans doute à la fois plus banale et plus inquiétante : le contre-espionnage français a tout simplement considéré Merah comme un petit caïd sans intérêt.

Le 23 mars, moins de vingt-quatre heures après la mort de Mohamed Merah, une photo de François Hollande circule sur Internet et les réseaux sociaux. Sur ce cliché, pris le 13 mars à Bourg-de-Péage (Drôme) alors qu’il visite l’hôpital de la ville, le candidat socialiste pose au milieu d’un groupe de jeunes du quartier. À droite sur l’image, un jeune homme prénommé Karim. Voici le genre de texte qui accompagne la photo, repérée sur Facebook et Twitter notamment : « Hollande en photo avec Mohamed Merah, le tueur de Toulouse » ou bien carrément : « Vraiment drôle de voir cette photo de M. Hollande avec Mohamed Merah, suspect n° 1 dans les assassinats à Toulouse et Montauban. » Manière d’accréditer l’idée que la gauche ferait preuve de faiblesse, de laxisme, voire de complicité avec le terrorisme ? Manipulation ? Tout simplement ce qu’en temps de guerre on appelle de la « propagande noire ».

Samedi 24 mars, Nicolas Sarkozy réunit de nouveau sa cellule de crise à l’Élysée autour du Premier ministre François Fillon et des ministres de l’Intérieur et de la Justice. Sont alors conviés les directeurs de la police nationale, de la DCRI et de la DGSE. Trois quarts d’heure de discussion au cours desquels Nicolas Sarkozy s’inquiète ouvertement des effets possibles de la polémique sur l’action de la police. Ses interlocuteurs assurent qu’il n’y a rien à craindre, que les services ont été irréprochables. Sarkozy leur demande néanmoins de le tenir informé minute par minute de l’enquête. Il craint de devoir justifier son calamiteux bilan sécuritaire, ces 11 000 suppressions de postes depuis cinq ans (selon des sources syndicales), 1 500 dans la seule loi de finances 2011. Que répondre à Eva Joly, l’ancienne juge d’instruction, quand elle assure que les massacres de Toulouse et de Montauban auraient pu être évités ? « Il y a une plainte d’une voisine qui a dit que Mohamed Merah a voulu endoctriner son fils, l’a séquestré. Quand on a cette plainte, qu’on la passe au fichier et qu’on trouve un homme avec son palmarès […], ça devrait faire tilt. » En attendant, le frère de Mohamed Merah, Abdelkader, est écroué et mis en examen pour « complicité d’assassinat ». Invité de France Info, le chef de l’État admet lui-même que « tous les services secrets, tous les services de police […] sont sur les dents » et que « le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux ont reçu comme instruction d’engager systématiquement un travail d’évaluation ». Manière de dire que les critiques sur le travail de surveillance de la DCRI n’étaient sans doute pas toutes absurdes.

Le même jour, Nicolas Sarkozy fait savoir qu’il a interdit la venue en France d’un prédicateur qatari, Youssef al-Qaradaoui, 86 ans, connu pour ses prêches extrémistes et considéré comme l’un des imams les plus influents – et les plus dangereux – de l’islam sunnite. Il avoue même avoir personnellement signifié à l’émir du Qatar que ce prédicateur, malgré son passeport diplomatique, n’était pas le bienvenu en France. Le président de la République appellera – sans l’avouer cette fois – le même émir qatari pour lui demander instamment d’empêcher la chaîne Al Jazeera de diffuser les vidéos que Mohamed Merah a lui-même enregistrées lors de ses crimes.

Une semaine après la mort de Mohamed Merah, le vendredi 30 mars, pas moins de dix-sept personnes issues des milieux islamistes radicaux sont arrêtées et placées en garde à vue. Parmi eux, Mohammed Achamlane, leader de Forsane Alizza (« Les cavaliers de la fierté »), un groupe salafiste dissous par Claude Guéant qui l’accusait de préparer la lutte armée. Officiellement, aucun rapport entre ce coup de filet (qui a permis de saisir des armes et, notamment, des kalachnikovs) et les tueries de Toulouse et de Montauban. Les forces de l’ordre ont agi sur commission rogatoire de deux juges antiterroristes, dont Marc Trévidic, qui ne passe pas précisément pour un affidé du pouvoir sarkozyste. Mais les télévisions, elles, diffusent en boucle les images spectaculaires de ces arrestations. Invité à la radio, le président de la République délivre des informations de première main sur la procédure judiciaire en cours. Certes, on apprendra que ces islamistes radicaux étaient dans le collimateur de la justice et de la police depuis le 9 mars – donc avant le massacre de l’école juive de Toulouse –, mais, à l’évidence, le pouvoir politique a bel et bien décidé d’instrumentaliser ce coup de filet. Pour perpétuer un climat de tension propice à la droite et pour faire oublier les « failles » du contre-espionnage français.

La preuve : le même jour, le gouvernement refuse l’audition des principaux chefs du renseignement français (en l’occurrence Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, et Érard Corbin de Mangoux, le chef de la DGSE) par la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois que préside le sénateur PS David Assouline. Les sénateurs devaient aussi auditionner – coïncidence ? – les juges antiterroristes Marc Trévidic et Yves Jannier (3 avril), ainsi que Frédéric Péchenard, le directeur général de la Police nationale, et Ange Mancini, le coordonateur national du renseignement (10 avril). Silence imposé pour tous. Sauf dans les journaux où le ballet des plus hauts responsables policiers continue ! Circulez, y’a rien à voir… Au moins jusqu’au lendemain du second tour de l’élection présidentielle.

Las. Dans son édition du jeudi 19 avril, soit trois jours avant le premier tour, Le Nouvel Observateur, sous la plume des journalistes Cécile Deffontaines et Olivier Toscer, lâche une véritable bombe : « Mohamed Merah a bien été fiché comme susceptible d’attenter à la sûreté de l’État dès 2006 », à l’occasion du démantèlement, à Artigat, à une soixantaine de kilomètres de Toulouse, d’une filière de combattants djihadistes en Irak. Problème : au lendemain de la mort de Merah, Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, disait que ses services n’avaient entendu parler de Merah qu’en novembre 2010. C’était faux. Pis, l’hebdomadaire révèle qu’en réalité la fiche de Merah s’est volatilisée au moment de la fusion entre les RG et la DST en 2008 donnant naissance à la DCRI. Voilà pourquoi il a pu tranquillement se rendre au Moyen-Orient sans être inquiété par les services antiterroristes ! Ce n’est qu’en novembre 2011 que Merah sera de nouveau fiché. Il y a donc bien eu des « failles ». Et quelles failles ! On est loin, visiblement, de la fable que l’Élysée et ses superflics ont tenté d’accréditer dans les heures qui ont suivi la mise hors d’état de nuire de Merah.

En attendant, fin mars au QG de Nicolas Sarkozy, on ne cache pas une certaine amertume, voire une déception certaine. « On s’attendait à un effet Toulouse. Or, l’effet est minime, reconnaissons-le ! » Pourtant, le champion de la droite a repris un court avantage sur le candidat socialiste dans les intentions de vote du premier tour. Militants et élus UMP ont même retrouvé – un peu – leur sourire. Quant au moral du Président, il fait plaisir à voir. Si le drame de Toulouse n’a pas provoqué dans l’opinion les effets escomptés, il lui a permis de consolider sa stature présidentielle. Désormais, Nicolas Sarkozy n’hésite plus à commenter les sondages avec gourmandise à chacun de ses visiteurs : « Il n’y a pas si longtemps, on aurait payé pour être à ce niveau. » En public, il se moque ouvertement du « petit club des socialistes heureux, heureux de se regarder le nombril, heureux de se contenter, heureux de se féliciter […]. Imaginez la migraine. Tous les matins, ils doivent se dire : “Mon dieu, il est encore en campagne !”». Dans Le Figaro, Brice Hortefeux assure que « la dynamique a changé de camp : Nicolas Sarkozy impose le rythme, domine le terrain des idées ». Après la guerre de mouvement, la bataille présidentielle est en passe de se transformer en guerre psychologique.

Car l’objectif du camp Sarkozy, comme celui de l’équipe Hollande, reste bien de virer en tête au soir du premier tour. Or, désormais, les enquêtes d’opinion le disent : ce qui était inenvisageable en janvier est redevenu possible. Pour tous les instituts, Hollande et Sarkozy sont désormais dans un mouchoir de poche au premier tour, même si le candidat socialiste fait toujours cavalier seul au second. L’entourage du Corrézien considère même qu’il y a urgence à quitter le terrain de la sécurité, seul sujet où, en dépit d’un bilan accablant, Nicolas Sarkozy reste plus crédible que lui. Revenir aux sujets prioritaires des Français : l’emploi, le pouvoir d’achat, l’accès à la santé, l’éducation, les solutions pour sortir de la crise. D’autant que Jean-Luc Mélenchon, lui, ne mollit pas. À Lille, devant plus de 20 000 personnes, il a réussi une nouvelle démonstration de force. « La rivière est sortie de son lit et quoi qu’il arrive, elle n’y rentrera pas de sitôt », lance-t-il devant une marée de drapeaux rouges d’où s’élève toujours le même cri : « Résistance, résistance ! »

Le 30 mars, Nicolas Sarkozy est de nouveau l’invité de la « Matinale » d’Europe 1. La veille au soir, il s’est fait communiquer en avant-première les chiffres de l’INSEE sur le déficit et l’endettement de la France en 2011. Le premier est plutôt bon, le second exécrable. À l’antenne, le président en fait des tonnes. Pour une fois qu’un indicateur économique est meilleur que prévu ! En début de semaine, les statistiques du chômage avaient douché ses ardeurs : + 0,2 %. Dixième mois consécutif de hausse. Par un de ces tours de passe-passe dont il est coutumier, il s’était néanmoins félicité de ce résultat en expliquant, sans rire, que la hausse du chômage était « tendanciellement à la baisse », joignant d’ailleurs le geste à la parole pour créer l’illusion que le chômage lui-même baissait.

Mais là, pour le coup, il y a vraiment de quoi se réjouir. Du moins à première vue. En 2011, le déficit public est passé de 7,1 % à 5,2 % du PIB. Ce chiffre est un demi-point meilleur que prévu, a fortiori si l’on tient compte du faible taux de croissance. Ce matin-là, Nicolas Sarkozy se garde bien, cependant, d’expliquer à quoi il doit ce bon résultat : en l’occurrence aux hausses d’impôts. En 2007, il avait promis de faire baisser les prélèvements obligatoires ; or, ils ont progressé de 2 points en cinq ans et atteignent 43,8 % en 2012. Il se garde bien aussi de rappeler que ces 5,2 % de déficit n’ont été dépassés que deux fois dans l’histoire de la Ve République : en 2009-2010 et en 1993-1995 quand Édouard Balladur était Premier ministre et Nicolas Sarkozy, ministre du… Budget. Surtout, il fait silence sur l’autre chiffre du jour. La dette : elle a atteint en 2011 la somme faramineuse de 1 717,3 milliards d’euros, soit 85,8 % du PIB (contre 82,3 % en 2010). En cinq ans, elle s’est aggravée de plus de 500 milliards d’euros ! Deux mois et demi après la perte du triple A, ces résultats consacrent, une nouvelle fois, le décrochage de la France avec l’Allemagne d’Angela Merkel où la dette n’atteint que 79 % du PIB et où, surtout, le déficit public ne dépasse pas 1 %. Des chiffres qui renvoient à nouveau le président sortant à son bilan boulet. D’autant que ce dernier doit annoncer d’un jour à l’autre son programme. Enfin.

Un mot d’explication s’impose : à moins de quatre semaines du premier tour, Nicolas Sarkozy n’a toujours pas présenté son programme aux Français. Tout juste s’est-il contenté d’en effeuiller certaines mesures (taxe sur les exilés fiscaux, baisse des charges sur les bas salaires, TVA sociale…). Il ne s’agit évidemment pas d’un oubli, mais d’une stratégie mûrement réfléchie. Fin janvier, quand François Hollande présente les soixante mesures chiffrées de son programme, Nicolas Sarkozy est encore persuadé que son adversaire socialiste va exploser en vol. Que son programme va être mis en charpie par les observateurs. Que, pendant des semaines, sa « cellule riposte » va pilonner ses propositions au point que, fin février, il n’en restera plus rien. D’où l’idée d’attendre le plus tard possible pour annoncer les siennes. Or, deux mois plus tard, François Hollande n’a toujours pas dévissé dans les sondages et son programme n’a pas varié d’un iota. Certes, les « experts » ont noté la faiblesse de ses promesses en matière d’économies budgétaires, mais même ses 60 000 emplois supplémentaires dans l’Éducation nationale ne font plus rire.

En fait, depuis la fin janvier, Hollande n’a émis qu’une seule proposition nouvelle ne figurant pas dans son programme : celle consistant à taxer à hauteur de 75 % les revenus supérieurs à un million d’euros par an. Et encore cette mesure est-elle à nouveau validée par l’actualité. Maurice Lévy, P-DG du groupe Publicis, vient en effet de se voir accorder plus de 16 millions d’euros de bonus ! Certes, Publicis est l’une des plus belles entreprises françaises ; certes, le groupe publicitaire est très profitable pour ses actionnaires ; certes, ce bonus représente, pour lui, l’addition de dix années de gains. Mais la somme reste néanmoins pharaonique : 16 millions d’euros, c’est environ dix mille fois le salaire médian français. Pour qu’un smicard ait la chance de toucher une telle somme sans jouer au Loto, il faudrait qu’il ait commencé à travailler au xe siècle de notre ère, avant même qu’Hugues Capet ne devienne roi des Francs et ne fonde la dynastie portant son nom. L’information tombe au plus mauvais moment. D’autant qu’elle concerne le président de l’AFEP (Association française des entreprises privées) qui, voici quelques mois, avait signé une pétition pour réclamer une fiscalité plus lourde sur les hauts revenus.

Cette fois, pourtant, Nicolas Sarkozy veut éviter le piège. Plutôt que de défendre Maurice Lévy, il décide d’attaquer François Hollande. Si le P-DG de Publicis a pu toucher une telle somme, dit-il, c’est à cause de ses actionnaires qui lui ont accordé un tel bonus. Et qui est actionnaire de Publicis ? Élisabeth Badinter, fille de Marcel Bleustein-Blanchet, le fondateur du groupe publicitaire, et épouse de l’ancien garde des Sceaux socialiste Robert Badinter. Ce sont des actionnaires « qui ont le cœur à gauche » qui ont voté ces « rémunérations exorbitantes », explique Nicolas Sarkozy. Pour être bien sûr de se faire comprendre, le chef de l’État demande à Nathalie Kosciusko-Morizet de convoquer une conférence de presse en urgence à son QG : « Mme Badinter est propriétaire de 10 % de Publicis, argumente-t-elle, notes à l’appui. Je crois qu’elle a touché 85 millions d’euros de dividendes, elle a une fortune évaluée en 2010 à 652 millions, en augmentation de 27 millions par rapport à 2009. […] Pourquoi est-ce que ceux qui s’empressent de condamner l’un ne condamnent pas l’autre ? »

Les quelques journalistes présents en profitent pour l’interroger sur les derniers développements de l’affaire Bettencourt. Embarrassée par la précision des questions, Nathalie Kosciusko-Morizet se tire de ce mauvais pas en établissant un « parallèle entre […] les différentes affaires politico-financières et les sondages ». En clair, assure-t-elle, la gauche tenterait de ressortir les « affaires » parce que Nicolas Sarkozy volerait désormais vers la victoire.

Depuis des mois, cette affaire Bettencourt, qui a démarré en décembre 2007, sent le roussi. Cette fois, le juge Gentil, chargé d’instruire le dossier à Bordeaux, a pris la décision d’incarcérer Patrice de Maistre, l’ex-gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Marianne a en effet dévoilé que, grâce à une commission rogatoire lancée en Suisse, le juge a découvert un système de compensation très sophistiqué entre Genève et Paris par lequel ont été rapatriés pas moins de 4 millions d’euros en liquide entre 2007 et 2009. Le magistrat a même réuni les preuves de deux versements suspects : un premier de 400 000 euros en espèces a été livré à Patrice de Maistre le 5 février 2007, deux mois avant le premier tour de la présidentielle, mais surtout deux jours avant une rencontre avec Éric Woerth, le trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy ; un second versement de 400 000 euros, toujours en liquide, a été fait à de Maistre en avril 2007, entre les deux tours de la présidentielle. Or, ce jour-là, révèle le journal Le Monde, François-Marie Banier, l’ami photographe de l’héritière L’Oréal, évoquait dans son journal intime une confidence de la milliardaire : « De Maistre m’a dit que Sarkozy avait encore demandé de l’argent. J’ai dit oui. » En jetant de Maistre en prison, le juge veut clairement l’obliger à parler. À un mois du premier tour de la présidentielle 2012, ses révélations pourraient être explosives. Commentaire de Nicolas Sarkozy : « Je n’ai pas de commentaires à faire là-dessus, aucun. Le Monde fait campagne pour Hollande, il a le droit. » Eva Joly, qui ne rate jamais une occasion de renfiler sa robe de magistrate, lâche alors cette petite phrase lourde de sous-entendu : « Aujourd’hui, nous ne savons pas si Nicolas Sarkozy est candidat à un deuxième mandat pour réellement diriger la France ou pour se protéger contre la justice et des sanctions éventuelles. »

À l’évidence, la droite préfère se concentrer sur l’affaire DSK qui, elle aussi, vient de rebondir. L’ancien patron du FMI est mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée » dans le cadre de l’affaire du Carlton. Le Monde en a d’ailleurs profité pour publier les procès-verbaux de Dominique Strauss-Kahn. Or, même si cette affaire ne concerne en rien le candidat socialiste, même si le juge a visiblement abandonné la piste du trafic d’influence, l’écurie UMP a bien l’intention de s’en servir. Toujours par la voix de sa porte-parole Nathalie Kosciusko-Morizet, Nicolas Sarkozy demande à François Hollande de s’expliquer sur les liens présumés de son « Monsieur Sécurité », Jean-Jacques Urvoas, avec l’un des policiers impliqués dans l’affaire du Carlton, le commissaire divisionnaire Jean-Christophe Lagarde. De fait, le député PS a bien reçu à cinq reprises celui qui était alors le directeur de la sureté publique du Nord – comme d’ailleurs une quarantaine d’autres experts – dans le cadre d’un groupe de travail qu’il animait alors sur l’avenir de la sécurité en France. Et alors ? Et alors, pendant vingt-quatre heures, tous les médias audiovisuels placent sur un pied d’égalité l’affaire du Carlton d’un côté, l’affaire Bettencourt de l’autre. Scandale de gauche contre scandale de droite. Comme si une affaire de mœurs était comparable à une affaire de financement politique. La guerre psychologique a vraiment commencé.