Conclusion
J'ai choisi de limiter cette évocation de
l'histoire pharaonique à la conquête d'Alexandre parce que
l'arrivée des Macédoniens marque la fin de l'autonomie politique de
l'Égypte. Même si celle-ci continue à jouer un rôle international,
c'est dans un Proche-Orient et une Méditerranée qui ne
s'appartiennent plus. Leurs nouveaux maîtres, Alexandre et les
Diadoques, puis les Césars, ont fait basculer vers l'Occident le
centre de gravité du monde. Ils ne sont que les nouveaux
envahisseurs d'un pays ouvert depuis le début du Ier millénaire : Libyens, Éthiopiens, Perses s'y
sont succédé, et la perte de l'initiative politique n'est pas chose
nouvelle sur les bords du Nil. Mais seuls les Perses ont ôté aux
pharaons leur indépendance : les autres se sont contentés de
récupérer à leur profit l'identité nationale. C'est aussi ce que
font — en apparence seulement — Lagides et Romains. Ils conservent
la structure de la société, alors que le jeu se joue avec les
règles de leur propre culture. Ils font comme s'ils étaient
toujours censés maintenir la création de Rê et multiplient temples
et fondations pieuses, se dissimulant encore pendant huit siècles
derrière le masque des pharaons.
La perte de l'autonomie est-elle une coupure
historiquement suffisante ? On pourrait, après tout, défendre
l'opinion inverse : que l'histoire de l'Egypte devienne celle du
monde grec dès la mort d'Alexandre est une chose. Que le pays perde
son identité en est une autre. La perd-il d'ailleurs vraiment ?
Lorsque Alexandre conquiert l'Égypte, il se trouve confronté au
même problème que ses prédécesseurs perses : régnant sur un empire
trop étendu, il ne peut en unifier les lois. Il doit donc couler
son pouvoir dans les structures indigènes, c'est-à-dire, pour
l'Égypte, dans le mode de gouvernement théocratique. Il se tourne
naturellement vers le seul rouage à même d'appuyer son autorité
comme il appuyait celle des pharaons : le clergé.
Nous avons pu mesurer la montée de la puissance
des prêtres tout au long du Ier
millénaire. Elle s'accompagne d'un renforcement de l'organisation
nationale des clergés locaux, de sorte que c'est face à une
véritable administration hiérarchisée que se retrouvent les
nouveaux conquérants. Non seulement ils traitent avec elle, mais
encore ils la renforcent, organisant un concile annuel, au cours
duquel le roi et les hauts fonctionnaires négocient avec les
prêtres les principales orientations politiques du pays. Ce
concile, répercuté dans les synodes régionaux, assure au roi à bon
compte le contrôle des populations, habituées depuis toujours à se
soumettre à l'autorité religieuse. On peut tenir comme preuve
indirecte du bon fonctionnement de cet arrangement le fait que les
prêtres arrivent non seulement à maintenir leur influence, mais
encore à récupérer en 118 avant J.-C. les bénéfices des domaines
divins perdus lors de la conquête. Ils maintiendront cet avantage
jusqu'à ce que les Romains leur enlèvent à nouveau toute autonomie
en les plaçant sous l'autorité d'un magistrat, l'idiologue, à qui
ils confient la haute main sur tous les cultes de la Vallée.
C'est-à-dire que pendant presque un siècle, les prêtres retrouvent
pratiquement leur ancienne puissance. Le programme de constructions
divines des Lagides est là pour en témoigner. Les plus grands
temples ont été reconstruits ou développés sous leur règne, de
Philae au Delta, et le visiteur peut avoir l'impression d'un
foisonnement au moins égal à celui des périodes antérieures, que ce
soit en parcourant ces édifices ou les gigantesques cités qu'il
découvre, le plus souvent encore à peine dégagées, à travers la
vallée et les zones subdésertiques.
Dans la mesure où les temples sont le lieu de
conservation et de diffusion de la culture, la période
gréco-romaine est assurément la continuation des périodes
antérieures. Il suffit de voir par exemple le temple consacré à
Hathor de Dendara. L'origine du sanctuaire se fond dans celles de
la civilisation elle-même, mais le temple dans son état actuel est
une reconstruction entreprise par Ptolémée Aulète et terminée sous
Antonin le Pieux. Son organisation et sa décoration, canoniquement
parfaites, peuvent passer, comme celles des autres temples d'époque
gréco-romaine, pour des modèles du temple égyptien. La culture
diffusée dans ces enceintes sacrées ne déviait pas plus du modèle
classique que l'architecture : la langue même dans laquelle sont
écrits les textes liturgiques est plus proche de l'égyptien du
Moyen Empire que de la langue parlée de l'époque. Mais cette
volonté de maintenir la pureté des origines tourne à l'immobilisme.
Les prêtres s'enferment dans une recherche stérile du rituel qui
débouche sur un souci du détail et de la complexité qui frise déjà
le byzantinisme. La production artistique elle-même révèle l'écart
qui se creuse entre la fiction pharaonique et la vie quotidienne.
Si l'art religieux reste figé dans les expressions du passé, les
représentations officielles subissent l'influence du modèle grec.
L'art populaire, lui, accentue encore le mélange en développant
l'iconographie composite des cultes les plus en faveur, comme celui
d'Isis et de Sérapis, qui finiront par dominer tout le monde
romain. Ainsi se crée peu à peu une civilisation qui s'éloigne de
plus en plus des pharaons pour se rapprocher du fonds méditerranéen
qui s'impose lentement de Babylone à Rome au fil des siècles.
Cette société cosmopolite s'était déjà développée
dans les grands centres grecs d'Égypte que nous avons vu apparaître
dès le VIe siècle. La fondation
d'Alexandrie, dont le conquérant macédonien voulait faire le second
pôle de son empire, accélère le mouvement. La nouvelle capitale
tire avantage de son rôle politique et commercial pour devenir l'un
des principaux foyers intellectuels d'une Méditerranée où se
rencontrent l'Orient et l'Occident. Alexandrie accueille en effet
les caravanes qui apportent depuis la lointaine Gerrha, en passant
par Petra, les produits venus d'Inde par le golfe Persique et
celles qui, par Doura Europos et la façade phénicienne, mettent
l'Égypte au contact de l'Asie Mineure et de la route de la soie. La
vallée du Nil elle-même est, plus que jamais, une voie de passage :
vers l'Afrique par Syénè et les oasis, vers la mer Rouge par les
voies traditionnelles et la nouvelle liaison du port de Bérénice à
Coptos et Ptolémaïs en Moyenne-Égypte — autant de fondations plus
grecques qu'égyptiennes. Alexandrie est le creuset où ces apports
orientaux côtoient ceux que l'Occident envoie par les grandes
routes maritimes, de Rhodes, de Carthage ou de Rome. La
civilisation qui y naît ainsi a sa propre originalité, que l'on
retrouve dans des œuvres comme les Syracusaines de Théocrite, où
les Grandes Adonies et l'immense brassage de populations sont
évoqués avec humour. Cette civilisation, « au bord de l'Égypte »
disaient les Anciens, se retrouvera beaucoup plus tard dans
l'Alexandrie de Durell...
Même si l'Égypte proprement dite n'y est pas
réduite à la part exotique qui sera la sienne à Rome, elle fait
déjà partie du passé. Bien sûr, les apparences sont maintenues, et
l'on pourrait écrire une Histoire de l'Égypte qui serait celle de
la construction des temples et de la succession de ces pharaons qui
ne connaissaient que le grec. Ce ne serait plus celle du peuple,
qui s'écrit, elle, dans d'autres sources qui mélangent le droit des
conquérants et celui des indigènes... Ce peuple même, qui est-il ?
La masse indistincte des paysans et des clérouques, ces colons
mariés à des indigènes, trop pauvres pour dépasser les techniques
ancestrales et réduits au silence entre le clergé traditionnel et
l'administration grecque, ou les Grecs qui se réservent le commerce
et les nouvelles techniques d'échange que sont la banque et la
finance : paysans illettrés ou citadins hellénistiques ?
Le mode de vie de la paysannerie n'évolue que fort
peu, et la description qui pourrait en être faite recouperait pour
l'essentiel celle esquissée pour le Nouvel Empire. C'était déjà le
cas tout au long du Ier millénaire. Ce
serait aussi valable jusques et même au-delà de la révolution
industrielle de notre XIXe siècle. La
vie des paysans au début du XXe siècle
restait marquée des mêmes rythmes et soumise aux mêmes contraintes
que dans l'Antiquité. La régularisation du cours du Nil et la
cessation de la crue ont seules pu modifier un cycle qui paraissait
immuable. Et encore : les potiers tournent toujours les mêmes
formes que l'archéologue s'émerveille de trouver semblables à
celles qu'il dégage dans ses fouilles... du moins tant que la
matière plastique n'a pas imposé une culture radicalement
différente !
L'autre culture, celle que l'on appelle «
hellénistique » n'est pas propre à l'Égypte et ne peut se
comprendre et se décrire que dans son environnement. Tout comme la
domination romaine, elle met en jeu des sources et des approches
plus vastes, qui jouent sur plusieurs civilisations et nécessitent
des développements particuliers. À cela s'ajoute une donnée propre
à l'égyptologie : la collecte des sources documentaires. Les
sources tardives (j'entends par là le premier millénaire avant
notre ère) sont encore méconnues. Les corpus sont seulement en
cours de constitution, et il est trop tôt pour pouvoir dégager de
réelles synthèses sociales ou économiques. Jusqu'à ce que celles-ci
soient réalisées, l'histoire de ces périodes se résumera
essentiellement aux faits politiques et militaires que fournissent
les documents officiels ou les textes des historiens grecs. Les
recherches sur le terrain n'ont encore donné que relativement peu
de résultats, à cause de la trop grande abondance de la
documentation des périodes antérieures, jugée jusqu'à présent plus
« noble » par les égyptologues, mais aussi du fait de la
localisation des sites tardifs dans des zones peu accessibles, par
tradition archéologique ou par nécessité économique : la Moyenne et
la Basse-Égypte. Les fouilles de sauvetage entreprises ces
dernières années apporteront certainement des éléments très
précieux de ce point de vue.
L'Égypte alexandrine et romaine n'est pas le seul
foyer où survit la civilisation pharaonique. Le lointain royaume de
Napata a continué son existence longtemps après la défaite essuyée
à Pnoubs devant les troupes de Psammétique II : il s'est alors
replié encore plus au sud, à Méroë, un centre déjà florissant au
VIIIe siècle avant notre ère et qui
devint définitivement au IIIe siècle la
capitale de ce que les Grecs appelèrent l'Éthiopie. Il y a beaucoup
de lacunes dans notre connaissance de la civilisation et de
l'histoire méroïtiques. Le royaume de Méroë a pourtant joué un rôle
historique non négligeable, au moins en Basse-Nubie et jusqu'à
Assouan dans les premiers temps de la domination des Lagides :
Diodore de Sicile évoque un Ergamène, en qui on a voulu voir
Arnekhamani, le constructeur du temple consacré au lion Apédémak à
Moussawarat es-Sofra. C'est sans doute ce souverain philhellène qui
a introduit à Méroë l'art alexandrin, dont les fouilles ont révélé
maintes traces. Il est probable également que Méroë est intervenue
dans les révoltes de Haute-Égypte contre Ptolémée V.
L' « île de Méroë » devint légendaire dans la
littérature classique comme lieu inaccessible où la civilisation
des pharaons avait conservé sa pureté originelle... L'archéologie
montre toutefois que, dès le milieu du IIe siècle avant notre ère, les traits indigènes
l'emportent. Les Méroïtes abandonnent la langue égyptienne au
profit de celle du pays, qui reste transcrite à l'aide de signes
hiéroglyphiques dérivés du démotique. Ils adoptent aussi un régime
politique matriarcal de type africain et mettent en place une
reine, la Candace. C'est l'une de ces reines qui fut opposée au
préfet Petronius sous Auguste et sut préserver son royaume face à
l'envahisseur romain. Malgré une expédition sous Néron, les
renseignements restaient vagues sur ce royaume qui était alors à
son apogée. Des relations avec Rome, sporadiques il est vrai, mais
maintenues jusqu'au IVe siècle de notre
ère, ne levèrent jamais totalement la confusion entre l'Éthiopie et
l'Inde qu'entretint le roman grec, qui n'hésita pas à associer les
deux civilisations pour la plus grande joie des lecteurs férus
d'exotisme...
Il n'en reste pas moins que le royaume de Méroë
eut une durée presque égale à celui d'Égypte, puisqu'il ne
s'effondra qu'en 350 après Jésus-Christ, sous les coups des
Axoumites qui imposèrent la religion chrétienne jusqu'au pays
voisin des Noubas. La civilisation qui s'installe alors dans
l'ancien royaume est encore mal connue. Elle revient aux racines de
la culture des Bedjas, les redoutables Blemmyes qui furent les
derniers fidèles du temple d'Isis de Philae jusque sous Justinien.
Elle y associe des réminiscences égyptiennes et méroïtiques. Cet
étrange composé résiste plus longtemps au christianisme que la
civilisation égyptienne, puisqu'elle ne cède définitivement qu'au
milieu du VIe siècle après
Jésus-Christ.
Les Méroïtes étaient tout aussi persuadés que les
Lagides d'être les continuateurs des pharaons. Mais la moindre
œuvre d'art issue de ces deux cultures montre que si les deux sont
des héritières, elles ont chacune apporté des éléments originaux
qui les ont rendues différentes de leur modèle. Lorsque Pi(ânkh)y
conquit l'Égypte, il se sentait égyptien, et pas nubien, non sans
raison : la civilisation qu'il représentait n'était que le produit
d'une acculturation poussée à l'extrême. Les successeurs
d'Alexandre et, à plus forte raison, ses héritiers romains
intègrent l'Égypte dans leur système, se contentant dans un premier
temps d'adopter les traits culturels conformes aux buts qu'ils
poursuivaient avant d'interpréter le fonds dans lequel ils
puiseront afin de restituer leur propre projection mentale à
travers des distorsions de plus en plus grandes au fur et à mesure
qu'ils s'éloigneront du modèle. Lorsque Hadrien fit édifier dans la
villa qu'il se faisait construire à Tivoli une reproduction du
Sérapeum de Canope, il était lui-même pharaon d'Égypte, et cette
entreprise était plus qu'un caprice esthétique. Elle lui permettait
d'intégrer son pouvoir dans une vision universalisante du monde qui
combinait les deux sources : celle de l'Orient et celle de
l'Occident. Plus tard, lorsque le sens de la civilisation
égyptienne sera perdu, il ne restera que ces symboles réinterprétés
dans les cultures qui fondent celles de l'Europe : des obélisques
christianisés à la Flûte enchantée de
Mozart, le chemin de la sagesse passe par l'Égypte.