CHAPITRE VIII
La « Deuxième Période Intermédiaire »
Un autre élément est aussi à prendre en compte: la
situation internationale. Nous avons vu l'Egypte reconquérir peu à
peu la Nubie et asseoir sa suprématie au Proche-Orient. L'afflux de
main-d'œuvre asiatique, particulièrement fort sous le règne
d'Amenemhat III, a amorcé un mouvement continu, pacifique mais
persistant, qui permet l'implantation progressive dans le nord du
pays de populations qui sont elles-mêmes repoussées par les grands
mouvements migratoires venus de l'Est. Le moment venu, ces
communautés tendront à s'unifier pour occuper le territoire à leur
disposition. Le mécanisme qui a provoqué la chute de l'Ancien
Empire se trouve alors reconstitué: l'affaiblissement de l'État
conduit au morcellement du pays, le pouvoir proprement égyptien se
cantonnant dans le Sud.
Cette «Deuxième Période Intermédiaire » ne
commence pas brutalement à la fin de la XIIe dynastie. Elle n'est, pas plus que la Première,
une période historique en soi, mais une délimitation chronologique
commode, dans la mesure où ne sont assurées que ses dates de
commencement et de fin : celle de la mort de Néfrousobek, vers
1785, et celle de la prise de pouvoir d'Ahmosis, vers 1560, qui
ouvre le Nouvel Empire. Entre les deux, une période d'environ deux
siècles, dont la première moitié est très mal connue et pour
laquelle nous ne disposons pratiquement que des noms donnés par les
listes royales. Dans un premier temps, la XIIIe dynastie gouverne le pays seule, puis elle entre
en compétition avec les princes de Xoïs et d'Avaris, dans le Delta,
qui forment deux dynasties hyksôs, les XVe et XVIe,
concurrentes de la XVIIe thébaine,
jusqu'à ce qu'Ahmosis les expulse.
Les listes donnent plus de cinquante rois pour la
XIIIe dynastie, et l'accord est loin
d'être fait sur leur ordre de succession. Le premier souverain
est-il Sekhemrê-Khoutaoui (CAH II3, 13,
42 sq.) ou Ougaf (v. Beckerath : 1984, 67) ? La question peut être
posée pour chacun de ces rois qui se succèdent à une telle cadence
que l'on a supposé que leur désignation se faisait selon le mode
électif en vigueur dans les premiers temps de la lignée thébaine.
L'hypothèse est séduisante: l'activité de ces souverains « de
paille » se situe essentiellement en Thébaïde, alors même que la
capitale reste à Itjitaoui jusqu'aux environs de 1674 et que
l'Égypte conserve suffisamment de force pour être respectée à
l'extérieur et puissante à l'intérieur. Il est tentant de supposer,
dans ces conditions, que la réalité du pouvoir est assumée par
l'administration, aux mains d'un vizirat presque indépendant de la
Cour.
1785 | Sekhemrê-Khoutaoui |
Amenemhat V | |
Séhétepibrê (II) | |
Amenemhat VI (« Amény l'Asiatique »?) | |
Hornedjheritef « l'Asiatique » | |
Sobekhotep Ier | |
Réniseneb | |
Hor Ier | |
Amenemhat VII | |
Ougaf | |
Sésostris IV | |
Khendjer | |
Smenkhkarê | |
Sobekemsaf Ier | |
Sobekhotep III | |
Néferhotep Ier | |
Sahathor | |
Sobekhotep IV | |
Sobekhotep V | |
Néferhotep II | |
Néferhotep III | |
Iâib | |
Iy | |
Ini | |
1674 | Dédoumésiou Ier |
Ordre possible de succession des principaux rois
des XIIIe et XIVe dynasties.
La continuité
La première impression, au vu des quelques
documents que l'on possède, est celle d'une continuité avec la
XIIe dynastie. Sekhemrê-Khoutaoui
construit à Deir el-Bahari et Médamoud, Amenemhat V qui lui succède
est nommé sur des monuments de Haute et Basse-Egypte,
Hornedjheritef — « L'Horus vengeur de son père », ou, plus
exactement, « curateur » des intérêts de son père, comme Horus de
ceux d'Osiris —, est aussi présent à Khatâna. Plus loin encore dans
la dynastie, Sobekemsaf Ier est nommé
sur des inscriptions architecturales de Médamoud. Il construit
également à Abydos, Karnak, Tôd, Éléphantine. Sobekhotep III fait
ériger une colonnade et des portes dans le temple de Montou à
Médamoud. Il est aussi présent à Elkab et, surtout, on possède de
son règne deux documents administratifs: un papyrus conservé au
Musée de Brooklyn qui donne une liste de fonctionnaires et le
Papyrus Boulaq 18 qui a conservé le souvenir des entrées et des
dépenses de la Cour lors d'un séjour d'un mois effectué à Thèbes.
Ce dernier nomme trois ministères (ouâret), dont l'un au moins a été créé par
Sésostris III : la « Tête du Sud », les deux autres étant le «
Trésor » et le « Bureau des Travaux». Sobekhotep III présente
également un autre intérêt: on sait qu'il n'est pas d'origine
royale, mais né d'un prince thébain, Montouhotep.
Tous ces rois se font enterrer selon la tradition
du Moyen Empire, et l'on a retrouvé certaines de leurs pyramides. À
Dahchour, la pyramide découverte en 1957 appartient à « Amény
l'Asiatique », qui est probablement Amenemhat VI. Khendjer est
enterré à Saqqara-sud, dans une pyramide de briques revêtue de
calcaire et possédant un caveau en quartzite, à proximité de
laquelle se trouve une pyramide anonyme plus grande. Néferhotep
Ier, enfin, est peut-être enterré à
Licht, à quelque distance de Sésostris Ier.
Le plus étonnant est sans doute le maintien des
positions égyptiennes à l'extérieur. En Nubie, on possède des
relevés de la crue à Semna, au niveau de la Deuxième Cataracte,
datant des quatre premières années de règne de Sékhemrê-Khoutaoui.
Ces marques ne se continuent pas sous Amenemhat V, mais la mainmise
égyptienne sur la Basse-Nubie est assurée à cette époque, au moins
jusqu'au règne d'Ougaf, dont on a découvert une statue à Semna. Un
graffito du Chatt er-Rigâl témoigne d'une expédition de Sobekemsaf
vers la Nubie, et l'on sait que l'autorité de Néferhotep
Ier s'étendait au moins jusqu'à la
Première Cataracte. L'évolution est un peu la même au Proche-Orient
: sous Amenemhat V et Séhétepibrê II la situation n'a pas changé.
Byblos, par exemple, fait hommage à l'Égypte. Hornedjheritef est
même dit « l'Asiatique », sans doute pour avoir mené une politique
extérieure active, qui nous échappe malheureusement, si l'on
excepte un scarabée portant son nom trouvé à Jéricho. Mais ce type
de document est trop sujet, de par sa nature même, à une grande
dispersion pour que l'on puisse en faire une preuve absolue de la
présence égyptienne. On sait en revanche, par un relief trouvé à
Byblos, que cette principauté était toujours vassale de l'Égypte
sous Néferhotep Ier.
Néferhotep Ier et
Sobekhotep IV
Le règne de celui-ci constitue un tournant. Il
reste onze ans au pouvoir, et sa titulature insiste sur son action
organisatrice: il est l'Horus gereg-taoui, « Qui a fondé les Deux Terres»; son
nom des Deux Maîtresses fait de lui oup-Maât, « Celui qui sépare le Bien (du Mal) ». En
réalité, il doit avoir autorité, le Sud mis à part, sur l'ensemble
du Delta, à l'exception du 6e nome de
Basse-Égypte, dont le chef-lieu, Xoïs (Qedem, à proximité de Kafr
el-Cheikh) aurait été, selon Manéthon, la capitale de la
XIVe dynastie, parallèle à la
XIIIe et à la dynastie hyksôs qui va
bientôt surgir à Avaris.
C'est sous le règne du frère de Néferhotep
Ier, Sobekhotep IV, qui gouverne huit
ans le pays, que la ville d'Avaris (Hout-ouret, « Le grand château ») passe aux mains
des Hyksôs qui en font la capitale à partir de laquelle rayonne
leur influence, de plus en plus grande, sur le Delta. On sait
désormais grâce aux fouilles de M. Bietak que cette ville, un temps
identifiée à Tanis, est Khatâna, le site mitoyen de Tell ed-Dabâ,
la future Pi-Ramsès, à sept kilomètres au nord de Faqous. Ces
événements se passent vers 1730-1720, si l'on en croit une stèle
érigée sous Ramsès II, qui a été retrouvée à Tanis par A. Mariette
en 1863 (Paris: 1976, 33-38). Cette stèle, qui commémore la
fondation du temple de Seth à Avaris, est datée en effet de « l'an
400, quatrième jour du quatrième mois de l'inondation du roi de
Haute et Basse-Égypte Seth à la grande vaillance, le Fils de Rê,
son préféré, aimé de Rê-Horakhty ». Si l'on admet que cette date
n'est pas celle de l'érection de la stèle, mais du texte original
dont elle n'est que la copie, datant probablement du règne
d'Horemheb, la fondation a eu lieu vers 1720.
Les Hyksôs
La prise du pouvoir sur le Nord par les Hyksôs se
fait progressivement. À partir d'Avaris, ils gagnent peu à peu vers
Memphis en suivant la bordure orientale du Delta. Ils s'implantent
à Farâcha, à Tell el-Sahaba au débouché du Ouadi Toumilât, à
Bubastis, Inchâs et Tell el-Yahoudiyeh, à une vingtaine de
kilomètres au nord d'Héliopolis. Cette progression prend presque un
demi-siècle, jusque vers 1675. La XIIIe
dynastie en est à son trente-troisième ou trente-quatrième roi,
Dédoumésiou Ier. Si celui-ci est bien
le Toutimaious de Manéthon, c'est sous son règne que les Hyksôs ont
dominé l'Égypte. L'identité des deux concorderait avec le fait que
Dédoumésiou est le dernier roi de la XIIIe dynastie connu par les monuments à Thèbes, Deir
el-Bahari et Gebelein. La dynastie ne s'éteint pas pour autant,
mais ses successeurs n'auront plus qu'un pouvoir local, qui
disparaîtra définitivement en 1633.
Le fondateur de la première dynastie hyksôs, la
XVe de Manéthon, est un certain
Salitis, qui serait le même que le Chechi attesté par des sceaux
trouvés à Kerma — ce qui laisse supposer que la Nubie avait fait
alliance dès le départ avec les Hyksôs contre les Thébains —, et le
Charek connu à Memphis. Ces Hyksôs, qui sont-ils? Leur nom est la
déformation grecque de celui que leur ont donné les Égyptiens:
heqaou-khasout, « les chefs des pays
étrangers ». Cette appellation ne recouvre aucune notion de race ou
de provenance bien définie: elle s'applique, de l'Ancien au Moyen
Empire, à tout étranger, de la Nubie à la Palestine. Les Hyksôs
recouvrent à peu près ceux que les Égyptiens appelaient les «
Asiatiques » et avec lesquels ils ont eu maille à partir déjà
auparavant : Aamou, Setjetiou, Mentjou d'Asie ou Retenou. Si la
dernière étape de leur prise de pouvoir est violente, leur
implantation semble avoir été beaucoup mieux acceptée par la
population que ne le laissent supposer les textes du début du
Nouvel Empire, que leur inspiration nationaliste entraîne à de
nombreuses outrances. La liste de fonctionnaires du Papyrus de
Brooklyn citée plus haut montre qu'Égyptiens et « Asiatiques »
cohabitaient sans heurt. Bien plus, les rois hyksôs ont été de
grands constructeurs qui ont laissé temples, statues, reliefs,
scarabées et encouragé la diffusion de la littérature égyptienne.
Le Papyrus mathématique Rhind, par exemple, est daté de l'an 33 du
roi Apophis Ier, le père du rival de
Kamosé: même s'il n'est que la copie d'un original thébain, il
témoigne d'un respect culturel certain.
Les Hyksôs inaugurent un mode de gouvernement qui
réussira par la suite à chaque envahisseur qui le pratiquera, à
l'exclusion de tout autre. Ils se fondent dans le moule politique
égyptien au lieu d'imposer leurs propres structures de
gouvernement. Cela ne les empêche pas de conserver leur identité
culturelle, sensible dans l'architecture (les « forts hyksôs») ou
la céramique de Tell el-Yahoudiyeh (malgré les quelques réserves
que l'on pourrait faire). Ils adoptent l'écriture hiéroglyphique
pour transcrire leurs noms, les titulatures royales égyptiennes,
copient les modèles plastiques du Moyen Empire, etc. En matière de
religion ils agissent comme en politique en instituant une religion
officielle « à l'égyptienne » autour de Seth d'Avaris, l'adversaire
d'Osiris, dont ils se contentent d'accentuer les caractères
sémitisants. Ce n'est qu'ensuite que celui-ci sera assimilé à
Baal-Rechef ou au dieu hittite Teshub. Ils conservent également le
culte d'Anat-Astarté, mais n'écartent pas les dieux égyptiens: les
rois continuent de porter le nom de Rê dans leur titulature.
Leur présence, moins néfaste que ne le disent les
sources égyptiennes postérieures, laissera de profondes empreintes
dans la civilisation, dont elle brise à tout jamais l'insularité.
Sur le plan religieux, culturel et philosophique, elle crée un
fonds où les rois du Nouvel Empire viendront puiser. Dans le
domaine des techniques, les apports sont incalculables, surtout en
matière militaire avec, au premier rang, l'utilisation du cheval
attelé, attestée pour la première fois sous Kamosé, même si
l'animal était connu et élevé auparavant dans la vallée. Ils
permettent aux Égyptiens d'accéder aux technologies nouvelles
d'armement nées de l'industrie du bronze, grâce auxquelles les
pharaons du Nouvel Empire prendront le pas sur leurs concurrents
orientaux.
Salitis/Chechi/Charek gouverne, probablement
depuis Memphis, pendant vingt ans un royaume qui comprend le Delta
et la Vallée jusqu'à Gebelein, ainsi que les pistes caravanières
qui permettent de faire la jonction avec ses alliés nubiens. Cet
état de fait durera jusqu'au règne d'Apophis Ier. Il délègue une partie de son autorité à une
branche hyksôs vassale, improprement appelée XVIe dynastie par Manéthon.
Les Thébains
Face à lui, une nouvelle dynastie naît à Thèbes
d'une branche locale de la XIIIe. Elle
est fondée par Rahotep, qui reprend comme nom d'Horus Ouahânkh. Le Papyrus de Turin accorde quinze rois à
cette XVIIe dynastie, la Table des
Ancêtres de Karnak neuf. Dix sont connus par les monuments
thébains. On a retrouvé à Thèbes les tombes de sept d'entre eux et
celle d'un huitième qui n'est pas sur les listes. Pendant environ
soixante-quinze ans, ces rois règnent sur les huit premiers nomes
de Haute-Égypte, d'Éléphantine à Abydos, soit à peu près le même
domaine que celui qu'ils détenaient lors de la Première Période
Intermédiaire. Leurs ressources économiques sont maigres. Ils
n'ont, en particulier, pas accès aux mines et aux carrières. Ils
maintiennent cependant, avec leurs moyens propres, la civilisation
du Moyen Empire. Rahotep, par exemple, mène des travaux de
restauration aux temples de Min à Coptos et d'Osiris à Abydos;
chaque souverain se fait enterrer dans le cimetière de Dra
Abou'l-Naga, sous une pyramide de briques, qui sera à l'origine du
pyramidion surmontant les chapelles funéraires civiles au Nouvel
Empire. L'enseignement de la tradition égyptienne est maintenu en
recopiant les textes littéraires et techniques: de cette époque
datent le Papyrus Prisse, qui contient une version des Maximes de Ptahhotep et des Instructions pour Kagemni, les Chants du Harpiste qui sont attribués à la
décoration de la tombe d'Antef VII...
Le contemporain de Rahotep est Yaqoub-Har, aussi
connu sous le nom de Yaqoub-Baal, et successeur de Salitis. Il
règne sans doute dix-huit ans et est attesté de Gaza à Kerma par
des sceaux. Il reste en bons termes avec les trois rois de Thèbes
qui succèdent à Rahotep. Le premier est Antef « l'Ancien », qui se
réclame de Néferhotep Ier en
choisissant comme nom d'Horus Oup-Maât.
Il règne trois ans et est enterré par son jeune frère et éphémère
successeur Antef VI à Dra Abou'l-Naga. Le Papyrus Abbott, qui donne
le compte rendu de l'inspection des tombes royales thébaines qui a
suivi leur pillage sous Ramsès IX, rapporte que sa sépulture était
encore intacte à la XXe dynastie. On ne
l'a pas retrouvée, mais elle a certainement été pillée à l'époque
moderne, puisqu'on en possède le pyramidion, le coffre aux vases
canopes et un petit cercueil anthropoïde qui devait contenir le
Papyrus Prisse. Antef VI ne règne que quelques mois. Son sarcophage
est conservé au Louvre. Son successeur, Sobekemsaf II est le mieux
connu des rois de la XVIIe dynastie.
Son règne, de seize ans, est prospère. Il construit à Karnak et à
Abydos. Sa tombe est également mentionnée par les Papyri Abbott,
Ambras et Amherst-Léopold II, qui le reconnaissent comme un grand
roi pourvu d'un riche mobilier funéraire.
Vers 1635/1633, pendant le règne de Sobekemsaf II,
la XIIIe dynastie s'achève, et la
XIVe ne lui survivra que deux ou trois
générations à Xoïs. Du côté des Hyksôs, Khyan succède à Yaqoub-Har.
On ne peut pas dire qu'il se soit taillé un véritable empire, mais
son nom est attesté aussi bien en Égypte, à Gebelein par un élément
d'architecture et à Bubastis, qu'à l'extérieur : on rencontre son
nom sur une jarre du palais de Cnossos, des scarabées et des
empreintes de sceaux en Palestine et un lion de granit à Bagdad.
C'est la preuve de relations commerciales qui ont au moins retrouvé
le niveau du Moyen Empire. Du côté de la Nubie, on ne possède
aucune indication d'une vassalisation. Au contraire, un roi, nommé
Nédjeh, prend le pouvoir à Kouch avec l'aide d'officiers égyptiens.
Il installe sa capitale à Bouhen et règne d'Éléphantine à la
Deuxième Cataracte — sans doute jusqu'à Kerma. Ce royaume, dont les
textes relatant l'affrontement final entre Thèbes et les Hyksôs
montrent qu'il était allié à ces derniers, durera jusqu'à ce que
Kamosé s'empare de Bouhen. Il possède toutes les apparences de
l'égyptianisation la plus complète, tant par les titres des
fonctionnaires, le type des constructions que les cultes divins,
comme ce sera plus tard le cas du royaume de Napata. Dans le même
temps des populations du Groupe-C, localisées en Nubie de Toshka à
Dakké, viennent s'installer dans la zone qui va de Deir Rifeh, au
nord, à Mo'alla, au sud. Caractérisées par leur type de sépultures
ovales riches en matériel militaire (« Pan-Graves »), elles sont à
identifier aux Medjaou dont les Thébains feront leurs troupes
d'élite.
Les contemporains thébains de Khyan sont obscurs :
un Djéhouty, qui n'a régné qu'un an et que l'on ne connaît guère
que par un coffre à canopes à son nom réutilisé plus tard,
Montouhotep VII, qui n'a pas gouverné plus longtemps et dont on a
retrouvé une paire de sphinx en calcaire à Edfou, Nebiryaou
Ier, qui apparaît sur la Stèle juridique de Karnak, où l'on évoque une
transaction entre la ouâret du Nord et
le bureau du vizir. Deux grandes figures se dégagent ensuite: celle
d'Antef VII à Thèbes et d'Apophis Ier
du côté hyksôs. Antef VII est le premier dont l'activité guerrière
et organisatrice est attestée. Il construit à Coptos, Abydos,
Elkab, Karnak, et prend, en l'an 3 de son règne, un édit concernant
le temple de Min à Coptos qui témoigne du caractère autocratique du
pouvoir thébain. Parmi ses constructions dans le temple de Min
figure un bloc qui représente, comme un socle également à son nom
trouvé à Karnak, des ennemis vaincus, asiatiques et nubiens. Bien
sûr, il peut s'agir dans les deux cas simplement d'un thème
traditionnel de la phraséologie royale, mais on remarquera qu'Antef
VII s'est fait enterrer avec le mobilier funéraire d'un guerrier.
Il y avait deux arcs et six flèches dans son cercueil, aujourd'hui
conservé au British Museum. De même, l'emplacement de son tombeau à
Dra Abou'l-Naga, au nord de ceux de ses prédécesseurs, indique
qu'il inaugure une nouvelle série. On en trouve une confirmation
dans la destinée posthume de son épouse, la reine Sobekemsaf, qui
est enterrée, elle, à Edfou : la tradition la considère comme une
ancêtre de la XVIIIe dynastie.
Sous son règne, Thèbes est en paix avec les Hyksôs
que gouverne Apophis Ier, auquel le
Canon de Turin accorde quarante ans. Les échanges sont même
nombreux entre les deux royaumes. Nous avons évoqué plus haut le
Papyrus mathématique Rhind, copie
hyksôs d'un original thébain : on peut l'interpréter comme une
preuve soit de relations pacifiques, soit même d'une allégeance de
Thèbes au royaume du Nord. Cette seconde hypothèse n'est pas à
écarter, dans la mesure où Apophis Ier
non seulement est attesté jusqu'à Gebelein, mais en plus aurait été
allié à la famille royale thébaine. On a retrouvé en effet dans le
tombeau d'Amenhotep Ier un vase au nom
de sa fille Hérit. Cet objet a probablement été transmis de
génération en génération à la suite d'un mariage qui ferait d'elle
l'une des ancêtres de la XVIIIe
dynastie... Quoi qu'il en soit, on est loin de la haine décrite par
les textes postérieurs, et Apophis Ier
est appelé « roi de Haute et Basse-Égypte » sur une palette de
scribe provenant du Fayoum et sur plusieurs scarabées.
C'est vers la fin de son règne que commence la
lutte ouverte avec Thèbes, où Taâ Ier,
dit « l'Ancien », a succédé à Antef VII. Son épouse, Tétichéri, qui
a vécu jusque dans les premiers temps de la XVIIIe dynastie, fut révérée après sa mort en tant que
grand-mère du libérateur Ahmosis. Taâ Ier cède la place à Séqénenrê Taâ II, dit « le
Brave », qui, lui, épouse la reine Ahhotep Ire, la mère d'Ahmosis.
La momie de Séqénenrê Taâ II a été sauvée du
pillage sous Ramsès IX et placée avec les autres dépouilles royales
menacées dans la cachette découverte en 1881 par G. Maspero : les
traces de mort violente qu'elle porte confirment l'affrontement
entre le Nord et le Sud. Nous en possédons par ailleurs deux
témoignages, d'inégale valeur. L'un est un récit romancé, la
Querelle d'Apophis et Séqénenrê, dont
le début seulement est connu par la copie qu'en fit le scribe
Pentaour sous le règne de Mineptah. L'autre source est un récit
officiel, daté de l'an 3 de Kamosé et conservé sur deux supports
différents: deux stèles fragmentaires se complétant que le roi
avait
fait dresser à Karnak, et une copie sur une tablette, qui fait
partie de la collection rassemblée par Lord Carnarvon. Le premier
texte transpose l'affrontement sous forme de joute par énigmes
entre les deux rois, qu'il présente ainsi:
« Or il arriva que le pays d'Égypte était dans la
misère et qu'il n'y avait pas de seigneur — qu'il soit en vie,
santé et force! — comme roi de ce temps. Et il arriva que le roi
Séqénenrê — qu'il soit en vie, santé et force! — était alors régent
— qu'il soit en vie, santé et force! — de la Ville du Sud [Thèbes].
Mais la misère régnait dans la ville des Asiatiques, le prince
Apopi — qu'il soit en vie, santé et force! — étant dans Avaris. Le
pays tout entier cependant lui faisait des offrandes avec ses
tributs; < le Sud en effet le comblait> et le Nord faisait de
même avec tous les bons produits du Delta.
Alors le roi Apopi — qu'il soit en vie, santé et
force! — fit de Soutekh [Seth] son maître, et il ne servait aucun
des dieux qui étaient dans le pays tout entier excepté Soutekh. Il
lui construisit un temple en travail bon et éternel', à côté de la
demeure du roi Apopi — qu'il soit en vie, santé et force. Et il
apparaissait à la pointe du jour pour offrir quotidiennement des
sacrifices (...) à Soutekh. Et les grands du palais — qu'il soit en
vie, santé et force! — portaient des guirlandes, comme on fait dans
le temple de Rê-Harakhti, devant lui. » (Lefebvre : 1976,
133-134.)
Séqénenrê a dû mener les combats jusqu'aux
environs de Cusae. À sa mort, son fils Kamosé monte sur le trône.
Il adopte une titulature qui annonce un programme pour le moins
belliqueux par ses trois noms d'Horus (Khay-her-nesetef, « Celui qui a été couronné sur
son trône », Hornefer-khab-taoui, «
L'Horus parfait qui courbe les Deux Terres », et sedjefa-taoui, « Celui qui nourrit les Deux Terres
»), comme par celui de nebty
(ouhem-menou, « Celui qui renouvelle les fortifications »).
Le texte des stèles et de la tablette relate ainsi la reprise des
hostilités contre les Hyksôs :
« Alors Sa Majesté s'adressa dans son palais aux
courtisans de Sa suite : " À quoi donc puis-je reconnaître mon
pouvoir? Il y a un chef dans Avaris et un autre à Kouch, et moi, je
resterais sans rien faire, associé à un Asiatique et un Nègre! " »
(Kamosé, 83.)
Le roi passe outre l'avis de ses courtisans qui
préféreraient rester au calme entre Cusae et Éléphantine sans
risquer de perdre les troupeaux et les biens qu'ils possèdent dans
le Nord — ce qui confirme les relations pacifiques des deux
royaumes — et pousse jusqu'à Néfrousy, à proximité de Béni Hassan
avec ses troupes de Medjaou. Il y défait l'armée d'un certain Téti
fils de Pépi:
« Il a fait de Néfrousy le nid des Asiatiques. Je
passai la nuit dans mon bateau, le cœur content, et quand la terre
s'éclaira, je fus sur lui comme un faucon. À l'heure du déjeuner,
je le repoussai; après avoir renversé ses murailles, j'ai massacré
ses hommes. » (Kamosé, 89-90.)
Malheureusement, le texte de la première stèle
s'arrête là et celui de la tablette peu après. Lorsque le récit
reprend, avec la seconde stèle, Kamosé est en train d'insulter son
adversaire, selon la tradition du « récit royal». Puis il monte une
expédition navale contre les possessions hyksôs de Moyenne-Égypte
et pousse peut-être jusqu'aux confins du 14e nome de Basse-Égypte, c'est-à-dire jusqu'à la
région d'Avaris. Il s'assure le contrôle des marchandises qui
transitent par le fleuve, s'empare au moins de Gebelein et
Hermopolis et intercepte un message d'Apophis au roi de
Kouch:
« J'interceptai son message au sud des oasis,
alors qu'il remontait vers le pays de Kouch. C'était une lettre,
dans laquelle je trouvai, écrit de la main du souverain d'Avaris :
" Aaouserrê, le Fils de Rê Apophis, salue son fils, le souverain de
Kouch. Pourquoi t'es-tu proclamé roi sans me le faire savoir? As-tu
su ce que l'Égypte m'a fait? Le souverain qui y réside, Kamosé —
puisse-t-il être doué de vie! —, est en train de m'attaquer dans
mes domaines, moi qui ne lui ai rien fait, exactement comme il a
fait contre toi! Il a choisi deux pays pour y semer la détresse, le
mien et le tien, et il les a ravagés ! Allez, viens! N'aie pas peur
Il est en ce moment ici, après moi: il n'y a donc personne qui
t'attende en Égypte, et je ne le laisserai pas partir avant ton
arrivée. " » (Kamosé 94.)
Là s'arrêtent les opérations, à proprement parler:
Kamosé rentre à Thèbes et fait graver le récit de ses exploits. Il
n'est pas question de victoire. Tout au plus peut-on supposer qu'il
s'est assuré des pistes caravanières, coupant ainsi les
communications entre le Nord et Kouch. Les allusions d'Apophis
permettent-elles d'affirmer qu'il a reconquis la Nubie? Sans doute
a-t-il amorcé un mouvement que conclura Ahmosis, comme en témoigne
un graffito trouvé à Toshka qui associe les deux souverains, le
scarabée au nom de Kamosé trouvé à Faras pouvant très bien avoir
été apporté après son règne.
Le roi de Thèbes a fondé, quelque part entre
Thèbes et Dendara, le domaine de Sedjefa-taoui, nommé d'après son nom d'Horus, et
fait ériger à Karnak, en plus des stèles, un naos. Sa tombe de Dra
Abou'l-Naga était encore intacte au moment des pillages de la
nécropole sous Ramsès IX. Son cercueil fut toutefois transféré, par
mesure de sécurité, dans la cachette de Deir el-Bahari, où il fut
l'un des premiers à être violé par les pillards modernes. On
retrouva en effet en 1857 un sarcophage anthropomorphe non royal,
qui devait être le sien et ne contenait plus qu'une momie en
poussière et quelques objets précieux.
La reconquête
À la mort de Kamosé, chacun semble rester sur ses
positions. La stèle désigne explicitement Apophis Ier Aaouserrê comme adversaire de Kamosé. Il cède
probablement la place, après ces combats, à Apophis II Aaqenienrê,
dont le nom n'apparaît pas au sud de Bubastis, à l'exception d'une
dague achetée dans le commerce des antiquités à Louxor, mais qui ne
provient pas nécessairement de la région. Son autorité semble très
réduite: il fait exécuter des travaux dans le temple de Bubastis et
se contente d'usurper les statues de ses prédécesseurs: deux sphinx
en granit d'Amenemhat II qui seront déplacés plus tard à Tanis
(Louvre A 23 et Caire JE 37478bis) et deux colosses du roi
Smenkhkarê de la XIIIe dynastie. Ces
questions de chronologie ne sont pas claires. On ne connaît comme
date la plus basse pour Kamosé que celle de la stèle: l'an 3 de son
règne. Le fait qu'il ait porté trois noms d'Horus sans que l'on ait
la moindre attestation de fête jubilaire le concernant est aussi
troublant. La pauvreté de son cercueil, enfin, doit-elle être
interprétée comme le signe d'une mort accidentelle ou, en tout cas,
impromptue?
Ces raisons font que l'on hésite sur les dates de
règne d'Ahmosis, que l'on fait commencer soit en 1570, soit, par
calcul astronomique, en 1560 ou 1551, et se terminer en 1546 ou
1537/1527. L'état de sa momie, qui faisait partie du lot préservé
par Ramsès IX, lui donne une durée de vie d'environ trente-cinq
ans, pour un règne d'un peu plus de vingt-cinq ans selon Manéthon.
Il a dû reprendre le combat contre les Hyksôs vers l'an 11 de son
règne, et la lutte s'est échelonnée sur plusieurs années dans le
Delta, conduisant successivement à la prise de Memphis, puis
d'Avaris. La domination hyksôs n'a réellement été anéantie qu'un
peu plus tard, lorsque les troupes égyptiennes s'emparèrent de la
place forte de Charouhen dans le Sud-Ouest palestinien qui était la
véritable base arrière des « Asiatiques ». Cette ultime étape de la
reconquête est intervenue avant l'an 16 d'Ahmosis. Le récit le plus
détaillé que l'on possède de ces campagnes est celui qu'en fait un
officier d'Elkab, Ahmès fils d'Abana, dans l'autobiographie qui
figure dans sa tombe:
« Ensuite, lorsque j'eus fondé un foyer, on
m'enrôla à bord du Septentrion pour ma
vaillance. Je suivais alors le Souverain — qu'il soit en vie, santé
et force! — à pied quand il se déplaçait sur son char. On mit le
siège devant la ville d'Avaris : je fis montre de ma vaillance de
fantassin en présence de Sa Majesté. Je fus alors affecté au
vaisseau Gloire-dans-Memphis. L'on se
battit sur l'eau à Pedjkou près (?) d'Avaris : je fis une prise et
rapportai une main. Cela fut rapporté au héraut du roi, et je reçus
l'or de la vaillance. On engagea à nouveau le combat en ce lieu:
j'y refis une prise et rapportai une main. Je reçus à nouveau l'or
de la vaillance. On engagea le combat en Égypte, au sud de cette
ville: je ramenai un prisonnier. Je dus entrer dans l'eau pour le
ramener du côté de la ville où je l'avais capturé en nageant pour
le porter. Cela fut rapporté au héraut du roi, et je fus récompensé
encore une fois avec de l'or. Puis on mit Avaris au pillage et j'en
emportai du butin: un homme et trois femmes, soit en tout quatre
personnes. Sa Majesté me les donna comme esclaves. Puis on mit le
siège devant Charouhen pour trois ans. Puis Sa Majesté la pilla, et
j'en emportai du butin: deux femmes et une main. Je reçus l'or de
la vaillance, et mes prisonniers me furent donnés comme esclaves. »
(Urk. IV 3,2-5,2).
La chronologie des deux derniers rois hyksôs est
un peu confuse. On les place justement vers les années 10 à 15
d'Ahmosis. L'un, Aazehrê, est le dernier de la XVe dynastie. Il est nommé sur un obélisque de Tanis
et doit correspondre à Asseth de Manéthon et à Khamoudy du Canon de
Turin. L'autre, Apophis III, clôt la branche vassale de la
XVIe dynastie. Son nom apparaît sur
quelques monuments, dont une dague provenant de Saqqara. Aucune
source ne fournit le moindre détail sur les derniers temps des
Hyksôs. Ils ne sont manifestement plus un obstacle lorsque Ahmosis
entreprend en l'an 22 une campagne qui le conduit peut-être jusqu'à
l'Euphrate, qu'il serait le premier pharaon à atteindre, en tout
cas au moins dans le pays de Djahy en Syro-Palestine.
Après avoir chassé les Hyksôs, Ahmosis entreprend
de reconquérir la Nubie, à travers laquelle nous suivons à nouveau
Ahmès fils d'Abana :
« Ensuite, après que Sa Majesté eut massacré les
Mentjiou d'Asie, Elle remonta vers Khenet-nefer [en Nubie] pour
anéantir les Nubiens archers. Sa Majesté en fit un grand carnage,
et j'en ramenai comme butin deux hommes et trois mains. Je fus
récompensé une nouvelle fois avec de l'or, et l'on me donna deux
femmes comme esclaves. Alors Sa Majesté redescendit vers le nord,
contente de ses victoires: Elle avait conquis les peuples du Sud et
du Nord. » (Urk. IV 5,4-14).
Mais cette campagne ne fut pas décisive, et un
dénommé Aata, qui était peut-être le successeur de Nédjeh, se
révolta:
« Alors Aata vint du Sud. Son destin était d'être
détruit: les dieux de Haute Égypte l'empoignèrent. Sa Majesté le
rencontra à Tenttaâ. Sa Majesté l'emmena prisonnier et toutes ses
troupes comme butin, et moi j'emmenai deux jeunes guerriers comme
prise de guerre du navire d'Aata. Alors, on me donna cinq personnes
et cinq aroures de terre dans ma ville. La même chose fut faite
pour tout l'équipage. C'est alors que vint ce vil individu nommé
Tétiân. Il avait regroupé autour de lui des rebelles. Sa Majesté le
massacra et anéantit ses troupes. Moi, on me donna trois personnes
et cinq aroures de terre dans ma
ville. » (Urk. IV 5,16-6,15).
Sans doute Tétiân était-il un Égyptien opposé au
nouveau pouvoir thébain. Quoi qu'il en soit, Ahmosis asseoit sa
domination sur la Nubie, peut-être en fondant le premier temple du
Nouvel Empire à Saï, au sud de Bouhen, en tout cas en installant à
Bouhen le centre administratif égyptien. Il y nomme comme
commandant Touri, un fonctionnaire qui deviendra sous Amenhotep
Ier le premier vice-roi de Kouch
clairement attesté, bien que son père Zatayt ait peut-être déjà
rempli cette fonction même sans en avoir encore le titre
exact.
Ahmosis disparaît, laissant la place au fils qu'il
a eu de la reine Ahmès-Néfertary, Amenhotep Ier. En vingt-cinq ans de règne, il a achevé la
libération de l'Égypte et ramené ses relations internationales au
moins au niveau qu'elles connaissaient à la fin du Moyen Empire.
C'est sur la base ainsi retrouvée, augmentée des précieux apports
asiatiques, que ses successeurs vont amener le pays à dominer le
Proche-Orient pendant un demi-millénaire.