CHAPITRE III
Les premiers rois
Quelle que soit la solution retenue, Aha ouvre la
Ire dynastie, que Manéthon qualifie,
comme la IIe, de « thinite », du nom de
sa ville d'origine supposée, This, non loin d'Abydos. On a retrouvé
à Abydos les tombeaux de tous les rois de la Ire dynastie et de quelques-uns de la IIe; mais la plupart d'entre eux avaient une autre
sépulture à proximité de Memphis. L'état de ces tombeaux ne permet
pas de savoir si, comme on l'a supposé, ces rois se faisaient
enterrer à proximité de la nouvelle capitale politique du pays pour
respecter la dualité du pays tout en conservant un cénotaphe en
Haute-Égypte, d'où était censé venir leur pouvoir, dans un site qui
sera bientôt connu comme étant la ville sainte d'Osiris.
Ces deux dynasties forment un tout, de 3150 vers
2700 avant notre ère, presque cinq siècles au cours desquels la
civilisation achève de prendre ses caractères définitifs. C'est une
période assez mal connue, essentiellement par manque de
documentation, la principale source de nos connaissances restant,
la Pierre de Palerme mise à part, les tombeaux découverts à Abydos
et à Saqqara et le matériel qu'ils ont livré.
Aha, comme tout fondateur, se voit attribuer sans
doute plus qu'il n'a réalisé. S'il ne fait qu'un avec Narmer, c'est
lui le promoteur du culte du crocodile Sobek dans le Fayoum et le
fondateur de Memphis. Il y aurait probablement installé, en même
temps que son administration, le culte du taureau Apis. On suppose
également qu'il a organisé le pays nouvellement unifié en menant
une politique de conciliation avec le Nord. C'est du moins ce que
l'on déduit du fait que le nom de son épouse Neïthhotep, « que
Neïth soit apaisée », était formé à
partir du nom de la déesse Neïth, originaire de Saïs dans le Delta.
On a retrouvé le tombeau de cette reine à Nagada, pourvu d'un
abondant mobilier parmi lequel se trouvait une tablette au nom
d'Aha. Ce dernier aurait encore fondé un temple de Neïth à Saïs et
célébré les fêtes d'Anubis et de Sokaris, le faucon momifié, ainsi
que son propre jubilé — sa fête-sed. Il
aurait eu un règne pacifique, ce qui ne l'empêcha pas d'inaugurer
la longue série des guerres que mèneront ses successeurs contre les
Nubiens et les Libyens, les voisins du Sud et de l'Ouest, et de
commercer, si l'on en croit la mention de bateaux en cèdre sur la
Pierre de Palerme, avec la Syro-Palestine. On voit que son règne
est, au total, assez bien documenté. Il a dû se terminer aux
environs de 3100 avant notre ère. Aha possède deux tombeaux : l'un
à Saqqara, l'autre à Abydos.
3150-2700 | PÉRIODE THINITE |
---|---|
3150-2925 | Ire DYNASTIE |
.... -3150 | Plusieurs rois (?) dont « Scorpion » |
3150-3125 | Narmer-Ménès |
3125-3100 | Aha |
3100-3055 | Djer |
3055-3050 | Ouadji (« Serpent ») |
3050-2995 | Den |
2995-.... | Adjib |
....-2950 | Semerkhet |
2960-2926 | Qaâ |
2925-2700 | IIe DYNASTIE |
2925-.... | Hotepsekhemoui |
....-.... | Nebrê |
....-.... | Nineter |
....-.... | Ouneg |
....-.... | Senedj |
....-.... | Peribsen |
....-.... | Sekhemib |
....-2700 | Khâsekhem/Khâsekhemoui |
Tableau chronologique de la période
thinite.
Sa succession ne s'est probablement pas passée
sans problèmes. La liste de Turin laisse un blanc entre Meni et son
successeur It(i), lui-même prédécesseur d'un autre It(i) que l'on
assimile à l'Horus Djer. Ce flottement reflète-t-il une courte
régence de la reine Neïthhotep, régence à l'issue de laquelle le
trône serait allé au fils d'une concubine du roi ? Ces questions de
filiation, bien difficiles à trancher étant donné la minceur de la
documentation, se posent également pour les successeurs de Djer.
Celui-ci aurait eu pour fille une reine Merneïth, « l'aimée de
Neïth », dont on a retrouvé le tombeau dans la nécropole royale
d'Abydos; on a déduit qu'elle a été l'épouse de son successeur,
Ouadji, de ce que les documents de sa tombe la donnent pour mère de
Den, le quatrième roi de la Ire
dynastie. Le règne de Djer amplifie la politique extérieure du pays
: expéditions en Nubie jusqu'à Ouadi Halfa, peut-être en Libye, et
au Sinaï si l'on se fonde sur la présence dans sa tombe de bijoux
en turquoise, pierre traditionnellement importée du Sinaï. Il
poursuit également l'organisation du pays sur le plan économique et
religieux, fonde le palais de Memphis et se fait inhumer à Abydos
où il est peut-être le prototype historique d'Osiris. Il est
enterré en compagnie de sa Cour — ce qui ne veut pas dire pour
autant que, comme on l'a longtemps pensé, les courtisans devaient
suivre leur souverain dans la mort de façon violente (Kaplony,
LÄ 1, 1111, n. 9) : il s'agit au
contraire de la première attestation de l'assomption par le
souverain du devenir funéraire de ses subordonnés, dont les tombes
sont associées à la sienne comme elles le seront plus tard dans les
grandes nécropoles royales. Autant que l'on puisse en juger d'après
le mobilier funéraire de ses contemporains, comme celui provenant
de la tombe du chancelier Hemaka à Saqqara, son époque a été
brillante et prospère.
Calendrier et datation
Un document de son règne a remis en cause toute la
datation de la Ire dynastie en
soulevant la question du calendrier : il s'agit d'une plaquette
d'ivoire (fig. 14) sur laquelle on a pensé
voir la représentation, sous forme d'une vache couchée portant
entre les cornes une pousse de plante qui sert à désigner l'année,
de la déesse Sothis, c'est-à-dire de l'étoile Sirius (Vandier :
1952, 842-843; Drioton & Vandier : 1962, 161). Ce simple signe,
si cette interprétation est correcte, veut dire que les Égyptiens
avaient fait le rapprochement dès le règne de Djer entre le lever
héliaque de Sirius et le commencement de l'année donc qu'ils
avaient inventé le calendrier solaire.
Il est probable que, dans les premiers temps, ils
utilisaient un calendrier lunaire, dont on a conservé de nombreuses
traces. Puis le décalage entre ce comput et la réalité les a
conduits à adopter un calendrier fondé sur le phénomène le plus
facilement observable et le plus régulier qui s'offrait à eux : la
crue du Nil. C'est ainsi qu'ils répartirent l'année en trois
saisons de quatre mois de trente jours chacun correspondant au
rythme agricole déterminé par la crue. La première est l'inondation
(Akhet), la deuxième la germination et
la
croissance (Peret), la troisième la
récolte (Chemou). Or il se trouve que
le début de la montée des eaux, choisi donc comme point de départ
de l'année, est observable à la latitude de Memphis, que l'on
suppose être le lieu de l'unification du pays, justement au moment
du lever héliaque de Sirius. Ce phénomène se produit, dans le
calendrier julien, le 19 juillet (environ un mois plus tôt dans le
calendrier grégorien), — mais pas tous les 19 juillet. Chacun sait,
en effet, que l'année solaire réelle est de 365 jours et six heures
: le décalage d'un quart de jour qui se produit chaque année
éloigne peu à peu la date des deux phénomènes, dont la concomitance
ne peut, par conséquent, être constatée que lorsque ce décalage a
effectué, si l'on peut dire, un tour complet : tous les 1460 ans —
ce que l'on appelle une « période sothiaque ». Ce phénomène — la
coïncidence du premier de l'an et du lever de Sirius — a été
constaté dans l'histoire égyptienne au moins une fois : en 139
après Jésus-Christ. On peut donc, grâce à quelques points de repère
reposant sur des observations faites par les Égyptiens eux-mêmes,
fixer des dates précises à l'intérieur de ces périodes, que l'on
fait ainsi remonter à 1317, 2773 et 4323 avant notre ère. On sait,
par exemple, que l'an 9 d'Amenhotep Ier
correspond à 1537 ou 1517 selon le lieu d'observation du phénomène
et l'an 7 de Sésostris III à 1877. La date de 4323 a été
abandonnée, parce que trop peu conforme aux données archéologiques;
2773, en revanche, paraît un bon point de départ pour la création
du calendrier, même si cette date est trop basse pour le règne de
Djer. On peut lever l'argument en faisant remarquer que la présence
de Sothis sur cette tablette n'est pas une preuve en soi. Le fait
d'avoir constaté le phénomène n'implique pas forcément, en effet,
qu'un nouveau calendrier ait été adopté. De même que les
calendriers civil et religieux coexisteront tout au long de la
civilisation égyptienne, il ne paraît pas déraisonnable de supposer
que le calendrier lunaire était toujours en vigueur sous le règne
de Djer et qu'il n'a été remplacé par le calendrier solaire qu'à
l'occasion de la période sothiaque suivante : vers la fin de la
IIe dynastie.
La fin de la dynastie
Du successeur de Djer, Ouadji ou, si l'on préfère
considérer son nom comme un pictogramme, « Serpent », on ne sait
pas grand-chose, sinon qu'il mena une expédition vers la mer Rouge,
dans le but probable d'exploiter les mines du désert oriental. Son
tombeau à Abydos a livré de nombreuses stèles, dont l'une, à son
nom, est conservée au Louvre.
Den, le quatrième roi de la dynastie, a laissé le
souvenir d'un règne glorieux et riche, qui a peut-être, lui aussi,
commencé par une régence, celle de Merneïth, laquelle aurait
favorisé le pouvoir des hauts fonctionnaires — pouvoir que Den
aurait limité par la suite. Ce qui est sûr, c'est que le nouveau
souverain a conduit une politique extérieure vigoureuse, de très
bonne heure tournée vers le Proche-Orient, puisqu'il a mené une
campagne « asiatique » dès sa première année de règne. Il en aurait
même ramené un harem de prisonnières, ce qui ferait de lui un
précurseur d'Amenhotep III en la matière. On peut supposer que
cette activité guerrière, augmentée encore par une expédition dans
le Sinaï contre les Bédouins, a guidé le choix de son nom de « roi
de Haute et Basse-Égypte » (nysout-bity) :
Khasty, « l'étranger » ou « l'homme du désert », déformé en
grec en Ousaphaïs chez Manéthon. Il est d'ailleurs le premier à
ajouter à sa titulature ce troisième nom, dans lequel on pense
trouver le reflet d'une politique intérieure active : construction
d'une forteresse, célébration de cérémonies consacrées aux dieux
Atoum et Apis, recensement du pays, si l'on en croit la Pierre de
Palerme, mais aussi politique de conciliation avec le Nord, qui se
traduit, au-delà du nom de son épouse Merneïth, par la création
d'un poste de « chancelier du roi de Basse-Égypte », dont on a
retrouvé à Saqqara le tombeau du titulaire, Hémaka. Outre un riche
mobilier, cette tombe a livré une tablette, au nom du roi Djer,
mais qui témoigne peut-être d'une fête jubilaire de Den, connue par
ailleurs (Hornung & Staehelin : 1974, 17); cette tablette porte
la plus ancienne mention d'une momie — peut-être celle de Djer
(Vandier : 1952, 845-848) —, ce qui ne laisse pas d'être
surprenant, dans la mesure où la pratique de la momification n'est
attestée que plus tard. On a retrouvé dans le tombeau élevé par Den
à Abydos un pavement de granit qui en fait le premier exemple connu
d'utilisation de la pierre dans une architecture jusque-là
exclusivement de brique.
Le règne de Den est évalué à près d'un
demi-siècle, ce qui explique la relative brièveté de celui de son
successeur, Adjib, « l'homme au cœur vaillant », dont le nom de roi
de Haute et Basse-Égypte, placé pour la première fois sous
l'invocation des « deux dieux » (nebouy), Merpoubia(i), est devenu Miébis chez
Manéthon. Adjib est probablement monté tard sur le trône,
suffisamment pour célébrer très vite la fête jubilaire que devait
lui valoir son grand âge. Cette cérémonie, la fête-sed, tient son nom de celui de la queue de taureau,
peut-être aussi de celui du canidé Sed, un dieu que l'on a
rapproché d'Oupouaout, « l'ouvreur de chemins », le chacal auquel
Anubis emprunte ses compétences funéraires. Elle se perd dans la
nuit des temps et constitue un rite de renouvellement du pouvoir
destiné à montrer la vigueur du roi, en principe après trente ans
de règne. Elle est essentiellement constituée par la répétition des
rites de couronnement : assomption des couronnes et des insignes du
pouvoir sur les deux Égyptes dans des pavillons particuliers à
chaque royaume. Une partie plus physique s'y ajoute, qui comporte
une course et une visite processionnelle aux divinités du pays dans
leur chapelle. Le roi, enfin, exécute divers rites de naissance et
de fondation. Cette cérémonie est l'occasion d'une émission
d'objets commémoratifs : à l'époque qui nous occupe, de vases en
pierre portant la titulature du roi. On possède de ces vases
commémorant la fête qu'Adjib a fait célébrer dans son nouveau
palais de Memphis, au nom révélateur : « la protection entoure
Horus ». On retiendra de son règne l'introduction du nom placé sous
l'invocation des « Deux Seigneurs », c'est-à-dire d'Horus et de
Seth, les dieux antagonistes du Nord et du Sud réunis dans la
personne du roi. C'est dire que celui-ci réunit dans sa personne la
dualité de l'Égypte, mais aussi celle du pouvoir d'Horus, qui
assure le maintien de l'équilibre, et celui, plus destructeur, de
Seth, qu'il détourne vers l'extérieur de l'Égypte.
La fin de la Ire
dynastie est plus trouble. Sans doute à cause de la longueur du
règne de Den, la succession ne s'est pas passée sans heurt.
Semerkhet se démarque nettement de son prédécesseur, dont il va
jusqu'à faire effacer le nom sur des vases jubilaires, voulant
manifestement marquer par là sa propre légitimité — légitimité
remise en cause par la Table de Saqqara, sur laquelle son nom est,
à son tour, effacé. Sa titulature révèle sans doute une carrière
antérieure à sa montée sur le trône, peut-être religieuse,
puisqu'il choisit comme nom de nebty «
celui qui garde les Deux Maîtresses », c'est-à-dire Nekhbet, la
déesse-vautour de Nekhen (Elkab), et Ouadjet, la déesse-serpent de
Pe et Dep (Bouto), les protectrices du Sud et du Nord, et comme nom
d'Horus, « le familier des dieux ».
La IIe
dynastie
Il se fait enterrer à Abydos comme son successeur,
Qaâ, qui est peut-être son fils et dont le règne clôt la
Ire dynastie, sans qu'aucun
affrontement vienne expliquer ce changement rapporté par Manéthon.
Il semble simplement que le pouvoir se soit déplacé vers Memphis si
l'on en juge d'après le fait que les trois premiers rois au moins
de la IIe dynastie se sont fait
enterrer à Saqqara. Un autre signe de ce glissement géographique
est le nom même du souverain qui inaugure la nouvelle dynastie :
Hotepsekhemoui, « les Deux Puissants sont en paix ». Les « Deux
Puissants » sont, bien entendu, Horus et Seth. Son nom de
nebty confirme cette interprétation. Il
choisit en effet de se faire appeler « les Deux Maîtresses sont en
paix », ce qui doit être une allusion politique à une opposition
entre le Nord et le Sud, qui n'a pas nécessairement pris une forme
violente mais témoigne de ce que le pays est toujours prompt à se
couper en deux en cas de conflit. La famille royale elle-même
entretient des relations avec le Delta oriental, sans doute la
région de Bubastis : c'est ce que l'on a déduit de la pratique du
culte de Bastet et de Soped, un dieu faucon local assimilé de bonne
heure à Horus fils d'Osiris. C'est à cette époque également que se
met en place le culte solaire, même si le nom de Rê n'apparaît que
dans le nom d'Horus du successeur de Hotepsekhemoui, Nebrê, « le
Maître du Soleil », ou, plus vraisemblablement et avec moins
d'orgueil, « Rê est (mon) maître ». Rê prend définitivement la
place du « dieu de l'horizon » dont il est issu. Ce choix religieux
est confirmé par le successeur de Nebrê, Nineter, « celui qui
appartient au dieu ». Tous deux sont probablement les propriétaires
de tombes situées sous la chaussée d'Ounas à Saqqara, dans
lesquelles on a retrouvé des sceaux-cylindres à leur nom. Mais
cette attribution, en l'absence d'autre document écrit, est peu
sûre : ces sceaux, en effet, ne sont pas forcément restés liés au
roi dont ils portent le nom. On en a retrouvé dans des tombes de
particuliers, voire dans celles de leurs successeurs ; par exemple,
la tombe de Khâsekhemoui, à Abydos, a livré un cylindre justement
au nom de Nineter, sans qu'il puisse y avoir de doute sur
l'identité du propriétaire de la tombe.
Un autre type de documents est sujet à des
déplacements hors contexte. Ce sont les vases en pierre, dont les
inscriptions sont tout aussi précieuses que l'étaient celles des
tablettes d'ivoire de la Ire dynastie
pour la connaissance de certains faits historiques et de
l'organisation administrative du pays. On en a retrouvé des lots
très importants, dont une partie date du règne de Nineter, dans les
galeries souterraines de la pyramide de Djoser, le deuxième
souverain de la IIIe dynastie. Cette
trouvaille confirme la durée de tels témoins historiques, transmis,
après avoir été utilisés ou non, de génération en génération. Dans
le cas du tombeau de Djoser, ils sont restés dans un même contexte,
alors que les vases royaux jubilaires que nous évoquions plus haut
ont, eux, changé de destination : offerts aux dignitaires et
conservés par les familles de ceux-ci, ils ont fini dans le
mobilier funéraire d'un lointain descendant.
Les successeurs de Nineter, Ouneg et Senedj, ne
sont guère connus, à part les listes royales, que par ces
inscriptions sur vases provenant de la pyramide de Djoser. Il se
pourrait que leur pouvoir se soit limité à la région memphite. Le
dernier a été contemporain du roi Peribsen, dont une statue devait
se trouver dans sa tombe, si l'on en croit l'existence d'un «
supérieur des prêtres ouâb de Peribsen
dans la nécropole de Senedj : dans le temple et les autres endroits
» à la IVe dynastie. De ce dernier on
connaît la sépulture à Abydos que lui aménagea son successeur local
Sekhemib, « l'homme au cœur puissant », et le matériel qu'elle a
livré : vases en pierre et objets de cuivre, et deux stèles portant
le nom du roi dans le serekh — une
représentation du palais en plan précédé de sa façade, vue, elle,
en élévation : le nom du souverain est inscrit dans le cadre défini
par le plan. Le tout constitue l'écriture normale du nom d'Horus
des souverains. D'ordinaire, cette « façade de palais » est
surmontée du faucon Horus : le nom de Peribsen est, lui, sous
l'invocation de Seth.
Ces divers éléments invitent à penser que les
relations entre les deux royaumes se sont détériorées vers la fin
du règne de Nineter, peut-être à cause de la nouvelle orientation
religieuse choisie par Nebrê, qui aurait trop privilégié le Nord.
Le silence des listes royales sur Peribsen et son successeur
abydénien ainsi que ce choix affirmé de Seth comme dieu tutélaire
suggèrent que le Sud avait repris son autonomie — Peribsen possède,
par exemple, un « chancelier du roi de Haute-Égypte » —, ou, tout
au moins, ne reconnaissait plus celle des souverains memphites, en
qui la tradition voit les détenteurs légitimes du pouvoir, selon un
schéma qui deviendra classique par la suite. Le pouvoir de Peribsen
s'étendait au moins jusqu'à Éléphantine, où l'on a retrouvé en 1985
des empreintes de sceaux à son nom, et où l'on sait que se trouvait
plus tard un temple consacré à Seth. Le fait que Senedj et Peribsen
aient vu leur culte funéraire associé à la IVe dynastie laisse croire que cette opposition
n'était, au moins sous son règne, pas violente.
Les choses changent avec Khâsekhem, « Le Puissant
(c'est-à-dire Horus) est couronné ». Originaire de Hiérakonpolis,
il a consacré dans son temple, à l'occasion de son couronnement,
des objets commémorant une victoire sur le Nord : des inscriptions
sur vases de pierre et deux statues, l'une en schiste, l'autre en
calcaire, le représentant assis sur un siège à petit dossier. Ces
statues, pratiquement les premières du type, donnent déjà le canon
des représentations royales. Le souverain est vêtu du manteau
enveloppant de la fête-sed et coiffé de
la couronne blanche de Haute-Égypte sur les deux statues. Cela ne
veut pas nécessairement dire pour autant que Khâsekhem avait choisi
de donner la Haute-Égypte comme origine de son pouvoir. Étant donné
la tenue qu'il porte, ces deux statues devaient faire partie d'un
ensemble, comme on en a trouvé ailleurs, représentant le souverain
lors des cérémonies de couronnement, alternativement comme roi de
Haute et Basse-Égypte, selon le mécanisme de la fête-sed. Le socle de ces statues est décoré de
prisonniers, entassés dans un enchevêtrement de corps
disloqués.
C'est sans doute à l'occasion de cette victoire
qu'il transforme son nom en Khâsekhemoui, « les Deux Puissants sont
couronnés », plaçant Horus et Seth au-dessus du serekh, et choisit comme nom de roi de Haute et
Basse-Égypte, « les Deux Maîtresses sont en paix à travers lui ».
Cette prise en main de l'Égypte, qui a les apparences d'une
réunification, coïncide avec une évolution dans l'architecture,
servie par une vigoureuse politique de construction. Khâsekhemoui
bâtit en pierre à Hiérakonpolis, Elkab et Abydos, où sa tombe est
la plus grande de celles des souverains de la IIe dynastie.
On arrête la période thinite avec son règne à la
suite de Manéthon, sans raison particulière. Cette coupure peut
même paraître surprenante dans la mesure où l'on sait que
Khâsekhemoui a eu pour épouse une princesse Nimaâtapis qui fut la
mère de Djoser, le grand roi qui fut son successeur indirect. Mais
nous avons vu que la notion même de monarchie « thinite » ne rend
plus compte de la situation politique de la IIe dynastie, déjà plus memphite que thinite. Le
règne de Khâsekhemoui voit simplement la fin des affrontements
entre le Nord et le Sud et la mise en place définitive des
structures économiques, religieuses et politiques du pays. C'est le
point de départ d'une grande époque, au cours de laquelle la
civilisation et l'art atteignent un degré d'achèvement et une
maîtrise presque définitifs.
La monarchie thinite
La monarchie thinite diffère assez peu de celle de
la IIIe dynastie, et l'essentiel des
institutions est en place avant Djoser. Le principe de la
transmission du pouvoir par filiation directe, sur lequel repose
l'institution pharaonique, fonctionne déjà, puisque le roi après sa
mort n'est plus qualifié d'Horus. De même, il porte désormais les
trois noms qui constituent la base de la titulature : le nom
d'Horus qui exprime sa nature d'hypostase du dieu héritier du
trône, celui de roi de Haute et Basse-Égypte (nysout-bity), et, depuis Semerkhet, un nom de
nebty qui est probablement le reflet de
la carrière du prince héritier antérieure à son couronnement, mais
déjà annonciatrice de celui-ci. À noter aussi le rôle de l'épouse
du roi dans la transmission du pouvoir : elle est « Celle qui unit
les Deux Seigneurs », « Celle qui voit Horus et Seth », autant que
« La mère des enfants royaux ».
L'organisation de la maison royale est désormais
ce qu'elle sera dans les siècles qui suivent. Le palais, que l'on
peut supposer construit en brique d'après l'architecture funéraire
censée en être la reproduction, abrite en même temps les
appartements privés — le harem — et l'administration, c'est-à-dire
la tête des principaux services qui constituent le prolongement du
roi qu'est sa « maison ». S'il assume théoriquement l'ensemble du
pouvoir, en effet, il est assisté, dans la pratique, par de hauts
fonctionnaires. Il n'est pas toujours facile de démêler les titres
purement auliques de ceux qui recouvrent une réalité, mais on peut
se faire quand même une idée approximative des grands rouages de
l'administration.
Le roi était entouré de conseillers plus ou moins
spécialisés, comme le « contrôleur des Deux Trônes », « Celui qui
est placé à la tête du roi », ou le « chef des secrets des décrets
». Ce dernier titre donne une idée du dispositif législatif. En
tant qu'héritier des dieux, le roi est le détenteur du pouvoir
théocratique qui fonde sa charge. Il n'en est d'ailleurs que le
détenteur temporaire : les titres de propriété du pays lui sont
remis lors de son couronnement, en principe directement par le dieu
(Grimal : 1986, 441), à charge pour lui de gouverner le pays en
faisant respecter ses lois qui sont elles-mêmes l'expression de
celles de l'univers. Pour ce faire, il promulgue des décrets. À la
limite, toute parole émanant de sa bouche est un décret ayant force
de loi, que l'on peut fixer ou non par écrit — un peu comme dans le
système islamique du daher. Il semble
que l'interprétation de ces décrets ait
constitué, avec le recours aux lois écrites et la consultation de
la jurisprudence, l'essentiel du Droit.
Entre ce cercle proche du roi, où l'on trouve déjà
à la IIe dynastie un tjaty, qui n'a pas encore les pouvoirs que cette
fonction — souvent comparée à celle du vizir ottoman — comportera à
la IVe dynastie et la chancellerie,
évolue tout un corps de scribes : ils sont la cheville ouvrière
omniprésente de l'administration. Le premier chancelier du roi de
Basse-Egypte que l'on connaît est Hemaka, sous le règne de Den, la
chancellerie de Haute-Égypte étant apparue sous celui de Peribsen.
Cette double institution se charge du recensement, de
l'organisation de l'irrigation et, partant, de tout ce qui touche
au cadastre. Elle s'occupe de la collecte des taxes et de la
redistribution des biens, qui sont versés à des « trésors » et des
« greniers » spécialisés dans les céréales, les troupeaux, la
nourriture en général. Ceux-ci gèrent l'acheminement de ces biens
vers les grands corps pris en charge par l'État : l'administration
elle-même, mais aussi les temples.
Ces organes du pouvoir central traitent avec des
rouages locaux qui sont répartis par provinces, que les Grecs ont
appelées « nomes » et
les Égyptiens sepat, puis qâh à partir de l'époque amarnienne, au
XIVe siècle avant notre ère. À la
vérité, ces provinces ne sont connues comme telles qu'à partir de
l'époque de Djoser, mais nous avons déjà vu que les emblèmes les
représentant suggèrent une origine antérieure à l'unification du
pays. Ce sont sans doute les domaines des anciens dynastes locaux
qui ont réussi à conserver leurs caractéristiques et une certaine
autonomie, en tout cas suffisamment pour que les listes
géographiques traditionnelles n'aient jamais remis en cause leur
individualité. Ces listes, attestées depuis le règne de Niouserrê,
découpent le pays en 22 nomes pour la Haute-Égypte et 20 pour la
Basse-Égypte.
Il y avait des instances fédérales compétentes
pour l'un des deux royaumes : on connaît, par exemple, le « Conseil
des Dix de Haute-Égypte » ou le « Préposé à Nekhen », qui devait
jouer à peu près le rôle d'un vice-roi du Sud. Elles traitaient
avec les responsables locaux, les nomarques, appelés les «
administrateurs » (adj-mer), aidés
eux-mêmes d'une assemblée, la djadjat.
On ne sait rien de l'organisation militaire du
pays, ni de la conscription qui n'est attestée que plus tard, mais
on peut supposer que le système en vigueur par la suite est déjà en
place. Quoi qu'il en soit, on peut se faire une assez bonne idée de
l'architecture d'après les représentations de forteresses, le plan
de la Chounet ez-Zébib — la partie fortifiée d'Abydos — ou
l'enceinte archaïque de Hiérakonpolis.
Pour l'architecture civile, on en est réduit
essentiellement aux pions de jeux représentant des maisons et aux
représentations de « façades de palais » des tombes. Ces dernières
constituent la principale source de connaissance de l'art thinite,
et le matériel funéraire qui provient de quelques grands tombeaux
privés comme celui d'Hemaka et des sépultures royales laisse
entrevoir un art florissant. Les objets d'ivoire et d'os y tiennent
toujours une bonne place, ainsi que la « faïence égyptienne », la
céramique et les vases en pierre. La petite statuaire y est
abondamment représentée et offre des types humains variés :
prisonniers, enfants, de nombreuses statuettes féminines, qui ne
sont pas seulement des « concubines » du mort,
mais évoquent aussi des attitudes de la vie courante. Les animaux
sont fréquents et traités dans des matériaux divers. Des thèmes
sont déjà fixés, qui connaîtront une certaine fortune par la suite
: par exemple celui de la guenon serrant son petit dans ses bras
(comparer Vandier : 1952, 976 et Valloggia : 1986, 80). La grande
statuaire, elle, est encore loin de la grâce des œuvres de l'Ancien
Empire et reste assez rugueuse, les personnages conservant une
attitude figée, mais avec de très belles réussites comme la « Dame
de Naples », la statue de Nedjemânkh du Louvre ou l'inconnu de
Berlin.