CHAPITRE VI
L'effondrement
On appelle le siècle et demi qui sépare l'Ancien
du Moyen Empire « Première Période Intermédiaire » : c'est un terme
qui ne veut rien dire et tout dire. La notion de période «
intermédiaire » n'est, historiquement, pas recevable : toute
période est un lien entre deux états d'une civilisation. Les
Égyptiens eux-mêmes n'ont pas considéré cette époque comme une
rupture dans leur histoire. Bien au contraire. Non seulement il n'y
a pas eu de véritable interruption dans le gouvernement, mais en
plus c'est sa forme institutionnelle même que revendiquent des
dynastes locaux qui ne souhaitent qu'une chose : récupérer à leur
compte le pouvoir qui a échappé des mains des souverains
memphites.
Les limites chronologiques de la Première Période
Intermédiaire sont aussi un problème. On s'accorde généralement
pour considérer qu'elle s'achève lorsque Montouhotep II Nebhépetrê,
un prince thébain qui se voyait, lui et ses ancêtres, non pas comme
nomarques mais comme souverains légitimes d'Égypte, mena à bien la
réunification des deux royaumes qui avaient recouvré l'indépendance
des premiers temps. Cette coupure, si elle correspond à un fait
politique indiscutable, n'est pas conforme à l'historiographie
égyptienne, que ce soit celle des princes thébains ou celle de
Manéthon qui repose sur un découpage en dynasties. La fin de
l'Ancien Empire n'est pas non plus facile à déterminer : est-ce la
période de lente décadence de l'autorité royale, qu'il faut faire
remonter au règne de Pépi II, l'effondrement de la VIe dynastie au moment de la difficile succession de
Nitocris ou la crise qui s'abat vers cette époque sur l'Égypte
?
Manéthon fait de la VIIe dynastie une description qui trahit le désarroi
de ses sources : « soixante-dix rois en soixante-dix jours » — une
formulation peut-être faite par jeu sur le numéro de la dynastie
pour en souligner le caractère éphémère (Helck : 1956, 32), à moins
qu'il ne s'agisse d'une métaphore jouant sur le chiffre
soixante-dix, qui représente le nombre des forces créatrices de la
cosmologie héliopolitaine... Les Égyptiens, eux, sont quasiment
muets sur cette période sombre. Le seul témoignage qui en soit
connu est une œuvre littéraire, à l'évidence apocryphe, qui nous
est parvenue par un unique manuscrit : un texte qui place dans la
bouche d'un nommé Ipouer un tableau apocalyptique des exactions
commises de son temps. Ces Lamentations, que l'on a rapprochées du genre de la
« prophétie », révèlent par leur ton et le choix des éléments
présentés leur intention politique. L'état du pays que dresse
Ipouer en regrettant l'ordre qui régnait auparavant montre les
ravages que provoque la faiblesse du pouvoir et la nécessité
d'avoir un roi fort, qui ne peut être que celui dont la fin de la
prophétie, malheureusement perdue, devait annoncer la venue.
« Voici que des événements se sont produits, qui
n'avaient jamais existés depuis la nuit des temps : le roi a été
renversé par la populace ! Oui, celui qui avait été enterré en tant
que Faucon, on l'a arraché de son sarcophage ! Le caveau de la
pyramide a été violé ! Voici qu'on en est arrivé à ce point qu'une
poignée d'individus qui n'entendaient rien au gouvernement a
dépouillé le pays de sa royauté. » (Admonitions 7,1-4.)
Le sacrilège est double : non seulement on a privé
le pays de son roi, donc de la garantie du maintien de l'ordre
établi, mais encore on a dépouillé les générations précédentes de
leur survie en détruisant le corps du roi défunt. C'est, sans jeu
de mots, toute la pyramide de l'univers qui s'écroule : l'Égypte
est devenue le « monde à l'envers », c'est-à-dire qu'elle est la
proie du chaos qui la guette à chaque fois que l'hypostase du
démiurge — le pharaon — manque à son devoir ou disparaît...
Derrière la phraséologie, il y a un fond de réalité, dont on
possède par ailleurs des témoignages indirects. On a voulu voir
dans cette crise qui s'abat sur l'Égypte une révolution sociale.
C'est improbable, dans la mesure où ce n'est pas une nouvelle forme
de gouvernement qui en est sortie : l'ancien système a été
maintenu, comme il le sera par la suite à chaque nouvelle « période
intermédiaire ». Les événements relatés par Ipouer ressemblent
plutôt à une révolte des couches les plus déshéritées de la société
provoquée non pas par le sentiment d'une injustice sociale, qui eût
été totalement étranger à l'esprit du système, mais par une cause
extérieure à l'Égypte, qui a trouvé un terrain favorable dans un
pays affaibli. La fin du IIIe
millénaire a connu, en effet, une période climatique de type
sahélien qui a particulièrement frappé l'Afrique orientale (Bell :
1971, 1-8). En Égypte, la disette s'est trouvée amplifiée par la
carence de l'administration centrale. On peut supposer que celle-ci
fut inapte à contraindre les nomarques devenus plus ou moins
indépendants dans leur province à maintenir en état les canaux
d'irrigation, indispensables pour assurer une bonne répartition de
la crue, à supposer que celle-ci n'ait pas déjà été insuffisante
plusieurs années de suite. Une constatation vient étayer cette
théorie en même temps qu'elle illustre la fragilité de la notion de
« période intermédiaire » : il semblerait que la famine, en tout
cas les troubles qui l'ont accompagnée, se soient limités à la
vallée du Nil. La ville agricole de Balat, dans l'oasis de Dakhla,
et sa nécropole voisine, par exemple, ne connaissent ni destruction
ni interruption à la fin de la VIe
dynastie (Giddy : 1987, 206 sq.).
Cette période critique n'a pas dû durer plus d'une
ou deux générations. Mais la violence qu'elle a engendrée ne s'est
pas calmée tout de suite ; elle a même persisté relativement
longtemps, si l'on en croit les regrets qu'exprime face à des faits
semblables le roi d'Hérakléopolis, en qui on voit généralement
Khéty III, dans l'Enseignement qu'il
donne à son fils, presque un siècle après :
« J'ai pris This comme une trombe d'eau (...),
mais j'en suis affligé pour l'éternité (...). Une action odieuse
arriva de mon temps : la nécropole de This fut mise à sac. Ce n'est
pas, bien sûr, une chose que j'ai faite moi, puisque je l'ai
apprise après qu'elle fut faite. » (Mérikarê XXVI et XLII.)
Les protestations d'innocence de Khéty III
montrent que lui-même ne pouvait pas, encore longtemps après la
période des troubles, contrôler totalement ses troupes. La famine
n'a pas non plus disparu en une année, et l'on s'aperçoit que ces
générations affamées et violentes ont marqué durablement les
Égyptiens (Vandier : 1936). Une autre difficulté est venue aggraver
l'état du pays : la situation extérieure. On ne possède aucune
attestation d'activité de l'Égypte, de quelque nature que ce soit,
avec ses partenaires de l'Ancien Empire : ni en Syro-Palestine, ce
qui veut dire que le commerce avec Byblos et la Méditerranée
orientale avait cessé, ni dans le Sinaï, où l'exploitation des
mines est abandonnée. Pis encore, les Bédouins «
habitants-des-sables » contre lesquels Ouni guerroyait naguère
envahissent le Delta vers la fin de la VIIIe dynastie. Du côté de la Nubie, les choses ne
vont guère mieux : il n'y a, apparemment, ni expéditions ni
échanges, et la civilisation du Groupe-C peut se développer en
dehors de l'influence égyptienne.
Les héritiers
La VIIIe dynastie est
moins fictive que la VIIe. Sur les
dix-sept rois que l'on peut lui attribuer (v. Beckerath : 1984,
58-60), au moins cinq des noms fournis par les listes royales
reprennent le nom de couronnement de Pépi II : Néferkarê. On en a
déduit qu'il s'agit de certains de ses fils ou petits-fils. C'est
peut-être le cas de Néferkaré Nébi, Khendou et Pépiséneb. On
connaît un peu les derniers rois de la dynastie grâce à des copies
de décrets pris en faveur de la famille du vizir Chémay de Coptos.
Le seul roi que l'on identifie avec précision est Qakarê Aba auquel
le Canon de Turin n'accorde que deux ans de règne et que l'on place
en quatorzième position dans la dynastie. On a retrouvé sa pyramide
à Saqqara-sud, à proximité de celle de Pépi II. Bien que de petites
dimensions, elle continue la tradition memphite, puisqu'elle est,
elle aussi, inscrite.
Vers cette époque, c'est-à-dire approximativement
2160-2150 avant notre ère, la situation n'est pas fameuse. Le Delta
est aux mains des envahisseurs venus de l'est, que les Égyptiens
désignent sous le nom générique d' « Asiatiques ». Le pays échappe
à peu près complètement à l'autorité des rois de la VIIIe dynastie, dont le pouvoir doit se limiter à la
région de Memphis. En Haute-Égypte, Thèbes n'est pas encore la
capitale du 4e nome, et ses princes,
les successeurs d'Ikni, en sont à jeter les bases de leur futur
royaume. La Moyenne-Égypte, elle, fait sécession autour des princes
d'Hérakléopolis, la capitale du riche et fertile 20e nome de Haute-Égypte, Nennesout, l' « Infant
royal », aujourd'hui Ahnâs el-Médineh, qui occupe une position
stratégique dans les échanges entre le Nord et le Sud sur le Bahr
Youssouf, un peu au sud de l'entrée du Fayoum. Cette province, que
sa position protège des invasions venues du nord, a bénéficié de
l'accroissement des échanges dû à la colonisation de la Nubie. Le
pouvoir que s'arroge son prince, Méribrê Khéty Ier, ne semble pas être contesté par les autres
nomarques, puisqu'on trouve son nom jusqu'à Assouan. Il fonde une
dynastie, la IXe de Manéthon, qui ne
dure guère — une trentaine d'années, de 2160 à 2130 environ —, mais
donne une certaine légitimité à la Xe
qui lui fait suite. Les noms de couronnement que se choisissent les
rois d'Hérakléopolis — Méribrê, Néferkarê, Nebkaourê — les posent
en successeurs de la lignée memphite. Ils en gardent peut-être le
siège administratif (Vercoutter : 1987, 142), puisque Aba s'est
fait enterrer à Saqqara où la Mission allemande de Hanovre et
Berlin a retrouvé une nécropole contemporaine qui prouve l'activité
du site (Leclant & Clerc, Or 55 (1986), 256-257). Saqqara est
peut-être encore nécropole royale à la Xe dynastie, puisque la tradition place la pyramide
de Mérikarê à proximité de celle de Téti. Mais ce ne sont là que
des suppositions, car on ne connaît de ces rois que leurs noms, et
l'on ne sait comment interpréter les rares données fournies par
l'archéologie. On a trouvé, par exemple, à Dara, à proximité de la
ville moderne de Manfalout, c'est-à-dire au débouché de la piste du
Darb et-tawil qui conduit à l'oasis de Dakhla, toute une nécropole,
manifestement royale. En son centre trône une pyramide appartenant
à un roi Khoui, que l'on place, sans aucune certitude, dans la
VIIIe dynastie (v. Beckerath : 1984,
60). La reprise des fouilles de Dara, entreprises jadis par
l'Institut Français d'Archéologie Orientale du Caire, éclaircira
peut-être cet épisode de l'histoire de la Moyenne-Égypte.
Hérakléopolitains et Thébains
La Xe dynastie, qui a
une existence plus longue, puisqu'elle atteint presque un siècle,
est moins obscure.
Son fondateur, à nouveau un Néferkarê, serait donc
le septième du nom. Il est appelé sur un graffito de Hatnoub
Méry-Hathor, « aimé d'Hathor » (Vercoutter : 1987, 143), ou,
peut-être plus vraisemblablement, Meribrê (LÄ VI 1441 n. 5), ce qui le rattacherait plus
étroitement à la tradition memphite dont il se réclame. Son
successeur commence à avoir maille à partir avec ses voisins du
Sud, qui entreprennent à leur tour la conquête du pouvoir. Car,
depuis l'effondrement du gouvernement memphite, les provinces, dans
un premier temps avaient joué un jeu d'alliances avec ou contre le
pouvoir légitime. Puis elles s'étaient mises à tenter plus ou moins
leur chance, en tout cas à conforter leurs positions respectives.
On ne croit plus aujourd'hui à l'existence d'un royaume abydénien,
ni coptite, que la position un peu excentrique de Coptos au
débouché du Ouadi Hammamat rendait plausible. La famille du vizir
Chémay que nous évoquions plus haut fit très tôt alliance avec son
voisin thébain : au
moment de l'affrontement entre Hérakléopolitains et Thébains. C'est
ce que nous apprend l'autobiographie d'un certain Ankhtifi, chef du
3e nome de Haute-Égypte, Héfat,
aujourd'hui Mo'alla, à une quarantaine de kilomètres au sud de
Louxor. Laissons lui la parole :
« Le prince et le pacha, le trésorier du roi de
Basse Égypte, l'Ami Unique, le prêtre-lecteur, le chef de l'armée,
le chef des interprètes, le chef des régions montagneuses, le grand
chef des nomes d'Edfou et d'Hiérakonpolis, Ankhtifi, dit :
« Horus [le roi] m'a amené dans le nome d'Edfou
pour son plus grand bien, et en vue d'y rétablir l'ordre. J'ai agi
aussitôt (...). J'ai trouvé le domaine de Khouou [Edfou] inondé
comme une réserve de pêche, négligé par celui qui en avait la
charge et ruiné par les agissements du misérable. Je fis se
réconcilier l'homme et celui qui avait assassiné son père ou qui
avait assassiné son frère pour rétablir l'ordre dans le nome
d'Edfou (...).
« J'avais autant le souci du premier que du
dernier des hommes. J'étais celui qui trouvais la solution quand
elle manquait dans le pays grâce à des décisions avisées, et ma
parole sut être habile et mon courage ferme le jour où il fallut
fédérer les trois nomes. C'est que moi, je suis un brave qui n'a
pas son semblable, un homme qui sut parler librement à un moment où
les gens se taisaient, le jour où il fallut semer la crainte, alors
que la Haute Égypte était dans le silence (...).
« Le général d'Ermant vint me dire : " Viens donc,
ô brave ! Descends le courant jusqu'aux forteresses d'Ermant ! "
J'ai donc descendu le courant jusqu'aux régions situées à l'ouest
d'Ermant et j'ai constaté que toutes les forces de Thèbes et Coptos
avaient pris d'assaut les forteresses d'Ermant (...). J'abordai sur
la rive occidentale du nome de Thèbes (...). Mes troupes d'élites
cherchèrent le combat dans la région occidentale du nome de Thèbes,
mais personne n'osait sortir par crainte d'elles. Alors, je
descendis le courant et abordai sur la rive orientale du nome de
Thèbes (...). Alors mes braves troupes d'élite, oui, mes braves
troupes d'élite se firent éclaireurs à l'ouest et à l'est du nome
de Thèbes, cherchant le combat. Mais personne n'osait sortir par
crainte d'elles (...).
« La Haute-Égypte entière mourait de faim, et
chacun en était arrivé à manger ses propres enfants. Moi j'ai
refusé que l'on mourût de faim dans ce nome. J'ai accordé un prêt
de grain à la Haute-Égypte et donné au Nord du grain de
Haute-Égypte. Et je ne sache pas qu'une chose pareille ait été
faite par les nomarques qui m'ont précédé (...).
« J'ai fait vivre les nomes d'Hiérakonpolis et
d'Edfou, Éléphantine et Ombos ! » (Inscriptions 1-3,6-7,10 et 12 =
Vandier : 1950, 161-242.)
Ankhtifi est donc nomarque d'Hiérakonpolis et
fidèle au souverain d'Hérakléopolis qui doit être Néferkarê VII. On
remarque que ses titres sont fortement enracinés dans la tradition
memphite et hors de proportion avec la taille de sa province : que
le prince d'Hiérakonpolis soit à la fois général en chef, chef des
prophètes, des interprètes et des régions montagneuses
(c'est-à-dire des Affaires étrangères) et chancelier du roi de Basse-Égypte, confirme pour le moins la
taille réduite du royaume hérakléopolitain. Un autre trait est
frappant : autant Ouni mettait en avant ses titres nationaux,
autant Ankhtifi se sent d'abord chef de sa province : il n'est pas
gouverneur d'une région, mais simplement chef de trois nomes. Et
encore, il ne devient nomarque d'Edfou qu'après en avoir dépouillé
Khoui qui était allié à Thèbes. Là encore, il y a une disproportion
entre les termes utilisés, qui relèvent de la phraséologie royale,
et la réalité de ce qui tenait plus de tractations diplomatiques
que d'un véritable maintien de l'ordre.
L'essentiel des combats a lieu autour d'Ermant, la
ville du dieu Montou, au cœur de la Thébaïde. Cela donne la mesure
du pouvoir des gens de Thèbes qui ont formé alliance avec Coptos :
pressés sur leur propre territoire par les troupes des trois
premiers nomes de Haute-Égypte, ils refusent le combat. Le texte ne
nous donne pas l'issue de ces affrontements, interrompus sans doute
par la famine, à moins qu'Ankhtifi, peu soucieux de relater ses
revers, ait consacré la fin de son autobiographie à évoquer son
œuvre de paix. Un échec de sa part est assez probable, même si
l'achèvement de sa tombe laisse supposer qu'il n'a pas
personnellement été vaincu.
Son adversaire est le fondateur de la dynastie
thébaine, le prince Antef Ier, qui se
proclame roi sous le nom d'Horus de Seherou-Taoui, « Celui qui a ramené le calme dans
les Deux Terres », un nom que reprendra un demi-millénaire plus
tard l'autre réunificateur originaire de Thèbes : Kamosé. Cet Antef
Ier n'est pas le fondateur de la lignée
thébaine, qui a compté avant lui deux princes. À l'origine se
trouve un premier Antef, qui est, comme son successeur Montouhotep
Ier, nommé dans la liste royale de la «
Chambre des Ancêtres » de Karnak en tant que nomarque. Il devait
être contemporain de la fin de la VIIIe
dynastie, à laquelle il fait allégeance, peut-être déjà par
opposition au pouvoir montant d'Hérakléopolis. Cet Antef est
l'objet d'un culte sous Sésostris Ier
en tant que fondateur de la dynastie, tout comme Montouhotep
Ier qui reçoit même un nom fictif
d'Horus : tépy-â, « l'ancêtre »
Montouhotep Ier est le père d'Antef
Ier, qui s'est proclamé « chef suprême
de la Haute-Égypte » avant de se déclarer roi.
Après sa victoire probable sur Ankhtifi, Antef
Ier est maître du Sud — au moins de
Coptos, Dendara et des trois nomes commandés par Hiérakonpolis. Son
successeur, Antef II Ouahânkh, reprend
la lutte avec Hérakléopolis, où Khéty III est monté sur le trône.
Elle a cette fois pour théâtre la Moyenne-Égypte, que les Thébains
cherchent à arracher aux rois du Nord.
On suit assez bien l'histoire de la Moyenne-Égypte
tout au long de ces combats grâce aux renseignements que
fournissent les nécropoles des trois provinces clés que sont les
13e, 16e et
15e nomes de Haute-Égypte. Le
15e a pour capitale Hermopolis d'où le
dieu Chou était supposé avoir soulevé le ciel ; ses princes sont
enterrés à El-Bercheh, à quelques kilomètres au nord de Mellaoui.
Leurs dix tombeaux permettent de reconstituer une véritable
dynastie qui prétendait descendre des rois memphites, et que l'on
suit depuis Aha II, contemporain du roi Khéty Ier, puis Djéhoutynakht I à III, qui céda le
pouvoir sous le règne du roi Néferkarê à Ahanakht, qui lui-même eut
pour successeur Djéhoutynakht IV. Ce dernier assista à la lutte
entre Khéty III et Antef II Ouahankh, à laquelle il ne paraît pas
avoir participé. On ne suit l'engagement du nome du Lièvre que vers
2040, au moment de la conquête finale par Montouhotep II. Le
nomarque d'alors, Néhéri, qui détenait également la charge de
vizir, commande l'une des deux divisions hérakléopolitaines. Il se
borne à protéger sa province avec l'aide de ses fils Kay et le
futur Djéhoutynakht V, qui lui aussi restera si bien en paix avec
Thèbes que sa famille gouvernera encore Hermopolis sous le règne de
Sésostris III !
La situation est à peu près la même dans le nome
voisin de l'Oryx, le 16e et le plus au
nord, dont la nécropole se trouve à Béni Hassan, en face de la
ville moderne de Minieh. Ses princes, dont la lignée était
apparentée à celle du 15e nome, restent
neutres, puis deviennent pro-thébains avec Baqet III, contemporain
de Montouhotep II. Cette attitude porte ses fruits, puisque le
pouvoir reste entre les mains de la même famille après la conquête
thébaine.
La province d'Assiout, elle, est plus directement
au cœur des affrontements. On suit son histoire depuis les environs
de 2130, avec le prince Khéty Ier, dont
le nom dit assez la loyauté envers le pouvoir hérakléopolitain. Il
se targue d'avoir protégé son nome de la famine en ayant procédé à
des distributions de vivres, et même d'avoir gagné des terres
cultivables par une politique d'irrigation judicieuse. Son
successeur Téfibi fait de même, tout en menant la lutte contre
Thèbes pour le compte du roi Khéty III, et la province atteint un
grand degré de prospérité sous le règne de Mérikarê, qui met en
place le prince Khéty II : celui-ci, en effet, fait restaurer le
temple d'Assiout et entretient une armée non négligeable (Fig. 71et 72).
L'opposition entre le Nord et le Sud n'est donc
pas une guerre constante, mais plutôt un état de paix précaire,
grâce auquel chaque camp essaie de consolider ses positions. Les
temps de famine et de troubles sociaux sont loin, et le vainqueur
réunifiera un pays qui a déjà retrouvé ses forces.
Revenons à la dynastie hérakléopolitaine. Nous
avons vu plus haut que Khéty III évoque les combats pour la
possession de This dans l'Enseignement
qu'il donne à son fils Mérikarê. Mais il est plus préoccupé par la
situation du nord de l'Égypte dont il mène à bien la libération en
chassant les Bédouins et les Asiatiques. Il reconstitue
l'organisation en nomes sous l'autorité de l'ancienne capitale,
alors qu'auparavant, « le pouvoir d'un seul était aux mains de dix
», restaure les canaux d'irrigation et envoie des colons à l'est du
Delta. Pour ce qui est du Sud, il conseille à son fils la prudence,
et de se contenter d'être un bon gestionnaire qui assure la
prospérité de ses sujets : « Qui a chez lui du bien ne fomente pas
de trouble, car le riche ne saurait être dans le besoin. » Il
l'encourage à reconstituer les forces de son royaume, sans négliger
d'entretenir une armée puissante, dans l'attente d'un affrontement
probable avec Thèbes.
Khéty III est le dernier grand roi
d'Hérakléopolis. Sa politique si sage à l'intérieur de son royaume
ne semble pas avoir eu beaucoup de succès à l'extérieur. A.
Mariette découvrit en effet en 1860, dans la chapelle funéraire
d'Antef II qui se trouve dans la nécropole thébaine d'el-Târif, une
stèle sur laquelle le roi de Thèbes relate sa conquête de la
Haute-Égypte :
« J'ai agrandi les frontières méridionales [de mon
royaume] jusqu'au nome d'Ouadjet [le 10e de Haute-Égypte] (...). J'ai pris Abydos et sa
région tout entière. J'ai ouvert toutes les forteresses du nome
d'Ouadjet et j'en ai fait la porte [de mon royaume] » (CGC 20512.)
On sait par ailleurs, grâce à la découverte faite
dans le sanctuaire d'Héqaib à Éléphantine d'une statue le
représentant vêtu du manteau de la fête-sed, que son autorité s'étendait jusqu'à la
Première Cataracte et peut-être sur une partie de la Basse Nubie,
ce que confirmerait l'expédition conduite par Djémi de Gebelein
jusque dans le pays de Ouaouat. Lorsqu'il cède la place à Antef
III, Thèbes est maîtresse de toute la Haute Égypte jusqu'au sud
d'Assiout. C'est là que se livrent les derniers combats qui
aboutissent à la réunification finale du pays conduite par le fils
d'Antef III, Montouhotep II, qui ouvre ainsi le Moyen Empire.
Sagesse et pessimisme
On aurait pu s'attendre à ce que la Première
Période Intermédiaire fût une époque d'obscurantisme et de recul
intellectuel. Il n'en a rien été. Ces troubles ont au contraire
stimulé la réflexion des Égyptiens : face à l'effondrement de
certaines valeurs de la société, ils ont cherché à redéfinir leur
place dans l'univers. La carence du pouvoir royal et les
affrontements autour du trône ont encore affaibli l'image de la
royauté, qui avait déjà commencé, comme nous l'avons vu, à
s'effriter à la VIe dynastie. L'État a
cessé d'être un cadre rigide et sécurisant, et l'individu s'est
trouvé privé de sa protection, livré à la violence de la loi du
plus fort. L'angoisse née de cette situation nouvelle s'est
exprimée dans des œuvres littéraires, qui, quoique appartenant à
des genres différents, sont toutes marquées du même
pessimisme.
Nous avons déjà rencontré l'Enseignement pour Mérikarê, que l'on date de la
période hérakléopolitaine, puisque son auteur est probablement
Khéty III : il n'est pas nommé, mais comme il s'agit du
prédécesseur de Mérikarê, on en a déduit que c'était lui. Le texte
est connu par trois copies incomplètes de la XVIIIe dynastie, qui reproduisent un original (qui
n'est peut-être lui-même qu'une copie) du Moyen Empire. Le fait que
cette œuvre ait été copiée bien après les faits qu'elle relate
montre dans quelle estime littéraire on la tenait. Elle rejoint en
cela un autre Enseignement, celui que
la tradition prête au roi Amenemhat Ier, dont nous verrons qu'il est, lui, plus une
œuvre de propagande qu'un témoignage historique. La parenté de
thèmes entre les deux textes est évidente (Volten : 1945). Tous les
deux abondent en citations littéraires et sont construits avec un
art qui suppose une vaste culture livresque de la part de leurs
auteurs. Que Mérikarê ait ou non composé lui-même pour justifier sa
propre politique le texte de l'Enseignement que son père est censé lui avoir donné
n'a pas ici grande importance : les propos de Khéty III sont la
transposition dans la bouche d'un roi des Maximes que nous avons rencontrées à l'Ancien
Empire. Comme Ptahhotep ou Kagemni, dont les pensées sont peut-être
rassemblées, voire composées, à cette époque, il donne à son fils
des directives pour réussir sa vie et son métier. Le fils
représente le successeur dans la fonction : celui qui doit assurer
la reconduction de l'ordre que le père a su maintenir par la
perfection de la technique qu'il tenait lui-même de son
prédécesseur. Seul ce mode de transmission du savoir de génération
en génération peut garantir l'ordre. Au-delà de la reproduction de
stéréotypes des Sagesses,
l'Enseignement pour Mérikarê se
caractérise par une remarquable lucidité sur le métier de roi.
Khéty III n'hésite pas à reconnaître ses erreurs et incite son fils
à en tenir compte. Il l'encourage également à ménager nobles et
fonctionnaires pour éviter d'éventuels affrontements... Nous sommes
loin du monarque monolithique de la IVe
dynastie ! Plus encore, Khéty fait allusion à quelque chose qui eût
été impensable alors, la rétribution des actes du souverain
par-delà la mort :
« Les magistrats qui jugent les misérables, tu
sais qu'ils ne sont pas tendres le jour où il faut juger le
malheureux, à l'heure de prononcer la sentence. Et c'est terrible
quand l'accusateur est un sage ! Ne fais pas trop confiance au
temps qui passe : pour eux, une vie est une heure. Quand l'homme a
atteint le rivage de la mort, ses actes sont placés en tas à côté
de lui, et c'est pour l'éternité ! » (Mérikarê XIX-XX).
Cette préoccupation de l'au-delà se retrouve dans
un ouvrage contemporain d'un tout autre genre : un dialogue qu'un
homme désespéré entretient avec son ba,
son « âme ». Ce dialogue est unique dans la littérature égyptienne.
Il nous est parvenu sur un papyrus de la XIIe dynastie, aujourd'hui conservé à Berlin, au
verso duquel ont subsisté les fragments d'une composition elle
aussi sans parallèle : un berger, inquiet pour son troupeau à cause
de la crue du Nil, rencontre une déesse... Le
Pâtre et la Déesse est-il seulement un conte? La métaphore
politique est évidente et peut-être n'est-ce pas la peine d'aller
chercher un rapport avec la Légende de
Gilgamech : les troubles et la famine semblent un fonds
suffisant pour cette parabole. Le Dialogue du
Désespéré avec son Ba est d'un autre ton. C'est le constat
désabusé d'un homme face à une vie où règne la violence des
méchants :
« À qui parler aujourd'hui ?
Les frères sont méchants,
Et les amis d'aujourd'hui ne savent pas aimer
!
À qui parler aujourd'hui ?
Les cœurs sont avides,
Et chacun cherche à s'emparer des biens de son
prochain !
L'homme paisible dépérit,
Et le fort écrase tout le monde !
À qui parler aujourd'hui ?
C'est le triomphe du mal,
Et le bien est partout jeté à terre ! »
(Lebensmüder
103-109.)
Il se sent désarmé et appelle la mort comme une
délivrance :
« La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme la guérison pour le malade,
Comme de sortir après avoir souffert.
La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme le parfum de la myrrhe,
Comme de s'asseoir sous un dais un jour où souffle
la brise.
La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme le parfum du lotus,
Comme de s'asseoir sur la rive du pays de
l'ivresse.
La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme le chemin de la pluie battante,
Comme le retour du soldat à la maison.
La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme une éclaircie dans le ciel,
Comme de comprendre une énigme.
La mort est à mes yeux aujourd'hui
Comme le désir d'un homme de revoir sa
maison
Après de longues années de captivité. »
(Lebensmüder
130-142.)
Une œuvre d'un autre genre donne de précieuses
indications sur la société et la morale de la Première Période
intermédiaire. Il s'agit d'un conte, connu uniquement par des
versions sur papyrus datant de la fin de la XIIe dynastie et de la XIIIe. On n'en possède aucune copie postérieure, ce
qui tendrait à prouver qu'elle ne faisait pas partie de
l'enseignement classique des scribes.
C'est l'histoire d'un paysan, plus exactement d'un
habitant du Ouadi Natroun qui vit du commerce des produits de son
oasis avec la vallée sous le règne de Nebkaourê Khéty II. En chemin
vers la capitale, il tombe, à peu près à la hauteur de Dahchour,
dans un piège que lui a tendu un intendant cupide, nommé
Nemtynakht. Le piège est simple : l'intendant a déposé en travers
du chemin une pièce de tissu, de façon à contraindre l'âne de
l'oasien à fouler le bord d'un champ qui lui appartient. Au passage
l'âne arrache une touffe d'orge et la mange. Il n'en faut pas plus
pour que l'intendant le saisisse ainsi que les produits qu'il
transporte. L'oasien va se plaindre à Rensi, fils de Mérou,
gouverneur des domaines pour le compte du roi, qui justement
sortait de chez lui pour partir en bateau :
« Grand intendant, mon maître, chef des chefs,
guide de tout ce qui existe ! Si toi tu descends sur le lac de la
Justice pour y naviguer par bon vent, ta voile ne faseille pas :
ton bateau ne se traînera pas, ton mât n'aura pas d'avarie, tes
vergues ne se briseront pas, tu ne seras pas dérivé par le courant
au moment d'accoster, le flot ne t'entraînera pas et tu ne
souffriras pas de la malignité du fleuve ! Nul ne te craindra : les
poissons viendront à toi en masse et tu toucheras les oiseaux les
plus gras. Car tu es le père de l'orphelin, le mari de la veuve, le
frère de la femme répudiée, le pagne de celui qui a perdu sa mère.
Laisse-moi te faire dans ce pays un renom au-dessus de la meilleure
des lois, ô guide qui ne connais pas la rapacité, chef exempt de
bassesse ! Anéantis le mensonge pour faire jaillir la justice !
Exauce ma requête ! Je parle pour que tu m'entendes et que tu
fasses justice, ô toi que louent ceux qui sont loués parce que tu
écartes la misère. Eh bien, moi, je suis saisi, on m'assigne, moi,
je suis dans le dénuement ! » (Conte du
Paysan B1, 53-71.)
Il se demande très vite si Rensi n'est pas de
mèche avec son voleur : il ne répond pas, en effet, à cette
première supplique, mais la transmet au roi, grand amateur
d'éloquence juridique. Ils le laisseront ainsi plaider neuf fois sa
cause, tout en entretenant pendant ce temps-là sa famille à son
insu. Le malheureux oasien passe par des moments d'espoir et
d'angoisse. Il croit triompher, s'en vante trop tôt et se fait
rosser ; au bout de sa neuvième plaidoirie, il se voit perdu et,
prêt à la mort, se remet entre les mains d'Anubis. Mais c'est alors
qu'il triomphe : son bon droit est reconnu et le roi lui fait
attribuer les biens de l'intendant malhonnête.
L'éloquence fleurie de l'oasien est plus qu'un
simple divertissement : chacun de ses discours est construit de
façon à exprimer sous forme métaphorique l'affrontement des forces
négatives et positives qui déchire la société à cette époque. La
fin optimiste de l'histoire est, là encore, révélatrice de la
nature même de l'œuvre. Le pouvoir royal est capable de rétablir
l'équilibre en punissant le méchant. On veut d'ailleurs
généralement voir là le signe que l'œuvre date plutôt du Moyen
Empire ; mais on remarquera que l'argument ultime présenté par le
plaignant est le recours à Anubis, sous l'invocation duquel le
place son nom, Khouyeninpou, « le protégé d'Anubis ». Est-ce à dire
que seul le tribunal des dieux garantit la justice ici-bas par la
crainte qu'il inspire aux hommes de leur vivant ? Sans aller
jusque-là, on se contentera de constater que les Égyptiens ne s'en
remettent plus à la seule décision du roi, mais se tournent vers un
devenir funéraire où chacun doit rendre des comptes.
L'individu face à la mort
Cette idée est nouvelle et liée au développement
du rôle funéraire d'Osiris. Nous avons vu que, dans les chapelles
des mastabas, le défunt est en relation avec lui, puisqu'il se rend
en pèlerinage à Abydos, qui est censée avoir recueilli la dépouille
du dieu. De même, le roi est décrit dans les Textes des Pyramides comme un Osiris — sans que
cela remette en cause pour autant son devenir solaire dans
l'au-delà : Osiris est présent et intégré dans les grandes
cosmologies, mais reste avant tout un maillon de la chaîne qui
relie le créateur aux hommes. Et voilà que dans les Textes des Sarcophages, dont les premiers exemples,
rappelons-le, apparaissent à la fin de l'Ancien Empire, le mort se
retrouve devant le tribunal d'Osiris !
Il ne s'agit pas, à proprement parler d'une
révolution, mais de la combinaison de deux éléments. Le premier est
l'effritement du pouvoir memphite qui conduit à ce que l'on a
souvent appelé la « démocratisation » des privilèges royaux. Nous
l'avons déjà rencontrée dans l'art postérieur à la IVe dynastie; l'accroissement du pouvoir des
dynastes locaux les conduit aussi à une certaine autonomie
funéraire : ils assument eux-mêmes leur devenir dans l'au-delà en
s'appuyant non pas sur le démiurge, auquel le roi reste le seul à
pouvoir faire référence, mais sur le dieu de leur province, dont
l'ascension est à l'image de la leur. C'est ainsi que des divinités
secondaires à l'Ancien Empire trouvent une place plus élevée dans
la hiérarchie divine : le dieu d'Assiout, Oupouaout, Chnoum
d'Éléphantine, Montou, dont des sanctuaires existent déjà à Ermant
et Tôd, et qui suivra la gloire des princes thébains, Amon, qui
quitte Hermopolis, s'associe à Min de Coptos et fait passer au
second plan sa spécialité d'aide aux suffocants pour devenir, sous
la forme syncrétique d'Amon-Rê, le roi des dieux... Osiris profite
sans conteste de ce mouvement qui assoit sa popularité. Mais cela
n'explique pas tout.
Le roi bénéficie après sa mort d'une place auprès
de Rê parce qu'il a correctement rempli sa mission, qui est
d'assurer, de son vivant, l'équilibre de la création. Il est clair
qu'un particulier ne peut pas faire jouer directement cet argument
pour justifier son admission parmi les bienheureux. Sa légitimation
reste du même ordre, mais transposée à son niveau : il doit avoir
rempli correctement lui aussi son rôle ici-bas, c'est-à-dire
n'avoir en rien mis en péril la société. C'est sur ce fondement que
se construit une morale, dont on prête la première expression aux
Maximes de Ptahhotep : à la
Ve dynastie donc, sauf si l'on
considère que ce type de textes s'est en réalité constitué à
l'apparition des troubles sociaux, ceci expliquant cela. L'homme
qui n'a pas tenu sa partie est un criminel aux yeux du Créateur qui
doit refuser de l'intégrer au cosmos après sa mort, puisqu'il a
refusé, lui, de jouer le jeu de son vivant. C'est le sens des
développements justificatifs des Autobiographies que l'on retrouve au Nouvel Empire
dans la « déclaration d'innocence » que le mort fait devant le
tribunal d'Osiris, transposant au-delà ce qui faisait ici-bas le
fondement de sa conduite :
Je n'ai pas commis l'iniquité contre les
hommes.
Je n'ai pas maltraité les gens.
Je n'ai pas commis de péchés dans la Place de
Vérité.
Je n'ai pas cherché à connaître ce qui n'est pas à
connaître.
Je n'ai pas fait le mal.
Je n'ai pas commencé de journée ayant reçu une
commission de
la part des gens qui devaient travailler pour moi
et mon nom n'est pas
parvenu aux fonctions d'un chef d'esclaves.
Je n'ai pas blasphémé Dieu.
Je n'ai pas appauvri un homme dans ses
biens.
Je n'ai pas fait ce qui est abominable aux
dieux.
Je n'ai pas desservi un esclave auprès de son
maître.
Je n'ai pas affligé.
Je n'ai pas affamé.
Je n'ai pas fait pleurer.
Je n'ai pas tué.
Je n'ai pas ordonné de tuer.
Je n'ai fait de peine à personne.
Je n'ai pas amoindri les offrandes alimentaires
dans les temples.
Je n'ai pas souillé les pains des dieux.
Je n'ai pas volé les galettes des
bienheureux.
Je n'ai pas été pédéraste.
Je n'ai pas forniqué dans les lieux saints du dieu
de ma ville.
Je n'ai pas retranché au boisseau.
Je n'ai pas amoindri l'aroure.
Je n'ai pas triché sur les terrains.
Je n'ai pas ajouté au poids de la balance.
Je n'ai pas faussé le peson de la balance.
Je n'ai pas ôté le lait de la bouche des petits
enfants.
Je n'ai pas privé le petit bétail de ses
herbages.
Je n'ai pas piégé d'oiseaux des roselières des
dieux.
Je n'ai pas pêché de poissons dans leurs
lagunes.
Je n'ai pas retenu l'eau au moment de
l'inondation.
Je n'ai pas opposé une digue à une eau
courante.
Je n'ai pas éteint un feu dans son ardeur.
Je n'ai pas omis les jours à offrandes de
viandes.
Je n'ai pas détourné le bétail du repas du
dieu.
Je ne me suis pas opposé à un dieu dans ses
sorties en
procession.
(LdM ch. 125.)
Mais le défunt ne devient pas encore tout à fait
un sujet d'Osiris. S'il passe devant son tribunal, c'est pour
accéder à une survie calquée sur celle du roi :
« Ô Thot, qui as proclamé juste Osiris contre ses
ennemis dans le tribunal de : Héliopolis, en ce jour d'hériter des
Trônes-des-Deux-Rives de Geb, leur maître ;
Bousiris, en ce jour de donner l'œil-oudjat à son maître ;
Pe-Dep, en ce jour de raser les pleureuses ;
Létopolis, en ce jour du repas du soir à Létopolis
;
Ro-setaou, en ce jour de dénombrer la foule et de
redresser les deux mâts;
Abydos, en ce jour de la fête-haker, lors du compte des morts et du dénombrement
de ceux qui n'ont plus rien ;
Hérakléopolis, en ce jour de la fête de piocher la
terre et de garder secrète la terre à Narref.
Voilà : Horus, il est justifié; les Deux Chapelles
en sont satisfaites, et Osiris, son cœur est content. C'est
vraiment Thot qui m'a proclamé juste contre mes ennemis dans le
tribunal d'Osiris.
— Celui qui connaît cela, il
peut se transformer en faucon, fils de Rê. Chacun qui connaît cela
sur terre..., son âme ne périra pas, pour lui, jamais; c'est
l'ennemi qui périra; lui, il mangera du pain dans la demeure
d'Osiris, il entrera dans le temple de tout dieu puissant, il y
recevra des offrandes; il ne peut pas manger d'excréments. »
(CT Spell 339.)
Que ce soit dans les textes sapientiaux ou
funéraires, la base de la morale est le respect de l'équilibre,
incarné dans la déesse Maât, à l'aune de laquelle on peut mesurer
la conduite des hommes sur terre. Les Égyptiens ont pris cette
image au pied de la lettre en faisant juger le mort par un tribunal
composé de quarante-deux dieux, un par nome, présidé par Osiris. Le
mort est introduit devant eux, puis placé devant une grande
balance, près de laquelle se tiennent Thot et un animal fabuleux,
partie lionne, partie crocodile, la « Grande Dévoreuse », dont le
nom dit assez la fonction. Sur l'un des plateaux de la balance, on
place un petit vase qui représente le cœur du défunt. Sur l'autre,
il y a une image de la déesse Maât, assise sur une corbeille. Que
le fléau penche d'un côté ou de l'autre du couteau, et c'en est
fait du malheureux, qui est livré à la Grande Dévoreuse. S'il
triomphe de cette « pesée de l'âme », il est mis en présence
d'Osiris qui l'accueille parmi les bienheureux.
L'art provincial
La prise de conscience de l'individu transparaît
également dans l'art. La raison en est encore l'affaiblissement du
pouvoir central. Bien que l'on ne soit pas en mesure de retracer
l'histoire de l'école artistique de Memphis, on peut supposer
qu'elle suit le déclin du gouvernement. Sans doute exécute-t-elle
bon nombre d'œuvres pour les rois hérakléopolitains, mais chaque
région développe sa propre école. Les canons restent les mêmes ;
les œuvres perdent toutefois en
académisme ce qu'elles gagnent en spontanéité, fût-ce au prix de
certaines maladresses. Le tarissement des sources classiques
d'approvisionnement en pierres dans les carrières par les grandes
expéditions organisées depuis la capitale contribue à l'emploi de
matériaux nouveaux. Au premier rang de ceux-ci se situe le bois,
qui permet des recherches de modelés qui prennent parfois de
grandes libertés avec le réalisme. La nécropole des princes
d'Assiout a livré un matériel abondant, parmi lequel se trouve une
statue en bois représentant le chancelier Nakhti, contemporain de
la Xe dynastie, qui est l'un des
chefs-d'œuvre du genre.
Le chancelier Nakhti. Statue provenant de sa
tombe à Assiout. Bois. H = 1,75 m. Louvre E 11937.
Ces tombeaux ont fourni parmi les plus beaux
exemples de « modèles », la transposition plastique des scènes qui
décoraient auparavant les murs de la chapelle funéraire, qui s'est
développée, elle aussi, pour des raisons pratiques. Les hypogées
n'offrant plus de parois faciles à décorer, il a fallu recourir à
ces formes d'art mineur, proches de la sensibilité populaire à la
fois par les thèmes traités et les techniques mises en œuvre. Cette
production, comme celle de la statuaire en général, se distingue
nettement de l'Ancien Empire, mais pratiquement pas de l'ère qui
s'ouvre avec la conquête de Montouhotep II. Cette constatation vaut
également pour la littérature, qui a déjà atteint la perfection
classique dont elle ne déviera que très peu pendant un millénaire.
L'architecture funéraire restera inchangée au Moyen Empire, au
moins pour les particuliers, et les grandes nécropoles provinciales
comme celles d'Assiout, Assouan, Gebelein,
Béni Hassan, Meïr, El-Bercheh ou Qau el-Kébir ne connaissent pas de
solution de continuité entre les deux. Le mastaba réapparaîtra toutefois là où les rois
auront repris la sépulture pyramidale, de façon à reproduire le
modèle memphite adopté par les souverains par seul souci de
légitimation.