CHAPITRE XIII
La Troisième Période Intermédiaire
Smendès et Pinedjem
À la mort de Ramsès XI, Smendès se proclame roi. Il se réclame de la lignée ramesside par la titulature qu'il adopte : il est l'Horus « Taureau puissant aimé de Rê, dont Amon a rendu le bras fort, afin qu'il exalte Maât ». On ne sait rien de son origine, et les liens de parenté qu'on lui a prêtés avec Hérihor sont peu probables. Il est, en revanche, plus plausible qu'il ait légitimé son pouvoir en épousant une fille de Ramsès XI.
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Fig. 148
Généalogie de la XXIe dynastie.
Son couronnement marque la fin de l' « ère de Renaissance » et, — aussi curieux que cela puisse paraître puisqu'il n'est manifestement pas de sang royal —, son autorité est reconnue à Thèbes. C'est lui, en effet, qui restaure une partie de l'enceinte du temple de Karnak, qui avait été emportée par une crue du fleuve. Il transfère la capitale de Pi-Ramsès à Tanis, où des découvertes récentes laissent supposer une première implantation ramesside, liée probablement au déplacement de la branche pélusiaque du Nil (Yoyotte : 1987, 56). Il réside également à Memphis, d'où il fait exécuter des travaux dans le temple de Louxor, ce qui suppose ou bien que l'ancienne capitale du royaume avait provisoirement retrouvé sa fonction politique de résidence royale, ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, que l'aménagement de Tanis était en cours. Car lorsqu'il meurt après un règne d'un peu plus de vingt-cinq ans, c'est à Tanis qu'il se fait enterrer.
XXe DYNASTIE GRANDS PRÊTRES THÉBAINS
1098-1069 Ramsès XI Amenhotep
1080 début de l'ère de la Hérihor
1074-1070 Renaissance Piânkh
XXIe DYNASTIE
1070-1055 Pinedjem Ier Grand Prêtre
1069-1043 Smendès
1054-1032 Pinedjem Ier roi
1054-1046 Masaharta Grand Prêtre
1045-992 Menkheperrê
1043-1039 Amenemnesout
1040-993 Psousennès Ier
993-984 Aménémopé
992-990 Smendès
990-969 Pinedjem II
984-978 Osorkon l'Ancien
978-959 Siamon
969-945 Psousennès
959-945 Psousennès II
Fig. 149
Tableau chronologique de la XXIe dynastie.
Au moment où Smendès s'est proclamé roi, la charge de Grand Prêtre d'Amon venait une deuxième fois de changer de main à Karnak. Déjà Piânkh avait succédé à Hérihor à la fin du règne de Ramsès XI, vers 1074. D'origine tout aussi inconnue que lui, il avait reçu du Grand Prêtre, qui était peut-être son beau-père (Kitchen : 1986, 536), le commandement militaire de Haute-Égypte et tenté de prendre le contrôle de la Nubie, apparemment en vain puisqu'il guerroyait encore en l'an 28 de Ramsès XI contre les « rebelles » de Panéhésy. Piânkh, au contraire de Hérihor, fait souche, et c'est son fils Pinedjem qui lui succède comme Grand Prêtre et commandant en chef des armées de Haute-Égypte en 1070. Il reste titulaire de ces fonctions tout au long du règne de Smendès dont il reconnaît le pouvoir, puisque, pas plus qu'Hérihor, il ne s'arroge le droit régalien d'éponymie : l'affaire des momies royales que nous avons évoquée plus haut, par exemple, qu'il règle lui-même, est datée des années 6 à 15 de Smendès. Pendant cette période, c'est en tant que Grand Prêtre qu'il agit à Medinet Habou, Karnak, Louxor, jusqu'à El-Hibeh ou Assouan, qui constituent les limites de son autorité.
En l'an 16 de Smendès, Pinedjem adopte une titulature royale qui affirme clairement l'origine de son pouvoir : il est l'Horus « Taureau puissant couronné dans Thèbes, aimé d'Amon ». Son nom est désormais inclus dans le cartouche, et on le trouve à Thèbes, Coptos, Abydos et ... Tanis. Mais il ne prend toujours pas l'éponymie, même s'il a délégué la fonction de Grand Prêtre, qu'il n'occupe plus, à son fils Masaharta, auquel succède en 1045, son autre fils, Menkhéperrê. Quelle est donc la nature de ce pouvoir qui s'arroge les compétences du pharaon tout en reconnaissant le primat de celui-ci ? La raison la plus élémentaire de cette usurpation des prérogatives royales est dans l'histoire des relations du temporel et du spirituel : nous avons vu au cours de la XVIIIe dynastie monter la puissance du clergé thébain, premier bénéficiaire, matériellement parlant, des conquêtes de l'Empire en tant que support indispensable de la politique. Hatchepsout comme Thoutmosis III ou Thoutmosis IV tiennent leur légitimité du dieu lui-même qui se manifeste par des apparitions ou des oracles confirmant leur droit au trône. C'est contre cette emprise qu'Amhenhotep IV a voulu lutter, sans toutefois modifier le fondement théocratique du pouvoir : il s'est contenté de contourner Amon, mais sa démarche a fondé une réflexion théologique qui s'est développée tout au long de l'époque ramesside. Elle a produit en particulier l'institution de la Divine Épouse d'Amon, charge dévolue à partir d'Ahmès Néfertary à une princesse royale qui sert en quelque sorte de renfort au lien unissant le souverain au dieu qui le mandate : épouse morganatique de l'un et peut-être aussi de l'autre, elle constitue le pendant du roi dans l'exercice du culte. Nous avons suivi cette association au sein du couple royal dès Amenhotep III et avec Akhenaton qui établit une stricte correspondance entre famille divine et famille royale. Ramsès II systématise le procédé jusqu'à assurer à son épouse un culte parallèle au sien à Abou Simbel. Toute la question est donc, au moment où Hérihor ouvre l' « ère de Renaissance », de savoir qui sera le contrepoint de la famille divine sur terre. Ce ne peut être que la famille régnante, seule héritière légitime du dieu. Il convient donc de séparer le pouvoir temporel d'Amon, que le Grand Prêtre revendique pour lui-même, de celui du pharaon, accordé par Amon mais distinct de celui de son Grand Prêtre. Ce clivage recouvre la réalité de l'autorité du clergé d'Amon sur la Haute-Égypte que le pharaon n'est plus capable de contrôler. La politique des Grands Prêtres d'Amon va donc consister à soutenir le pouvoir du pharaon, mais en le soumettant à la volonté d'Amon, exprimée sous forme oraculaire : Tanis est construite sur le modèle de Thèbes, de façon à établir une correspondance exacte entre Amon de Tanis et Amon de Thèbes. Ce parallélisme sera à nouveau développé à l'époque éthiopienne entre ce dernier et Amon de Napata. Il est donc logique que Pinedjem apparaisse à Tanis. D'un autre côté, et afin de conserver la réalité du pouvoir, Pinedjem épouse Hénouttaouy, qui est de sang royal (Fig. 148). D'elle il aura quatre enfants : Psousennès Ier, le pharaon, Masaharta et Menkhéperrê, les Grands Prêtres successifs et une fille Maâtkarê, qui va concilier les charges de Divine Épouse et de chef des recluses d'Amon en une seule fonction, celle de Divine Adoratrice, épouse exclusive du dieu. Elle choisira par adoption celle qui lui succédera, tournant définitivement les difficultés inhérentes à la transmission de sa charge (Gitton : 1984, 113-114). Ainsi, la mère divine s'incarne doublement : dans la personne de la Divine Adoratrice, mère morganatique du dieu-enfant, et dans celle de l'épouse du roi, mère charnelle de son successeur.
Le système ne se mettra en place qu'à la mort de Smendès : lorsque Psousennès Ier sera couronné. En attendant, le pays est partagé de fait en deux, entre le Grand Prêtre et le pharaon, le premier exprimant la volonté d'Amon qui mande le second. C'est ce qui ressort d'un texte conservé aujourd'hui au Musée Pouchkine de Moscou, qui relate le Rapport d'Ounamon, un ambassadeur envoyé en Phénicie pour rapporter du bois destiné à la barque sacrée d'Amon thébain, probablement vers la fin du règne de Ramsès XI : Smendès n'y est mentionné que comme régent. On est loin de l'époque où l'Égypte était respectée au Proche-Orient : non seulement Ounamon doit payer le bois dont il a besoin, mais encore il se fait voler en route, et le prince de Byblos n'accepte qu'après de sordides marchandages de fournir, contre la forte somme, la commande (Leclant : 1987, 77 sq.). Jusqu'au règne de Siamon, l'Égypte ne paraît jouer aucun rôle dans les régions où s'exerçait auparavant traditionnellement son influence, et où le premier rôle politique est désormais dévolu à l'État d'Israël, qui a pour premier roi Saül, puis, de 1010 à 970, David qui fait de Jérusalem sa capitale. On peut supposer que l'Égypte assurait tout juste la police de sa frontière orientale sous Psousennès Ier (Kitchen : 1986, 267).
Lorsque Smendès meurt, le pouvoir est réparti entre deux corégents : Néferkarê Amenemnesout, « Amon est le roi », probablement fils de Hérihor (Kitchen : 1986, 540), et Psousennès Ier, qui lui survit et règne jusqu'en 993. Amenemnesout est contemporain des premiers temps du pontificat de Menkhéperrê. Celui-ci fait face aux dernières séquelles de la guerre civile qui avait enflammé Thèbes autour du pouvoir montant des Grands Prêtres : il bannit des opposants dans les oasis du désert occidental, qui devaient être plus ou moins sous le contrôle de chefs libyens, puis les amnistie sur décret oraculaire d'Amon (Stèle Louvre C 256). Cette amnistie marque le début de concessions faites par le pouvoir royal aux grandes familles thébaines du clergé, choquées de se voir dépouiller de leurs prérogatives par la lignée de Hérihor, qui, après tout, n'était faite que d'immigrés libyens ! On trouve une confirmation de cette volonté d'apaisement dans le fait que sous le pontificat de Pinedjem II la famille du Grand Prêtre n'accapare plus les charges cléricales comme elle le faisait au temps de Pinedjem Ier, même si les femmes de la tribu accumulent des bénéfices qui, ajoutés à l'ensemble de ceux détenus par leurs parents, doivent représenter environ un tiers des terres de Haute-Égypte (Kitchen : 1986, 275-277). La mesure d'apaisement prise par Menkhéperrê semble amener un certain retour au calme dans le pays, que confirme l'envoi à Tanis d'objets funéraires sauvés du pillage des tombes royales en Thébaïde pour servir aux souverains de la XXIe dynastie.
Thèbes et Tanis
En 1040-1039, Psousennès Ier, « l'Étoile apparue à la Ville », réalise à travers sa personne la synthèse religieuse et politique du pays. Il affirme nettement son appartenance thébaine : il est l'Horus « Taureau Puissant couronné à Thèbes », et son nom de nebty le dit
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Fig. 150
Plan général de Tanis (d'après le plan dressé par A. Lezine, 1951).
« Grand constructeur dans Karnak » — ce qui est exact : en l'an 40 de son règne, le Grand Prêtre Menkhéperrê fait une inspection des temples de Karnak qui a pour conséquence la construction, huit ans plus tard, d'un mur d'enceinte au nord du temple d'Amon pour le protéger (déjà !) de l'envahissement par les maisons d'habitation toutes proches. La même mesure a probablement été appliquée au même moment à Louxor. Psousennès Ier consolide d'ailleurs ses liens avec le clergé d'Amon en mariant sa fille Asetemkheb au Grand Prêtre Menkhéperrê. Lui-même, comme ses successeurs, exerce le pontificat d'Amon à Tanis. Mais il se réclame aussi de la succession de Ramsès XI en se faisant également appeler « Ramsès-Psousennès », et est l'un des grands bâtisseurs du temple consacré à Tanis à la triade formée par Amon, Mout et Chonsou, dont il construit l'enceinte.
Sans doute ne se limita-t-il pas à l'enceinte, si l'on en croit quelques traces de remplois de monuments antérieurs, mais l'état du site ne permet pas d'en savoir plus. On ne sait pas non plus quelle part il a pu prendre à l'édification de la ville, qui n'a pas encore été dégagée.
Le site de Tanis a été relevé à la fin du XIXe siècle par Fl. Petrie. Dès sa découverte, il avait été mis en relation avec la capitale hyksôs, à cause des nombreux monuments en provenant que l'on pouvait rattacher à cette époque, mais aussi avec Pi-Ramsès, Ramsès II y étant plus qu'abondamment représenté. Le principal fouilleur du site, P. Montet, qui y travailla de 1929 à 1940, puis de 1946 à 1951, défendit longtemps cette double équivalence entre Avaris, Tanis et Pi-Ramsès, malgré des découvertes essentiellement en rapport avec les époques postérieures. Les recherches actuelles, menées depuis une vingtaine d'années par J. Yoyotte, puis par Ph. Brissaud ont essentiellement porté sur l'analyse stratigraphique du tell sur lequel est construit le site, ce qui a d'ailleurs permis de mettre en évidence une réelle occupation à l'époque ramesside (Yoyotte : 1987, 25-49).
L'interprétation historique de Tanis n'est pas facile. À la présence au sol de monuments d'époque hyksôs et ramesside s'ajoute la destruction de pratiquement tous les matériaux en calcaire du site par les chaufourniers. Toutefois les dépôts de fondation permettent d'attribuer à Psousennès Ier l'enceinte et le noyau du grand temple. La porte monumentale orientale et l'essentiel des constructions d'Amon datent de la XXIIe dynastie. Il en va de même du temple de Chonsou, au nord de celui d'Amon, auquel il est perpendiculaire : il ne reste rien des constructions de Psousennès Ier, seulement des blocs provenant des embellissements apportés par Chéchonq V et réutilisés plus tard dans la maçonnerie du lac sacré voisin. Le temple de Mout, implanté au sud du site probablement par Psousennès Ier de façon à parfaire le parallélisme avec Karnak, n'a pas non plus gardé de trace de son premier état, mais uniquement des remaniements dont il a été l'objet. L'œuvre des rois de la XXXe dynastie, qui furent aussi grands constructeurs à Tanis qu'à Karnak, puis celle des Lagides contribue à estomper celle des fondateurs du temple : le remaniement qui fut fait alors des trois temples et de celui d'Horus de Mésen auquel avait travaillé Siamon remodelèrent complètement le site.
Psousennès Ier se fait construire une tombe au sud-ouest de l'enceinte, dans laquelle P. Montet a trouvé, outre sa momie et son mobilier, ceux de son épouse Moutnedjmet. Un caveau avait été aménagé également pour le prince héritier Ankhefenmout et un haut dignitaire, Oundebaounded, qui cumulait de hautes charges religieuses et la fonction de général en chef des armées. Pour quelque obscure raison, le successeur de Psousennès Ier, Aménémopé, ne se fit pas enterrer dans le caveau qui avait été préparé pour lui mais dans celui de Moutnedjmet. Osorkon Ier enterra dans cette même tombe Héqakhéperrê Chéchonq II. À proximité, P. Montet a encore trouvé la tombe d'Osorkon II et de son fils Hornakht, ainsi que celle de Chéchonq III, qui contenait également les restes de Chéchonq Ier. Ces sépultures, en partie pillées, ont jeté un jour nouveau sur l'histoire des rois tanites.
La passation de pouvoir a lieu à peu près en même temps à Thèbes et à Tanis : Smendès II succède à son père Menkhéperrê avant la mort de Psousennès Ier, puisqu'il envoie à l'occasion de celle-ci des bracelets que P. Montet a retrouvés dans le mobilier funéraire du roi. Il est probablement âgé lorsqu'il prend la charge de Grand Prêtre : il cède la place au bout de deux ans à son jeune frère Pinedjem II. À Tanis, Aménémopé succède à Psousennès Ier, qui est peut-être son père. Il règne à peine dix ans, et sa tombe, moins riche que celle de son prédécesseur, trahit un pouvoir moindre, même s'il reste incontesté à Thèbes. Son successeur, Aakhéperrê Sétépenrê, probablement le premier Osorkon (Osochor), est peu connu. Il n'en va pas de même de Siamon, qui est l'une des figures illustres de la XXIe dynastie, même si c'est sous son règne que se produisit le dernier grand pillage de la nécropole thébaine qui conduisit le Grand Prêtre d'Amon à réensevelir les momies royales dans la tombe d'Inhâpy. Il construit à Tanis : il double le temple d'Amon et fait des travaux dans celui d'Horus de Mésen, transfère les restes d'Aménémopé dans le caveau de Moutnedjmet. Il travaille aussi à Héliopolis, peut-être à Pi-Ramsès (Khâtana) où son nom apparaît sur un bloc. Plus intéressant est de voir qu'il fait ériger à Memphis un temple à une forme secondaire d'Amon. Ce temple est d'une facture classique que l'on retrouve dans le petit sphinx de bronze niellé d'or du Louvre à l'effigie du roi (E 3914 = Paris: 1987, 164-165). Il favorise également le clergé memphite de Ptah, mais son activité se limite à la Basse-Égypte : il n'apparaît que comme éponyme sur quelques monuments thébains.
Sous son règne, l'Égypte retrouve une politique extérieure plus dynamique. On ne dispose en effet d'aucune attestation égyptienne concernant la politique étrangère des rois antérieurs de la XXIe dynastie, et pour cause ! La situation décrite dans le Rapport d'Ounamon n'avait aucune raison de s'améliorer. La principale source non égyptienne dont on dispose est la Bible. La période qui va de la fin du règne de Psousennès Ier au milieu du règne de Siamon correspond à la fédération des tribus autour du royaume de Jérusalem par David et donc au combat contre les Philistins. L'Égypte n'intervient au départ dans ces luttes que d'une façon très indirecte : en accueillant le prince héritier d'Édom, Hadad, lorsque David conquiert son royaume. Hadad épouse une princesse égyptienne et son fils Genoubath est élevé à la Cour d'Égypte. À la mort de David, Hadad retourne dans son royaume. On peut tout au plus induire de ce fait que l'Égypte avait conservé certaines relations historiques avec ses anciens vassaux.
Au moment où Salomon succède à David, l'Égypte intervient à son tour contre les Philistins en prenant et en ravageant Gezer. Cette campagne est relatée dans le Livre des Rois (1R9,16) et trouve peut-être un écho dans un relief de Tanis montrant une scène de massacre rituel des ennemis (Kitchen : 1986, 281). La raison de cette intervention est probablement d'ordre commercial : les Philistins menaçaient le trafic avec la Phénicie. Siamon a manifestement profité à la fois de leur affaiblissement à la suite des guerres menées par David et de la période de flottement provoquée par la succession en Israël pour intervenir le premier, avant que les redoutables forces mises en place par David n'écrasent les Philistins et imposent leurs conditions aux marchands égyptiens. Cette nouvelle alliance, dans laquelle les deux partenaires trouvaient qui un débouché commercial assuré, qui une frontière méridionale sûre, fut consacrée par un mariage. Mais l'union, signe des temps, se fit cette fois dans un sens nouveau pour les Égyptiens : c'est Salomon qui épouse une Égyptienne, ouvrant une tradition de mariages non royaux pour les princesses de la vallée.
Les relations familiales qui unissent Siamon à Aménémopé et Osorkon l'Ancien ne sont pas établies. Celles qui l'unissent à son
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Fig. 151. Tableau chronologique sommair
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successeur Psousennès II non plus : on ne saurait même pas dire si Psousennès II est le même que le Grand Prêtre Psousennès qui succède à Pinedjem II. Dans ce dernier cas, il faudrait en déduire que Siamon mourut sans descendance. Psousennès II, probablement allié par mariage à la famille royale, est le dernier représentant de la XXIe dynastie, qui s'éteint peut-être dans un relatif dénuement à Tanis (Yoyotte : 1987, 64, mis en doute par A. Dodson, RdE 38 (1988), 54) : le pouvoir échoit à sa mort à la lignée des grands chefs des Mâchaouach, dont le règne de Chéchonq l'Ancien avait annoncé la montée. La domination libyenne commence.
Les Libyens
Lorsque Chéchonq Ier monte sur le trône, il est déjà l'homme fort du pays : général en chef des armées et conseiller du roi, il est aussi son gendre puisqu'il a épousé sa fille, Maâtkarê. Avec lui commence une nouvelle ère : celle des chefs libyens, qui va redonner au pays pendant quelques générations une puissance bien oubliée depuis Ramsès III, avant de s'éteindre dans les nouvelles luttes intestines qui ravagent le pays à partir du règne de Chéchonq III. D'emblée, Chéchonq Ier se réclame de la dynastie précédente, toujours selon le même schéma : il adopte une titulature décalquée sur celle de Smendès Ier. Lui-même est originaire d'une chefferie libyenne
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Fig. 152. Généalogie de la XXIIe dynastie.
installée à Bubastis, ce que ne manquent pas de souligner les annales thébaines des pontifes d'Amon qui le désignent comme « Grand Chef des Mâ(chaouach) », montrant par là une répugnance évidente à reconnaître son autorité. Il pratique la même politique que Pinedjem Ier autrefois en faisant de son fils Ioupout le Grand Prêtre d'Amon en même temps que le général en chef des armées et le gouverneur de Haute-Egypte : le lien entre les trois charges assure celui du temporel et du spirituel. Il lui adjoint au moins un autre de ses fils (?), Djedptahiouefânkh comme troisième prophète et Nésy, le chef d'une tribu alliée, comme quatrième prophète d'Amon. Il mène aussi une politique d'alliance par mariages en donnant une de ses filles au successeur de Djedptahiouefânkh, Djeddjéhoutyiouefânkh. Ce mariage, et d'autres, renforcent les relations entre les deux pouvoirs, ce qui n'empêche pas le prudent Chéchonq Ier de ménager un contre-pouvoir en Moyenne-Égypte en donnant à son autre fils, Nimlot, le commandement militaire d'Hérakléopolis, qui est plus que jamais le lieu stratégique commandant les échanges entre les deux royaumes.
Au retour de sa campagne victorieuse de Palestine de 925, le roi entreprend un programme de construction ambitieux dans le temple d'Amon-Rê de Karnak. Il en donne le détail sur une stèle érigée à l'occasion de la réouverture des carrières du Gebel el-Silsile en 924. Son fils, le Grand Prêtre Ioupout, dirige les travaux : il fait aménager la cour en avant du IIe pylône, lui donnant l'aspect que nous avons décrit plus haut. Sur le mur extérieur du portail sud de la cour ainsi créée, il représente le triomphe de l'Égypte sur les deux royaumes juifs de Juda et d'Israël, qu'il rappelle également par une stèle triomphale affichée dans Ipet-sout, à proximité des Annales de Thoutmosis III. Le rapprochement ainsi suggéré n'est pas pure vantardise : la « salle des fêtes » bâtie par Chéchonq Ier pour Amon témoigne elle aussi d'une renaissance spectaculaire à l'échelle du Proche-Orient d'alors.
Chéchonq Ier avait en effet tiré profit de la politique extérieure de Siamon en renouant avec Byblos, débouché traditionnel du commerce égyptien. Une statue de lui consacrée par le roi Abibaal dans le sanctuaire de Baalat-Gebal est peut-être la marque d'un traité plus économique que militaire. Les relations avec le royaume de Jérusalem, en revanche, se détériorent, et les deux États entrent en compétition au moment où le pouvoir de Salomon est remis en cause par la révolte de Jéroboam, auquel le prophète Ahiyya promet la royauté sur Israël. Chéchonq accueille Jéroboam jusqu'à la mort de Salomon (1R14,25). À la mort de ce dernier, vers 930, Jéroboam rejoint ses partisans et fonde le royaume d'Israël, qui se sépare de celui de Juda, dirigé par le successeur de Salomon, Roboam. Les forces des Hébreux étant divisées entre Samarie et Jérusalem, Chéchonq Ier prend prétexte d'incursions de Bédouins dans la zone des Lacs Amers pour marcher en 925 sur Jérusalem : de Gaza, il s'enfonce profondément dans le Néguev, fait tomber les places fortes de Juda et s'installe face à Jérusalem, qui décide de se soumettre et livre le trésor de Salomon (mais pas l'Arche : Yoyotte : 1987, 66). De là, il passe en Israël, d'où Jéroboam, comprenant un peu tard les buts de la politique de son protecteur, s'enfuit au-delà du Jourdain. Une colonne le rattrape et remonte jusqu'à Be(th-)San. L'avance égyptienne s'arrête à Megiddo où Chéchonq Ier fait élever une stèle commémorative. Il franchit alors le mont Carmel vers le sud et s'en retourne par Askalon et Gaza : L'Égypte est redevenue pour un temps le suzerain de la Syro-Palestine. En l'an 28 d'Osorkon, en effet, un général kouchite, Zerah, conduit une expédition contre le royaume de Juda (2Ch14,8-15). La date de l'an 28 d'Osorkon Ier (897) est obtenue par correspondance avec l'an 14 du roi Asa qui défait et poursuit l'envahisseur. Si l'on admet que Zerah était un général
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Fig. 153
Tableau chronologique simplifié des XXIIe et XXIIIe dynasties.
inconnu par ailleurs, envoyé par Osorkon Ier (Kitchen : 1986, 309), cette expédition malheureuse sonnerait le glas d'une politique extérieure qui ne reprendra que sous Osorkon II. La situation ne va probablement pas au-delà d'une perte de suzeraineté sur le royaume de Juda : le prince de Byblos, Elibaal, consacre à son tour une statue d'Osorkon Ier à Baalat-Gebal (Paris : 1987, 166).
Dans les premières années de son règne, Osorkon Ier poursuit la politique de son père envers les domaines divins, fournissant abondamment les grands clergés du royaume à Memphis, Héliopolis, Hermopolis, Karnak et Bubastis, sa ville natale, où il construit ou reconstruit le temple d'Atoum et celui de Bastet, la déesse éponyme. Il conforte également la position créée par son père autour d'Hérakléopolis en poursuivant les travaux commencés dans le temple d'El-Hibeh et dans celui d'Isis à Atfih. Il fonde un camp militaire pour tenir le passage vers le Fayoum et est aussi présent à Coptos et Abydos.
À Karnak, il remplace dans la charge de Grand Prêtre d'Amon son frère Ioupout par l'un de ses propres fils, Chéchonq, qu'il prendra comme corégent vers 890. Cette mesure renforce la légitimité de la nouvelle lignée, puisque le futur Chéchonq II est un petit-fils de Psousennès II par sa mère, Maâtkarê. Malheureusement pour lui, si Chéchonq fit une brillante carrière de Grand Prêtre, il n'eut guère le temps de régner : il mourut avant son père, à l'âge d'environ cinquante ans, alors qu'il n'était encore que corégent. Celui-ci l'enterra à Tanis et ne lui survécut que quelques mois, laissant le trône à un fils qu'il avait eu d'une épouse secondaire, Takélot Ier. Celui-ci règne de 889 à 874, sans que l'on puisse lui attribuer avec certitude le moindre monument. Son autorité ne paraît pas être respectée par son propre frère Iouwelot, qui remplit la charge de Grand Prêtre à Thèbes. Curieusement même, son nom n'apparaît pas sur les documents thébains, et il semble que seule la présence de la garnison militaire installée par Osorkon Ier à proximité d'Hérakléopolis empêche Iouwelot d'étendre son autorité plus loin vers le nord. Petit à petit, l'équilibre relatif instauré par les premiers rois tanites et repris par les bubastites se dégrade. Le système des apanages et des alliances par mariage qui visait à coordonner le pouvoir du Nord et celui du Sud se morcelle : les prébendes servent à constituer des féodalités de plus en plus autonomes qui ravivent les vieilles tendances séparatistes. Le règne parallèle des deux petits-fils d'Osorkon Ier, les cousins Osorkon II et Harsiesis, montre que le jeu est de moins en moins facile à mener.
L'erreur d'Osorkon II fut d'accepter qu'Harsiesis succédât, même indirectement, à son père Chéchonq II dans la charge de Grand Prêtre d'Amon : il créait ainsi un précédent dangereux de transmission héréditaire, le plus grand risque que pût courir la politique d'équilibre jusqu'ici respectée. Grâce à lui, Harsiesis put penser suivre une carrière comparable à celle de son père, à la différence près que ce fut lui qui se proclama roi, dès la quatrième année de règne de son cousin. Il adopta une titulature qui faisait de lui un nouveau Pinedjem Ier en se déclarant comme lui l'Horus « Taureau puissant couronné à Thèbes ». Osorkon II, lui, avait établi un programme de titulature remontant à Chéchonq Ier, reprenant à sa suite une épithète de Ramsès II pour en faire son nom d'Horus : l'Horus « que Rê a couronné pour en faire le roi des Deux Terres » (Grimal : 1986, 600-601)... Cette guerre des titulatures ne donnait pas à Harsiesis plus de pouvoir qu'il n'en avait déjà comme pontife. En revanche, elle limitait celui d'Osorkon II qui fit changer de main le pontificat d'Amon à la mort d'Harsiesis en installant à sa place l'un de ses fils, Nimlot, qui jusque-là tenait la garnison d'Hérakléopolis et le pontificat d'Arsaphès. Il pratiqua la même politique à Memphis, où il imposa un autre de ses fils, le prince Chéchonq, comme Grand Prêtre de Ptah au détriment de la lignée locale. À Tanis même, il nomme Grand Prêtre d'Amon son jeune fils Hornakht qui meurt avant d'avoir atteint dix ans. Le jeune âge de son titulaire montre clairement la nature purement politique de cette nomination : elle n'avait d'autre but que de regrouper autour de la famille royale les féodalités qui existaient de fait à travers le pays.
Sous son règne, la XXIIe dynastie brille de son dernier éclat. Le roi embellit le temple de Bastet dans sa ville de Bubastis, en en décorant la salle hypostyle et en y ajoutant une cour des fêtes, sur le portique de laquelle il fait représenter le jubilé qu'il célèbre en l'an 22 (853). La célébration de cette cérémonie est d'autant plus remarquable qu'elle est pour le moins rare dans cette période troublée. L'étude du texte qui l'accompagne a révélé qu'elle reproduit un modèle de la XVIIIe dynastie, illustré par Amenhotep III à Soleb. Cette reproduction va jusqu'à évoquer une exemption fiscale accordée pour l'occasion aux temples du pays. Que l'on reconnaisse ou non une réalité à cette mesure, elle montre que le roi a eu recours à un modèle classique thébain pour sa fête-sed (Kitchen : 1986, 320-322). Cela témoigne certes des liens étroits qui unissent Thèbes et Tanis, mais aussi et surtout de la continuité des institutions, beaucoup plus grande qu'on ne pourrait le croire à l'énoncé des affrontements politiques qui déchirent l'Égypte depuis deux siècles.
Osorkon II est aussi présent au moins à Léontopolis, Memphis et Tanis, où il construit une cour en avant du temple d'Amon, dans laquelle on a retrouvé une statue le représentant en stéléphore : sur la stèle est écrit le texte d'une prière qu'il adresse à Amon, lui demandant de confirmer par son oracle la politique qu'il a mise en place (Paris : 1987, 108). À Thèbes, il construit une chapelle et confirme les privilèges du clergé d'Amon.
À l'extérieur de l'Égypte, la répartition des forces est en train de changer. Osorkon II poursuit la politique d'alliance avec Byblos de ses prédécesseurs, mais il va devoir tenir compte du pouvoir montant de l'Assyrie. Assurnasirpal II, « le dieu Assur est le gardien du fils aîné », est monté sur le trône en 883. Prototype du conquérant, il étend sans cesse son empire et rapporte dans son palais de Nimroud, à proximité de l'actuelle Mossoul, les trophées conquis sur ses ennemis et ses rivaux avec une cruauté complaisamment étalée :
« Je bâtis un pilier devant la porte de la ville et j'écorchai tous les chefs qui s'étaient révoltés contre moi et j'étalai leur peau sur le pilier. Certains d'entre eux, je les emmurai dans le pilier, d'autres, je les empalai sur des pieux sur le pilier, d'autres encore je les empalai sur des pieux autour du pilier. J'en écorchai beaucoup à travers mon pays et je drapai leur peau sur les murs (...). Je brûlai beaucoup de prisonniers parmi eux. Je capturai beaucoup de soldats vivants. De certains, je coupai les bras ou les mains; d'autres, je coupai le nez, les oreilles et les extrémités. J'arrachai les yeux de nombreux soldats. Je fis une pile de vivants et une autre de têtes. Je pendis leurs têtes à des arbres autour de la cité... » (Roux : 1985, 257.)
Il conquiert ainsi le nord de la Mésopotamie, le Moyen Euphrate, puis gagne la Syrie, l'Oronte et la côte d'Amourrou. Son fils Salmanazar III, « le dieu Sulmanu est prééminent », lui succède en 858 et règne jusqu'en 824 : il est donc contemporain d'Osorkon II et de Takélot II. Pendant trente et un ans, il poursuit les guerres extérieures de son père, cherchant à conquérir définitivement la Syrie du Nord, mais en vain. En effet, sa politique agressive réussit ce que la diplomatie égyptienne n'était pas arrivée à obtenir. Les royaumes d'Hamath, Damas et Israël s'allient en 853 pour faire front contre l'envahisseur. Byblos et l'Égypte envoient chacune un contingent à la mesure de leurs moyens respectifs : 500 et 1000 hommes. La bataille eut lieu à Qarqar, sur l'Oronte. Salmanazar III fut peut-être vainqueur, mais son avance était stoppée. Une nouvelle phase de la politique extérieure égyptienne commençait : celle d'un appui aux royaumes de Syro-Palestine, l'ultime rempart protégeant la Vallée des appétits grandissants de l'Assyrie. Elle dura moins de vingt ans : le temps que ces royaumes se soumettent à Salmanazar III. Jéhu, monté sur le trône d'Israël en 841, paye tribut à partir de cette date à l'Assyrie, qui se flatte alors de recevoir également l'hommage de l'Égypte. En fait, Salmanazar III n'est pas arrivé à concrétiser son avancée, et les troubles qui éclatent à la fin de son règne, provoquant une véritable guerre civile, vont éloigner l'Assyrie pour presque un siècle de la Syro-Palestine.
« L'anarchie libyenne »
La succession d'Osorkon II n'est pas, elle non plus, facile : le prince héritier Chéchonq meurt avant son père, et c'est son frère cadet, Takélot II qui monte sur le trône de Tanis à la mort d'Osorkon II. Son règne, qui dure à peu près autant que celui de son père, n'a laissé que des traces minimes à travers le pays. Il n'en va pas de même des pontifes d'Amon. Le demi-frère de Takélot II, Nimlot, avait fait du chemin depuis son installation par Osorkon II. Il avait en particulier réuni sous sa seule autorité Hérakléopolis, dont il avait confié le gouvernement à son fils Ptahoudjânkhef, et Thèbes, et marié sa fille Karoâama Mérytmout à... Takélot II. Il se trouvait ainsi beau-père de son demi-frère et, surtout, père du prince héritier, appelé Osorkon en souvenir de son grand-père. Une paix relative s'installe pendant les dix premières années du règne de Takélot II entre Tanis et Thèbes. Le pharaon réalise même un certain nombre de mariages entre des princesses royales et des dignitaires thébains de vieille souche, de moins en moins enclins à accepter la mainmise de la famille tanite sur les prébendes d'Amon.
Les hostilités éclatent à la mort du Grand Prêtre d'Amon en titre, en l'an 11 de Takélot II. Qui allait-on choisir ? L'un des deux fils de Nimlot, Ptahoudjânkhef d'Hérakléopolis et un autre Takélot, ou le prétendant local, un nommé Harsiesis, petit-fils du Grand Prêtre et « roi » Harsiesis ? Takélot II fit un choix que ne pouvaient pas ratifier les Thébains, déjà déçus quelque temps auparavant par la nomination d'un fils du roi, Djedptahiouefânkh, dans la charge de Deuxième Prophète d'Amon : celui du prince héritier Osorkon. Harsiesis pousse Thèbes à la révolte. Ptahoudjânkhef accepte le choix de Tanis, et le prince Osorkon le confirme dans son commandement d'Hérakléopolis. Puis il quitte sa forteresse d'El-Hibeh pour remonter le fleuve vers Thèbes. Il s'assure au passage de la région d'Hermopolis. Arrivé à Karnak, il fait droit à la « plainte » du clergé contre les révoltés. Non seulement il exécute les insurgés, mais encore il fait brûler leurs corps, les privant ainsi de toute vie éternelle. La révolte est matée par la force. Pendant les quatre années qui suivent, il cherche à s'attacher le clergé thébain par des dons et des confirmations de bénéfices, et tout semble rentrer dans l'ordre. Mais en l'an 15, la guerre civile éclate brutalement et Osorkon trouve pour la décrire dans les Annales qu'il a laissées à Karnak (Caminos : 1958) des termes qui rappellent les pires temps de la Première Période Intermédiaire et soulèvent également des problèmes de datation qui sont loin d'être résolus (Kitchen : 1986, 542 sq.). Quoi qu'il en soit, le conflit dure une dizaine d'années et se termine par une réconciliation générale à Thèbes en l'an 24. Il ne s'agit que d'une trêve : moins de deux ans après, les Thébains reprennent la lutte et Osorkon perd pied en Haute-Égypte. Le temps pour lui de regagner Tanis, Takélot II était mort, enterré dans un cercueil de remploi dans l'antichambre de la tombe d'Osorkon II, et la place occupée par son jeune frère Chéchonq III.
Cette prise de pouvoir, qui fausse le jeu de la succession, déclenche une nouvelle querelle dynastique. Dans les premières années de son règne, Chéchonq III paraît accepté par les Thébains, autant parce qu'il a spolié Osorkon du trône qui lui revenait et qui aurait dangereusement augmenté son autorité que parce qu'il laisse manifestement le clergé de Karnak, décider lui-même du choix du Grand Prêtre d'Amon : Harsiesis réapparaît comme pontife en l'an 6 de Chéchonq III. Une scission se produit pourtant. Elle vient non pas de Thèbes, mais de la famille royale elle-même. En l'an 8, le prince Pétoubastis se proclame roi et fonde une nouvelle dynastie à Léontopolis dans le Delta, la XXIIIe de Manéthon, tout en se réclamant dans sa titulature des rois de la XXIIe. Les deux pharaons vont régner concurremment, chacun avec sa propre éponymie : la coupure n'est plus entre le Nord et le Sud, mais dans le Delta même. Le clergé d'Amon reconnaît très rapidement le nouveau pharaon, dès l'an 12 de Chéchonq III au moins, et accueille en son sein deux de ses fils. Le prince Osorkon, quoique dépouillé par son frère, est le seul à mentionner encore son nom. Il n'a d'ailleurs pas dit son dernier mot. Apparemment réconcilié avec Chéchonq III, il récupère le pontificat d'Amon l'année où Pétoubastis institue son fils (?) Ioupout Ier corégent — une corégence qui ne durera probablement pas plus de deux ans, Ioupout Ier s'éteignant avec son père : en l'an 22 de Chéchonq III (15 de Pétoubastis), c'est-à-dire 804 avant notre ère. Harsiesis le lui reprend en l'an 25 de Chéchonq III avant de disparaître définitivement en l'an 29. Osorkon est alors maître du terrain pour une dizaine d'années. Les mêmes difficultés étaient survenues entre-temps à Hérakléopolis, où le pouvoir change de mains à la mort de Ptahoudjânkhef, peut-être jusqu'en l'an 39 de Chéchonq III : Hérakléopolis est alors gouvernée par un jeune frère de l'inusable prince Osorkon, le général Bakenptah... Dans le Delta, Chéchonq III, appuyé par son lignage memphite, reste plus puissant que son concurrent de Léontopolis comme le montre son œuvre à Tanis : la porte monumentale du temple d'Amon qui commémore peut-être sa fête-sed, bien qu'aucun texte ne vienne confirmer cette hypothèse, et aussi la tombe qu'il s'est aménagée dans la nécropole royale. Il construit également à Mendès, Mostaï et jusqu'à Memphis.
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Fig. 154. Carte politique du Delta vers l'an 800 (d'après Kitchen : 1986, 346).
Son autorité ne semble guère toutefois dépasser la branche de Damiette, à condition même d'y inclure le fief inféodé d'Athribis. Dans le Delta central, celui de Bousiris lui rend hommage, ainsi que Saïs et Bouto. Au-delà de la branche de Rosette, tout l'Ouest est tenu par les Libyens. Lorsqu'il meurt, en 773, après cinquante-trois ans de règne, la situation dans le Delta est assez confuse. À Léontopolis, Chéchonq IV a succédé en 793 à Pétoubastis Ier, mais son règne a été éphémère. Osorkon III lui succède en 787 : il est donc contemporain des treize dernières années de Chéchonq III et règne jusqu'en 759. Son autorité est reconnue par la chefferie Mâ de Mendès, c'est-à-dire par son voisin immédiat.
Il apparaît également à Memphis, et il est plus présent que Chéchonq III en Moyenne-Égypte. À Hérakléopolis, la lignée alliée de la dynastie tanite est encore en place dans les premières années de Chéchonq V, c'est-à-dire vers 766 av. J.-C. Mais Osorkon III arrive à la supplanter en installant son fils Takélot. Il parvient peut-être aussi à mettre en place un « roi » d'Hermopolis qui serait le Nimlot que soumettra Pi(ânkh)y plus de trente ans plus tard.
La XXIIe dynastie joue un rôle de plus en plus réduit en Thébaïde, où Osorkon III arrive à ce que son fils Takélot cumule la charge de Grand Prêtre avec son commandement d'Hérakléopolis : la XXIIIe dynastie a reconstitué, au moins en apparence, l'alliance entre Thèbes et la capitale politique. De fait, le clergé d'Amon, le Grand Prêtre à part, semble solidement tenu par des Thébains.
En 765/764, Osorkon III associe au trône son fils, le Grand Prêtre Takélot. Il meurt six ans plus tard, et Takélot III règne seul très peu de temps : un an ou deux, sa date la plus basse, l'an 8, se situant vers 757. Son concurrent de Tanis est alors Chéchonq V qui a succédé en 767 à son père, l'éphémère Pimay. Il règne jusqu'en 730 et son autorité ne dépasse guère Tell el-Yahoudiyeh. À Tanis, il construit un temple à la triade amonienne au nord-est de l'enceinte d'Amon, sans doute à l'emplacement du futur lac sacré. Il y aménage un édifice jubilaire que l'on peut donc dater de sa trentième année.
Au cours de son règne, la situation évolue dans le Delta occidental. Vers 767 se constitue à Saïs une chefferie Mâ, dirigée par un Osorkon, qui étend son pouvoir vers l'ouest au détriment des chefs libyens, vers le nord en absorbant Bouto, et vers le sud en direction de Memphis. À la fin de son règne et au début de celui de son successeur, Osorkon IV, vers 730, Saïs est gouvernée par Tefnakht qui s'est proclamé « Grand Chef des Libou et Grand Prince de l'Ouest » et dont l'autorité couvre tout l'Ouest et la moitié du Delta central. À la mort de Chéchonq V, son fils Osorkon IV, le dernier représentant de la XXIIe dynastie, ne gouverne que sa propre ville, Tanis, et Bubastis, et encore : son « royaume » est coupé en deux par la chefferie Mâ de Pharbaïtos, qui lui rend théoriquement hommage...
Mais revenons à la XXIIIe dynastie. Takélot III est monté sur le trône, et sa sœur Chépénoupet Ire est Divine Adoratrice d'Amon : elle partage donc avec lui les privilèges régaliens en Thébaïde. Elle semble même jouer plus ou moins le rôle de Grand Prêtre que Takélot III abandonne pour gouverner le pays. C'est ce que l'on peut déduire de leur association (avec Osorkon III) pour la construction et la décoration de la chapelle d'Osiris héqa-djet, « Seigneur de l'éternité », à Karnak. Elle est la dernière Divine Adoratrice d'origine libyenne : la prochaine sera éthiopienne. En Moyenne-Égypte, Takélot s'est fait remplacer à Hérakléopolis par un nommé Peftjaouaouibastet qui épouse une fille de Roudamon, le frère de Takélot III, qui succède à celui-ci en 757 pour un règne tout aussi bref. C'est sous le successeur de ce dernier, Ioupout II, que Peftjaouaouibastet adopte, comme son collègue d'Hermopolis Nimlot, une titulature royale. Ces trois « rois » seront au nombre des adversaires du conquérant éthiopien Pi(ânkh)y qui va mettre fin à « l'anarchie libyenne ». De 757 à 729, Roudamon, puis Ioupout II n'ont de pouvoir que dans leur propre royaume, Léontopolis, et à Thèbes : Roudamon fait quelques travaux dans la chapelle d'Osiris héqa-djet à Karnak et dans le temple de Medinet Habou.
Lorsque le roi de Napata entreprend la conquête de la vallée, la situation politique est à peu près la suivante.
L'essentiel des forces du Delta est aux mains de Tefnakht de Saïs, qui a fédéré autour de lui les quatre grandes chefferies Mâ : celles de l'ouest de la branche de Damiette, Sébennytos et Bousiris, celle de Mendès à l'est de la même branche, celle de Pi-Soped, enfin, au sud-est de la branche pélusiaque. Les royaumes d'Athribis et de Tanis, dirigés par Osorkon IV, le rejoignent, ainsi que celui de Léontopolis, sous l'autorité de Ioupout II qui entraîne avec lui Thèbes, Hérakléopolis et Hermopolis. Cette apparente union politique n'est due qu'au danger venu du lointain Sud, mais elle conforte le pouvoir montant des Saïtes, qui seront désormais les seuls rivaux des Éthiopiens.
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Fig. 155
Carte politique du Delta vers 730 (d'après Kitchen : 1986, 367)
La tradition artistique
La conquête de Pi(ânkh)y va mettre fin à l'une des périodes les plus confuses de l'histoire égyptienne, pour laquelle les historiens n'arrivent pas encore à se dégager d'une masse documentaire très fragmentaire et éparpillée, du fait même du morcellement politique du pays. Les querelles d'éponymie entre ces différents souverains compliquent encore la mise au point d'une datation continue en rendant nécessaire le détour par une prosopographie minutieuse des dignitaires de l'État à travers la documentation funéraire et juridique, qui est loin d'être complète. Ces trois siècles donnent ainsi l'impression d'une pagaille indescriptible, qui n'est le reflet que du désordre politique de l'Égypte. La civilisation elle-même conserve, dans tous les domaines, un niveau qui n'a peut-être plus la grandeur magnifique qu'elle avait atteint sous les Ramsès, mais qui reste d'une très haute qualité. Le Ier millénaire avant notre ère voit l'épanouissement des arts du métal au Proche-Orient et tout particulièrement en Égypte. La statue de la Divine Adoratrice Karomama, petite-fille d'Osorkon Ier, ou le bijou d'Osorkon II représentant le roi en Osiris, protégé par Isis et Horus, font partie des chefs-d'œuvre de l'art égyptien. Mais la distance qui sépare les rois, pour grands constructeurs qu'ils
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Fig. 156
La Divine Adoratrice Karomama. Bronze, or, argent, électrum, cuivre. H = 0,595 m. Louvre N 500.
soient restés — du moins quand leur autorité et leurs moyens le leur permettent —, des particuliers s'est réduite dans tous les domaines. Nous avons vu des particuliers usurper des privilèges régaliens : c'est aussi vrai en art, et le style adopté par les Grands Prêtres d'Amon à Karnak se coule dans le moule ramesside.
Inversement, les dynasties royales vont s'écarter du modèle de la XIXe dynastie. Seuls les Tanites y restent fidèles : pour légitimer leur pouvoir d'abord, comme nous l'avons vu en nous attachant à certaines de leurs titulatures, mais aussi par nécessité, au fur et à mesure que leurs moyens diminuent. Il était en effet plus facile d'exploiter Pi-Ramsès comme carrière de pierres que d'être soi-même
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Fig. 157
Triade d'Osorkon II. Or, lapis-lazuli, pâte de verre. H = 0,09 m. Louvre E 6204.
créateur. Cette référence sera abandonnée par les Saïtes et les Éthiopiens. Les premiers ne peuvent pas se réclamer de leurs « prédécesseurs » de Tanis et de Léontopolis. Ils doivent, comme avant eux les fondateurs de la XIXe dynastie, aller chercher une légitimation aux origines du pouvoir : à la tradition héliopolitaine, dont ils reprennent le style plus dépouillé, moins « phraséologique » que celui des Ramsès. Les Éthiopiens, de leur côté, se veulent les dépositaires de cette même tradition, dont ils considèrent que le sens a été dévoyé.
Ce « retour en arrière » qui marque la fin de la Troisième Période Intermédiaire intègre un phénomène nouveau : la montée de la piété populaire, déjà sensible à l'époque ramesside après la nouvelle définition de la relation entre le dieu et le roi qui suit l'époque amarnienne, et systématisée au cours de presque trois siècles de gouvernement oraculaire. Elle se manifeste dans les nombreux ex-votos représentant le fidèle, qu'il soit roi ou simple particulier, dans les mêmes attitudes d'adoration. Les textes autobiographiques adoptent un ton plus proche que par le passé de l'hymnologie, et les rois eux-mêmes relatent les hauts faits de leur gouvernement dans un style qui rejoint souvent celui de l'autobiographie.