CHAPITRE XIV
Éthiopiens et Saïtes
La conquête éthiopienne
Lorsque la Nubie s'était séparée de l'Égypte au moment du partage des dépouilles des Ramsès, un royaume indépendant était né à proximité de la Quatrième Cataracte. Son existence n'est vraiment attestée qu'au début du VIIIe siècle avant notre ère. On manque de renseignements sur l'état de la Nubie à l'époque immédiatement antérieure, mais il est probable que l'expédition menée par Chéchonq Ier au sud d'Assouan à peu près un siècle après la révolte du vice-roi Panéhésy (Kitchen : 1986, 293) fut le dernier acte d'autorité des Égyptiens sur la Basse-Nubie, ou une tentative ultime de reconquête. Quoi qu'il en soit, la Nubie, profondément égyptianisée par les pharaons du Nouvel Empire, connaît une évolution propre, loin de l'ancien suzerain. Le temple d'Amon du Gebel Barkal devient un foyer religieux intense, autour duquel se constitue une lignée locale dont les chefs se font enterrer dans la nécropole voisine d'El-Kourrou. Au fil des générations, le clergé local d'Amon prend sur eux une emprise dont on mesure l'impact à leur égyptianisation progressive. Lorsqu'ils finissent par se constituer en dynastie, ils adoptent tous les aspects du pouvoir pharaonique, jusques et y compris une stricte orthodoxie amonienne, tout droit tirée du fonds mis en place par Thoutmosis III.
Le premier souverain dont on connaisse le nom est Alara, qui serait le septième de la dynastie. Celui qui est attesté le premier directement est son frère Kachta. En accordant à Alara une vingtaine d'années de règne et en plaçant le début de celui-ci vers 780, cela suppose que la lignée se soit constituée au tournant du Xe et du IXe siècle avant notre ère, après l'expédition de Chéchonq Ier donc. On ne peut rien dire d'Alara, en revanche, Kachta, « le Kouchite », est mieux connu. Il monte sur le trône en 760 et achève probablement la conquête de la Basse-Nubie, si tant est qu'Alara ne l'ait pas fait avant lui. Son autorité s'étend au moins jusqu'à Assouan, puisqu'il y dédie une stèle à Chnoum d'Éléphantine, sur laquelle il se donne une titulature pharaonique, avec comme nom de couronnement Maâtrê. Peut-être pousse-t-il jusqu'en Thébaïde (Kendall : 1982,9), à moins que le contact direct ne s'établisse qu'à la génération suivante.
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Fig. 158
Généalogie des souverains éthiopiens.
Kachta a plusieurs enfants. Deux régneront : Chabaka et avant lui Pi(ânkh)y, qui épouse la fille d'Alara, confirmant ainsi la passation de pouvoir d'une génération à l'autre. Il prend le pouvoir en 747 et continue l'expansion vers le Nord pendant les dix premières années de son règne. Il prend Thèbes sous sa protection et fait en sorte que sa sœur Aménardis soit adoptée par Chépénoupet Ire comme Divine Adoratrice : Aménardis Ire inaugure la mainmise des Éthiopiens sur Karnak en recueillant l'héritage d'Osorkon III. Une inscription du Ouadi Gâsus indique que la succession est effective « en l'an 19 » du roi ayant l'éponymie à Thèbes, correspondant à « l'an 12 » probablement de Pi(ânkh)y : la correspondance doit donc se faire avec l'an 19 de Ioupout II, soit 736 av. J.-C. On peut considérer qu'à cette date, les Éthiopiens dominent toute la Haute-Égypte au moins jusqu'à Thèbes et probablement même plus au sud, puisque lors de sa conquête Pi(ânkh)y reprochera aux rois d'Hermopolis et d'Hérakléopolis de l'avoir trahi.
XXIVe DYNASTIE XXVe DYNASTIE
747-716 Pi(ânkh)y
727-720 Tefnakht
720-715 Bocchoris
716-702 Chabaka
XXVIe DYNASTIE
702-690 Chabataka
690-664 Taharqa
672-664 Nékao Ier
664- Psammétique Ier Tantamani
-656 fin de la domination éthiopienne
610-595 Nékao II
595-589 Psammétique II
589-570 Apriès
570-526 Amasis
526-525 Psammétique III
Fig. 159
Tableau chronologique des XXIVe, XXVe et XXVIe dynasties.
Face à la montée du pouvoir éthiopien en Thébaïde, Tefnakht, l'entreprenant roi de Saïs, rassemble les royaumes du Nord et gagne à sa cause Hérakléopolis et Hermopolis. Fort de ces appuis, il entreprend de conquérir le Sud. Pi(ânkh)y intervient à son tour et défait les coalisés. Il relate ces combats sur une stèle monumentale qu'il fait afficher dans le temple d'Amon du Gebel Barkal, où un officier de Saïd Pacha la retrouva en 1862. Ce texte n'est pas un compte rendu militaire à proprement parler mais un décret confirmant le pouvoir de Pi(ânkh)y sur la Haute et la Basse-Égypte après une conquête qui est présentée comme une croisade menée par un pharaon qui avait déjà autorité sur le pays contre des rebelles à l'ordre prescrit par Amon. C'est dire qu'il ne s'agit pas d'un témoignage historique, mais d'une œuvre apparentée à la tradition classique du « récit royal », tout empreinte d'une phraséologie directement inspirée par les sources littéraires de la bibliothèque du temple du Gebel Barkal. Pi(ânkh)y en avait certainement fait afficher une copie dans les grands sanctuaires égyptiens : celui de Karnak et probablement celui de Memphis. Elles ne nous sont pas parvenues.
Pi(ânkh)y apprend en l'an 21 les agissements de Tefnakht. Un premier rapport de ses troupes stationnées en Égypte probablement depuis 736 le met au courant de la fédération des rois et princes du Nord sous l'autorité de celui-ci. Il ne réagit pas et les laisse remonter vers le Sud jusqu'à ce qu'ils s'emparent d'Hérakléopolis. Il ordonne alors au contingent éthiopien de Thébaïde de bloquer leur avance dans le 15e nome et envoie un corps expéditionnaire pour les renforcer :
« Alors Sa Majesté manda aux comtes et généraux qui étaient en Égypte, au capitaine Pouarma, au capitaine Lamerskeny et à tout capitaine de Sa Majesté se trouvant en Égypte : " Avancez en ligne de bataille, engagez le combat, encerclez-le, assiégez-le ! Capturez ses gens, son bétail, ses navires sur le fleuve ! Empêchez les cultivateurs d'aller aux champs, empêchez les laboureurs de labourer ! Faites le siège du nome du Lièvre et combattez contre lui chaque jour ! "
« Ainsi firent-ils. Alors Sa Majesté envoya une armée en Égypte en lui prescrivant vivement : " Ne foncez pas dans la nuit comme au jeu, mais combattez quand vous voyez et engagez contre lui le combat de loin ! " S'il dit : " Attendez l'infanterie et la charrerie d'une autre cité ! " — alors attendez que vienne son armée et combattez quand il le dira. Si en outre ses alliés sont dans une autre cité, faites qu'on les attende : ces comtes qu'il a peut-être amenés comme alliés, ses gardes du corps libyens, faites que soit engagé le combat d'abord contre eux. Dites : " Toi — car nous ne savons à qui nous adresser en passant en revue l'armée —, harnache le meilleur coursier de ton écurie et mets-toi en ligne de bataille ! Tu sauras ainsi que c'est Amon le dieu qui nous envoie ! "
« Quand vous arriverez dans Thèbes, devant Ipet-sout, entrez dans l'eau, purifiez-vous dans le fleuve, habillez-vous de lin pur; posez l'arc, déposez la flèche ; ne vous vantez pas d'être maîtres de puissance devant celui sans l'assentiment de qui le brave est sans puissance : il fait du faible un fort, de sorte que la multitude tourne les talons devant le petit nombre, qu'un seul homme l'emporte sur mille ! Aspergez-vous de l'eau de ses autels. Baisez le sol devant lui et dites-lui : " Montre-nous le chemin, que nous combattions à l'ombre de ta puissance ! Les recrues que tu as envoyées, que vienne leur combat victorieux, et devant elles la multitude sera saisie d'effroi ! " » (Stèle de la Victoire, 8-14).
Les troupes éthiopiennes bloquent les coalisés dans Hérakléopolis et les forcent à engager le combat. Défaits, les hommes de Tefnakht se réfugient dans Hermopolis, devant laquelle les Éthiopiens mettent le siège. Pi(ânkh)y décide que le moment est venu de se rendre personnellement sur le théâtre des opérations. Il prend le temps de célébrer au passage la fête du Nouvel An et la fête d'Opet à Karnak, autant pour mettre en valeur le mandat d'Amon que pour affaiblir les assiégés en faisant durer le siège. Pendant ce temps, ses troupes ravagent la Moyenne-Égypte. Il arrive devant Hermopolis, dont le roi Nimlot se soumet, livrant sa ville au conquérant. Peftjaouaouibastet d'Hérakléopolis fait alors aussi sa soumission sans attendre que Pi(ânkh)y prenne sa ville et reconnaît la suzeraineté du roi dans un discours émaillé de citations littéraires :
« Salut à toi, Horus, roi puissant, taureau qui combats les taureaux ! La Dat s'est emparée de moi, et je suis submergé dans les ténèbres. Puisse l'éclat de ton visage m'être donné! Je n'ai pas trouvé de partisan le jour critique, qui fût là le jour du combat : toi seul, ô roi puissant, tu as chassé les ténèbres de sur moi ! Je serai ton serviteur avec mes biens, Nennesout payant impôt à ton administration. Tu es assurément Horakhty qui est à la tête des Impérissables : tant qu'il sera, tu seras roi ; de même qu'il ne périt pas, tu ne périras pas, ô roi de Haute et Basse-Égypte Pi(ânkh)y, — qu'il vive à jamais ! » (Stèle de la Victoire, 71-76).
Pi(ânkh)y s'avance ensuite vers le nord. Il s'empare sans coup férir de la forteresse construite jadis par Osorkon Ier pour contrôler l'accès du Fayoum, reçoit la soumission de Meïdoum et Licht et arrive devant Memphis où se sont retranchés les coalisés. Il y met le siège et s'empare de la ville à l'aide de machines de guerre. En apprenant la chute de Memphis, le reste des coalisés vient se soumettre. Pi(ânkh)y peut se rendre à Héliopolis où il célèbre le culte de Rê selon le rite traditionnel, renouvelant ainsi son propre couronnement :
« Sa Majesté se dirigea vers le pavillon qui est à l'ouest de Ity : on accomplit Sa purification, on La purifie dans le lac de Qebeh, on lave Son visage dans le fleuve de Noun où Rê lava son visage.
« Sa Majesté se dirigea vers la Colline de Sable d'Héliopolis : offrir un grand sacrifice sur la Colline de Sable d'Héliopolis face à Rê quand il se lève, consistant en bœufs blancs, lait, myrrhe, encens et toutes essences au doux parfum.
« Sa Majesté se dirigea solennellement vers le Domaine de Rê : entrer dans le temple au milieu de grandes acclamations, le prêtre-lecteur adorant le dieu — repousser les ennemis du roi, accomplir les rites de la per-douat, nouer le bandeau royal. On La purifie avec l'encens et l'eau : on Lui présente les guirlandes du Château du Benben et on Lui apporte les onguents-ânkhou. Elle monte l'escalier qui mène au Grand Balcon pour voir Rê-dans-le-Château-du-Benben.
« Le roi en personne se tint seul, — briser le sceau du verrou, ouvrir les deux battants de la porte et voir Son père Rê dans le saint Château du Benben, la barque du matin de Rê et la barque du soir d'Atoum. — Fermer les deux battants de la porte, appliquer l'argile et le sceller du propre sceau du roi, et faire aux prêtres cette recommandation : " J'ai mis en place, moi, le sceau : que personne d'autre n'y ait accès parmi tous les rois qui pourraient se déclarer ! "
« Ils se mirent à plat ventre devant Sa Majesté et dirent : " Stable et durable, puisse Horus aimé d'Héliopolis ne pas périr ! " Entrer dans la demeure d'Atoum et présenter la myrrhe à Son père Atoum-Khepri, Chef d'Héliopolis. » (Stèle de la Victoire, 101-106).
Afin que l'aspect jubilaire de la cérémonie soit complet, Osorkon IV de Tanis vient adorer le roi. Le prince Pétisis d'Athribis fait alors hommage de ses biens à Pi(ânkh)y, imité par les principaux coalisés, dont le texte dresse une liste exhaustive. Un seul manque : Tefnakht qui s'est enfui de Memphis avant la prise de la ville et, maintenant réfugié dans les marches du Nord, tente de refaire ses forces. Il envoie au conquérant une ambassade habile, tout empreinte de la phraséologie traditionnelle. Le résultat de sa démarche sera un statu quo entre les deux rois :
« Le cœur de Ta Majesté n'est-il pas apaisé de ce que tu m'as fait ? Je suis certes un misérable, mais ne me châtie pas à proportion de mon crime, pesant avec la balance, jugeant avec les poids ! Tu peux me le tripler, mais épargne la graine : tu la récolteras en son temps ; n'arrache pas l'arbre jusqu'à ses racines ! Par ton ka, la crainte de toi est dans mon ventre, la peur de toi dans mes os ! Je ne me suis pas assis dans la maison de la bière, ni n'ai entendu jouer de la harpe, mais je n'ai mangé que le pain de la faim et bu l'eau de la soif depuis le jour où tu as entendu mon nom. La douleur est dans mes os : je suis nu-tête, mes vêtements en haillons, jusqu'à ce que Neith me pardonne. Longue est la course que tu m'as infligée, me poursuivant toujours : serai-je un jour libéré ? Lave ton serviteur de sa faute. Que mes biens aillent au Trésor : or et toutes pierres précieuses, et aussi la fleur de mes chevaux, avec tout leur équipement. Envoie-moi un ambassadeur promptement, pour qu'il écarte la peur de mon cœur et que je me rende au temple devant lui, afin de me purifier par un serment divin. »
« Sa Majesté envoya le prêtre-lecteur en chef Pétéamon(neb)nesout-taoui et le général Pouarma; il lui remit en présent argent, or, des tissus et toutes pierres précieuses. Il se rendit alors au temple, adora le dieu et se purifia par un serment divin : " Je ne transgresserai pas le décret royal, je ne négligerai pas les ordres de Sa Majesté. Je n'accomplirai pas d'action blâmable contre un comte à son insu. J'agirai conformément aux ordres du roi, sans transgresser ce qu'il a décrété. " Alors Sa Majesté se déclara d'accord. » (Stèle de la Victoire, 130-140.)
Fort de cette soumission de principe, Pi(ânkh)y confirme les quatre rois, Ioupout II de Léontopolis, Peftjaouaouibastet d'Hérakléopolis, Osorkon IV de Tanis et Nimlot d'Hermopolis dans leurs villes, mais, ne voulant sans doute pas trop accorder aux descendants libyens des anciens pharaons, il reconnaît le dernier seul comme interlocuteur valable :
« Quand la terre s'éclaira sur un nouveau jour, les deux souverains du Sud et les deux souverains du Nord portant l'uraeus vinrent baiser le sol devant la puissance de Sa Majesté. Donc, ces rois et comtes du Nord vinrent contempler la splendeur de Sa Majesté, leurs jambes tremblant comme des jambes de femmes ; mais ils n'entrèrent pas dans la demeure royale, car ils étaient incirconcis et mangeaient du poisson, — ce qui est une abomination pour la demeure royale. Le roi Nimlot, lui, entra dans la demeure royale, car il était en état de pureté et ne mangeait pas de poisson : trois restèrent dehors, un seul entra dans la demeure royale.
« On chargea alors des navires d'argent, d'or, de cuivre, de linges, de tous les biens du Nord, de tous les trésors de Syrie, de toutes les essences d'Arabie. Sa Majesté fit voile vers le Sud, le cœur dilaté, le rivage, de chaque côté, était en jubilation ; l'Ouest et l'Est, apprenant la nouvelle, entonnent au passage de Sa Majesté ce chant d'allégresse : " Ô prince puissant, prince puissant, Pi(ânkh)y, ô prince puissant ! Tu t'avances après avoir dominé le Nord, tu transformes les taureaux en femelles ! Heureux le cœur de la mère qui t'a enfanté et celui de l'homme dont la semence est en toi ! Ceux qui sont dans la Vallée l'acclament, elle, la vache qui a enfanté un taureau. Puisses-tu exister pour l'éternité, ta puissance être durable, ô prince aimé de Thèbes ! ". » (Stèle de la Victoire, 147-159).
Rentré à Napata, il développe sa capitale et agrandit le temple consacré jadis à Amon de la « Montagne Pure », le Gebel Barkal, par Thoutmosis III, et dont le dernier état datait de Ramsès II (B 500).
Il restaure le sanctuaire, dont il refait le mur d'enceinte. Il construit ensuite en avant une salle hypostyle, qu'il clôt par un deuxième pylône. Il ajoute enfin à cet ensemble une nouvelle cour, à péristyle, fermée par un nouveau pylône et précédée de criosphinx qu'il va chercher dans le temple d'Amenhotep III à Soleb.
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Fig. 160
Le site du Gebel Barkal (d'après Dunham : 1970, plan 1).
Le temple du Gebel Barkal devient ainsi une réplique de celui de Karnak, et les souverains kouchites auront chacun à cœur d'agrandir et d'embellir l'un et l'autre. Pi(ânkh)y se fait ériger une pyramide dans la nécropole d'El-Kourrou, à proximité de laquelle sont enterrées cinq de ses reines et deux de ses filles. Le retour à la pyramide comme sépulture royale procède du même choix idéologique d'orthodoxie, même si les pyramides napatéennes sont assez éloignées du modèle memphite.
On peut s'interroger sur la raison du retour de Pi(ânkh)y à Napata : si l'on en croit la Stèle de la Victoire, sa mainmise sur le pays était totale et définitive. Il semble qu'il ait préféré ne pas gouverner personnellement l'Égypte, soit qu'il considérât que sa vraie capitale était Napata, soit, plus probablement, que, conscient de l'utilité d'un morcellement politique qu'il préserva soigneusement, il ait préféré diviser pour régner, se contentant de contrôler efficacement la Thébaïde et les pistes occidentales, au moins jusqu'à l'oasis de Dakhla où il est attesté en l'an 24. Cette stratégie semble d'ailleurs avoir donné des résultats en Moyenne-Égypte, tant à Hermopolis qu'à Hérakléopolis. Pi(ânkh)y lui-même indique les grandes lignes de sa politique sur une stèle, trouvée elle aussi dans le temple du Gebel Barkal :
« Amon de Napata m'a donné de gouverner tous les pays, de sorte que celui à qui je dis : " Sois roi ! " le soit, et que celui à qui je dis : " Tu ne seras pas roi ! " ne le soit pas. Amon de Thèbes m'a donné de gouverner l'Égypte, de sorte que celui à qui je dis : " Sois couronné ! " se fait couronner, et que celui à qui je dis : " Ne sois pas couronné ! " ne se fait pas couronner. Quiconque à qui j'accorde ma protection ne risque pas de voir sa ville prise, en tout cas pas de mon fait ! Les dieux peuvent faire un roi, les hommes peuvent faire un roi : moi, c'est Amon qui m'a fait! » (Grimal : 1986, 217-218).
Cela ne l'empêche pas de souligner sur les monuments qu'il fait édifier ou décorer son rôle d'unificateur de l'Égypte. Il est l'Horus Sémataoui, « Qui a unifié les Deux Terres », ou « Qui a pacifié ses Deux Terres », « Taureau de ses Deux Terres », « Couronné dans Thèbes ». Il se réclame des deux grands modèles que lui suggèrent les monuments de Nubie : Thoutmosis III, dont il reprend le nom de couronnement, Menkhéperrê, et Ramsès II, Ousirmaâtrê. Cette domination semble admise à Thèbes, où Chépénoupet Ire et Aménardis Ire exercent ensemble leur pontificat.
Dans le Nord, en revanche, les limites de cette politique apparaissent clairement. Tefnakht n'a pratiquement rien perdu de son pouvoir, qui s'étend à nouveau sur tout l'ouest du Delta, jusqu'à Memphis. Il se proclame roi, vers 720/719, inaugurant la XXIVe dynastie manéthonienne, dont le siège est à Saïs. Son règne ne dépasse pas huit ans, au cours desquels il consolide sa position face à ses deux voisins de Léontopolis et Tanis. Son fils Bakenrenef, le Bocchoris de Manéthon, lui succède et proclame son autorité sur tout le Nord. On ne possède pas assez d'éléments pour évaluer à sa juste valeur ce royaume éphémère qui cédera devant Chabaka en 715, mais il semblerait que les rois de Tanis-Bubastis comme ceux de Léontopolis et les chefferies Mâ aient accepté cette suzeraineté, qui ne devait d'ailleurs pas les engager à grand-chose. Bakenrenef est attesté à Memphis d'où il gouvernait peut-être son royaume.
La montée assyrienne
Paradoxalement, c'est Osorkon IV, le dernier représentant de la XXIIe dynastie, qui a perdu tout pouvoir sur le pays depuis longtemps, qui assume la lourde tâche de représenter l'Égypte en Syro-Palestine où de graves événements se préparent. Car l'Assyrie est sortie d'une longue période de luttes intestines avec Tiglath-Phalazar III qui reprend le pouvoir des mains d'Assur-Nirâri V en 745. Elle se trouve en compétition avec un voisin plutôt remuant et actif, le royaume d'Urartu, qui occupe à peu près la future Arménie et menace directement l'Assyrie. Une course de vitesse s'engage entre les deux puissances pour la possession du Nord syrien. Avec la même méthode qu'il met à réorganiser son pays, Tiglath-Phalazar III annexe le Nord-Ouest syrien et soumet la Phénicie à sa loi en 742. Il lui interdit en particulier tout commerce avec les Philistins et l'Égypte. Cette prise en main décide les roitelets du Croissant fertile à composer avec lui : Karkémish, Damas et Israël reconnaissent sa suzeraineté et lui paient tribut, ainsi que d'autres peuples, parmi lesquels apparaissent pour la première fois les Arabes.
Se croyant assuré de ses arrières vers la Méditerranée, Tiglath-Phalazar III se retourne contre Urartu, après avoir fait une sévère incursion en Iran. Mais Tyr et Sidon, privées de leur débouché commercial vers l'Égypte, s'agitent. Gaza et Askalon organisent, peut-être pour les mêmes raisons, une coalition de Palestine et Transjordanie que les Assyriens écrasent en 734. En 732, ils prennent prétexte de la lutte qui continue d'opposer Juda et Israël, allié à Damas, pour intervenir à nouveau. Tiglath-Phalazar annexe Damas et razzie Israël : Osée, qui vient de monter sur le trône de Samarie, se soumet... en apparence du moins. Il prend contact avec « Sô, le roi d'Égypte » (2R 17,4). Cette petite phrase a été comprise de deux façons différentes. Les uns ont voulu y voir une faute du texte hébreu et ont compris « Saïs » : Osée aurait alors fait appel à Tefnakht, ainsi désigné par métonymie. Les dates concordent : la révolte d'Osée contre l'Assyrie doit se situer vers 727/726, puisque le roi d'Assyrie le capture, mettant ainsi fin à son règne qui a duré neuf ans, et prend Samarie après trois ans de siège. La capture d'Osée intervient au plus tard en 724 et la prise de Samarie en 722/721. Le roi d'Assyrie est alors Salmanazar V, qui a succédé à son père en 726. Si la chronologie se met bien en place, il y a peu de chances que le pharaon auquel Osée demande son appui soit Tefnakht : rien n'indique qu'il puisse représenter l'Égypte pour la Cour d'Israël, pour qui l'interlocuteur traditionnel, mentionné couramment dans les autres Livres, est Tanis, que sa position géographique met d'ailleurs naturellement en relation avec la Syro-Palestine. De plus, cette interprétation repose sur une correction inutile du texte, « Sô » pouvant être compris comme une abréviation du nom d'Osorkon IV (Kitchen : 1986, 551).
Le résultat de la prise de Samarie a été un nouveau renversement des alliances en Transjordanie. Dans les années qui suivent, les Égyptiens renouent avec les ennemis d'hier, les Philistins, qui semblent les plus à même de faire pièce à la menace assyrienne de plus en plus proche de l'Égypte. L'Assyrie elle-même est encore empêtrée dans des troubles internes : Salmanazar V est renversé par le représentant d'une autre branche de la famille royale, qui prend le nom de Sargon, « le roi légitime ». Sargon II doit faire face à une autre coalition, qui réunit sur sa frontière méridionale deux ennemis dont l'hostilité réciproque, quasiment atavique, est fondée sur trois millénaires de haine mutuelle, l'Élam et la Babylonie. Ensemble, ils parviennent à secouer le joug assyrien en 720. Cette année n'était décidément pas faste pour Sargon II : le souverain de Hamath pousse à la révolte Damas, et Hanouna, le roi de Gaza, se soulève avec l'aide d'un corps expéditionnaire égyptien commandé par un général Raia. Mais là les Assyriens restent maîtres du terrain : Hamath est définitivement inclus dans leur empire, Gaza et Raphia ravagées et Hanouna écorché vif.
Vers 716, nouvelle intervention assyrienne en Transjordanie. Cette fois, les Assyriens atteignent, El-Arich : ils ne sont plus séparés de la frontière orientale de l'Égypte que par Silé. Osorkon IV choisit la diplomatie et envoie en présent à Sargon II « douze grands chevaux d'Égypte, qui n'ont pas leur égal dans le pays ».
716 est aussi une année-charnière pour la politique intérieure de l'Égypte. Pi(ânkh)y meurt après un long règne de trente et un ans et se fait enterrer à Napata en compagnie de deux de ces fameux coursiers d'Égypte qu'il aimait tant et qui faisaient l'admiration de Sargon II. Son frère Chabaka monte sur le trône et décide d'assumer en personne le gouvernement de la Vallée. En 715, c'est-à-dire dès sa deuxième année de règne, il est à Memphis où il restaure le tombeau des Apis. Il met fin au règne de Bakenrenef, assure sa mainmise sur les oasis et le désert occidental, installe peut-être un gouverneur éthiopien à Saïs et prend le contrôle de tout le Nord. On en possède une confirmation directe par un nouvel épisode des affaires de Transjordanie. Iamâni prend le pouvoir dans la ville philistine
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Fig. 161. Tableau sommaire des forces en présence au Proche-Orient
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d'Asdod, au nord d'Askalon, et se révolte contre l'Assyrie. Sargon II envoie des troupes qui reprennent Asdod. Iamâni parvient à s'enfuir et se réfugie chez ses alliés égyptiens. Du moins les croit-il ses alliés. Les sources assyriennes nous apprennent que « le Pharaon d'Égypte — pays qui appartient désormais à Kouch » extrada le rebelle, « le chargea de chaînes, d'entraves et de bandes de fer ». Ce pharaon ne peut être que Chabaka, qui choisit de ne pas risquer un affrontement avec Sargon II, même s'il ne pouvait pas voir d'un bon œil tomber le dernier tampon qui le séparait de lui. Chabaka alla peut-être jusqu'à conclure un accord diplomatique, voire un traité avec l'Assyrie (Kitchen : 1986, 380).
Chabaka suit la ligne politique inaugurée par Pi(ânkh)y, celle du retour aux valeurs traditionnelles. Il ne se contente pas d'adopter comme nom de couronnement Néferkarê. Il va réellement puiser dans les sources de la théologie de l'Ancien Empire. De son règne date la rédaction du Drame memphite ou Document de théologie memphite : la copie sur pierre d'un papyrus « mangé aux vers » que nous avons évoquée plus haut. Ce texte ainsi que ceux qui émaneront, tout au long de la période éthiopienne, des temples du Gebel Barkal et de Kawa montre la profondeur de la réflexion engagée par les intellectuels au service de ces rois, qui n'hésitent pas à aller chercher jusqu'à l'époque d'Ounas les thèmes décoratifs dont ils ornent les murs des temples afin de retrouver les fondements mêmes d'un pouvoir dont ils se font les champions. Une fois de plus, ce sont les monuments d'éternité qui gardent la trace de cette politique, et Chabaka manifeste très activement son souci des dieux : à Athribis, Memphis, Abydos, Dendara, Esna, Edfou, et surtout bien sûr Thèbes. Il construit sur les deux rives, ce qui ne s'était plus vu depuis longtemps : à Medinet Habou, il agrandit le temple de la XVIIIe dynastie, pendant que sa sœur, la Divine Adoratrice Aménardis Ire, se fait bâtir une chapelle et une tombe dans l'enceinte du temple. Sur la rive droite, il travaille à Louxor et surtout à Karnak, où il fait édifier ce que l'on appelle le « trésor de Chabaka », entre l'Akh-menou et le mur nord d'enceinte d'Ipet-sout (fig. 142), agrandit l'accès au temple de Ptah-au-sud-de-son-mur, travaille probablement à proximité du futur édifice de Taharqa du lac et dans l'enceinte de Montou. Le souverain éthiopien ne se contente pas d'être présent à Thèbes par ses monuments. Il restaure la fonction de Grand Prêtre d'Amon, tombée en désuétude, pour y installer son fils Horemakhet, qui ne conserve que le pouvoir spirituel, le temporel restant aux mains de la Divine Adoratrice.
Chabaka meurt en 702 après quinze ans de règne et se fait enterrer comme son frère à El-Kourrou, lui aussi accompagné de chevaux. Le pouvoir revient alors aux enfants de Pi(ânkh)y, Chabataka, puis Taharqa. Djedka(ou)rê Chabataka monte le premier sur le trône, peut-être après une corégence de deux ans avec Chabaka (Kitchen : 1986, 554-557), ce qui lui donnerait un total de douze ans de règne. Il poursuit les travaux entrepris par son oncle : à Memphis, Louxor et Karnak, où il construit une chapelle, aujourd'hui conservée à Berlin, au sud-est du lac sacré et agrandit la chapelle d'Osiris héqa-djet en compagnie de son épouse la Divine Adoratrice Aménardis Ire. C'est sans doute sous son règne que, après la mort de Chépénoupet Ire, leur fille Chépénoupet II est adoptée par Aménardis Ire.
Le programme politique que Chabataka exprime dans sa titulature diffère de celui de son oncle. Il reprend des grands thèmes ramessides : Khâemouaset, « Couronné dans Thèbes », dans son nom d'Horus, « À la grande autorité sur tous les pays » dans son nom de nebty, ou « Au bras puissant quand il frappe les Neuf Arcs » dans son nom d'Horus d'Or. Ce retour, en apparence surprenant, aux valeurs impériales ramessides, trouve sans doute son explication dans une volonté d'affirmation du pouvoir royal à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du pays. À Saïs, en effet, la situation évolue. Ammeris, le « gouverneur » mis en place par les Éthiopiens, meurt vers 695, et Stephinates, celui que l'on a appelé Tefnakht II, lui succède de 695 à 688, maintenant la tradition de Bakenrenef et préfigurant la future dynastie saïte.
En politique extérieure, Chabataka adopte une attitude nettement plus agressive que celle de ses prédécesseurs. Les concessions faites par Chabaka à Sargon II avaient valu à l'Égypte une quinzaine d'années de répit, qui était aussi dû au fait que la Palestine n'était plus capable de se soulever et que le roi d'Assyrie était engagé dans d'autres combats, au cœur du Zagros, contre Urartu. En 704, Sennacherib succède à Sargon II. C'est l'occasion que saisissent les rois de Phénicie et Palestine pour se soulever : Sidon, dirigée par le roi Loulê, Askalon par Sidka, et Juda, gouvernée par Ézechias. Chabataka répond favorablement à la demande d'aide que lui adresse Ézechias et envoie un corps expéditionnaire commandé par son frère Taharqa, au moment où Sennacherib marche sur Askalon après avoir chassé Loulê de Sidon.
Askalon tombe et Sidka est envoyé en Assyrie. Les coalisés rencontrent les troupes assyriennes au nord d'Asdod, à Elteqeh, et se font battre. Sennacherib fait alors mouvement vers Lakish et envoie
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1. Victoire assyrienne d'Elteqeh et marche sur Jérusalem
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2. Contre-offensive et retraite égyptienne
le gros de ses troupes mettre le siège devant Jérusalem. Ézechias se soumet, sauvant ainsi sa ville. Sennacherib fait, dans la harangue qu'il adresse à Ézechias pour demander sa soumission, un portrait peu flatteur mais probablement assez réaliste de la puissance de son allié égyptien :
« Quelle est cette confiance sur laquelle tu te reposes ? Tu t'imagines que paroles en l'air valent conseils et vaillance pour faire la guerre. En qui donc mets-tu ta confiance pour t'être révolté contre moi ? Voici que tu te fies au soutien de ce roseau brisé, l'Égypte, qui pénètre et perce la main de qui s'appuie sur lui. Tel est Pharaon, roi d'Égypte, pour tous ceux qui se fient en lui. » (2R 18, 19-21.)
Pendant ces opérations, le « roseau brisé » tente un mouvement en direction de Lakish. Les Assyriens marchent sur les troupes égyptiennes, et Taharqa préfère se retirer en Égypte. Sennacherib se retire à son tour, rappelé par les soucis de Babylonie, sans parvenir à entrer en Égypte. La fin de son règne le voit plus occupé de l'épineux problème élamite que de la Syro-Palestine. En 689, poussé à bout par les révoltes conjointes de l'Élam et de la Babylonie, il noie Babylone sous les eaux de l'Euphrate et décide de se tourner à nouveau vers la Méditerranée. Mais il est assassiné à Ninive en 681, et Assarhaddon conquiert le pouvoir contre ses frères avant d'entreprendre la reconstruction de Babylone. Les hostilités ne reprendront entre Assyriens et Égyptiens qu'en 677/676.
Taharqa règne alors sur l'Égypte depuis la mort de Chabataka, en 690. Contrairement à la pratique adoptée pour son prédécesseur, il n'a pas été associé au trône du vivant de Chabataka. Ses vingt-six années de gouvernement sont sans conteste possible le moment le plus brillant de la période éthiopienne. Les annales de son règne gardent, en particulier, le souvenir d'une crue du Nil survenue en l'an 6, qui eût pu tourner à la catastrophe, mais que l'aide divine rendit particulièrement favorable et dont le roi a commémoré la venue par des inscriptions parallèles déposées à Coptos, Matâna, Tanis et dans le temple de Kawa en Nubie :
Ci-contre : Fig. 162. Mouvements des troupes de Sennachérib en 701 (d'après Kitchen : 1986, 384).
« Mon père Amon, seigneur des Trônes du Double Pays, a fait pour moi quatre belles merveilles dans le courant d'une seule année, la sixième de mon couronnement comme Roi (...), quand fut venue une Inondation à entraîner les bestiaux, et qu'elle eut submergé le pays tout entier (...), il m'a donné une campagne belle dans toute son étendue, il a détruit les rongeurs et les rampants qui s'y trouvaient, il
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Fig. 163. Plan général du site de Kawa (d'après Macadam : 1949, pl. I).
en a repoussé les déprédations des sauterelles et il n'a pas permis que les vents du Sud la fauchent. J'ai pu ainsi faucher, pour le Double Grenier, une moisson en quantité incalculable. » (Yoyotte & Leclant, BIFAO 51, 1952, 22-23.)
La même année, il commence des travaux dans le temple de Kawa, un autre sanctuaire nubien fondé à la XVIIIe dynastie par Amenhotep III face à Dongola, en plein pays Kerma. Déjà Chabaka et Chabataka avaient repris le site, à l'abandon depuis Ramsès VII, mais Taharqa lui redonne sa grandeur perdue. Peut-être saisit-il l'occasion pour pratiquer un transfert déguisé d'opposants du Nord devenus plus virulents depuis que Nékaouba (Nechepsos) a succédé à Tefnakht II de Saïs ? Il déplace en effet des artisans memphites pour reproduire dans le temple d'Amon de Gematon ainsi restauré des reliefs empruntés aux grands temples funéraires de l'Ancien Empire — ceux de Sahourê, de Niouserrê et de Pépi II principalement —, poussé par le souci d'archaïsme que nous avons évoqué plus haut.
Cette reconstruction, commémorée sur place par une stèle datée elle aussi de l'an 6, fait du temple de Kawa le deuxième grand sanctuaire des rois napatéens, qui le considéreront par la suite comme l'un des principaux lieux de reconnaissance de leur pouvoir. Taharqa construit sur la plupart des sites nubiens : Napata d'abord, où il édifie un nouveau temple (B 300) et agrandit celui d'Amon-Rê (B 500), Sanam Abou Dôm, non loin de Napata, où il construit tout un temple sur le même plan que celui de Kawa, Méroë, Semna, Qasr Ibrim, Bouhen... Il déploie la même activité à Thèbes : il travaille à Medinet Habou et surtout à Karnak, dont il est un des grands reconstructeurs. Nous avons déjà évoqué l'édifice du lac sacré et le kiosque qu'il fait élever dans la première cour. Il complète la présentation des accès du temple en faisant édifier des colonnades semblables à celle de la première cour en avant de la porte de Montou au nord, de la porte orientale, et de celle du temple de Chonsou. Il consacre également avec Chépénoupet II une chapelle osirienne... Ces travaux sont conduits par un personnage particulièrement attachant, Montouemhat, « Prince de la Ville » et quatrième prophète d'Amon. Lui et ses frères, installés par Taharqa dans les principales charges pontificales, partagent le pouvoir sur la Thébaïde avec la noblesse locale, que les Ethiopiens ont su se concilier.
Mais les événements de Palestine viennent tout remettre en question. Sidon se révolte contre les Assyriens : Assarhaddon intervient en 677/676 et capture le roi de Sidon, Abdi-Milkouti, déporte les habitants en Assyrie et fait du royaume une province assyrienne à laquelle il donne une nouvelle capitale qu'il baptise Kâr-Assarhaddon. Retenu de 676 à 674 au sud du Taurus par des invasions de Scythes et de Cimmériens, le roi d'Assyrie doit encore se garder des Mèdes et de ses voisins méridionaux qui cherchent tous plus ou moins à secouer son joug. Parvenu à un équilibre relatif sur ces fronts, il peut à nouveau porter ses efforts contre l'Égypte, dont il sait qu'elle suscite en sous-main l'hostilité des ports de la côte, frustrés de leur débouché commercial avec elle par le pouvoir assyrien. Après une première tentative sur le Ouadi El-Arich vers 677, il s'assure de la neutralité des tribus arabes de la mer Morte. L'affrontement a lieu vers 674, en l'an 17 de Taharqa, lorsqu'il marche sur Askalon révoltée : les Assyriens doivent battre en retraite devant les Égyptiens. Trois ans plus tard, en 671, un nouvel engagement tourne à l'avantage d'Assarhaddon. Il défait Taharqa et prend Memphis, dans laquelle il capture le prince héritier et divers membres de la famille royale :
« J'assiégeai Mempi, sa résidence royale, et la pris en une demi-journée au moyen de sapes, de brèches et d'échelles d'assaut. Sa reine, les femmes de son palais, Ourchanahourou, son " héritier apparent ", ses autres enfants, ses possessions, ses chevaux innombrables, son bétail gros et petit, je les emmenai en Assyrie comme butin. Tous les Kouchites, je les déportai hors d'Égypte, n'en laissant aucun pour me rendre hommage. Partout en Égypte, je nommai d'autres rois, des gouverneurs, des officiers, des contrôleurs de ports, des fonctionnaires, du personnel administratif... » (ANET, 293).
Taharqa se replie dans le Sud, dont il garde apparemment le contrôle, tandis que les Assyriens favorisent ses rivaux du Nord, au premier rang desquels se trouvent les Saïtes. Après le départ des conquérants, l'Éthiopien fomente des troubles dans le Nord qui conduisent Assarhaddon à intervenir à nouveau en 669. Celui-ci meurt en route pour l'Égypte, laissant le trône de Ninive à son fils Assurbanipal, « le dieu Assur est le créateur du fils », et celui de Babylone à son autre fils Shamash-shum-ukîn, « le dieu Shamash a établi une lignée légitime ». Malgré la bonne entente affirmée entre les deux royaumes, Assurbanipal ne reprend pas tout de suite en personne le chemin de l'Égypte pour achever l'œuvre de son père. Il préfère rester dans sa capitale et envoie un corps expéditionnaire qui vainc Taharqa devant Memphis. Le pharaon s'enfuit à Thèbes. Assurbanipal décide de le poursuivre. Il adjoint à ses troupes des auxiliaires de Phénicie, Chypre, Syrie, mais aussi des contingents venus des royaumes du Delta qui ont choisi de coopérer avec lui contre le Kouchite. Les Assyriens s'avancent profondément au sud de la Thébaïde, sans réussir à mettre la main sur Taharqa qui a regagné son lointain royaume de Napata. Ils reçoivent la soumission de la Haute-Égypte, y compris des fonctionnaires éthiopiens comme Montouemhat, et assoient leur autorité probablement jusqu'à Assouan.
Les Assyriens ne séjournent guère dans un pays dont ils ne peuvent assurer directement l'administration, obligés qu'ils sont de s'en remettre à leurs collaborateurs indigènes. À peine ont-ils tourné les talons que les rois du Nord changent d'attitude et font des ouvertures à Taharqa. La riposte d'Assurbanipal est immédiate : il fait arrêter et exécuter les principaux chefs à Saïs, Mendès et Péluse, déporter les autres à Ninive où le même sort les attend. Il n'en épargne qu'un seul : Nékao Ier, le roi de Saïs qui a succédé en 672 à Nékaouba. Il le confirme dans son royaume et installe son fils Psammétique, le futur Psammétique Ier, à la tête de l'ancien royaume d'Athribis. Les Saïtes prennent ainsi le pouvoir avec l'appui et la reconnaissance des envahisseurs.
Nous sommes en 665. L'année suivante, Taharqa meurt à Napata, non sans avoir associé au trône, la dernière année, son cousin Tantamani. Celui-ci décide de reprendre l'Égypte après s'être fait confirmer dans sa royauté à Napata. Il relate cette reconquête sur une stèle qu'il fait déposer dans le temple du Gebel Barkal, comme le fit autrefois son grand-père Pi(ânkh)y, qu'il a manifestement pris pour modèle. Le texte renouvelle la tradition du songe prophétique que nous avons évoquée plus haut à propos de Thoutmosis IV :
« L'année où elle fut couronnée roi, Sa Majesté vit en rêve la nuit deux serpents, l'un à Sa droite, l'autre à Sa gauche. Sa Majesté se réveilla et les chercha en vain. Sa Majesté dit : " Pourquoi cela m'est-il arrivé ? " Alors, on Lui donna cette explication : " Le pays du Sud t'appartient déjà. Conquiers le pays du Nord ! Ce sont les deux Maîtresses qui sont apparues sur ta tête pour te donner le pays dans sa longueur et sa largeur, sans partage. " » (Stèle du Songe, 3-6.)
Le songe se réalise : Tantamani est couronné à Napata et reconnu par Amon. Il commence alors une croisade qui reproduit celle de Pi(ânkh)y : il descend à Éléphantine, où il sacrifie à Chnoum. Puis il se rend à Thèbes, où il sacrifie à Amon-Rê. Il navigue enfin vers Memphis qu'il prend d'assaut, écrasant les « rebelles » du Nord. Il rend le culte à Ptah, Ptah-Sokaris et Sekhmet et fait consacrer sa victoire à Napata par une série d'embellissements et de dons au temple du Gebel Barkal (Stèle du Songe, 18-24). Ce n'est qu'ensuite qu' « il redescend combattre les chefs du Nord ». Sa campagne est d'autant plus couronnée de succès que Nékao Ier a manifestement péri dans les combats. Les chefs du Delta viennent en ambassade faire leur soumission, présentée en leur nom par le prince Peqrour de Pi-Soped (Saft El-Henneh) :
« Le prince et comte de la Demeure-de-Soped Peqrour se leva pour parler et dit : " Tu peux tuer qui tu veux et maintenir en vie qui tu veux sans que l'on puisse te faire le moindre reproche qui touche à la justice ! " Ils reprirent alors tous d'une voix : " Donne-nous la vie, ô maître de la vie, car il n'y a pas de vie sans toi. Nous te serons soumis comme des humbles, comme tu en as décidé la première fois, le jour où tu as été couronné roi ! " » (Stèle du Songe, 36-38)
Le triomphe de Tantamani est de courte durée : Assurbanipal envoie à nouveau ses armées contre l'Égypte en 664/663. Memphis est reprise, et Tantamani ne peut que se replier sur Thèbes, poursuivi par les Assyriens, puis à Napata quand ceux-ci envahissent la capitale d'Amon. Il se passe alors ce que plus d'un millénaire et demi sans incursion étrangère semblait avoir rendu inconcevable : Thèbes est mise à sac par les envahisseurs, brûlée, ravagée, et tous les trésors accumulés par des siècle de piété dans les temples pillés. Le sac de Thèbes marque la fin de la domination éthiopienne, qui n'était d'ailleurs plus que théorique : la précédente incursion des Assyriens avait montré que Montouemhat et Chépénoupet II gouvernaient pour leur propre compte la Thébaïde et ne se sentaient que bien peu solidaires de Napata. Il sonne aussi le glas de tout un monde : le mythe de l'inviolabilité des sanctuaires de Pharaon s'est écroulé sous les coups d'un Orient barbare qui fait désormais trembler tous les peuples, de l'Asie Mineure aux bords du Nil.
Après le sac de Thèbes et jusqu'à la fin du règne de Tantamani, de 664 à 656, la situation reste indécise, reflétant la profonde désorganisation politique du pays que masquait le pouvoir fictif des Éthiopiens, qui ne s'appuyait, en réalité, que sur trois centres : Napata, Thèbes et Memphis. Tantamani s'est retiré à Napata où son pouvoir n'est remis en cause par personne. Les Assyriens n'osent pas s'aventurer au sud d'Assouan, dans des contrées qui leur sont encore plus étrangères que cette Égypte dont ils ne connaissent ni la langue ni les coutumes. Les traces que laisse Tantamani en Nubie sont minimes, mais les actes privés et publics de Thèbes continuent d'être datés de son règne. À Thèbes même, le pouvoir est toujours aux mains de Montouemhat, dont l'autorité s'étend au plus d'Assouan au sud jusqu'au royaume d'Hermopolis au nord, où règne un Nimlot, descendant de celui dont le pouvoir a été confirmé par Pi(ânkh)y. Au demeurant, les Assyriens ont clairement reproduit le découpage politique antérieur à la conquête éthiopienne, au besoin en changeant les gouvernements en place. C'est le cas à Hérakléopolis où les sources assyriennes reconnaissent un autre roi que Pétisis, descendant « légitime » de Peftjaouaouibastet.
Le royaume dominant dans le Delta est celui de Saïs : il a ajouté au domaine constitué naguère par Tefnakht le royaume d'Athribis confié par Assurbanipal au futur Psammétique Ier après la révolte de 666-665. Les anciennes chefferies libyennes, de Sébennytos à Pi-Soped, sont restées aux mains des descendants des anciens adversaires de Pi(ânkh)y. Le royaume tanite continue d'exister, avec une figure qui deviendra légendaire : Pétoubastis II, qui faisait probablement partie des rois exécutés par Assurbanipal. A l'époque gréco-romaine, il devient le protagoniste d'un cycle épique connu sous le nom de Geste de Pétoubastis par plusieurs papyri démotiques. Cet ensemble est un curieux mélange de genres, qui combine autour d'un thème proche de l'Iliade, celui du combat pour la possession des dépouilles du héros, des faits historiques de l'époque de l'anarchie libyenne et de la domination perse, dont on reconnaît clairement les acteurs, et leur transposition mythique, à laquelle se mêlent des thèmes traditionnels du roman grec.
À l'origine du cycle se trouve Inaros, l'opposant légendaire à la domination d'Artaxerxès Ier, qui réussit à massacrer le satrape Achaimenes avant d'être exécuté en 454. Un premier conte le montre luttant contre un griffon venant de la mer Rouge. Le deuxième rapporte la lutte qui oppose le fils de Pétoubastis et le Grand Prêtre d'Amon pour la possession du bénéfice d'Amon.
Le troisième conte est le plus proche des luttes politiques de la fin de l'époque éthiopienne. Inaros meurt : son fils Pémou d'Héliopolis affronte un rival de Mendès pour la possession de la cuirasse de son père. Le combat se passe sous le règne de Pétoubastis et met en scène les grandes figures de l'époque comme Peqrour de Pi-Soped. D'autres contes concluent le cycle. Le plus célèbre est la lutte que conduit un autre fils d'Inaros, Padikhonsou, contre la reine des Amazones en Assyrie, avec laquelle il finit par s'allier pour conquérir les Indes avant de revenir en Égypte...
Psammétique Ier et la « renaissance » saïte
À la mort de Nékao Ier, Psammétique Ier a été reconnu comme roi unique d'Égypte par les Assyriens, qui lui confient l'administration du pays, à charge pour lui d'éviter toute révolte. La tâche n'est pas si facile. Même s'il tient en main tout le Delta occidental et les royaumes d'Athribis et Héliopolis, son pouvoir n'est reconnu pendant les premières années d'un règne qu'il fait partir de 664 que par deux des anciennes chefferies Mâ de l'Est : celles de Sébennytos et de Bousiris, trop au contact de son royaume pour lui résister longtemps. La soumission définitive des autres souverains du Nord se produit vers 657, en l'an 8 de Psammétique Ier. Celui-ci s'était déjà attaché le prince d'Hérakléopolis Samtoutefnakht qui succède en l'an 4 à Pétisis. Cet appui est capital, car il assure au roi de Saïs le contrôle sur tout le trafic fluvial de la vallée et en même temps sur le transit caravanier avec les oasis du désert occidental et, au-delà, avec la Nubie et la Libye. C'est d'ailleurs Samtoutefnakht qui va lui permettre de mettre la main sans coup férir sur la Thébaïde. En mars 656, il accompagne à bord d'une puissante escadre Nitocris, la fille que Psammétique Ier a eue de Méhytemousekhet, elle-même fille du Grand Prêtre d'Héliopolis. Psammétique Ier la fait adopter par les Divines Adoratrices alors en fonction, Chépénoupet II et Aménardis II, qui la dotent de bénéfices en Haute-Égypte, acceptant ainsi en droit la domination de fait du Nord. Montouemhat, qui n'est alors officiellement que Quatrième Prophète d'Amon mais détient en réalité la plus haute autorité sur Thèbes, accepte la suzeraineté de Psammétique Ier : la domination des Éthiopiens, qui se sont montrés incapables de résister aux envahisseurs assyriens, est définitivement écartée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Psammétique Ier, qui a été mis en place par les Assyriens et dont la force repose pour beaucoup sur les mercenaires grecs dont il a fait ses troupes d'élite, passe pour le champion national de la réunification du pays.
Mais si l'adoption de Nitocris, célébrée par de grandes fêtes à Thèbes, consacre l'union du pays, cela ne veut pas dire pour autant que Psammétique Ier ait vaincu toute opposition : certains roitelets et princes du Delta refusent de se soumettre et prennent le chemin de tous les opposants du Nord depuis le Moyen Empire, celui de la Libye. Psammétique Ier lève des troupes, fait remarquable, par conscription dans les provinces réunifiées, et marche vers l'ouest. Des bornes sur la route de Dahchour ont gardé le souvenir de cette expédition victorieuse, à la suite de laquelle le nouveau pharaon installe des garnisons sur les frontières occidentale et orientale mais aussi au sud, à Éléphantine, qui sépare désormais l'Égypte du royaume de Napata. Les troupes qu'il met en place caractérisent assez bien l'une des assises de son pouvoir en même temps que l'évolution des relations internationales dans une Méditerranée qui vient d'être traversée par de grands courants de populations. Ce sont des Grecs et des Cariens, qui vendent leurs compétences militaires dans un Proche-Orient que les luttes intestines rendent plein d'opportunités, des Nubiens et des Libyens, les mercenaires traditionnels, mais aussi tous ceux que les conquêtes assyriennes ont poussé sur les routes : Phéniciens, Syriens ou Juifs, qui vont constituer une importante colonie à Éléphantine. Les postes de commandement restent aux mains des officiers Mâ de l'entourage du roi, mais ces nouvelles troupes permettent d'écarter la vieille souche libyenne, qui ne demanderait qu'à partager le pouvoir. Psammétique apporte d'ailleurs une autre limitation aux chefferies du Nord en accueillant dans le Delta des colonies de ces Grecs et Cariens qui l'ont aidé à dominer l'Égypte.
Ainsi commence à se constituer une ouverture de l'Égypte sur le monde extérieur qui va aller croissant pendant les cinquante-quatre ans de son règne. Les commerçants arrivent en effet sur les talons des militaires, et les relations diplomatiques que l'Égypte entretient avec la Grèce ont une base essentiellement économique : l'Égypte exporte des céréales, du papyrus, etc., et accueille les premiers comptoirs milésiens qui s'installent à l'embouchure de la branche bolbitine du Nil. C'est le début de l'ascension de la corporation des interprètes égyptiens, qui vont faire visiter aux intellectuels grecs les grands sanctuaires, surtout ceux du Delta et, au premier rang, celui de Neïth de Saïs, leur fournissant les éléments plus ou moins déformés qui leur permettront de retracer l'histoire de cette vieille puissance quasi mythique qui les fascine... L'Égypte entre petit à petit dans le réseau des échanges qui s'intensifient, de l'Asie Mineure au monde égéen et à l'écart duquel elle serait, de toute façon, bien en peine de se maintenir.
Elle s'ouvre aux influences extérieures tant en matière d'art que de techniques, mais sans renoncer aux valeurs nationales. Bien au contraire. Psammétique Ier poursuit dans la voie inaugurée par les Éthiopiens en accentuant la présentation « nationaliste » du retour aux sources de l'Ancien et du Moyen Empire de façon à faire contraste avec l'invasion assyrienne et peut-être aussi avec la présence des étrangers qui sont de plus en plus nombreux dans le pays, et avec lesquels les rapports ne seront pas toujours sans nuages pendant la période saïte. Il radicalise la pensée religieuse en affichant une recherche constante de la pureté originelle, au moins de la situation antérieure aux influences asiatiques. C'est ce qui ressort des proscriptions qui touchent sous son règne les cultes non égyptiens, au nombre desquels on place celui de Seth, en qui on ne voit plus le patron des rois conquérants de la XIXe dynastie mais seulement celui des Hyksôs. Elles se doublent d'un ritualisme parfois étroit dont même la Bible se fait l'écho (Gn 42,32).
Sous son règne comme pendant toute la période saïte et perse, le culte des hypostases animales connaît un grand développement. Il fait, en particulier, agrandir, en l'an 52, le Sérapeum de Memphis. On pense que cette nécropole des taureaux Apis, en qui Rê était censé s'incarner, a été fondée par Amenhotep III. A vrai dire, cette datation est purement aporétique : on n'a simplement retrouvé aucune sépulture antérieure à Amenhotep III. Les galeries souterraines de Saqqara sont sans doute encore loin d'avoir révélé tous leurs secrets, comme l'a montré la redécouverte récente des « petits souterrains » aménagés à l'époque de Ramsès II par le prince Khâemouaset... Psammétique Ier à son tour agrandit cette nécropole en y ajoutant ce que l'on appelle les « grands souterrains », faisant ainsi d'elle l'un des monuments les plus imposants d'Égypte.
Chaque taureau y était enterré dans un caveau propre, desservi par une galerie de 3 m de large sur 5,5 de haut, et ce sur environ 350 m. Les caveaux, creusés en contrebas de la galerie, consistent en une excavation de 8 m sous plafond, au centre de laquelle trône un énorme sarcophage de syénite aux dimensions de l'Apis et pesant en moyenne plus de 60 tonnes. Lors de l'enterrement, le caveau était scellé et une stèle y était apposée, dont le rôle était de rappeler l'existence du dieu vivant. Ce culte de l'Apis n'était pas le seul exemple d'adoration d'animaux. Bien au contraire, les nécropoles voisines de chats ou d'ibis témoignent du développement de ce courant de la religion à la Basse Époque.
Le culte de l'Apis apporte un témoignage intéressant sur cette évolution de la religion qui a si fortement frappé les voyageurs grecs contemporains. Il fournit également une aide précieuse pour l'établissement d'une chronologie précise. En tant qu'hypostase divine, en effet, l'Apis possédait son éponymie propre, parallèle à celle du pharaon en exercice. Les stèles que nous venons d'évoquer fournissent, pour le couronnement et la mort de l'Apis une correspondance entre les dates de l'un et de l'autre. Elles viennent ainsi confirmer les durées des règnes en servant de point d'accrochage à la documentation livrée par la prosopographie locale, datée aussi bien d'après l'Apis que d'après le roi. La nécropole des Apis seule a échappé à la destruction. Les installations cultuelles, qui devaient occuper une grande place au-dessus des galeries et au milieu desquels le prince Khâemouaset s'était fait enterrer, n'ont pas été conservées — pas plus que celles de l'Anubieion ou de l'Ibieion voisin. Seules les sources documentaires contemporaines permettent de se faire une idée de l'importance et des richesses que réunissait le clergé chargé de l'entretien du culte.
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Fig. 164
Portrait présumé de Montouemhat, Prince de la Ville. Granit gris. H = 1,35 m. Fin de la XXVe dynastie. Le Caire, Musée égyptien.
L'influence propre des Saïtes se fait sentir dans le fait que ce n'est plus Thèbes qui donne le ton en matière de théologie ou d'art, mais la tradition memphite retrouvée. Elle produit un renouveau archaïsant qui atteint son apogée dans les tombes de certains grands dignitaires
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Fig. 165
. Tête d'une statue de Taharqa. Granit. H = 0,35 m. Le Caire, Musée égyptien.
comme Ibi (TT 36), le premier des majordomes connus de la Divine Adoratrice Nitocris. Cette tendance est aussi sensible dans la littérature, à travers la systématisation du récit royal dans le style de la Stèle de la Victoire de Pi(ânkh)y et le maintien de la langue classique dans les textes officiels. Le démotique, qui devient à ce moment-là l'écriture vernaculaire au détriment du hiératique « anormal », cantonné en Haute-Égypte, est réservé aux écrits non littéraires. Il faudra attendre l'époque perse pour que le démotique, et surtout l'état de la langue qu'il véhicule, reçoive définitivement droit de cité dans la littérature.
Cette mise en ordre de la politique et de l'économie du pays se fait aussi par le biais d'une réorganisation administrative. Dans les premiers temps, Psammétique n'intervient pratiquement pas dans le gouvernement de la Haute-Égypte. Puis il prend progressivement des mesures qui lui permettent d'installer du personnel lié aux intérêts de Saïs. Nous venons d'évoquer Ibi que Nitocris prend comme Majordome, c'est-à-dire comme administrateur de ses domaines, à Thèbes. Ses successeurs viendront également du Nord. Du Nord encore vient le nouveau gouverneur d'Edfou et Elkab. Les rois saïtes laissent en place les vieilles féodalités comme celle d'Hérakléopolis, qui se maintiendra jusqu'à l'époque grecque, et s'appuient sur elles pour faire respecter localement l'ordre établi. Tout en conservant Saïs comme résidence et nécropole royale, Psammétique Ier déplace la capitale à Memphis qui retrouve son rôle de métropole politique et administrative, même si, comme nous l'avons vu, elle avait su garder au fil des siècles une certaine prééminence théologique.
L'Égypte connaît sous les Saïtes un éclat et une prospérité indiscutables, dont on retrouve la trace dans les riches tombeaux que les nobles se font construire à Thèbes ou dans les anciennes nécropoles memphites. Elle reste pour les pays de la Méditerranée un État encore puissant avec lequel il faut compter. Mais cette puissance et cette prospérité ne sont dues plus tant à ses ressources propres qu'au déclin de l'Assyrie, dont elle bénéficie pour s'affirmer au Proche-Orient jusqu'à ce qu'une nouvelle puissance vienne balayer ses ambitions retrouvées. Lorsque les troupes d'Assurbanipal rentrèrent dans leur pays après avoir soumis l'Égypte, de graves difficultés s'étaient amoncelées sur l'Assyrie. Les frontières orientales étaient menacées par les Élamites et les Manéens et celles du nord par les Cimmériens, contre lesquels Gygès, roi de Lydie allié à Psammétique Ier, menait un combat désespéré. Psammétique Ier profita de l'affrontement entre l'Élam et l'Assyrie de 653 pour secouer le joug d'Assurbanipal et chasser les garnisons assyriennes jusqu'à Asdod en Palestine. Assurbanipal était alors en train de supporter les conséquences de la politique successorale d'Assarhaddon. À Suse, en effet, un roi Te-Umman avait pris le pouvoir, chassant les héritiers du trône qui s'étaient réfugiés auprès des Assyriens. Te-Umman attaque Akkad, mais Assurbanipal le vainc et donne ses possessions aux princes exilés. Ceux-ci entreprennent alors de trahir Assurbanipal au profit de son frère, Shamash-shum-ukîn, que le partage prononcé autrefois par Assarhaddon entre lui et Assurbanipal était loin de satisfaire. Il avait gagné à sa cause une bonne partie des Syriens et des Arabes. Assurbanipal fait le blocus de son frère dans Babylone et répartit ses forces entre le front élamite, où il joue sur la division des princes qui n'arrivent pas à se partager le pouvoir de leur père, et les révoltes plus ou moins larvées de l'Ouest. Cette stratégie se révèle payante : en 648, Shamash-shum-ukîn périt dans l'incendie de Babylone, et, deux ans plus tard, Suse tombe à son tour. Assurbanipal, qui a entre-temps soumis les Nabatéens et achevé de réduire en esclavage la Phénicie, est au sommet de la puissance. Et pourtant... Une génération plus tard, Ninive est en flammes et il ne reste plus rien d'un empire moins solide qu'il n'y paraissait : l'Égypte avait retrouvé son indépendance, la Phénicie, dépouillée du commerce maritime par les Grecs, n'offrait plus le riche débouché d'autrefois sur la Méditerranée, les Nabatéens étaient aussi peu sûrs que leur désert. Quant à l'Élam ravagé, il n'était pas d'un grand secours, et l'on comprend que Cyrus Ier se soit réjoui de la chute de Suse. Babylone ne rêve que de vengeance, et, au-delà du Zagros, Scythes et Mèdes n'attendent que le premier signe de faiblesse pour fondre sur Ninive.
C'est la mort d'Assurbanipal en 627 qui déclenche le processus de l'effondrement assyrien : jusqu'en 612 ses fils se disputent le pouvoir. Le roi de Chaldée, Nabopolassar, met à profit ces luttes intestines qui épuisent l'Assyrie pour s'emparer d'Uruk en 626, puis de Sippar et de Babylone. Il se fait proclamer roi de Babylonie, qu'il contrôle complètement en 616. Entre-temps, dans les années 629-627, les Scythes fondent sur l'Assyrie et s'avancent en Asie Mineure jusqu'au sud de la Palestine où Psammétique Ier les arrête, à la hauteur d'Asdod, si l'on en croit du moins Hérodote. Il est probable qu'il ne s'agissait pas d'une véritable invasion, mais seulement de quelques éléments avancés. Ils font toutefois prendre conscience à Psammétique du danger que représenterait un effondrement total de l'Assyrie, qu'il voit fortement menacée autant par les Chaldéens que par les Mèdes. Il décide donc d'intervenir aux côtés des Assyriens contre Nabopolassar une première fois en 616. L'aide de l'Égypte n'empêche pas la défaite des Assyriens qui se produit en deux temps. En 625, Cyaxare fait l'unité des tribus scythes et perses et se lance à la conquête de l'Assyrie où il pénètre en 615. L'année suivante, il essaie en vain de prendre Ninive, mais Assur tombe entre ses mains. Nabopolassar le rejoint pour la curée, et les deux rois s'entendent sur le dos du vaincu. Forts de leur nouvelle alliance, ils reviennent en 612 et font le siège de Ninive pendant trois mois. La ville est prise et détruite, l'héritier du trône mis à mort. Un officier s'enfuit, prend le pouvoir sous le nom d'Assur-Uballit II et se réfugie loin à l'ouest, aux marches du royaume : à Harran, à proximité de l'actuelle frontière syro-turque, où des troupes égyptiennes viennent le soutenir.
Proche-Orient et Méditerranée
Nous sommes en 610. Psammétique Ier meurt, laissant à son fils Nékao II le soin de continuer son œuvre. Celui-ci tient les engagements de l'Égypte vis-à-vis de ce qui reste du royaume légitime d'Assyrie : les Mèdes et les Babyloniens prennent Harran; l'année suivante, en 609, les Égyptiens parviennent à repasser l'Euphrate derrière lequel ils s'étaient réfugiés, mais ne peuvent reprendre Harran. La ville restera aux mains des Mèdes, qui envisageaient peut-être d'en faire la base de nouvelles conquêtes vers l'Ouest. Nékao II profite du vide que laisse la disparition des Assyriens en Syro-Palestine : il saisit l'occasion que lui offre l'expédition de 609/608 contre Harran pour mettre la main sur la Palestine. Il défait Josias qui tentait de lui barrer la route à Megiddo. Il intervient alors dans le royaume d'Israël et destitue Joachaz, le fils de Josias qui était monté sur le trône à la mort de son père. Il le remplace par son fils Elyaqim, qui régnera sous le nom de Joiaqîm (2 R23,29-35). Jérusalem paye tribut à l'Égypte, et Nékao II garde le contrôle de la Syrie, au moins jusqu'à Karkémish, pendant à peu près quatre ans, le temps nécessaire aux Chaldéens pour s'organiser. Après la chute de Ninive, ils restaient maîtres du terrain avec les Mèdes. Ces derniers se contentent comme dépouilles des montagnes de l'Élam, laissant aux Babyloniens la Susiane et l'Assyrie. Nabopolassar ne s'installe pas dans l'Assyrie dévastée et passe la fin de son règne à reconstituer ses forces. En revanche, il envoie son fils Nabuchodonozor reprendre en main les affaires de Syrie, où Nékao II n'arrive pas à asseoir par une victoire vraiment décisive son autorité. Il remporte pourtant des succès, forçant les Chaldéens à se réfugier à l'est de l'Euphrate et étendant son influence jusqu'à Sidon. Mais la domination égyptienne sur la Syrie est fragile : elle ne repose que sur des alliances passées sous la contrainte, comme celle imposée à Jérusalem. Nabuchodonozor s'empare de Karkémish, où les troupes égyptiennes avaient hiverné, au printemps 605 et poursuit les fuyards jusqu'à Hamath où il les anéantit.
Les Égyptiens bénéficient d'un répit : Nabopolassar meurt. Nabuchodonozor doit rentrer à Babylone pour s'assurer du pouvoir. Il monte sur le trône au mois de septembre 605 et revient l'année suivante pour percevoir en personne le tribut que Damas, Tyr, Sidon et Jérusalem paient à contrecœur. Le roi d'Askalon se révolte, mais les appels au secours qu'il lance à Pharaon restent vains. Celui-ci peut tout au plus repousser une attaque des Babyloniens contre sa frontière orientale en 601. Il parvient à reprendre Gaza. Les Égyptiens ne dépasseront plus cette limite jusqu'à la fin du règne de Nékao II, qui tourne désormais ses ambitions vers d'autres buts.
Il poursuit la politique d'ouverture vers le monde grec, encourageant l'installation dans le pays de colons venus avec les mercenaires ioniens et cherchant à créer, chose nouvelle, une flotte égyptienne capable de rivaliser avec ses concurrents aussi bien en Méditerranée qu'en mer Rouge. À cette fin, il fait commencer dans le Ouadi Toumilât de grands travaux qui auraient employé 120000 ouvriers, afin d'aménager un canal reliant la Méditerranée à la mer Rouge. La création de cette nouvelle voie commerciale nécessita celle d'un centre de transit pour les caravanes : Nékao II fonda une ville, « la demeure d'Atoum de Tjékou », Tjékou étant le nom de la région du Ouadi Toumilât, en égyptien Per-Temou (Tjékou), aujourd'hui Tell el-Maskouta, à une quinzaine de kilomètres à l'ouest d'Ismaïlia.
La phonétisation du mot a fait que la tradition identifie cette ville à la Pithôm biblique, à tort comme l'ont montré des fouilles récentes. La fondation du site remonte bien, en effet, à Nékao II, mais son histoire postérieure prête à confusion. La ville suit les heurs et malheurs du canal auquel elle est liée. Cela lui vaut d'être restaurée et remodelée chaque fois que celui-ci est réparé et remis en service : Darius Ier, puis les Nectanébo, Ptolémée II et, enfin, Hadrien y travaillent... Les Nectanébo, en particulier, embellissent la ville à l'aide de monuments de Ramsès II provenant de Pi-Ramsès, ce qui a longtemps contribué à entretenir l'identification de Tell el-Maskouta avec Pithôm.
Ouahibrê Nékao II fait donc construire une flotte qui ne concurrence peut-être pas réellement celles de ses rivaux, mais a, entre autres heureux résultats, celui d'ouvrir la voie à un périple africain que réussissent les marins phéniciens auxquels il fait appel, et qui restera comme l'un des hauts faits de son règne — peut-être même le seul haut fait de son règne, car il ne laisse pas un bon souvenir, ni à ses contemporains ni aux générations suivantes, malgré une prospérité certaine, dont ses successeurs vont tirer le bénéfice. Lorsqu'il meurt en 595, il laisse un fils et trois filles. Son fils règne sous le nom de Néferibrê Psammétique II, peu de temps puisqu'il meurt en 589, mais en déployant une énergie qui confirme le parallélisme qu'il affirmait lui-même avec son grand-père. La brièveté de son règne ne permet pas de dire si son action sur le plan intérieur aurait été l'égale de celle de Psammétique Ier. Il fait adopter la fille qu'il a eue de la reine Takhout, Ankhnesnéferibrê, « Néferibrê vit pour elle », par la Divine Adoratrice Nitocris, qu'elle remplacera en 584. Elle restera en fonction jusqu'à la conquête perse en 525, maintenant à Thèbes une administration saïte dont on peut retracer le faste grâce aux magnifiques tombes que les Majordomes d'Amon Chéchonq fils d'Harsiesis (TT 27) et Padineïth (TT 197) se sont fait aménager dans l'Assassif.
Le souci de grandeur de Psammétique II se manifeste surtout à l'extérieur du pays. Il semble avoir eu à cœur de compenser les effets négatifs de la politique étrangère de son père. S'il ne fait pas grand-chose de la flotte constituée par celui-ci, il essaie de se réintroduire dans les affaires de Judée. Le semi-échec des Chaldéens contre l'Égypte en 601 avait en effet donné des idées à Joiaqîn qui rompt avec Babylone l'année suivante. En 598, son fils Joiakîm lui succède, mais pas pour longtemps : en mars 597, Nabuchodonozor II prend Jérusalem, pille le Temple, déporte le roi à Babylone avec l'essentiel de sa Cour et fait couronner à sa place son oncle Sédécias. Joiakîn restera plus de trente-sept ans à la Cour de Babylone, et cette absence entretiendra la division entre ses partisans et ceux de Sédécias dans les deux capitales. Dès les premières années du règne de Sédécias, l'Égypte pousse Jérusalem à la rébellion. Elle n'est probablement pas étrangère à la conférence antibabylonienne qui s'y tient en 594. En 591, Psammétique II entreprend jusqu'à Byblos une tournée pacifique qu'il célèbre à son retour comme une campagne traditionnelle. Cette démonstration de force encourage Sédécias à une révolte dont les conséquences seront catastrophiques pour Jérusalem.
L'année précédente, Psammétique II avait engagé les hostilités avec le pays de Kouch où Anlamani avait fondé le deuxième royaume de Napata. Il brisait ainsi un état de paix établi depuis Tantamani. L'armée égyptienne atteignit Pnoubs sur la Troisième Cataracte et peut-être même Napata. Curieusement, Psammétique II n'exploite pas sa victoire et ses troupes, parmi lesquelles se trouvent de nombreux mercenaires cariens qui laissent au passage leur nom à Abou Simbel, se retirent jusqu'à la Première Cataracte. Éléphantine reste la frontière méridionale de l'Égypte, tandis que la zone entre Éléphantine et Takompso, le Dodékaschoène, devient une sorte de no man's land entre la Nubie et l'Égypte. Les raisons de cette campagne sont obscures : les textes officiels la présentent comme une pacification rendue nécessaire par une révolte des Kouchites qui n'a manifestement d'autre réalité que celle de la phraséologie traditionnelle. Elle est suivie par une vague de martelage des monuments des souverains éthiopiens en Égypte, un peu comme si Psammétique II voulait effacer par cette damnatio memoriae l'existence même des anciens adversaires de sa lignée. Il s'attaque aussi au souvenir de Nékao II, pour des raisons probablement plus sérieuses que les échecs militaires, d'ailleurs relatifs, essuyés par les Égyptiens face aux Chaldéens, mais que l'on ne s'explique pas.
La présence grecque
Psammétique II meurt en février 589, avant que sa politique proche-orientale ait porté ses fruits. Son fils, Khaâibrê Apriès, doit immédiatement faire face à la situation provoquée par la révolte de Sédécias, à laquelle il participe ainsi que la Phénicie. Nabuchodonozor II marche sur Jérusalem, devant laquelle il met le siège pendant deux ans. Il s'assure également le contrôle de la Phénicie en prenant Sidon. Il échoue cependant devant Tyr qu'Apriès ravitaille par mer, prouvant ainsi l'efficacité de sa nouvelle flotte qui permettra à Tyr de résister... jusqu'en 573 ! Sur terre, en revanche, les Égyptiens sont moins heureux : ils tentent de se porter au secours de Sédécias, mais doivent battre en retraite. Jérusalem tombe en 587. Sédécias, en fuite, est capturé à Jéricho. Nabuchodonozor II fait un exemple terrible : Sédécias voit son fils mis à mort, puis, les yeux crevés, est emmené captif. Le parti de la guerre ne se tient pas pour battu : les partisans de Jérémie assassinent le gouverneur babylonien installé par le vainqueur puis s'enfuient avec leur chef en Égypte avant que ne s'abatte la répression en 582.
Apriès n'en a pas fini avec la guerre : la garnison d'Éléphantine se révolte en apprenant la défaite égyptienne face à Nabuchodonozor II. Le général Neshor parvient à réprimer la mutinerie, mais c'est le signe avant-coureur des troubles qui vont marquer la fin du règne. En 570, Apriès est appelé au secours par son allié libyen, le prince Adikran de Cyrène, qui est aux prises avec des envahisseurs doriens. Il envoie des mercenaires, ses Makimoi..., qui se font battre. Au retour de cette expédition désastreuse, des affrontements éclatent entre les Makimoi et les Grecs d'Égypte. Ils dégénèrent en guerre civile entre forces nationales et mercenaires grecs et cariens. Les Égyptiens proclament roi le général Amasis qui s'était couvert de gloire dans l'expédition contre les Kouchites. Apriès, réduit à ses seules troupes de mercenaires, affronte Amasis à Momemphis à la fin de 570 : il y est tué et Amasis transporte sa dépouille à Saïs, où il lui rend les honneurs funèbres. Nabuchodonozor II profite de ces troubles pour tenter une invasion de l'Égypte en 568, mais Amasis parvient à l'arrêter.
Porté au pouvoir par les forces nationalistes, Amasis ne peut pas se tenir à l'écart des affaires grecques pour autant, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. À l'intérieur, il trouve une solution au problème grec et carien en adoptant une politique qui lui permet de supprimer les divers foyers étrangers disséminés dans le Nord. Hérodote rapporte qu'il concentre ces étrangers dans la ville de Naucratis, au sud-est de la future Alexandrie. Les fouilles récentes du site ont confirmé cette concentration à Naucratis, où des colons étaient déjà installés depuis le règne de Psammétique Ier. Amasis leur accorde des privilèges économiques et commerciaux importants. Il reconnaît à la cité le statut de comptoir autonome, doté de ses propres lieux de culte. Cette économie « de comptoirs », qui connaîtra des ramifications jusque dans l'Égypte moderne, fonde la prospérité de toute la région et contribue fortement à celle du pays tout entier, qui atteint sous son règne un sommet. On considère généralement que la population de l'Égypte comptait alors 7,5 millions d'habitants, un chiffre énorme à l'échelle de la Méditerranée si l'on songe que l'Égypte contemporaine ne dépassera les 8 millions qu'au XIXe siècle ! La tradition garde d'Amasis le souvenir d'un souverain à la fois débonnaire et bon vivant autant que législateur avisé. Malheureusement, les conquérants perses ont effacé le souvenir de son œuvre sur presque tous les monuments qu'il a édifiés. Il fait montre de ces qualités également en restant en bons termes avec le monde grec. Des succès militaires remportés sur certaines villes de Chypre lui permettent d'avoir à son service la puissante flotte de l'île. Il l'utilise pour commercer dans la Méditerranée et se faire des alliés contre la puissance grandissante des Perses, qui l'inquiète autant que ses partenaires grecs. Il conclut un pacte d'alliance avec Crésus, le légendaire roi de Lydie, et Polycrate, le tyran de Samos. Il s'entend aussi avec l'ennemi d'hier, Babylone, qui soutient également Crésus. Mais en 546 la Lydie tombe devant Cyrus II, et, sept ans plus tard, c'est le tour de Babylone. Les alliés les plus sûrs paraissent encore — à tort — les cités grecques, dont Amasis cultive l'amitié par des mesures qui font de lui le plus philhellène des pharaons. Il va jusqu'à financer la reconstruction du temple d'Apollon à Delphes après l'incendie qui le ravage en 548...
Mais toutes ces démarches ne sauraient empêcher ce qui paraît de plus en plus inéluctable : la reconstitution par les Perses, désormais maîtres de l'Asie Mineure, d'un empire encore plus puissant que celui qu'édifièrent jadis les Assyriens. Les seuls qui puissent s'opposer à eux, ce sont les Grecs, protégés par la mer et des techniques militaires dont les dernières batailles ont montré l'efficacité. L'Egypte ne fait plus que subir les événements, qui désormais se précipitent. La mort de Cyrus II en 529 retarde un instant l'invasion de l'Égypte. À la mort d'Amasis, en 526, Psammétique III monte sur un trône qui vacille déjà. À Suse, Cambyse II a succédé à Cyrus II. Il marche sur l'Égypte au printemps 525 et anéantit l'armée de Psammétique III à Péluse. Le roi se réfugie dans Memphis qui se trouve une fois de plus être le dernier bastion de la résistance. La ville est prise. Psammétique s'échappe encore, parvient à rassembler quelques ultimes forces avant d'être capturé et emmené, chargé de chaînes, à Suse. L'Égypte devient une province de l'empire achéménide. Elle aura encore quelques sursauts d'indépendance dans les presque deux siècles qui suivent, mais ce ne sera à chaque fois qu'à l'occasion d'une courte vacance de pouvoir entre deux envahisseurs.
L'ouverture sur le monde extérieur
Éthiopiens et Saïtes n'ont gouverné l'Égypte que pendant environ deux siècles, inégalement partagés entre les uns et les autres. Sous le règne des premiers, elle a retrouvé une forme d'unité nationale, fragile il est vrai et adaptée à la nouvelle répartition du pouvoir entre des rivaux qui avaient chacun le droit de prétendre à une certaine légitimité. Les Libyens étaient, dans une certaine mesure, les héritiers d'un trône que les descendants des Ramsès avaient laissé échapper; les Éthiopiens étaient aussi fondés à rechercher dans un passé plus lointain les sources de la monarchie : n'étaient-ils pas nés de cet empire voulu par Amon? Entre les deux, Thèbes avait définitivement perdu l'initiative, à la fois sur le plan politique et religieux. Saïtes et Éthiopiens se sont d'ailleurs entendus sur le maintien de l'institution de la Divine Adoratrice, seule capable de désamorcer un conflit toujours latent.
Le principal bénéficiaire de ces affrontements qu'accentuent encore les Assyriens en installant le pouvoir saïte — à preuve les ultimes proscriptions de Psammétique II contre les Éthiopiens presque un siècle après l'effondrement de la monarchie kouchite —, c'est Memphis. Elle redevient la capitale politique, comme aux premiers temps de l'Histoire. Ce retour a valeur d'archétype : il fonde à nouveau la monarchie sur les anciennes valeurs et s'accompagne d'une recherche religieuse, littéraire et artistique qui tranche avec le monde nouveau auquel s'ouvre le pays en accueillant sur son sol les récents maîtres de la Méditerranée. Nous avons vu que les Égyptiens
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Fig. 166
Tombeau de Pétoubastis à Moussawaga (oasis de Dakhla), détail du mur nord. Peinture sur enduit.
ont, dans un premier mouvement qui leur restera naturel jusqu'à aujourd'hui, d'abord accepté l'apport venu de l'extérieur et essayé d'assimiler les nouvelles valeurs, comme ils l'avaient déjà fait auparavant de celles venues d'Asie. Ils ont ainsi jeté les bases d'une société qui va combiner dans les siècles qui suivent ce qui est compatible dans les deux cultures : on peut penser à l'étrange tombeau de Pétorisis à Touna el-Gebel, aux peintures de Moussawaga dans la lointaine oasis de Dakhla, ou aux surprenantes micro-cultures qui s'établiront sur le limes romain, présentant, comme à Douch dans l'oasis de Kharga, un étrange panachage de thèmes égyptiens, grecs, juifs et orientaux... Mais en même temps, ils ont trouvé dans les valeurs nationales redécouvertes de quoi opposer à la volonté de ceux qui rappelaient par certains côtés les cuisants souvenirs de l'invasion assyrienne. C'est sans doute l'une des raisons qui font que l'époque saïte restera un modèle de la grandeur passée de l'Égypte, un refuge des valeurs traditionnelles vers lequel se tourner quand le joug du nouvel occupant sera trop lourd.