CHAPITRE XIV
La conquête éthiopienne
Lorsque la Nubie s'était séparée de l'Égypte au
moment du partage des dépouilles des Ramsès, un royaume indépendant
était né à proximité de la Quatrième Cataracte. Son existence n'est
vraiment attestée qu'au début du VIIIe
siècle avant notre ère. On manque de renseignements sur l'état de
la Nubie à l'époque immédiatement antérieure, mais il est probable
que l'expédition menée par Chéchonq Ier
au sud d'Assouan à peu près un siècle après la révolte du vice-roi
Panéhésy (Kitchen : 1986, 293) fut le dernier acte d'autorité des
Égyptiens sur la Basse-Nubie, ou une tentative ultime de
reconquête. Quoi qu'il en soit, la Nubie, profondément égyptianisée
par les pharaons du Nouvel Empire, connaît une évolution propre,
loin de l'ancien suzerain. Le temple d'Amon du Gebel Barkal devient
un foyer religieux intense, autour duquel se constitue une lignée
locale dont les chefs se font enterrer dans la nécropole voisine
d'El-Kourrou. Au fil des générations, le clergé local d'Amon prend
sur eux une emprise dont on mesure l'impact à leur égyptianisation
progressive. Lorsqu'ils finissent par se constituer en dynastie,
ils adoptent tous les aspects du pouvoir pharaonique, jusques et y
compris une stricte orthodoxie amonienne, tout droit tirée du fonds
mis en place par Thoutmosis III.
Le premier souverain dont on connaisse le nom est
Alara, qui serait le septième de la dynastie. Celui qui est attesté
le premier directement est son frère Kachta. En accordant à Alara
une vingtaine d'années de règne et en plaçant le début de celui-ci
vers 780, cela suppose que la lignée se soit constituée au tournant
du Xe et du IXe siècle avant notre ère, après l'expédition de
Chéchonq Ier donc. On ne peut rien dire
d'Alara, en revanche, Kachta, « le Kouchite », est mieux connu. Il
monte sur le trône en 760 et achève probablement la conquête de la
Basse-Nubie, si tant est qu'Alara ne l'ait pas fait avant lui. Son
autorité s'étend au moins jusqu'à Assouan, puisqu'il y dédie une
stèle à Chnoum d'Éléphantine, sur laquelle il se donne une
titulature pharaonique, avec comme nom de couronnement Maâtrê.
Peut-être pousse-t-il jusqu'en Thébaïde (Kendall : 1982,9), à moins
que le contact direct ne s'établisse qu'à la génération
suivante.
Kachta a plusieurs enfants. Deux régneront :
Chabaka et avant lui Pi(ânkh)y, qui épouse la fille d'Alara,
confirmant ainsi la passation de pouvoir d'une génération à
l'autre. Il prend le pouvoir en 747 et continue l'expansion vers le
Nord pendant les dix premières années de son règne. Il prend Thèbes
sous sa protection et fait en sorte que sa sœur Aménardis soit
adoptée par Chépénoupet Ire comme
Divine Adoratrice : Aménardis Ire
inaugure la mainmise des Éthiopiens sur Karnak en recueillant
l'héritage d'Osorkon III. Une inscription du Ouadi Gâsus indique
que la succession est effective « en l'an 19 » du roi ayant
l'éponymie à Thèbes, correspondant à « l'an 12 » probablement de
Pi(ânkh)y : la correspondance doit donc se faire avec l'an 19 de
Ioupout II, soit 736 av. J.-C. On peut considérer qu'à cette date,
les Éthiopiens dominent toute la Haute-Égypte au moins jusqu'à
Thèbes et probablement même plus au sud, puisque lors de sa
conquête Pi(ânkh)y reprochera aux rois d'Hermopolis et
d'Hérakléopolis de l'avoir trahi.
XXIVe DYNASTIE | XXVe DYNASTIE | |
---|---|---|
747-716 | Pi(ânkh)y | |
727-720 | Tefnakht | |
720-715 | Bocchoris | |
716-702 | Chabaka | |
XXVIe DYNASTIE | ||
702-690 | Chabataka | |
690-664 | Taharqa | |
672-664 | Nékao Ier | |
664- | Psammétique Ier | Tantamani |
-656 | fin de la domination éthiopienne | |
610-595 | Nékao II | |
595-589 | Psammétique II | |
589-570 | Apriès | |
570-526 | Amasis | |
526-525 | Psammétique III |
Tableau chronologique des XXIVe, XXVe et
XXVIe dynasties.
Face à la montée du pouvoir éthiopien en Thébaïde,
Tefnakht, l'entreprenant roi de Saïs, rassemble les royaumes du
Nord et gagne à sa cause Hérakléopolis et Hermopolis. Fort de ces
appuis, il entreprend de conquérir le Sud. Pi(ânkh)y intervient à
son tour et défait les coalisés. Il relate ces combats sur une
stèle monumentale qu'il fait afficher dans le temple d'Amon du
Gebel Barkal, où un officier de Saïd Pacha la retrouva en 1862. Ce
texte n'est pas un compte rendu militaire à proprement parler mais
un décret confirmant le pouvoir de Pi(ânkh)y sur la Haute et la
Basse-Égypte après une conquête qui est présentée comme une
croisade menée par un pharaon qui avait déjà autorité sur le pays
contre des rebelles à l'ordre prescrit par Amon. C'est dire qu'il
ne s'agit pas d'un témoignage historique, mais d'une œuvre
apparentée à la tradition classique du « récit royal », tout
empreinte d'une phraséologie directement inspirée par les sources
littéraires de la bibliothèque du temple du Gebel Barkal. Pi(ânkh)y
en avait certainement fait afficher une copie dans les grands
sanctuaires égyptiens : celui de Karnak et probablement celui de
Memphis. Elles ne nous sont pas parvenues.
Pi(ânkh)y apprend en l'an 21 les agissements de
Tefnakht. Un premier rapport de ses troupes stationnées en Égypte
probablement depuis 736 le met au courant de la fédération des rois
et princes du Nord sous l'autorité de celui-ci. Il ne réagit pas et
les laisse remonter vers le Sud jusqu'à ce qu'ils s'emparent
d'Hérakléopolis. Il ordonne alors au contingent éthiopien de
Thébaïde de bloquer leur avance dans le 15e nome et envoie un corps expéditionnaire pour les
renforcer :
« Alors Sa Majesté manda aux comtes et généraux
qui étaient en Égypte, au capitaine Pouarma, au capitaine
Lamerskeny et à tout capitaine de Sa Majesté se trouvant en Égypte
: " Avancez en ligne de bataille, engagez le combat, encerclez-le,
assiégez-le ! Capturez ses gens, son bétail, ses navires sur le
fleuve ! Empêchez les cultivateurs d'aller aux champs, empêchez les
laboureurs de labourer ! Faites le siège du nome du Lièvre et
combattez contre lui chaque jour ! "
« Ainsi firent-ils. Alors Sa Majesté envoya une
armée en Égypte en lui prescrivant vivement : " Ne foncez pas dans
la nuit comme au jeu, mais combattez quand vous voyez et engagez
contre lui le combat de loin ! " S'il dit : " Attendez l'infanterie
et la charrerie d'une autre cité ! " — alors attendez que vienne
son armée et combattez quand il le dira. Si en outre ses alliés
sont dans une autre cité, faites qu'on les attende : ces comtes
qu'il a peut-être amenés comme alliés, ses gardes du corps libyens,
faites que soit engagé le combat d'abord contre eux. Dites : " Toi
— car nous ne savons à qui nous adresser en passant en revue
l'armée —, harnache le meilleur coursier de ton écurie et mets-toi
en ligne de bataille ! Tu sauras ainsi que c'est Amon le dieu qui
nous envoie ! "
« Quand vous arriverez dans Thèbes, devant
Ipet-sout, entrez dans l'eau,
purifiez-vous dans le fleuve, habillez-vous de lin pur; posez
l'arc, déposez la flèche ; ne vous vantez pas d'être maîtres de
puissance devant celui sans l'assentiment de qui le brave est sans
puissance : il fait du faible un fort, de sorte que la multitude
tourne les talons devant le petit nombre, qu'un seul homme
l'emporte sur mille ! Aspergez-vous de l'eau de ses autels. Baisez
le sol devant lui et dites-lui : " Montre-nous le chemin, que nous
combattions à l'ombre de ta puissance ! Les recrues que tu as
envoyées, que vienne leur combat victorieux, et devant elles la
multitude sera saisie d'effroi ! " » (Stèle de
la Victoire, 8-14).
Les troupes éthiopiennes bloquent les coalisés
dans Hérakléopolis et les forcent à engager le combat. Défaits, les
hommes de Tefnakht se réfugient dans Hermopolis, devant laquelle
les Éthiopiens mettent le siège. Pi(ânkh)y décide que le moment est
venu de se rendre personnellement sur le théâtre des opérations. Il
prend le temps de célébrer au passage la fête du Nouvel An et la
fête d'Opet à Karnak, autant pour mettre en valeur le mandat d'Amon
que pour affaiblir les assiégés en faisant durer le siège. Pendant
ce temps, ses troupes ravagent la Moyenne-Égypte. Il arrive devant
Hermopolis, dont le roi Nimlot se soumet, livrant sa ville au
conquérant. Peftjaouaouibastet d'Hérakléopolis fait alors aussi sa
soumission sans attendre que Pi(ânkh)y prenne sa ville et reconnaît
la suzeraineté du roi dans un discours émaillé de citations
littéraires :
« Salut à toi, Horus, roi puissant, taureau qui
combats les taureaux ! La Dat s'est emparée de moi, et je suis
submergé dans les ténèbres. Puisse l'éclat de ton visage m'être
donné! Je n'ai pas trouvé de partisan le jour critique, qui fût là
le jour du combat : toi seul, ô roi puissant, tu as chassé les
ténèbres de sur moi ! Je serai ton serviteur avec mes biens,
Nennesout payant impôt à ton administration. Tu es assurément
Horakhty qui est à la tête des Impérissables : tant qu'il sera, tu
seras roi ; de même qu'il ne périt pas, tu ne périras pas, ô roi de
Haute et Basse-Égypte Pi(ânkh)y, — qu'il vive à jamais ! »
(Stèle de la Victoire, 71-76).
Pi(ânkh)y s'avance ensuite vers le nord. Il
s'empare sans coup férir de la forteresse construite jadis par
Osorkon Ier pour contrôler l'accès du
Fayoum, reçoit la soumission de Meïdoum et Licht et arrive devant
Memphis où se sont retranchés les coalisés. Il y met le siège et
s'empare de la ville à l'aide de machines de guerre. En apprenant
la chute de Memphis, le reste des coalisés vient se soumettre.
Pi(ânkh)y peut se rendre à Héliopolis où il célèbre le culte de Rê
selon le rite traditionnel, renouvelant ainsi son propre
couronnement :
« Sa Majesté se dirigea vers le pavillon qui est à
l'ouest de Ity : on accomplit Sa purification, on La purifie dans
le lac de Qebeh, on lave Son visage dans le fleuve de Noun où Rê
lava son visage.
« Sa Majesté se dirigea vers la Colline de Sable
d'Héliopolis : offrir un grand sacrifice sur la Colline de Sable
d'Héliopolis face à Rê quand il se lève, consistant en bœufs
blancs, lait, myrrhe, encens et toutes essences au doux
parfum.
« Sa Majesté se dirigea solennellement vers le
Domaine de Rê : entrer dans le temple au milieu de grandes
acclamations, le prêtre-lecteur adorant le dieu — repousser les
ennemis du roi, accomplir les rites de la per-douat, nouer le bandeau royal. On La purifie
avec l'encens et l'eau : on Lui présente les guirlandes du Château
du Benben et on Lui apporte les onguents-ânkhou. Elle monte l'escalier qui mène au
Grand Balcon pour voir Rê-dans-le-Château-du-Benben.
« Le roi en personne se tint seul, — briser le
sceau du verrou, ouvrir les deux battants de la porte et voir Son
père Rê dans le saint Château du Benben, la barque du matin de Rê
et la barque du soir d'Atoum. — Fermer les deux battants de la
porte, appliquer l'argile et le sceller du propre sceau du roi, et
faire aux prêtres cette recommandation : " J'ai mis en place, moi,
le sceau : que personne d'autre n'y ait accès parmi tous les rois
qui pourraient se déclarer ! "
« Ils se mirent à plat ventre devant Sa Majesté et
dirent : " Stable et durable, puisse Horus aimé d'Héliopolis ne pas
périr ! " Entrer dans la demeure d'Atoum et présenter la myrrhe à
Son père Atoum-Khepri, Chef d'Héliopolis. »
(Stèle de la Victoire, 101-106).
Afin que l'aspect jubilaire de la cérémonie soit
complet, Osorkon IV de Tanis vient adorer le roi. Le prince Pétisis
d'Athribis fait alors hommage de ses biens à Pi(ânkh)y, imité par
les principaux coalisés, dont le texte dresse une liste exhaustive.
Un seul manque : Tefnakht qui s'est enfui de Memphis avant la prise
de la ville et, maintenant réfugié dans les marches du Nord, tente
de refaire ses forces. Il envoie au conquérant une ambassade
habile, tout empreinte de la phraséologie traditionnelle. Le
résultat de sa démarche sera un statu
quo entre les deux rois :
« Le cœur de Ta Majesté n'est-il pas apaisé de ce
que tu m'as fait ? Je suis certes un misérable, mais ne me châtie
pas à proportion de mon crime, pesant avec la balance, jugeant avec
les poids ! Tu peux me le tripler, mais épargne la graine : tu la
récolteras en son temps ; n'arrache pas l'arbre jusqu'à ses racines
! Par ton ka, la crainte de toi est dans mon ventre, la peur de toi
dans mes os ! Je ne me suis pas assis dans la maison de la bière,
ni n'ai entendu jouer de la harpe, mais je n'ai mangé que le pain
de la faim et bu l'eau de la soif depuis le jour où tu as entendu
mon nom. La douleur est dans mes os : je suis nu-tête, mes
vêtements en haillons, jusqu'à ce que Neith me pardonne. Longue est
la course que tu m'as infligée, me poursuivant toujours : serai-je
un jour libéré ? Lave ton serviteur de sa faute. Que mes biens
aillent au Trésor : or et toutes pierres précieuses, et aussi la
fleur de mes chevaux, avec tout leur équipement. Envoie-moi un
ambassadeur promptement, pour qu'il écarte la peur de mon cœur et
que je me rende au temple devant lui, afin de me purifier par un
serment divin. »
« Sa Majesté envoya le prêtre-lecteur en chef
Pétéamon(neb)nesout-taoui et le général Pouarma; il lui remit en
présent argent, or, des tissus et toutes pierres précieuses. Il se
rendit alors au temple, adora le dieu et se purifia par un serment
divin : " Je ne transgresserai pas le décret royal, je ne
négligerai pas les ordres de Sa Majesté. Je n'accomplirai pas
d'action blâmable contre un comte à son insu. J'agirai conformément
aux ordres du roi, sans transgresser ce qu'il a décrété. " Alors Sa
Majesté se déclara d'accord. » (Stèle de la Victoire,
130-140.)
Fort de cette soumission de principe, Pi(ânkh)y
confirme les quatre rois, Ioupout II de Léontopolis,
Peftjaouaouibastet d'Hérakléopolis, Osorkon IV de Tanis et Nimlot
d'Hermopolis dans leurs villes, mais, ne voulant sans doute pas
trop accorder aux descendants libyens des anciens pharaons, il
reconnaît le dernier seul comme interlocuteur valable :
« Quand la terre s'éclaira sur un nouveau jour,
les deux souverains du Sud et les deux souverains du Nord portant
l'uraeus vinrent baiser le sol devant la puissance de Sa Majesté.
Donc, ces rois et comtes du Nord vinrent contempler la splendeur de
Sa Majesté, leurs jambes tremblant comme des jambes de femmes ;
mais ils n'entrèrent pas dans la demeure royale, car ils étaient
incirconcis et mangeaient du poisson, — ce qui est une abomination
pour la demeure royale. Le roi Nimlot, lui, entra dans la demeure
royale, car il était en état de pureté et ne mangeait pas de
poisson : trois restèrent dehors, un seul entra dans la demeure
royale.
« On chargea alors des navires d'argent, d'or, de
cuivre, de linges, de tous les biens du Nord, de tous les trésors
de Syrie, de toutes les essences d'Arabie. Sa Majesté fit voile
vers le Sud, le cœur dilaté, le rivage, de chaque côté, était en
jubilation ; l'Ouest et l'Est, apprenant la nouvelle, entonnent au
passage de Sa Majesté ce chant d'allégresse : " Ô prince puissant,
prince puissant, Pi(ânkh)y, ô prince puissant ! Tu t'avances après
avoir dominé le Nord, tu transformes les taureaux en femelles !
Heureux le cœur de la mère qui t'a enfanté et celui de l'homme dont
la semence est en toi ! Ceux qui sont dans la Vallée l'acclament,
elle, la vache qui a enfanté un taureau. Puisses-tu exister pour
l'éternité, ta puissance être durable, ô prince aimé de Thèbes ! ".
» (Stèle de la Victoire,
147-159).
Rentré à Napata, il développe sa capitale et
agrandit le temple consacré jadis à Amon de la « Montagne Pure »,
le Gebel Barkal, par Thoutmosis III, et dont le dernier état datait
de Ramsès II (B 500).
Il restaure le sanctuaire, dont il refait le mur
d'enceinte. Il construit ensuite en avant une salle hypostyle,
qu'il clôt par un deuxième pylône. Il ajoute enfin à cet ensemble
une nouvelle cour, à péristyle, fermée par un nouveau pylône et
précédée de criosphinx qu'il va chercher dans le temple d'Amenhotep
III à Soleb.
Le temple du Gebel Barkal devient ainsi une
réplique de celui de Karnak, et les souverains kouchites auront
chacun à cœur d'agrandir et d'embellir l'un et l'autre. Pi(ânkh)y
se fait ériger une pyramide dans la nécropole d'El-Kourrou, à
proximité de laquelle sont enterrées cinq de ses reines et deux de
ses filles. Le retour à la pyramide comme sépulture royale procède
du même choix idéologique d'orthodoxie, même si les pyramides
napatéennes sont assez éloignées du modèle memphite.
On peut s'interroger sur la raison du retour de
Pi(ânkh)y à Napata : si l'on en croit la Stèle
de la Victoire, sa mainmise sur le pays était totale et
définitive. Il semble qu'il ait préféré ne pas gouverner
personnellement l'Égypte, soit qu'il considérât que sa vraie
capitale était Napata, soit, plus probablement, que, conscient de
l'utilité d'un morcellement politique qu'il préserva soigneusement,
il ait préféré diviser pour régner, se contentant de contrôler
efficacement la Thébaïde et les pistes occidentales, au moins
jusqu'à l'oasis de Dakhla où il est attesté en l'an 24. Cette
stratégie semble d'ailleurs avoir donné des résultats en
Moyenne-Égypte, tant à Hermopolis qu'à Hérakléopolis. Pi(ânkh)y
lui-même indique les grandes lignes de sa politique sur une stèle,
trouvée elle aussi dans le temple du Gebel Barkal :
« Amon de Napata m'a donné de gouverner tous les
pays, de sorte que celui à qui je dis : " Sois roi ! " le soit, et
que celui à qui je dis : " Tu ne seras pas roi ! " ne le soit pas.
Amon de Thèbes m'a donné de gouverner l'Égypte, de sorte que celui
à qui je dis : " Sois couronné ! " se fait couronner, et que celui
à qui je dis : " Ne sois pas couronné ! " ne se fait pas couronner.
Quiconque à qui j'accorde ma protection ne risque pas de voir sa
ville prise, en tout cas pas de mon fait ! Les dieux peuvent faire
un roi, les hommes peuvent faire un roi : moi, c'est Amon qui m'a
fait! » (Grimal : 1986, 217-218).
Cela ne l'empêche pas de souligner sur les
monuments qu'il fait édifier ou décorer son rôle d'unificateur de
l'Égypte. Il est l'Horus Sémataoui, «
Qui a unifié les Deux Terres », ou « Qui a pacifié ses Deux Terres
», « Taureau de ses Deux Terres », « Couronné dans Thèbes ». Il se
réclame des deux grands modèles que lui suggèrent les monuments de
Nubie : Thoutmosis III, dont il reprend le nom de couronnement,
Menkhéperrê, et Ramsès II, Ousirmaâtrê. Cette domination semble
admise à Thèbes, où Chépénoupet Ire et
Aménardis Ire exercent ensemble leur
pontificat.
Dans le Nord, en revanche, les limites de cette
politique apparaissent clairement. Tefnakht n'a pratiquement rien
perdu de son pouvoir, qui s'étend à nouveau sur tout l'ouest du
Delta, jusqu'à Memphis. Il se proclame roi, vers 720/719,
inaugurant la XXIVe dynastie
manéthonienne, dont le siège est à Saïs. Son règne ne dépasse pas
huit ans, au cours desquels il consolide sa position face à ses
deux voisins de Léontopolis et Tanis. Son fils Bakenrenef, le
Bocchoris de Manéthon, lui succède et proclame son autorité sur
tout le Nord. On ne possède pas assez d'éléments pour évaluer à sa
juste valeur ce royaume éphémère qui cédera devant Chabaka en 715,
mais il semblerait que les rois de Tanis-Bubastis comme ceux de
Léontopolis et les chefferies Mâ aient accepté cette suzeraineté,
qui ne devait d'ailleurs pas les engager à grand-chose. Bakenrenef
est attesté à Memphis d'où il gouvernait peut-être son
royaume.
La montée assyrienne
Paradoxalement, c'est Osorkon IV, le dernier
représentant de la XXIIe dynastie, qui
a perdu tout pouvoir sur le pays depuis longtemps, qui assume la
lourde tâche de représenter l'Égypte en Syro-Palestine où de graves
événements se préparent. Car l'Assyrie est sortie d'une longue
période de luttes intestines avec Tiglath-Phalazar III qui reprend
le pouvoir des mains d'Assur-Nirâri V en 745. Elle se trouve en
compétition avec un voisin plutôt remuant et actif, le royaume
d'Urartu, qui occupe à peu près la future Arménie et menace
directement l'Assyrie. Une course de vitesse s'engage entre les
deux puissances pour la possession du Nord syrien. Avec la même
méthode qu'il met à réorganiser son pays, Tiglath-Phalazar III
annexe le Nord-Ouest syrien et soumet la Phénicie à sa loi en 742.
Il lui interdit en particulier tout commerce avec les Philistins et
l'Égypte. Cette prise en main décide les roitelets du Croissant
fertile à composer avec lui : Karkémish, Damas et Israël
reconnaissent sa suzeraineté et lui paient tribut, ainsi que
d'autres peuples, parmi lesquels apparaissent pour la première fois
les Arabes.
Se croyant assuré de ses arrières vers la
Méditerranée, Tiglath-Phalazar III se retourne contre Urartu, après
avoir fait une sévère incursion en Iran. Mais Tyr et Sidon, privées
de leur débouché commercial vers l'Égypte, s'agitent. Gaza et
Askalon organisent, peut-être pour les mêmes raisons, une coalition
de Palestine et Transjordanie que les Assyriens écrasent en 734. En
732, ils prennent prétexte de la lutte qui continue d'opposer Juda
et Israël, allié à Damas, pour intervenir à nouveau.
Tiglath-Phalazar annexe Damas et razzie Israël : Osée, qui vient de
monter sur le trône de Samarie, se soumet... en apparence du moins.
Il prend contact avec « Sô, le roi d'Égypte » (2R 17,4). Cette
petite phrase a été comprise de deux façons différentes. Les uns
ont voulu y voir une faute du texte hébreu et ont compris « Saïs »
: Osée aurait alors fait appel à Tefnakht, ainsi désigné par
métonymie. Les dates concordent : la révolte d'Osée contre
l'Assyrie doit se situer vers 727/726, puisque le roi d'Assyrie le
capture, mettant ainsi fin à son règne qui a duré neuf ans, et
prend Samarie après trois ans de siège. La capture d'Osée
intervient au plus tard en 724 et la prise de Samarie en 722/721.
Le roi d'Assyrie est alors Salmanazar V, qui a succédé à son père
en 726. Si la chronologie se met bien en place, il y a peu de
chances que le pharaon auquel Osée demande son appui soit Tefnakht
: rien n'indique qu'il puisse représenter l'Égypte pour la Cour
d'Israël, pour qui l'interlocuteur traditionnel, mentionné
couramment dans les autres Livres, est Tanis, que sa position
géographique met d'ailleurs naturellement en relation avec la
Syro-Palestine. De plus, cette interprétation repose sur une
correction inutile du texte, « Sô » pouvant être compris comme une
abréviation du nom d'Osorkon IV (Kitchen : 1986, 551).
Le résultat de la prise de Samarie a été un
nouveau renversement des alliances en Transjordanie. Dans les
années qui suivent, les Égyptiens renouent avec les ennemis d'hier,
les Philistins, qui semblent les plus à même de faire pièce à la
menace assyrienne de plus en plus proche de l'Égypte. L'Assyrie
elle-même est encore empêtrée dans des troubles internes :
Salmanazar V est renversé par le représentant d'une autre branche
de la famille royale, qui prend le nom de Sargon, « le roi légitime
». Sargon II doit faire face à une autre coalition, qui réunit sur
sa frontière méridionale deux ennemis dont l'hostilité réciproque,
quasiment atavique, est fondée sur trois millénaires de haine
mutuelle, l'Élam et la Babylonie. Ensemble, ils parviennent à
secouer le joug assyrien en 720. Cette année n'était décidément pas
faste pour Sargon II : le souverain de Hamath pousse à la révolte
Damas, et Hanouna, le roi de Gaza, se soulève avec l'aide d'un
corps expéditionnaire égyptien commandé par un général Raia. Mais
là les Assyriens restent maîtres du terrain : Hamath est
définitivement inclus dans leur empire, Gaza et Raphia ravagées et
Hanouna écorché vif.
Vers 716, nouvelle intervention assyrienne en
Transjordanie. Cette fois, les Assyriens atteignent, El-Arich : ils
ne sont plus séparés de la frontière orientale de l'Égypte que par
Silé. Osorkon IV choisit la diplomatie et envoie en présent à
Sargon II « douze grands chevaux d'Égypte, qui n'ont pas leur égal
dans le pays ».
716 est aussi une année-charnière pour la
politique intérieure de l'Égypte. Pi(ânkh)y meurt après un long
règne de trente et un ans et se fait enterrer à Napata en compagnie
de deux de ces fameux coursiers d'Égypte qu'il aimait tant et qui
faisaient l'admiration de Sargon II. Son frère Chabaka monte sur le
trône et décide d'assumer en personne le gouvernement de la Vallée.
En 715, c'est-à-dire dès sa deuxième année de règne, il est à
Memphis où il restaure le tombeau des Apis. Il met fin au règne de
Bakenrenef, assure sa mainmise sur les oasis et le désert
occidental, installe peut-être un gouverneur éthiopien à Saïs et
prend le contrôle de tout le Nord. On en possède une confirmation
directe par un nouvel épisode des affaires de Transjordanie. Iamâni
prend le pouvoir dans la ville philistine
d'Asdod, au nord d'Askalon, et se révolte contre l'Assyrie. Sargon
II envoie des troupes qui reprennent Asdod. Iamâni parvient à
s'enfuir et se réfugie chez ses alliés égyptiens. Du moins les
croit-il ses alliés. Les sources assyriennes nous apprennent que «
le Pharaon d'Égypte — pays qui appartient désormais à Kouch »
extrada le rebelle, « le chargea de chaînes, d'entraves et de
bandes de fer ». Ce pharaon ne peut être que Chabaka, qui choisit
de ne pas risquer un affrontement avec Sargon II, même s'il ne
pouvait pas voir d'un bon œil tomber le dernier tampon qui le
séparait de lui. Chabaka alla peut-être jusqu'à conclure un accord
diplomatique, voire un traité avec l'Assyrie (Kitchen : 1986,
380).

Fig. 161. Tableau sommaire des forces en présence
au Proche-Orient

Chabaka suit la ligne politique inaugurée par
Pi(ânkh)y, celle du retour aux valeurs traditionnelles. Il ne se
contente pas d'adopter comme nom de couronnement Néferkarê. Il va
réellement puiser dans les sources de la théologie de l'Ancien
Empire. De son règne date la rédaction du Drame memphite ou Document de théologie memphite :
la copie sur pierre d'un papyrus « mangé aux vers » que nous avons
évoquée plus haut. Ce texte ainsi que ceux qui émaneront, tout au
long de la période éthiopienne, des temples du Gebel Barkal et de
Kawa montre la profondeur de la réflexion engagée par les
intellectuels au service de ces rois, qui n'hésitent pas à aller
chercher jusqu'à l'époque d'Ounas les thèmes décoratifs dont ils
ornent les murs des temples afin de retrouver les fondements mêmes
d'un pouvoir dont ils se font les champions. Une fois de plus, ce
sont les monuments d'éternité qui gardent la trace de cette
politique, et Chabaka manifeste très activement son souci des dieux
: à Athribis, Memphis, Abydos, Dendara, Esna, Edfou, et surtout
bien sûr Thèbes. Il construit sur les deux rives, ce qui ne s'était
plus vu depuis longtemps : à Medinet Habou, il agrandit le temple
de la XVIIIe dynastie, pendant que sa
sœur, la Divine Adoratrice Aménardis Ire, se fait bâtir une chapelle et une tombe dans
l'enceinte du temple. Sur la rive droite, il travaille à Louxor et
surtout à Karnak, où il fait édifier ce que l'on appelle le «
trésor de Chabaka », entre l'Akh-menou
et le mur nord d'enceinte d'Ipet-sout
(fig. 142), agrandit l'accès au temple de
Ptah-au-sud-de-son-mur, travaille probablement à proximité du futur
édifice de Taharqa du lac et dans l'enceinte de Montou. Le
souverain éthiopien ne se contente pas d'être présent à Thèbes par
ses monuments. Il restaure la fonction de Grand Prêtre d'Amon,
tombée en désuétude, pour y installer son fils Horemakhet, qui ne
conserve que le pouvoir spirituel, le temporel restant aux mains de
la Divine Adoratrice.
Chabaka meurt en 702 après quinze ans de règne et
se fait enterrer comme son frère à El-Kourrou, lui aussi accompagné
de chevaux. Le pouvoir revient alors aux enfants de Pi(ânkh)y,
Chabataka, puis Taharqa. Djedka(ou)rê Chabataka monte le premier
sur le trône, peut-être après une corégence de deux ans avec
Chabaka (Kitchen : 1986, 554-557), ce qui lui donnerait un total de
douze ans de règne. Il poursuit les travaux entrepris par son oncle
: à Memphis, Louxor et Karnak, où il construit une chapelle,
aujourd'hui conservée à Berlin, au sud-est du lac sacré et agrandit
la chapelle d'Osiris héqa-djet en
compagnie de son épouse la Divine Adoratrice Aménardis Ire. C'est sans doute sous son règne que, après la
mort de Chépénoupet Ire, leur fille
Chépénoupet II est adoptée par Aménardis Ire.
Le programme politique que Chabataka exprime dans
sa titulature diffère de celui de son oncle. Il reprend des grands
thèmes ramessides : Khâemouaset, « Couronné dans Thèbes », dans son
nom d'Horus, « À la grande autorité sur tous les pays » dans son
nom de nebty, ou « Au bras puissant quand il frappe les Neuf Arcs »
dans son nom d'Horus d'Or. Ce retour, en apparence surprenant, aux
valeurs impériales ramessides, trouve sans doute son explication
dans une volonté d'affirmation du pouvoir royal à la fois à
l'intérieur et à l'extérieur du pays. À Saïs, en effet, la
situation évolue. Ammeris, le « gouverneur » mis en place par les
Éthiopiens, meurt vers 695, et Stephinates, celui que l'on a appelé
Tefnakht II, lui succède de 695 à 688, maintenant la tradition de
Bakenrenef et préfigurant la future dynastie saïte.
En politique extérieure, Chabataka adopte une
attitude nettement plus agressive que celle de ses prédécesseurs.
Les concessions faites par Chabaka à Sargon II avaient valu à
l'Égypte une quinzaine d'années de répit, qui était aussi dû au
fait que la Palestine n'était plus capable de se soulever et que le
roi d'Assyrie était engagé dans d'autres combats, au cœur du
Zagros, contre Urartu. En 704, Sennacherib succède à Sargon II.
C'est l'occasion que saisissent les rois de Phénicie et Palestine
pour se soulever : Sidon, dirigée par le roi Loulê, Askalon par
Sidka, et Juda, gouvernée par Ézechias. Chabataka répond
favorablement à la demande d'aide que lui adresse Ézechias et
envoie un corps expéditionnaire commandé par son frère Taharqa, au
moment où Sennacherib marche sur Askalon après avoir chassé Loulê
de Sidon.
Askalon tombe et Sidka est envoyé en Assyrie. Les
coalisés rencontrent les troupes assyriennes au nord d'Asdod, à
Elteqeh, et se font battre. Sennacherib fait alors mouvement vers
Lakish et envoie
le gros de ses troupes mettre le siège devant Jérusalem. Ézechias
se soumet, sauvant ainsi sa ville. Sennacherib fait, dans la
harangue qu'il adresse à Ézechias pour demander sa soumission, un
portrait peu flatteur mais probablement assez réaliste de la
puissance de son allié égyptien :

1. Victoire assyrienne d'Elteqeh et marche sur
Jérusalem

2. Contre-offensive et retraite égyptienne
« Quelle est cette confiance sur laquelle tu te
reposes ? Tu t'imagines que paroles en l'air valent conseils et
vaillance pour faire la guerre. En qui donc mets-tu ta confiance
pour t'être révolté contre moi ? Voici que tu te fies au soutien de
ce roseau brisé, l'Égypte, qui pénètre et perce la main de qui
s'appuie sur lui. Tel est Pharaon, roi d'Égypte, pour tous ceux qui
se fient en lui. » (2R 18, 19-21.)
Pendant ces opérations, le « roseau brisé » tente
un mouvement en direction de Lakish. Les Assyriens marchent sur les
troupes égyptiennes, et Taharqa préfère se retirer en Égypte.
Sennacherib se retire à son tour, rappelé par les soucis de
Babylonie, sans parvenir à entrer en Égypte. La fin de son règne le
voit plus occupé de l'épineux problème élamite que de la
Syro-Palestine. En 689, poussé à bout par les révoltes conjointes
de l'Élam et de la Babylonie, il noie Babylone sous les eaux de
l'Euphrate et décide de se tourner à nouveau vers la Méditerranée.
Mais il est assassiné à Ninive en 681, et Assarhaddon conquiert le
pouvoir contre ses frères avant d'entreprendre la reconstruction de
Babylone. Les hostilités ne reprendront entre Assyriens et
Égyptiens qu'en 677/676.
Taharqa règne alors sur l'Égypte depuis la mort de
Chabataka, en 690. Contrairement à la pratique adoptée pour son
prédécesseur, il n'a pas été associé au trône du vivant de
Chabataka. Ses vingt-six années de gouvernement sont sans conteste
possible le moment le plus brillant de la période éthiopienne. Les
annales de son règne gardent, en particulier, le souvenir d'une
crue du Nil survenue en l'an 6, qui eût pu tourner à la
catastrophe, mais que l'aide divine rendit particulièrement
favorable et dont le roi a commémoré la venue par des inscriptions
parallèles déposées à Coptos, Matâna, Tanis et dans le temple de
Kawa en Nubie :
Ci-contre :
Fig. 162.
Mouvements des troupes de Sennachérib en 701 (d'après Kitchen :
1986, 384).
« Mon père Amon, seigneur des Trônes du Double
Pays, a fait pour moi quatre belles merveilles dans le courant
d'une seule année, la sixième de mon couronnement comme Roi (...),
quand fut venue une Inondation à entraîner les bestiaux, et qu'elle
eut submergé le pays tout entier (...), il m'a donné une campagne
belle dans toute son étendue, il a détruit les rongeurs et les
rampants qui s'y trouvaient, il
en a repoussé les déprédations des sauterelles et il n'a pas permis
que les vents du Sud la fauchent. J'ai pu ainsi faucher, pour le
Double Grenier, une moisson en quantité incalculable. » (Yoyotte
& Leclant, BIFAO 51, 1952, 22-23.)

Fig. 163. Plan général du site de Kawa (d'après
Macadam : 1949, pl. I).
La même année, il commence des travaux dans le
temple de Kawa, un autre sanctuaire nubien fondé à la
XVIIIe dynastie par Amenhotep III face
à Dongola, en plein pays Kerma. Déjà Chabaka et Chabataka avaient
repris le site, à l'abandon depuis Ramsès VII, mais Taharqa lui
redonne sa grandeur perdue. Peut-être saisit-il l'occasion pour
pratiquer un transfert déguisé d'opposants du Nord devenus plus
virulents depuis que Nékaouba (Nechepsos) a succédé à Tefnakht II
de Saïs ? Il déplace en effet des artisans memphites pour
reproduire dans le temple d'Amon de Gematon ainsi restauré des
reliefs empruntés aux grands temples funéraires de l'Ancien Empire
— ceux de Sahourê, de Niouserrê et de Pépi II principalement —,
poussé par le souci d'archaïsme que nous avons évoqué plus
haut.
Cette reconstruction, commémorée sur place par une
stèle datée elle aussi de l'an 6, fait du temple de Kawa le
deuxième grand sanctuaire des rois napatéens, qui le considéreront
par la suite comme l'un des principaux lieux de reconnaissance de
leur pouvoir. Taharqa construit sur la plupart des sites nubiens :
Napata d'abord, où il édifie un nouveau temple (B 300) et agrandit
celui d'Amon-Rê (B 500), Sanam Abou Dôm, non loin de Napata, où il
construit tout un temple sur le même plan que celui de Kawa, Méroë,
Semna, Qasr Ibrim, Bouhen... Il déploie la même activité à Thèbes :
il travaille à Medinet Habou et surtout à Karnak, dont il est un
des grands reconstructeurs. Nous avons déjà évoqué l'édifice du lac
sacré et le kiosque qu'il fait élever dans la première cour. Il
complète la présentation des accès du temple en faisant édifier des
colonnades semblables à celle de la première cour en avant de la
porte de Montou au nord, de la porte orientale, et de celle du
temple de Chonsou. Il consacre également avec Chépénoupet II une
chapelle osirienne... Ces travaux sont conduits par un personnage
particulièrement attachant, Montouemhat, « Prince de la Ville » et
quatrième prophète d'Amon. Lui et ses frères, installés par Taharqa
dans les principales charges pontificales, partagent le pouvoir sur
la Thébaïde avec la noblesse locale, que les Ethiopiens ont su se
concilier.
Mais les événements de Palestine viennent tout
remettre en question. Sidon se révolte contre les Assyriens :
Assarhaddon intervient en 677/676 et capture le roi de Sidon,
Abdi-Milkouti, déporte les habitants en Assyrie et fait du royaume
une province assyrienne à laquelle il donne une nouvelle capitale
qu'il baptise Kâr-Assarhaddon. Retenu de 676 à 674 au sud du Taurus
par des invasions de Scythes et de Cimmériens, le roi d'Assyrie
doit encore se garder des Mèdes et de ses voisins méridionaux qui
cherchent tous plus ou moins à secouer son joug. Parvenu à un
équilibre relatif sur ces fronts, il peut à nouveau porter ses
efforts contre l'Égypte, dont il sait qu'elle suscite en sous-main
l'hostilité des ports de la côte, frustrés de leur débouché
commercial avec elle par le pouvoir assyrien. Après une première
tentative sur le Ouadi El-Arich vers 677, il s'assure de la
neutralité des tribus arabes de la mer Morte. L'affrontement a lieu
vers 674, en l'an 17 de Taharqa, lorsqu'il marche sur Askalon
révoltée : les Assyriens doivent battre en retraite devant les
Égyptiens. Trois ans plus tard, en 671, un nouvel engagement tourne
à l'avantage d'Assarhaddon. Il défait Taharqa et prend Memphis,
dans laquelle il capture le prince héritier et divers membres de la
famille royale :
« J'assiégeai Mempi, sa résidence royale, et la
pris en une demi-journée au moyen de sapes, de brèches et
d'échelles d'assaut. Sa reine, les femmes de son palais,
Ourchanahourou, son " héritier apparent ", ses autres enfants, ses
possessions, ses chevaux innombrables, son bétail gros et petit, je
les emmenai en Assyrie comme butin. Tous les Kouchites, je les
déportai hors d'Égypte, n'en laissant aucun pour me rendre hommage.
Partout en Égypte, je nommai d'autres rois, des gouverneurs, des
officiers, des contrôleurs de ports, des fonctionnaires, du
personnel administratif... » (ANET, 293).
Taharqa se replie dans le Sud, dont il garde
apparemment le contrôle, tandis que les Assyriens favorisent ses
rivaux du Nord, au premier rang desquels se trouvent les Saïtes.
Après le départ des conquérants, l'Éthiopien fomente des troubles
dans le Nord qui conduisent Assarhaddon à intervenir à nouveau en
669. Celui-ci meurt en route pour l'Égypte, laissant le trône de
Ninive à son fils Assurbanipal, « le dieu Assur est le créateur du
fils », et celui de Babylone à son autre fils Shamash-shum-ukîn, «
le dieu Shamash a établi une lignée légitime ». Malgré la bonne
entente affirmée entre les deux royaumes, Assurbanipal ne reprend
pas tout de suite en personne le chemin de l'Égypte pour achever
l'œuvre de son père. Il préfère rester dans sa capitale et envoie
un corps expéditionnaire qui vainc Taharqa devant Memphis. Le
pharaon s'enfuit à Thèbes. Assurbanipal décide de le poursuivre. Il
adjoint à ses troupes des auxiliaires de Phénicie, Chypre, Syrie,
mais aussi des contingents venus des royaumes du Delta qui ont
choisi de coopérer avec lui contre le Kouchite. Les Assyriens
s'avancent profondément au sud de la Thébaïde, sans réussir à
mettre la main sur Taharqa qui a regagné son lointain royaume de
Napata. Ils reçoivent la soumission de la Haute-Égypte, y compris
des fonctionnaires éthiopiens comme Montouemhat, et assoient leur
autorité probablement jusqu'à Assouan.
Les Assyriens ne séjournent guère dans un pays
dont ils ne peuvent assurer directement l'administration, obligés
qu'ils sont de s'en remettre à leurs collaborateurs indigènes. À
peine ont-ils tourné les talons que les rois du Nord changent
d'attitude et font des ouvertures à Taharqa. La riposte
d'Assurbanipal est immédiate : il fait arrêter et exécuter les
principaux chefs à Saïs, Mendès et Péluse, déporter les autres à
Ninive où le même sort les attend. Il n'en épargne qu'un seul :
Nékao Ier, le roi de Saïs qui a succédé
en 672 à Nékaouba. Il le confirme dans son royaume et installe son
fils Psammétique, le futur Psammétique Ier, à la tête de l'ancien royaume d'Athribis. Les
Saïtes prennent ainsi le pouvoir avec l'appui et la reconnaissance
des envahisseurs.
Nous sommes en 665. L'année suivante, Taharqa
meurt à Napata, non sans avoir associé au trône, la dernière année,
son cousin Tantamani. Celui-ci décide de reprendre l'Égypte après
s'être fait confirmer dans sa royauté à Napata. Il relate cette
reconquête sur une stèle qu'il fait déposer dans le temple du Gebel
Barkal, comme le fit autrefois son grand-père Pi(ânkh)y, qu'il a
manifestement pris pour modèle. Le texte renouvelle la tradition du
songe prophétique que nous avons évoquée plus haut à propos de
Thoutmosis IV :
« L'année où elle fut couronnée roi, Sa Majesté
vit en rêve la nuit deux serpents, l'un à Sa droite, l'autre à Sa
gauche. Sa Majesté se réveilla et les chercha en vain. Sa Majesté
dit : " Pourquoi cela m'est-il arrivé ? " Alors, on Lui donna cette
explication : " Le pays du Sud t'appartient déjà. Conquiers le pays
du Nord ! Ce sont les deux Maîtresses qui sont apparues sur ta tête
pour te donner le pays dans sa longueur et sa largeur, sans
partage. " » (Stèle du Songe,
3-6.)
Le songe se réalise : Tantamani est couronné à
Napata et reconnu par Amon. Il commence alors une croisade qui
reproduit celle de Pi(ânkh)y : il descend à Éléphantine, où il
sacrifie à Chnoum. Puis il se rend à Thèbes, où il sacrifie à
Amon-Rê. Il navigue enfin vers Memphis qu'il prend d'assaut,
écrasant les « rebelles » du Nord. Il rend le culte à Ptah,
Ptah-Sokaris et Sekhmet et fait consacrer sa victoire à Napata par
une série d'embellissements et de dons au temple du Gebel Barkal
(Stèle du Songe, 18-24). Ce n'est qu'ensuite qu' « il redescend
combattre les chefs du Nord ». Sa campagne est d'autant plus
couronnée de succès que Nékao Ier a
manifestement péri dans les combats. Les chefs du Delta viennent en
ambassade faire leur soumission, présentée en leur nom par le
prince Peqrour de Pi-Soped (Saft El-Henneh) :
« Le prince et comte de la Demeure-de-Soped
Peqrour se leva pour parler et dit : " Tu peux tuer qui tu veux et
maintenir en vie qui tu veux sans que l'on puisse te faire le
moindre reproche qui touche à la justice ! " Ils reprirent alors
tous d'une voix : " Donne-nous la vie, ô maître de la vie, car il
n'y a pas de vie sans toi. Nous te serons soumis comme des humbles,
comme tu en as décidé la première fois, le jour où tu as été
couronné roi ! " » (Stèle du Songe,
36-38)
Le triomphe de Tantamani est de courte durée :
Assurbanipal envoie à nouveau ses armées contre l'Égypte en
664/663. Memphis est reprise, et Tantamani ne peut que se replier
sur Thèbes, poursuivi par les Assyriens, puis à Napata quand
ceux-ci envahissent la capitale d'Amon. Il se passe alors ce que
plus d'un millénaire et demi sans incursion étrangère semblait
avoir rendu inconcevable : Thèbes est mise à sac par les
envahisseurs, brûlée, ravagée, et tous les trésors accumulés par
des siècle de piété dans les temples pillés. Le sac de Thèbes
marque la fin de la domination éthiopienne, qui n'était d'ailleurs
plus que théorique : la précédente incursion des Assyriens avait
montré que Montouemhat et Chépénoupet II gouvernaient pour leur
propre compte la Thébaïde et ne se sentaient que bien peu
solidaires de Napata. Il sonne aussi le glas de tout un monde : le
mythe de l'inviolabilité des sanctuaires de Pharaon s'est écroulé
sous les coups d'un Orient barbare qui fait désormais trembler tous
les peuples, de l'Asie Mineure aux bords du Nil.
Après le sac de Thèbes et jusqu'à la fin du règne
de Tantamani, de 664 à 656, la situation reste indécise, reflétant
la profonde désorganisation politique du pays que masquait le
pouvoir fictif des Éthiopiens, qui ne s'appuyait, en réalité, que
sur trois centres : Napata, Thèbes et Memphis. Tantamani s'est
retiré à Napata où son pouvoir n'est remis en cause par personne.
Les Assyriens n'osent pas s'aventurer au sud d'Assouan, dans des
contrées qui leur sont encore plus étrangères que cette Égypte dont
ils ne connaissent ni la langue ni les coutumes. Les traces que
laisse Tantamani en Nubie sont minimes, mais les actes privés et
publics de Thèbes continuent d'être datés de son règne. À Thèbes
même, le pouvoir est toujours aux mains de Montouemhat, dont
l'autorité s'étend au plus d'Assouan au sud jusqu'au royaume
d'Hermopolis au nord, où règne un Nimlot, descendant de celui dont
le pouvoir a été confirmé par Pi(ânkh)y. Au demeurant, les
Assyriens ont clairement reproduit le découpage politique antérieur
à la conquête éthiopienne, au besoin en changeant les gouvernements
en place. C'est le cas à Hérakléopolis où les sources assyriennes
reconnaissent un autre roi que Pétisis, descendant « légitime » de
Peftjaouaouibastet.
Le royaume dominant dans le Delta est celui de
Saïs : il a ajouté au domaine constitué naguère par Tefnakht le
royaume d'Athribis confié par Assurbanipal au futur Psammétique
Ier après la révolte de 666-665. Les
anciennes chefferies libyennes, de Sébennytos à Pi-Soped, sont
restées aux mains des descendants des anciens adversaires de
Pi(ânkh)y. Le royaume tanite continue d'exister, avec une figure
qui deviendra légendaire : Pétoubastis II, qui faisait probablement
partie des rois exécutés par Assurbanipal. A l'époque
gréco-romaine, il devient le protagoniste d'un cycle épique connu
sous le nom de Geste de Pétoubastis par
plusieurs papyri démotiques. Cet ensemble est un curieux mélange de
genres, qui combine autour d'un thème proche de l'Iliade, celui du combat pour la possession des
dépouilles du héros, des faits historiques de l'époque de
l'anarchie libyenne et de la domination perse, dont on reconnaît
clairement les acteurs, et leur transposition mythique, à laquelle
se mêlent des thèmes traditionnels du roman grec.
À l'origine du cycle se trouve Inaros, l'opposant
légendaire à la domination d'Artaxerxès Ier, qui réussit à massacrer le satrape Achaimenes
avant d'être exécuté en 454. Un premier conte le montre luttant
contre un griffon venant de la mer Rouge. Le deuxième rapporte la
lutte qui oppose le fils de Pétoubastis et le Grand Prêtre d'Amon
pour la possession du bénéfice d'Amon.
Le troisième conte est le plus proche des luttes
politiques de la fin de l'époque éthiopienne. Inaros meurt : son
fils Pémou d'Héliopolis affronte un rival de Mendès pour la
possession de la cuirasse de son père. Le combat se passe sous le
règne de Pétoubastis et met en scène les grandes figures de
l'époque comme Peqrour de Pi-Soped. D'autres contes concluent le
cycle. Le plus célèbre est la lutte que conduit un autre fils
d'Inaros, Padikhonsou, contre la reine des Amazones en Assyrie,
avec laquelle il finit par s'allier pour conquérir les Indes avant
de revenir en Égypte...
Psammétique Ier et
la « renaissance » saïte
À la mort de Nékao Ier, Psammétique Ier a
été reconnu comme roi unique d'Égypte par les Assyriens, qui lui
confient l'administration du pays, à charge pour lui d'éviter toute
révolte. La tâche n'est pas si facile. Même s'il tient en main tout
le Delta occidental et les royaumes d'Athribis et Héliopolis, son
pouvoir n'est reconnu pendant les premières années d'un règne qu'il
fait partir de 664 que par deux des anciennes chefferies Mâ de
l'Est : celles de Sébennytos et de Bousiris, trop au contact de son
royaume pour lui résister longtemps. La soumission définitive des
autres souverains du Nord se produit vers 657, en l'an 8 de
Psammétique Ier. Celui-ci s'était déjà
attaché le prince d'Hérakléopolis Samtoutefnakht qui succède en
l'an 4 à Pétisis. Cet appui est capital, car il assure au roi de
Saïs le contrôle sur tout le trafic fluvial de la vallée et en même
temps sur le transit caravanier avec les oasis du désert occidental
et, au-delà, avec la Nubie et la Libye. C'est d'ailleurs
Samtoutefnakht qui va lui permettre de mettre la main sans coup
férir sur la Thébaïde. En mars 656, il accompagne à bord d'une
puissante escadre Nitocris, la fille que Psammétique Ier a eue de Méhytemousekhet, elle-même fille du
Grand Prêtre d'Héliopolis. Psammétique Ier la fait adopter par les Divines Adoratrices
alors en fonction, Chépénoupet II et Aménardis II, qui la dotent de
bénéfices en Haute-Égypte, acceptant ainsi en droit la domination
de fait du Nord. Montouemhat, qui n'est alors officiellement que
Quatrième Prophète d'Amon mais détient en réalité la plus haute
autorité sur Thèbes, accepte la suzeraineté de Psammétique
Ier : la domination des Éthiopiens, qui
se sont montrés incapables de résister aux envahisseurs assyriens,
est définitivement écartée. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître, Psammétique Ier, qui a été
mis en place par les Assyriens et dont la force repose pour
beaucoup sur les mercenaires grecs dont il a fait ses troupes
d'élite, passe pour le champion national de la réunification du
pays.
Mais si l'adoption de Nitocris, célébrée par de
grandes fêtes à Thèbes, consacre l'union du pays, cela ne veut pas
dire pour autant que Psammétique Ier
ait vaincu toute opposition : certains roitelets et princes du
Delta refusent de se soumettre et prennent le chemin de tous les
opposants du Nord depuis le Moyen Empire, celui de la Libye.
Psammétique Ier lève des troupes, fait
remarquable, par conscription dans les provinces réunifiées, et
marche vers l'ouest. Des bornes sur la route de Dahchour ont gardé
le souvenir de cette expédition victorieuse, à la suite de laquelle
le nouveau pharaon installe des garnisons sur les frontières
occidentale et orientale mais aussi au sud, à Éléphantine, qui
sépare désormais l'Égypte du royaume de Napata. Les troupes qu'il
met en place caractérisent assez bien l'une des assises de son
pouvoir en même temps que l'évolution des relations internationales
dans une Méditerranée qui vient d'être traversée par de grands
courants de populations. Ce sont des Grecs et des Cariens, qui
vendent leurs compétences militaires dans un Proche-Orient que les
luttes intestines rendent plein d'opportunités, des Nubiens et des
Libyens, les mercenaires traditionnels, mais aussi tous ceux que
les conquêtes assyriennes ont poussé sur les routes : Phéniciens,
Syriens ou Juifs, qui vont constituer une importante colonie à
Éléphantine. Les postes de commandement restent aux mains des
officiers Mâ de l'entourage du roi, mais ces nouvelles troupes
permettent d'écarter la vieille souche libyenne, qui ne demanderait
qu'à partager le pouvoir. Psammétique apporte d'ailleurs une autre
limitation aux chefferies du Nord en accueillant dans le Delta des
colonies de ces Grecs et Cariens qui l'ont aidé à dominer
l'Égypte.
Ainsi commence à se constituer une ouverture de
l'Égypte sur le monde extérieur qui va aller croissant pendant les
cinquante-quatre ans de son règne. Les commerçants arrivent en
effet sur les talons des militaires, et les relations diplomatiques
que l'Égypte entretient avec la Grèce ont une base essentiellement
économique : l'Égypte exporte des céréales, du papyrus, etc., et
accueille les premiers comptoirs milésiens qui s'installent à
l'embouchure de la branche bolbitine du Nil. C'est le début de
l'ascension de la corporation des interprètes égyptiens, qui vont
faire visiter aux intellectuels grecs les grands sanctuaires,
surtout ceux du Delta et, au premier rang, celui de Neïth de Saïs,
leur fournissant les éléments plus ou moins déformés qui leur
permettront de retracer l'histoire de cette vieille puissance quasi
mythique qui les fascine... L'Égypte entre petit à petit dans le
réseau des échanges qui s'intensifient, de l'Asie Mineure au monde
égéen et à l'écart duquel elle serait, de toute façon, bien en
peine de se maintenir.
Elle s'ouvre aux influences extérieures tant en
matière d'art que de techniques, mais sans renoncer aux valeurs
nationales. Bien au contraire. Psammétique Ier poursuit dans la voie inaugurée par les
Éthiopiens en accentuant la présentation « nationaliste » du retour
aux sources de l'Ancien et du Moyen Empire de façon à faire
contraste avec l'invasion assyrienne et peut-être aussi avec la
présence des étrangers qui sont de plus en plus nombreux dans le
pays, et avec lesquels les rapports ne seront pas toujours sans
nuages pendant la période saïte. Il radicalise la pensée religieuse
en affichant une recherche constante de la pureté originelle, au
moins de la situation antérieure aux influences asiatiques. C'est
ce qui ressort des proscriptions qui touchent sous son règne les
cultes non égyptiens, au nombre desquels on place celui de Seth, en
qui on ne voit plus le patron des rois conquérants de la
XIXe dynastie mais seulement celui des
Hyksôs. Elles se doublent d'un ritualisme parfois étroit dont même
la Bible se fait l'écho (Gn 42,32).
Sous son règne comme pendant toute la période
saïte et perse, le culte des hypostases animales connaît un grand
développement. Il fait, en particulier, agrandir, en l'an 52, le
Sérapeum de Memphis. On pense que cette nécropole des taureaux
Apis, en qui Rê était censé s'incarner, a été fondée par Amenhotep
III. A vrai dire, cette datation est purement aporétique : on n'a
simplement retrouvé aucune sépulture antérieure à Amenhotep III.
Les galeries souterraines de Saqqara sont sans doute encore loin
d'avoir révélé tous leurs secrets, comme l'a montré la redécouverte
récente des « petits souterrains » aménagés à l'époque de Ramsès II
par le prince Khâemouaset... Psammétique Ier à son tour agrandit cette nécropole en y
ajoutant ce que l'on appelle les « grands souterrains », faisant
ainsi d'elle l'un des monuments les plus imposants d'Égypte.
Chaque taureau y était enterré dans un caveau
propre, desservi par une galerie de 3 m de large sur 5,5 de haut,
et ce sur environ 350 m. Les caveaux, creusés en contrebas de la
galerie, consistent en une excavation de 8 m sous plafond, au
centre de laquelle trône un énorme sarcophage de syénite aux
dimensions de l'Apis et pesant en moyenne plus de 60 tonnes. Lors
de l'enterrement, le caveau était scellé et une stèle y était
apposée, dont le rôle était de rappeler l'existence du dieu vivant.
Ce culte de l'Apis n'était pas le seul exemple d'adoration
d'animaux. Bien au contraire, les nécropoles voisines de chats ou
d'ibis témoignent du développement de ce courant de la religion à
la Basse Époque.
Le culte de l'Apis apporte un témoignage
intéressant sur cette évolution de la religion qui a si fortement
frappé les voyageurs grecs contemporains. Il fournit également une
aide précieuse pour l'établissement d'une chronologie précise. En
tant qu'hypostase divine, en effet, l'Apis possédait son éponymie
propre, parallèle à celle du pharaon en exercice. Les stèles que
nous venons d'évoquer fournissent, pour le couronnement et la mort
de l'Apis une correspondance entre les dates de l'un et de l'autre.
Elles viennent ainsi confirmer les durées des règnes en servant de
point d'accrochage à la documentation livrée par la prosopographie
locale, datée aussi bien d'après l'Apis que d'après le roi. La
nécropole des Apis seule a échappé à la destruction. Les
installations cultuelles, qui devaient occuper une grande place
au-dessus des galeries et au milieu desquels le prince Khâemouaset
s'était fait enterrer, n'ont pas été conservées — pas plus que
celles de l'Anubieion ou de l'Ibieion voisin. Seules les sources
documentaires contemporaines permettent de se faire une idée de
l'importance et des richesses que réunissait le clergé chargé de
l'entretien du culte.

Portrait présumé de Montouemhat, Prince de la
Ville. Granit gris. H = 1,35 m. Fin de la XXVe dynastie. Le Caire, Musée égyptien.
L'influence propre des Saïtes se fait sentir dans
le fait que ce n'est plus Thèbes qui donne le ton en matière de
théologie ou d'art, mais la tradition memphite retrouvée. Elle
produit un renouveau archaïsant qui atteint son apogée dans les
tombes de certains grands dignitaires
comme Ibi (TT 36), le premier des majordomes connus de la Divine
Adoratrice Nitocris. Cette tendance est aussi sensible dans la
littérature, à travers la systématisation du récit royal dans le
style de la Stèle de la Victoire de Pi(ânkh)y et le maintien de la
langue classique dans les textes officiels. Le démotique, qui
devient à ce moment-là l'écriture vernaculaire au détriment du
hiératique « anormal », cantonné en Haute-Égypte, est réservé aux
écrits non littéraires. Il faudra attendre l'époque perse pour que
le démotique, et surtout l'état de la langue qu'il véhicule,
reçoive définitivement droit de cité dans la littérature.
Cette mise en ordre de la politique et de
l'économie du pays se fait aussi par le biais d'une réorganisation
administrative. Dans les premiers temps, Psammétique n'intervient
pratiquement pas dans le gouvernement de la Haute-Égypte. Puis il
prend progressivement des mesures qui lui permettent d'installer du
personnel lié aux intérêts de Saïs. Nous venons d'évoquer Ibi que
Nitocris prend comme Majordome, c'est-à-dire comme administrateur
de ses domaines, à Thèbes. Ses successeurs viendront également du
Nord. Du Nord encore vient le nouveau gouverneur d'Edfou et Elkab.
Les rois saïtes laissent en place les vieilles féodalités comme
celle d'Hérakléopolis, qui se maintiendra jusqu'à l'époque grecque,
et s'appuient sur elles pour faire respecter localement l'ordre
établi. Tout en conservant Saïs comme résidence et nécropole
royale, Psammétique Ier déplace la
capitale à Memphis qui retrouve son rôle de métropole politique et
administrative, même si, comme nous l'avons vu, elle avait su
garder au fil des siècles une certaine prééminence
théologique.
L'Égypte connaît sous les Saïtes un éclat et une
prospérité indiscutables, dont on retrouve la trace dans les riches
tombeaux que les nobles se font construire à Thèbes ou dans les
anciennes nécropoles memphites. Elle reste pour les pays de la
Méditerranée un État encore puissant avec lequel il faut compter.
Mais cette puissance et cette prospérité ne sont dues plus tant à
ses ressources propres qu'au déclin de l'Assyrie, dont elle
bénéficie pour s'affirmer au Proche-Orient jusqu'à ce qu'une
nouvelle puissance vienne balayer ses ambitions retrouvées. Lorsque
les troupes d'Assurbanipal rentrèrent dans leur pays après avoir
soumis l'Égypte, de graves difficultés s'étaient amoncelées sur
l'Assyrie. Les frontières orientales étaient menacées par les
Élamites et les Manéens et celles du nord par les Cimmériens,
contre lesquels Gygès, roi de Lydie allié à Psammétique
Ier, menait un combat désespéré.
Psammétique Ier profita de
l'affrontement entre l'Élam et l'Assyrie de 653 pour secouer le
joug d'Assurbanipal et chasser les garnisons assyriennes jusqu'à
Asdod en Palestine. Assurbanipal était alors en train de supporter
les conséquences de la politique successorale d'Assarhaddon. À
Suse, en effet, un roi Te-Umman avait pris le pouvoir, chassant les
héritiers du trône qui s'étaient réfugiés auprès des Assyriens.
Te-Umman attaque Akkad, mais Assurbanipal le vainc et donne ses
possessions aux princes exilés. Ceux-ci entreprennent alors de
trahir Assurbanipal au profit de son frère, Shamash-shum-ukîn, que
le partage prononcé autrefois par Assarhaddon entre lui et
Assurbanipal était loin de satisfaire. Il avait gagné à sa cause
une bonne partie des Syriens et des Arabes. Assurbanipal fait le
blocus de son frère dans Babylone et répartit ses forces entre le
front élamite, où il joue sur la division des princes qui
n'arrivent pas à se partager le pouvoir de leur père, et les
révoltes plus ou moins larvées de l'Ouest. Cette stratégie se
révèle payante : en 648, Shamash-shum-ukîn périt dans l'incendie de
Babylone, et, deux ans plus tard, Suse tombe à son tour.
Assurbanipal, qui a entre-temps soumis les Nabatéens et achevé de
réduire en esclavage la Phénicie, est au sommet de la puissance. Et
pourtant... Une génération plus tard, Ninive est en flammes et il
ne reste plus rien d'un empire moins solide qu'il n'y paraissait :
l'Égypte avait retrouvé son indépendance, la Phénicie, dépouillée
du commerce maritime par les Grecs, n'offrait plus le riche
débouché d'autrefois sur la Méditerranée, les Nabatéens étaient
aussi peu sûrs que leur désert. Quant à l'Élam ravagé, il n'était
pas d'un grand secours, et l'on comprend que Cyrus Ier se soit réjoui de la chute de Suse. Babylone ne
rêve que de vengeance, et, au-delà du Zagros, Scythes et Mèdes
n'attendent que le premier signe de faiblesse pour fondre sur
Ninive.
C'est la mort d'Assurbanipal en 627 qui déclenche
le processus de l'effondrement assyrien : jusqu'en 612 ses fils se
disputent le pouvoir. Le roi de Chaldée, Nabopolassar, met à profit
ces luttes intestines qui épuisent l'Assyrie pour s'emparer d'Uruk
en 626, puis de Sippar et de Babylone. Il se fait proclamer roi de
Babylonie, qu'il contrôle complètement en 616. Entre-temps, dans
les années 629-627, les Scythes fondent sur l'Assyrie et s'avancent
en Asie Mineure jusqu'au sud de la Palestine où Psammétique
Ier les arrête, à la hauteur d'Asdod,
si l'on en croit du moins Hérodote. Il est probable qu'il ne
s'agissait pas d'une véritable invasion, mais seulement de quelques
éléments avancés. Ils font toutefois prendre conscience à
Psammétique du danger que représenterait un effondrement total de
l'Assyrie, qu'il voit fortement menacée autant par les Chaldéens
que par les Mèdes. Il décide donc d'intervenir aux côtés des
Assyriens contre Nabopolassar une première fois en 616. L'aide de
l'Égypte n'empêche pas la défaite des Assyriens qui se produit en
deux temps. En 625, Cyaxare fait l'unité des tribus scythes et
perses et se lance à la conquête de l'Assyrie où il pénètre en 615.
L'année suivante, il essaie en vain de prendre Ninive, mais Assur
tombe entre ses mains. Nabopolassar le rejoint pour la curée, et
les deux rois s'entendent sur le dos du vaincu. Forts de leur
nouvelle alliance, ils reviennent en 612 et font le siège de Ninive
pendant trois mois. La ville est prise et détruite, l'héritier du
trône mis à mort. Un officier s'enfuit, prend le pouvoir sous le
nom d'Assur-Uballit II et se réfugie loin à l'ouest, aux marches du
royaume : à Harran, à proximité de l'actuelle frontière
syro-turque, où des troupes égyptiennes viennent le soutenir.
Proche-Orient et Méditerranée
Nous sommes en 610. Psammétique Ier meurt, laissant à son fils Nékao II le soin de
continuer son œuvre. Celui-ci tient les engagements de l'Égypte
vis-à-vis de ce qui reste du royaume légitime d'Assyrie : les Mèdes
et les Babyloniens prennent Harran; l'année suivante, en 609, les
Égyptiens parviennent à repasser l'Euphrate derrière lequel ils
s'étaient réfugiés, mais ne peuvent reprendre Harran. La ville
restera aux mains des Mèdes, qui envisageaient peut-être d'en faire
la base de nouvelles conquêtes vers l'Ouest. Nékao II profite du
vide que laisse la disparition des Assyriens en Syro-Palestine : il
saisit l'occasion que lui offre l'expédition de 609/608 contre
Harran pour mettre la main sur la Palestine. Il défait Josias qui
tentait de lui barrer la route à Megiddo. Il intervient alors dans
le royaume d'Israël et destitue Joachaz, le fils de Josias qui
était monté sur le trône à la mort de son père. Il le remplace par
son fils Elyaqim, qui régnera sous le nom de Joiaqîm (2 R23,29-35).
Jérusalem paye tribut à l'Égypte, et Nékao II garde le contrôle de
la Syrie, au moins jusqu'à Karkémish, pendant à peu près quatre
ans, le temps nécessaire aux Chaldéens pour s'organiser. Après la
chute de Ninive, ils restaient maîtres du terrain avec les Mèdes.
Ces derniers se contentent comme dépouilles des montagnes de
l'Élam, laissant aux Babyloniens la Susiane et l'Assyrie.
Nabopolassar ne s'installe pas dans l'Assyrie dévastée et passe la
fin de son règne à reconstituer ses forces. En revanche, il envoie
son fils Nabuchodonozor reprendre en main les affaires de Syrie, où
Nékao II n'arrive pas à asseoir par une victoire vraiment décisive
son autorité. Il remporte pourtant des succès, forçant les
Chaldéens à se réfugier à l'est de l'Euphrate et étendant son
influence jusqu'à Sidon. Mais la domination égyptienne sur la Syrie
est fragile : elle ne repose que sur des alliances passées sous la
contrainte, comme celle imposée à Jérusalem. Nabuchodonozor
s'empare de Karkémish, où les troupes égyptiennes avaient hiverné,
au printemps 605 et poursuit les fuyards jusqu'à Hamath où il les
anéantit.
Les Égyptiens bénéficient d'un répit :
Nabopolassar meurt. Nabuchodonozor doit rentrer à Babylone pour
s'assurer du pouvoir. Il monte sur le trône au mois de septembre
605 et revient l'année suivante pour percevoir en personne le
tribut que Damas, Tyr, Sidon et Jérusalem paient à contrecœur. Le
roi d'Askalon se révolte, mais les appels au secours qu'il lance à
Pharaon restent vains. Celui-ci peut tout au plus repousser une
attaque des Babyloniens contre sa frontière orientale en 601. Il
parvient à reprendre Gaza. Les Égyptiens ne dépasseront plus cette
limite jusqu'à la fin du règne de Nékao II, qui tourne désormais
ses ambitions vers d'autres buts.
Il poursuit la politique d'ouverture vers le monde
grec, encourageant l'installation dans le pays de colons venus avec
les mercenaires ioniens et cherchant à créer, chose nouvelle, une
flotte égyptienne capable de rivaliser avec ses concurrents aussi
bien en Méditerranée qu'en mer Rouge. À cette fin, il fait
commencer dans le Ouadi Toumilât de grands travaux qui auraient
employé 120000 ouvriers, afin d'aménager un canal reliant la
Méditerranée à la mer Rouge. La création de cette nouvelle voie
commerciale nécessita celle d'un centre de transit pour les
caravanes : Nékao II fonda une ville, « la demeure d'Atoum de
Tjékou », Tjékou étant le nom de la région du Ouadi Toumilât, en
égyptien Per-Temou (Tjékou),
aujourd'hui Tell el-Maskouta, à une quinzaine de kilomètres à
l'ouest d'Ismaïlia.
La phonétisation du mot a fait que la tradition
identifie cette ville à la Pithôm biblique, à tort comme l'ont
montré des fouilles récentes. La fondation du site remonte bien, en
effet, à Nékao II, mais son histoire postérieure prête à confusion.
La ville suit les heurs et malheurs du canal auquel elle est liée.
Cela lui vaut d'être restaurée et remodelée chaque fois que
celui-ci est réparé et remis en service : Darius Ier, puis les Nectanébo, Ptolémée II et, enfin,
Hadrien y travaillent... Les Nectanébo, en particulier,
embellissent la ville à l'aide de monuments de Ramsès II provenant
de Pi-Ramsès, ce qui a longtemps contribué à entretenir
l'identification de Tell el-Maskouta avec Pithôm.
Ouahibrê Nékao II fait donc construire une flotte
qui ne concurrence peut-être pas réellement celles de ses rivaux,
mais a, entre autres heureux résultats, celui d'ouvrir la voie à un
périple africain que réussissent les marins phéniciens auxquels il
fait appel, et qui restera comme l'un des hauts faits de son règne
— peut-être même le seul haut fait de son règne, car il ne laisse
pas un bon souvenir, ni à ses contemporains ni aux générations
suivantes, malgré une prospérité certaine, dont ses successeurs
vont tirer le bénéfice. Lorsqu'il meurt en 595, il laisse un fils
et trois filles. Son fils règne sous le nom de Néferibrê
Psammétique II, peu de temps puisqu'il meurt en 589, mais en
déployant une énergie qui confirme le parallélisme qu'il affirmait
lui-même avec son grand-père. La brièveté de son règne ne permet
pas de dire si son action sur le plan intérieur aurait été l'égale
de celle de Psammétique Ier. Il fait
adopter la fille qu'il a eue de la reine Takhout, Ankhnesnéferibrê,
« Néferibrê vit pour elle », par la Divine Adoratrice Nitocris,
qu'elle remplacera en 584. Elle restera en fonction jusqu'à la
conquête perse en 525, maintenant à Thèbes une administration saïte
dont on peut retracer le faste grâce aux magnifiques tombes que les
Majordomes d'Amon Chéchonq fils d'Harsiesis (TT 27) et Padineïth
(TT 197) se sont fait aménager dans l'Assassif.
Le souci de grandeur de Psammétique II se
manifeste surtout à l'extérieur du pays. Il semble avoir eu à cœur
de compenser les effets négatifs de la politique étrangère de son
père. S'il ne fait pas grand-chose de la flotte constituée par
celui-ci, il essaie de se réintroduire dans les affaires de Judée.
Le semi-échec des Chaldéens contre l'Égypte en 601 avait en effet
donné des idées à Joiaqîn qui rompt avec Babylone l'année suivante.
En 598, son fils Joiakîm lui succède, mais pas pour longtemps : en
mars 597, Nabuchodonozor II prend Jérusalem, pille le Temple,
déporte le roi à Babylone avec l'essentiel de sa Cour et fait
couronner à sa place son oncle Sédécias. Joiakîn restera plus de
trente-sept ans à la Cour de Babylone, et cette absence
entretiendra la division entre ses partisans et ceux de Sédécias
dans les deux capitales. Dès les premières années du règne de
Sédécias, l'Égypte pousse Jérusalem à la rébellion. Elle n'est
probablement pas étrangère à la conférence antibabylonienne qui s'y
tient en 594. En 591, Psammétique II entreprend jusqu'à Byblos une
tournée pacifique qu'il célèbre à son retour comme une campagne
traditionnelle. Cette démonstration de force encourage Sédécias à
une révolte dont les conséquences seront catastrophiques pour
Jérusalem.
L'année précédente, Psammétique II avait engagé
les hostilités avec le pays de Kouch où Anlamani avait fondé le
deuxième royaume de Napata. Il brisait ainsi un état de paix établi
depuis Tantamani. L'armée égyptienne atteignit Pnoubs sur la
Troisième Cataracte et peut-être même Napata. Curieusement,
Psammétique II n'exploite pas sa victoire et ses troupes, parmi
lesquelles se trouvent de nombreux mercenaires cariens qui laissent
au passage leur nom à Abou Simbel, se retirent jusqu'à la Première
Cataracte. Éléphantine reste la frontière méridionale de l'Égypte,
tandis que la zone entre Éléphantine et Takompso, le Dodékaschoène,
devient une sorte de no man's land entre la Nubie et l'Égypte. Les
raisons de cette campagne sont obscures : les textes officiels la
présentent comme une pacification rendue nécessaire par une révolte
des Kouchites qui n'a manifestement d'autre réalité que celle de la
phraséologie traditionnelle. Elle est suivie par une vague de
martelage des monuments des souverains éthiopiens en Égypte, un peu
comme si Psammétique II voulait effacer par cette damnatio memoriae l'existence même des anciens
adversaires de sa lignée. Il s'attaque aussi au souvenir de Nékao
II, pour des raisons probablement plus sérieuses que les échecs
militaires, d'ailleurs relatifs, essuyés par les Égyptiens face aux
Chaldéens, mais que l'on ne s'explique pas.
La présence grecque
Psammétique II meurt en février 589, avant que sa
politique proche-orientale ait porté ses fruits. Son fils, Khaâibrê
Apriès, doit immédiatement faire face à la situation provoquée par
la révolte de Sédécias, à laquelle il participe ainsi que la
Phénicie. Nabuchodonozor II marche sur Jérusalem, devant laquelle
il met le siège pendant deux ans. Il s'assure également le contrôle
de la Phénicie en prenant Sidon. Il échoue cependant devant Tyr
qu'Apriès ravitaille par mer, prouvant ainsi l'efficacité de sa
nouvelle flotte qui permettra à Tyr de résister... jusqu'en 573 !
Sur terre, en revanche, les Égyptiens sont moins heureux : ils
tentent de se porter au secours de Sédécias, mais doivent battre en
retraite. Jérusalem tombe en 587. Sédécias, en fuite, est capturé à
Jéricho. Nabuchodonozor II fait un exemple terrible : Sédécias voit
son fils mis à mort, puis, les yeux crevés, est emmené captif. Le
parti de la guerre ne se tient pas pour battu : les partisans de
Jérémie assassinent le gouverneur babylonien installé par le
vainqueur puis s'enfuient avec leur chef en Égypte avant que ne
s'abatte la répression en 582.
Apriès n'en a pas fini avec la guerre : la
garnison d'Éléphantine se révolte en apprenant la défaite
égyptienne face à Nabuchodonozor II. Le général Neshor parvient à
réprimer la mutinerie, mais c'est le signe avant-coureur des
troubles qui vont marquer la fin du règne. En 570, Apriès est
appelé au secours par son allié libyen, le prince Adikran de
Cyrène, qui est aux prises avec des envahisseurs doriens. Il envoie
des mercenaires, ses Makimoi..., qui se font battre. Au retour de
cette expédition désastreuse, des affrontements éclatent entre les
Makimoi et les Grecs d'Égypte. Ils dégénèrent en guerre civile
entre forces nationales et mercenaires grecs et cariens. Les
Égyptiens proclament roi le général Amasis qui s'était couvert de
gloire dans l'expédition contre les Kouchites. Apriès, réduit à ses
seules troupes de mercenaires, affronte Amasis à Momemphis à la fin
de 570 : il y est tué et Amasis transporte sa dépouille à Saïs, où
il lui rend les honneurs funèbres. Nabuchodonozor II profite de ces
troubles pour tenter une invasion de l'Égypte en 568, mais Amasis
parvient à l'arrêter.
Porté au pouvoir par les forces nationalistes,
Amasis ne peut pas se tenir à l'écart des affaires grecques pour
autant, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. À
l'intérieur, il trouve une solution au problème grec et carien en
adoptant une politique qui lui permet de supprimer les divers
foyers étrangers disséminés dans le Nord. Hérodote rapporte qu'il
concentre ces étrangers dans la ville de Naucratis, au sud-est de
la future Alexandrie. Les fouilles récentes du site ont confirmé
cette concentration à Naucratis, où des colons étaient déjà
installés depuis le règne de Psammétique Ier. Amasis leur accorde des privilèges économiques
et commerciaux importants. Il reconnaît à la cité le statut de
comptoir autonome, doté de ses propres lieux de culte. Cette
économie « de comptoirs », qui connaîtra des ramifications jusque
dans l'Égypte moderne, fonde la prospérité de toute la région et
contribue fortement à celle du pays tout entier, qui atteint sous
son règne un sommet. On considère généralement que la population de
l'Égypte comptait alors 7,5 millions d'habitants, un chiffre énorme
à l'échelle de la Méditerranée si l'on songe que l'Égypte
contemporaine ne dépassera les 8 millions qu'au XIXe siècle ! La tradition garde d'Amasis le souvenir
d'un souverain à la fois débonnaire et bon vivant autant que
législateur avisé. Malheureusement, les conquérants perses ont
effacé le souvenir de son œuvre sur presque tous les monuments
qu'il a édifiés. Il fait montre de ces qualités également en
restant en bons termes avec le monde grec. Des succès militaires
remportés sur certaines villes de Chypre lui permettent d'avoir à
son service la puissante flotte de l'île. Il l'utilise pour
commercer dans la Méditerranée et se faire des alliés contre la
puissance grandissante des Perses, qui l'inquiète autant que ses
partenaires grecs. Il conclut un pacte d'alliance avec Crésus, le
légendaire roi de Lydie, et Polycrate, le tyran de Samos. Il
s'entend aussi avec l'ennemi d'hier, Babylone, qui soutient
également Crésus. Mais en 546 la Lydie tombe devant Cyrus II, et,
sept ans plus tard, c'est le tour de Babylone. Les alliés les plus
sûrs paraissent encore — à tort — les cités grecques, dont Amasis
cultive l'amitié par des mesures qui font de lui le plus
philhellène des pharaons. Il va jusqu'à financer la reconstruction
du temple d'Apollon à Delphes après l'incendie qui le ravage en
548...
Mais toutes ces démarches ne sauraient empêcher ce
qui paraît de plus en plus inéluctable : la reconstitution par les
Perses, désormais maîtres de l'Asie Mineure, d'un empire encore
plus puissant que celui qu'édifièrent jadis les Assyriens. Les
seuls qui puissent s'opposer à eux, ce sont les Grecs, protégés par
la mer et des techniques militaires dont les dernières batailles
ont montré l'efficacité. L'Egypte ne fait plus que subir les
événements, qui désormais se précipitent. La mort de Cyrus II en
529 retarde un instant l'invasion de l'Égypte. À la mort d'Amasis,
en 526, Psammétique III monte sur un trône qui vacille déjà. À
Suse, Cambyse II a succédé à Cyrus II. Il marche sur l'Égypte au
printemps 525 et anéantit l'armée de Psammétique III à Péluse. Le
roi se réfugie dans Memphis qui se trouve une fois de plus être le
dernier bastion de la résistance. La ville est prise. Psammétique
s'échappe encore, parvient à rassembler quelques ultimes forces
avant d'être capturé et emmené, chargé de chaînes, à Suse. L'Égypte
devient une province de l'empire achéménide. Elle aura encore
quelques sursauts d'indépendance dans les presque deux siècles qui
suivent, mais ce ne sera à chaque fois qu'à l'occasion d'une courte
vacance de pouvoir entre deux envahisseurs.
L'ouverture sur le monde extérieur
Éthiopiens et Saïtes n'ont gouverné l'Égypte que
pendant environ deux siècles, inégalement partagés entre les uns et
les autres. Sous le règne des premiers, elle a retrouvé une forme
d'unité nationale, fragile il est vrai et adaptée à la nouvelle
répartition du pouvoir entre des rivaux qui avaient chacun le droit
de prétendre à une certaine légitimité. Les Libyens étaient, dans
une certaine mesure, les héritiers d'un trône que les descendants
des Ramsès avaient laissé échapper; les Éthiopiens étaient aussi
fondés à rechercher dans un passé plus lointain les sources de la
monarchie : n'étaient-ils pas nés de cet empire voulu par Amon?
Entre les deux, Thèbes avait définitivement perdu l'initiative, à
la fois sur le plan politique et religieux. Saïtes et Éthiopiens se
sont d'ailleurs entendus sur le maintien de l'institution de la
Divine Adoratrice, seule capable de désamorcer un conflit toujours
latent.
Le principal bénéficiaire de ces affrontements
qu'accentuent encore les Assyriens en installant le pouvoir saïte —
à preuve les ultimes proscriptions de Psammétique II contre les
Éthiopiens presque un siècle après l'effondrement de la monarchie
kouchite —, c'est Memphis. Elle redevient la capitale politique,
comme aux premiers temps de l'Histoire. Ce retour a valeur
d'archétype : il fonde à nouveau la monarchie sur les anciennes
valeurs et s'accompagne d'une recherche religieuse, littéraire et
artistique qui tranche avec le monde nouveau auquel s'ouvre le pays
en accueillant sur son sol les récents maîtres de la Méditerranée.
Nous avons vu que les Égyptiens
ont, dans un premier mouvement qui leur restera naturel jusqu'à
aujourd'hui, d'abord accepté l'apport venu de l'extérieur et essayé
d'assimiler les nouvelles valeurs, comme ils l'avaient déjà fait
auparavant de celles venues d'Asie. Ils ont ainsi jeté les bases
d'une société qui va combiner dans les siècles qui suivent ce qui
est compatible dans les deux cultures : on peut penser à l'étrange
tombeau de Pétorisis à Touna el-Gebel, aux peintures de Moussawaga
dans la lointaine oasis de Dakhla, ou aux surprenantes
micro-cultures qui s'établiront sur le limes romain, présentant, comme à Douch dans
l'oasis de Kharga, un étrange panachage de thèmes égyptiens, grecs,
juifs et orientaux... Mais en même temps, ils ont trouvé dans les
valeurs nationales redécouvertes de quoi opposer à la volonté de
ceux qui rappelaient par certains côtés les cuisants souvenirs de
l'invasion assyrienne. C'est sans doute l'une des raisons qui font
que l'époque saïte restera un modèle de la grandeur passée de
l'Égypte, un refuge des valeurs traditionnelles vers lequel se
tourner quand le joug du nouvel occupant sera trop lourd.

Tombeau de Pétoubastis à Moussawaga (oasis de
Dakhla), détail du mur nord. Peinture sur enduit.