CHAPITRE II
Religion et Histoire
Les emblèmes
La symbolique animale que ces documents associent aux étapes successives de la conquête témoigne d'une intégration immédiate du Mythe à l'Histoire. On a déduit une origine totémique de religion de l'existence dès l'époque prédynastique de ces emblèmes qui se perpétuent tout au long de la civilisation pour représenter les provinces composant le pays (Moret : 1923). Leur caractère symbolique est manifeste : un oryx sur un pavois, par exemple, représente la région de Béni Hassan, un lièvre la province voisine d'Achmounein, un dauphin celle de Mendès, etc. Il est tentant de voir là le résultat de la fédération d'un ensemble géographique ou tribal, réalisé autour d'une divinité dont l'emblème reproduit le symbole (flèches et bouclier de la déesse Neïth pour Saïs, sceptre-ouas pour Thèbes, reliquaire du chef d'Osiris pour Abydos), ou matérialisé par une structure politique (« Muraille Blanche » figurant l'enceinte de Memphis, ou « Terre de l'Arc » désignant la marche de Basse Nubie, ajoutée par voie de conquête au pays).
On a ainsi supposé que chacune de ces enseignes représentait la première étape de la constitution politique du pays : le groupe humain de base, quel qu'il ait été, s'identifie à son totem qui représentait la puissance divine dominant localement. Cette phase constitutive suppose une cosmologie qui rende un compte satisfaisant de la hiérarchie des puissances constatée de façon empirique. En d'autres termes, une fédération divine locale a dû se former autour d'un démiurge, qu'on retrouve dans des « familles » divines honorées dans chaque capitale de province. Le lieu de la fédération se constitue ainsi autour d'un espace sacré marqué par le temenos divin, auquel se superpose celui du pouvoir dont il est le fondement : la Muraille Blanche ou le Reliquaire d'Osiris.
La géographie religieuse a fixé ces canons en délimitant avec précision leur place dans l'ensemble dont ils sont devenus les parties et en leur reconnaissant localement une place décalquée sur le système universel dans lequel ils s'intègrent : chaque dieu se voit attribuer, à la tête de sa propre famille, le rôle que le créateur universel joue à celle du panthéon. D'où une grande similitude dans l'organisation matérielle du culte et de ses lieux, quelle que soit la divinité.
L'explication totémique de la religion n'est pas pleinement satisfaisante, d'abord parce que le système égyptien ne regroupe pas tous les éléments du totémisme. Elle cadre mal également avec l'anthropomorphisation et le passage à l'abstraction des cosmologies de l'époque historique ou le délicat problème de l'hypostase, qui est au cœur du système théocratique (Assmann : 1984). Cela n'empêche pas certains points de convergence avec des conceptions totémiques, essentiellement africaines, sans que l'on puisse parler pour autant d'emprunts structurels à ces systèmes.
Les cosmologies
Les cosmologies sont au nombre de trois, mais on peut dire qu'elles représentent des variations politiques sur un seul et même thème : la création par le soleil à partir de l'élément liquide, dont la crue annuelle du Nil a fourni l'archétype. Le premier système est celui élaboré à Héliopolis, l'ancienne ville sainte où les pharaons venaient autrefois faire reconnaître leur pouvoir, devenue aujourd'hui un quartier du Caire. La cosmologie héliopolitaine est la première parce qu'historiquement la plus ancienne, mais aussi parce que les théologiens ne cesseront d'y revenir au fil des siècles.
Elle décrit la création selon un schéma dont elle partage les grandes lignes avec ses rivales. Au début était le Noun, l'élément liquide incontrôlé, que l'on traduit souvent par « chaos ». Il ne s'agit pas d'un élément négatif, mais simplement d'une masse incréée, inorganisée et contenant en elle les germes possibles de la vie. Cet élément ne disparaît d'ailleurs pas après la création : il reste cantonné aux franges du monde organisé, qu'il menace d'envahir périodiquement si l'équilibre de l'univers vient à être rompu. Il est le séjour des forces négatives, toujours promptes à intervenir et, d'une manière plus générale, de tout ce qui échappe aux catégories de l'univers. Les âmes en peine, par exemple, qui n'ont pas bénéficié des rites funéraires appropriés, ou les enfants mort-nés, qui n'ont jamais eu la force suffisante pour accéder au monde sensible, y flottent, comme des noyés à la dérive.
C'est de ce chaos qu'est issu le soleil, dont on ne connaît pas l'origine, puisqu' « il est venu à l'existence de lui-même ». Son apparition se fait sur une butte de terre recouverte de sable vierge émergeant hors de l'eau et se matérialise par la présence d'une pierre levée, le benben, qui est l'objet d'un culte dans le temple d'Héliopolis, considéré comme le lieu même de la création. La butte de terre évoque clairement le tell émergeant des flots au plus fort des hautes eaux du fleuve, et le benben la pétrification du rayon de soleil, adorée sous l'apparence d'un obélisque tronqué posé sur une plate-forme. Ce dieu qui est son propre créateur est alternativement Rê, le soleil proprement dit, Atoum, l'Être achevé par excellence, ou encore Khepri, que l'on représentait sous la forme d'un scarabée et dont le nom signifie « transformation », à l'image de celle que l'on croyait voir accomplir au bousier qui roulait sa pilule sur les chemins.
Le démiurge tire la création de sa propre semence : en se masturbant, il met au monde un couple, le dieu Chou, le Sec, et la déesse Tefnout, l'Humide, dont le nom, évocateur, désigne le crachat, autre forme d'expulsion de la substance divine, si l'on en croit la légende d'Isis et de Rê. De l'union du Sec et de l'Humide naît un deuxième couple : le Ciel, Nout, et la Terre, Geb, une femme et un homme. Le Ciel et la Terre ont quatre enfants : Isis et Osiris, Seth et Nephtys. Cette ennéade divine répartie sur quatre générations fait le lien entre la création et les hommes. Les deux dernières générations introduisent, en effet, le règne humain en intégrant la légende osirienne, modèle de la passion qui est le lot des mortels. Le second couple est stérile. Le premier, qui est fertile, constitue le prototype de la famille royale : Osiris, roi d'Égypte, est traîtreusement assassiné par son frère Seth — qui représente donc la contrepartie négative et violente de la force organisatrice symbolisée par le pharaon. Il s'empare de son trône après sa mort. Isis, modèle de l'épouse et de la veuve, aidée par sa sœur Nephtys, reconstitue le corps dépecé de son mari. Anubis, le chacal né, dit-on, des amours illégitimes de Nephtys avec Osiris, vient à son secours pour embaumer le roi défunt. Puis elle donne le jour à un fils posthume, Horus, homonyme du dieu solaire d'Edfou et, comme lui, incarné dans un faucon. Elle le cache dans les marais du Delta, à proximité de la ville sainte de Bouto, avec la complicité de la déesse Hathor, la vache nourricière. L'enfant grandit, et, après une longue lutte contre son oncle Seth, obtient du tribunal des dieux présidé par son grand-père Geb d'être réintégré dans l'héritage de son père qui, lui, se voit confier le royaume des morts...
Sur ce schéma du règne des dieux se greffent de nombreuses légendes secondaires ou complémentaires que les théologiens ont multipliées à plaisir pour introduire une divinité locale, embellir son rôle dans la cosmologie ou assurer la fusion syncrétique de plusieurs ensembles. Il en résulte une imbrication complexe de mythes se recoupant souvent entre eux qui mettent tous en scène des dieux régnant sur la terre et soumis aux passions humaines. Il y est peu question de la création même des hommes, qui semble contemporaine de celle du monde, à une seule exception près : la légende « de l'œil de Rê ». Le Soleil perd son œil. Il envoie ses enfants, Chou et Tefnout, à la recherche du fugitif, mais le temps passe sans que ceux-ci reviennent. Il décide donc de remplacer l'absent. Entre-temps, l'œil fugitif revient et se voit remplacé. De rage, il se met à pleurer, et de ses larmes (remout) naissent les hommes (remet). Rê le transforme alors en cobra et l'accroche à son front : il est l'uraeus chargé de foudroyer les ennemis du dieu. L'aspect anecdotique de la création des hommes est ici très exceptionnel, et l'on peut supposer que cette origine est avant tout due au jeu de mots, trop tentant pour le théologien, entre le nom des larmes et celui de l'humanité.
Le thème de l'œil endommagé ou remplacé connaît plusieurs développements : il sert aussi à expliquer la naissance de la lune, second œil de Rê confié à Thot, le dieu scribe à tête d'ibis, ou œil « sain » d'Horus. Celui-ci, en effet, perdit un œil lors du combat qui l'opposa à Seth pour la possession du royaume d'Égypte; Thot le lui aurait rendu et en aurait fait le prototype de l'intégrité physique. C'est la raison pour laquelle il figure d'ordinaire sur les cercueils où il garantit au mort le plein usage de son corps.
Rê, le roi des dieux, doit lutter pour conserver un pouvoir que tentent de lui ravir chaque nuit lors de sa course dans l'au-delà des ennemis acharnés conduits par Apophis, personnification des forces négatives. Horus, à la tête des harponneurs de la barque divine, l'aide à les vaincre, consacrant ainsi une nouvelle contamination des mythes solaire et osirien. Les tentatives menées contre le roi des dieux prennent parfois un tour plus inattendu. C'est, par exemple, Isis, la Grande Magicienne, qui essaie de prendre pouvoir sur Rê en le faisant mordre par un serpent façonné dans l'argile mouillée de la salive que le dieu, devenu un vieillard débile, laisse échapper de sa bouche en partant le matin éclairer l'univers. Le roi divin est saisi par la propre puissance issue de son corps : pour être sauvé, il doit révéler à celle qui a créé ce charme le secret de son énergie vitale — les noms de ses kaou. C'était le but poursuivi par Isis qui voulait ainsi prendre pouvoir sur lui en apprenant ses noms secrets... Sans doute le vieux dieu arrive-t-il à déjouer le piège de la sorcière; mais le texte est interrompu, et on ne connaît pas la fin de l'histoire.
L'Égypte possède, elle aussi, le mythe de la révolte des hommes contre leur créateur, qui décide alors, sur le conseil de l'assemblée des dieux, de les détruire. Il envoie pour cela sur terre son œil sous la forme de la déesse Hathor, messagère de son courroux. Celle-ci dévore en un jour une partie de l'humanité puis s'endort. Rê, jugeant la punition suffisante, répand dans la nuit de la bière qui, mêlée aux eaux du Nil, a l'apparence du sang. A son réveil, la déesse lape ce breuvage et s'écroule, terrassée par l'ivresse. L'humanité est sauvée, mais Rê, déçu par elle, décide de se retirer dans le ciel, sur le dos de la vache céleste qui sera soutenue par le dieu Chou. Il remet l'administration de la terre à Thot et les serpents, insignes de la royauté, à Geb. Ainsi se trouve consommée la séparation des dieux et des hommes, chacun se voyant assigner sa place dans l'univers, qui connaît désormais l'espace et la durée — djet et neheh. Cette légende du courroux apaisé rappelle celle de la Déesse Lointaine : une lionne furieuse terrorisait la Nubie. Un messager de son père Rê la ramena, apaisée, en Égypte, sous l'apparence d'une chatte dont le Soleil fit sa gardienne.
La cosmologie héliopolitaine, on le voit, l'emporte en s'assimilant les principaux mythes du pays. Mais elle n'est pas la seule. La ville d'Hermopolis, aujourd'hui Achmounein, à environ trois cents kilomètres au sud du Caire, qui était la capitale du XVe nome de Haute-Égypte, a élaboré sa propre cosmologie, qui fut un temps rivale de celle d'Héliopolis. Elle prend le problème à rebours de cette dernière : le soleil n'y est pas le premier, mais le dernier maillon de la chaîne. Le point de départ est le même : un chaos liquide incréé, dans lequel s'ébattent quatre couples de grenouilles et de serpents qui assemblent leurs forces pour créer et déposer un œuf sur une butte émergeant hors de l'eau. Ces couples sont chacun composés d'un élément et de sa parèdre : Noun et Naunet, l'océan primordial qu'Héliopolis intègre, comme nous l'avons vu, dans son propre système, Heh et Hehet, l'eau qui cherche sa voie, Kekou et Keket, l'obscurité, et, enfin, Amon, le dieu caché et sa parèdre Amaunet. Par la suite, lorsque le dernier élément de l'ogdoade, Amon, deviendra le dieu dynastique, le clergé thébain se chargera de reconstituer une « famille » au schéma plus humain, assurant, comme celle d'Héliopolis, la transition entre la création et le règne humain.
Les systèmes héliopolitain et hermopolitain, ainsi que les grands mythes populaires comme celui d'Osiris, présentent des éléments tirés du substrat profond de la civilisation, dont certains ont des résonances dans les civilisations africaines : Anubis rappelle le chacal incestueux au rôle prométhéen antérieur aux Nommos chez les Dogons du Mali, dont la cosmogonie repose également sur huit dieux fondateurs. On pourrait, d'ailleurs, multiplier ce type de rapprochements : Amon est, ici comme là, le bélier d'or céleste, au front orné de cornes-crochet et d'une calebasse évoquant le disque solaire; Osiris rappelle le Lébé, dont la résurrection est annoncée par la repousse du mil, tandis que, plus profondément encore et au-delà du verbe créateur, l'individu est composé d'une âme et d'une énergie vitale (Griaule : 1966, 28-31; 113-120; 66; 194 sq.), que les Égyptiens appelaient ba et ka...
Du Mythe à l'Histoire
La troisième cosmogonie est, elle, beaucoup plus achevée d'un point de vue théologique. Nous la connaissons par un document unique, tardif puisqu'il date du règne du souverain kouchite Chabaka, à la charnière du VIIe et du VIe siècle avant notre ère : une grande dalle de granit provenant du temple de Ptah à Memphis et conservée au British Museum. Elle se présente comme la copie d'un ancien papyrus « mangé aux vers » et combine les éléments des deux précédentes tout en reconnaissant au dieu local, Ptah, le rôle du démiurge. On pourrait même dire que ce sont les éléments héliopolitains et osiriens qui dominent, avec toutefois une recherche très nette de l'abstraction dans la formulation du mécanisme de la création qui se fait par l'exercice combiné de la pensée et du verbe.
Ce texte date manifestement de l'Ancien Empire, période où Memphis joua le premier rôle national, et sans doute même de la Ve dynastie, c'est-à-dire de l'époque où la doctrine héliopolitaine l'a définitivement emporté. C'est également de la Ve dynastie que date le premier document connu d'un autre type, dont le but est, explicitement, de rendre compte de la continuité qui lie les hommes aux dieux : la Pierre de Palerme.
Elle appartient à la catégorie des annales, qui nous sont parvenues en relativement grand nombre sous la forme de listes royales agrémentées ou non de commentaires. La plus célèbre est l'œuvre de Manéthon, un prêtre de Sébennytos (aujourd'hui Samanoud sur la rive occidentale de la branche de Damiette dans le Delta) qui vivait à l'époque grecque, sous le règne des deux premiers Ptolémées. C'est lui qui a déterminé le découpage de la chronologie historique en trente dynasties, depuis l'unification du pays par Ménès, auquel on a assimilé Narmer, jusqu'à la conquête macédonienne. Ses Aegyptiaca ne nous sont, malheureusement, parvenues que de façon très fragmentaire à travers des œuvres tardives (Helck : 1956). Les listes antérieures datent presque toutes de l'époque ramesside. La plus importante est un papyrus rédigé sous le règne de Ramsès II conservé au Musée de Turin, sur lequel Champollion fut le premier à travailler, et qui porte une liste organisée par dynasties allant des origines au Nouvel Empire. C'est sans doute d'une liste de ce type que se sont inspirées les « tables » comme celles de la « Chambre des Ancêtres » de Karnak, aujourd'hui au Louvre, ou du temple funéraire de Séthi Ier à Abydos, celle que l'on a retrouvée à Saqqara dans le tombeau de Tounroï, un contemporain de Ramsès II, et d'autres de moindre ampleur (Grimal : 1986, 597 sq.).
La Pierre de Palerme est une plaque de pierre noire fragmentaire donnant la liste des rois depuis Aha, le premier souverain de la Ire dynastie, et au moins jusqu'au troisième de la Ve dynastie, Néferirkarê. Malheureusement, ce document est incomplet et de provenance inconnue : il est entré au Musée de Palerme par legs en 1877, et, depuis, six nouveaux fragments sont apparus dans le commerce, qui sont conservés maintenant au Musée du Caire et à l'University College de Londres. On a mis en doute leur authenticité et leur appartenance même à la Pierre de Palerme, et une vive controverse se développe à leur sujet depuis presque un siècle.
Les fragments du Caire énumèrent des rois qui, au début, portent alternativement la couronne de Haute et de Basse-Égypte. Manéthon et le Canon de Turin, présentent, eux, tout en conservant la structure annalistique, une formulation cosmologique des origines : l'intégration du Mythe à l'Histoire se fait par le recours à l'Âge d'Or, pendant lequel les dieux ont régné sur terre. Les listes royales reproduisent les données des cosmogonies et plus particulièrement de celle de Memphis : au départ se trouve le fondateur, Ptah, dont le rôle est ici proche de celui de Chnoum, le potier qui a créé l'humanité sur son tour, façonnant le réceptacle de l'étincelle divine dans le matériau depuis toujours à la disposition de l'homme : l'argile. Rê lui succède. Soleil qui crée la vie en dissipant les ténèbres, il est le prototype de la royauté, qu'il cédera à Chou, l'air, séparateur de la Terre et du Ciel.
Ainsi sont mis en place les temps principaux de la création. Les compilateurs grecs de Manéthon ne s'y sont pas trompés, qui ont vu dans Ptah Héphaïstos, le dieu forgeron, et dans Rê Hélios, le soleil. Chou et son successeur Geb, la Terre, se partagent le rôle de Kronos et de Zeus chez Diodore de Sicile, qui reconnaît ainsi en Geb le père des hommes. On voit que l'Histoire est un prolongement du Mythe et qu'il n'existe, pour les Égyptiens, aucune solution de continuité entre les dieux et les hommes : leur société est une reproduction quotidienne de la création et se doit, en tant que telle, de refléter l'ordre du cosmos à tous ses niveaux. Son mode de constitution suit donc volontairement celui de l'univers, ce qui n'est pas sans influencer les analyses contemporaines qui en sont faites.
Osiris succède à Geb, et, après l'usurpation de Seth, Horus monte sur son trône. Le Canon de Turin donne ensuite une séquence de trois dieux : Thot, dont nous avons vu plus haut le rôle, Maât, et un Horus dont le nom est perdu... Maât tient une place à part dans le panthéon : elle n'est pas, à proprement parler, une déesse, mais plutôt une entité abstraite. Elle représente l'équilibre auquel l'univers est arrivé grâce à la création, c'est-à-dire sa conformité à la vérité de sa nature. En tant que telle, elle est la mesure de toutes choses, de la justice à l'intégration de l'âme du mort dans l'ordre universel lors du jugement dernier. Elle lui sert alors de contrepoids pour équilibrer sa pesée sur la balance de Thot. Elle est également la nourriture des dieux, auxquels elle apporte son harmonie. Ainsi, le règne de Maât est l'Âge d'Or que chaque souverain va entreprendre de faire régner à nouveau en affrontant les forces négatives traditionnelles qui cherchent chaque jour à entraver la course du soleil : Maât est le point de départ d'une histoire cyclique.
Neuf dieux leur succèdent, qu'Eusèbe assimile aux héros grecs. Ils assurent, comme ceux-ci, la transition vers le pouvoir des fondateurs humains : les « âmes » (akhou) d'Hiérakonpolis, Bouto et Héliopolis, dont la série se clôt par les « compagnons d'Horus ». Sans doute faut-il voir là le reflet des luttes qui ont conduit à l'unification du pays, et pour lesquelles le Canon de Turin reconnaît plusieurs lignées locales. Il distingue clairement le premier « roi de Haute et Basse-Égypte »
(nysout-bity) Meni, dont il répète deux fois le nom, mais avec une différence d'importance : la première fois, il l'écrit avec un déterminatif humain, la seconde, avec un déterminatif divin (Gardiner : 1959, pl. I; Malek, BIFAO 68 (1982), 95). Ce Meni — Ménès chez Ératosthène et Manéthon — est-il, comme on le pense généralement, Narmer, ou simplement une façon de désigner, comme c'est l'habitude dans les textes, « quelqu'un » en général dont on a perdu le nom ? On penserait alors au roi Scorpion ou à quelque autre, dont le nom ne nous serait pas parvenu. On comprend tout de même mal pourquoi il est nommé deux fois. Est-ce parce qu'il est passé de la situation de « untel » à celle de « roi untel », changeant de nom en même temps que de statut, le document voyant en lui l'incarnation non individualisée de la somme des détenteurs locaux du pouvoir fondue en un archétype de l'unité ? Cela expliquerait que la Pierre de Palerme ne connaisse comme premier roi qu'un Aha, qui serait alors un autre nom, celui « d'Horus », de Narmer-Ménès...