CHAPITRE IX
Les Thoutmosides
Ahmosis
La reconquête du pays a été suivie de sa réorganisation. Autant que l'on puisse en juger, les structures administratives avaient continué à fonctionner sur les cadres établis au Moyen Empire et maintenus localement par les nomarques. Dans un premier temps, Ahmosis s'assure de l'obéissance de ceux-ci. Il ne réinstalle pas les anciennes familles qui avaient été écartées de leur charge à la XIIe dynastie. Les seuls points forts sur lesquels il peut s'appuyer sont sa propre province, Thèbes, et Elkab. En fait, on ne sait rien de cette réorganisation: on la déduit de l'état de l'administration à la XVIIIe dynastie. Il met sans doute en place ceux des dignitaires locaux qui ont été favorables à la cause thébaine. Procède-t-il à des distributions de terres? Il est peu probable que celles-ci aient dépassé la simple récompense accordée à un vétéran dans sa ville d'origine, comme nous l'avons vu pour Ahmès fils d'Abana. La nouvelle administration reprend selon toute vraisemblance en main l'irrigation et, par là, le système fiscal. Mais il n'est pas impossible qu'elle n'ait eu qu'à récupérer ce que les Hyksôs avaient abandonné. Le pays était en effet prospère, et la location par les Thébains de pâturages dans le Delta, chez les « Asiatiques », témoigne de l'efficacité de son organisation.
Dans le domaine économique et artistique, l'ouverture sur le Proche-Orient, déjà bien amorcée à la XIIe dynastie et poursuivie après, est maintenue. Elle conditionne la reprise de l'importation de matières premières et, par voie de conséquence, de la production artistique. On peut en avoir un exemple à travers le texte de la stèle (CGC 34001) qu'Ahmosis consacre dans le temple d'Amon-Rê de Karnak pour commémorer son action et celle de sa mère, la reine Ahhotep. Les produits précieux qu'ils offrent à Amon-Rê sont faits dans des matières qui recommencent à affluer en Égypte: l'argent et l'or d'Asie et de Nubie, le lapis-lazuli d'Asie centrale, la turquoise du Sinaï... On retrouve alors trace d'activité à Sérabit el-Khadim, sous forme d'objets votifs au nom d'Ahmès-Néfertary déposés dans le temple d'Hathor. Certains bijoux d'Ahhotep au nom d'Ahmosis comportent d'ailleurs de la turquoise; d'autres, en argent et lapis-lazuli, présentent des motifs minoens. Cela ne prouve pas l'existence d'un commerce avec la Crète, mais laisse supposer au moins une influence, peut-être via Byblos, avec laquelle les relations commerciales sont attestées par la mention sur la stèle de Karnak d'une barque en cèdre consacrée à Amon-Rê. Le monde égéen, enfin, fait partie, sur cette même stèle, des pays soumis à l'Égypte, en compagnie de la Nubie et de la Phénicie — ce qui n'est peut-être qu'une clause de style.
Sous Ahmosis les constructions religieuses et funéraires reprennent, et sont d'une grande qualité technique. Il suffit de regarder le mobilier funéraire de la reine Ahhotep pour s'en convaincre. La finesse de la gravure des stèles royales d'Ahmosis d'Abydos et de Karnak n'a rien à envier aux œuvres du Moyen Empire. En revanche, aucune tradition artistique n'est attestée à cette époque dans le Delta : l'art hyksôs paraît se tarir avec le départ des Asiatiques.
Peu de vestiges des temples édifiés sous Ahmosis ont subsisté. Peut-être est-ce parce qu'ils étaient le plus souvent édifiés en briques crues? On sait qu'il a construit à Bouhen, où l'on a retrouvé des éléments de porte à son nom, dans le temple d'Amon-Rê de Karnak et dans celui de Montou d'Ermant. À Abydos, il a fait ériger deux cénotaphes en briques dans la partie méridionale de la nécropole : un pour lui-même, l'autre pour Tétichéri. En l'an 22, il rouvre les carrières de Toura, peut-être en vue de la construction d'un temple de Ptah à Memphis et d'un autre, à Louxor, qui aurait été le « harem méridional » d'Amon. Ces projets ne furent pas menés à bien de son vivant, mais il privilégie quand même nettement Amon thébain au détriment des cultes de Moyenne et Basse-Égypte. C'est sans doute la raison pour laquelle Hatchepsout se présentera plus tard comme la restauratrice des temples de Moyenne-Égypte détruits par les Hyksôs.
Enterré à Dra Abou'l-Naga, Ahmosis est l'objet après sa mort d'un culte funéraire dans son cénotaphe d'Abydos — culte qu'il partage avec sa grand-mère et voisine, Tétichéri. Celle-ci est, en effet, l'une des trois figures féminines qui dominent le début du Nouvel Empire. Bien que d'origine non royale, elle est considérée comme l'ancêtre de la lignée et reçoit un culte en tant que telle à la XVIIIe dynastie. Elle a vécu jusqu'à l'époque de son petit-fils, auquel elle est associée sur une stèle conservée aujourd'hui à l'University College de Londres. Ahmosis lui-même lui rend un culte sur la stèle qu'il lui a dédiée dans sa chapelle funéraire d'Abydos, où elle possède donc un cénotaphe et un domaine funéraire, tout comme à Memphis.
La deuxième à recevoir un culte est Ahhotep Ire, qui meurt entre l'an 16 et 22 de son fils. Dans sa stèle de Karnak, Ahmosis dit d'elle:
« Celle qui a accompli les rites et pris soin de l'Égypte. Elle a veillé sur ses troupes et les a protégées. Elle a ramené ses fugitifs et rassemblé ses déserteurs. Elle a pacifié la Haute-Égypte et a chassé les rebelles. » (Urk. IV 21,9-16.)
L'allusion au rôle de la reine mère auprès de son fils trop jeune dans les premières années est claire. C'est une régence qui ne dit pas son nom, mais dont on trouve un souvenir sur la porte de Bouhen évoquée plus haut où le nom de la mère est associé à celui de son fils.
Dernière reine, enfin, qui connaîtra un culte thébain jusque sous Hérihor, à la fin du IIe millénaire avant notre ère donc, Ahmès-Néfertary, l'épouse d'Ahmosis. Elle survit à son mari, puisqu'on a encore trace d'elle en l'an 1 de Thoutmosis Ier. C'est le personnage clef du début du Nouvel Empire. Elle renonce en l'an 18 ou 22 d'Ahmosis à la fonction de Deuxième Prophète d'Amon et reçoit en contrepartie une dotation qui servira à entretenir le collège du « domaine de la Divine Épouse », dont elle est la première à assumer la fonction. Sur la stèle où est consigné cet acte, on la voit en compagnie du prince héritier Ahmès Sapaïr, qui mourra sans accéder au trône. À la mort de son mari, elle assure la régence pour son fils Amenhotep Ier, trop jeune pour régner. Entre-temps, elle a été associée aux grands événements du royaume, et son nom apparaît de Saï à Toura. Lorsqu'elle meurt, elle est l'objet d'un culte très populaire, associée ou non à son fils Amenhotep Ier, dans le rituel duquel elle est citée: elle apparaît dans au moins cinquante tombes civiles et sur plus de quatre-vingts monuments, de Thoutmosis III à la fin de la période ramesside, au tournant donc du Ier millénaire, tant à l'est qu'à l'ouest de Thèbes, le foyer principal restant Deir el-Médineh.
Les débuts de la dynastie
L'incertitude dans les dates que nous évoquions plus haut à propos d'Ahmosis donne une variation de presque un quart de siècle selon les auteurs pour le début du règne d'Amenhotep Ier. On admettait autrefois qu'il fallait le placer en 1557 (Drioton & Vandier : 1962). Or il se trouve que le lever héliaque de Sirius a été observé sous Amenhotep Ier, ce qui permet une datation absolue par le point de départ d'une période sothiaque. Le phénomène est rapporté par le Papyrus Ebers, sur lequel on peut lire très exactement:
« Neuvième année de règne sous la Majesté du roi de Haute et Basse-Égypte Djéserkarê — puisse-t-il vivre à jamais! Fête de l'An Nouveau : troisième mois de l'été, neuvième jour - lever de Sirius. » (Urk. IV 44,5-6).
S'il s'agit bien du lever héliaque de Sirius (Helck, GM 67 (1983),
HYKSÔS XVIIIe DYNASTIE
1552 (1560) AHMOSIS
1542 Aazehrê
Apophis III
1526 (1537) AMENHOTEP Ier
1506 (1526) THOUTMOSIS Ier
1493 (1512) THOUTMOSIS II
1479 (1504) THOUTMOSIS III
1478 (1503) HATCHEPSOUT
1458 (1482) THOUTMOSIS III
1425 (1450) AMENHOTEP II
1401 (1425) THOUTMOSIS IV
1390 (1417) AMENHOTEP III
1352 (1378) AMENHOTEP IV
1348 (1374) AKHENATON
1338 (1354) Smenkhkarê (?)
1336 TOUTANKHATON
TOUTANKHAMON
1327 AY
1323 HOREMHEB
(-1314)
Fig. 86
Tableau chronologique de la XVIIIe dynastie.
47-49), le calcul astronomique donne 1537, soit, pour le début du règne, 1546 (CAH I3,1, ch. VI et II3, 308), à condition que l'observation ait eu lieu à Memphis. Si elle a eu lieu à Thèbes, dont on peut supposer qu'elle était la capitale donc le lieu de référence, il faut tout décaler de vingt ans, ce qui donne 1517 pour le phénomène astronomique et 1526 pour le couronnement d'Amenhotep Ier ( I 969).
Amenhotep monte donc sur le trône probablement à l'été ou à l'automne 1526, avec un programme tourné vers les pays étrangers: il est l'Horus Ka-ouâf-taou, « Taureau qui subjugue les pays », et prend pour nom de nebty, aâ-nerou, « Qui inspire un grand effroi ». Plus tard Ramsès II se souviendra de ces deux noms, qu'il associera dans un nom d'Horus (Grimal : 1986, 694). Ses vingt et une années de gouvernement sont pourtant pacifiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. La Nubie est calme: Ahmès fils d'Abana relate une
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Fig. 87
Carte de l'Égypte et du Proche-Orient au début du Nouvel Empire.
campagne menée contre les Iountyou, qui n'est probablement guère plus qu'un raid. Un autre guerrier de l'époque, Ahmès Pennekhbet — concitoyen d'Ahmès fils d'Abana, qui finit précepteur de la fille d'Hatchepsout et laissa lui aussi une biographie dans sa tombe d'Elkab — mentionne une campagne contre Kouch: peut-être est-ce la même? C'est Amenhotep Ier qui nomme Touri vice-roi et fait construire à Saï un temple qui marque la limite méridionale du pouvoir égyptien. En Asie non plus, il n'y a pas trace de guerre, même si le Mitanni est mentionné parmi les adversaires de l'Egypte. Il est encore trop tôt en effet pour un affrontement entre les deux puissances. Cela n'empêche pas le Mitanni de commencer à remettre en cause la domination égyptienne à proximité de l'Euphrate. Plus près de la Vallée, les oasis sont entièrement reconquises, comme l'atteste l'existence d'un « prince-gouverneur (haty-a) des oasis » (Stèle Louvre C 47), et les installations de Sérabit el-Khadim ont été restaurées.
L'essor du pays se poursuit, tant sur le plan économique qu'artistique. Malheureusement, il est difficile de juger de la production plastique des ateliers : peu de statues du roi sont datables de son vivant. Liées à son culte posthume, elles sont l'œuvre de ses successeurs. On peut toutefois se faire une idée de la qualité de ses réalisations à travers ceux de ses monuments qui ont survécu aux remaniements postérieurs. À Karnak, Amenhotep III a réutilisé ses constructions pour le bourrage intérieur du IIIe pylône: un reposoir de barque en albâtre d'une grande finesse, sur lequel il est associé à Thoutmosis Ier, une copie en calcaire de la chapelle blanche de Sésostris Ier, divers fragments provenant de chambres reconstruites plus tard par Thoutmosis III. Il n'a pas eu plus de chances à Deir el-Bahari où le sanctuaire en briques crues qu'il avait élevé à Hathor a été supprimé par Hatchepsout. Quelques traces de ses constructions subsistent en Haute-Égypte : à Éléphantine, Kôm Ombo, dans le temple de Nekhbet d'Elkab et à Abydos. En revanche, il semble n'avoir rien entrepris en Basse-Égypte, poursuivant ainsi la politique de son père.
C'est un de ses sujets, un nommé Amenemhat, qui invente la clepsydre (Helck: 1975, 111-112), dont le premier modèle connu date d'Amenhotep III (Caire JE 37525). Le Papyrus Ebers, l'une de nos principales sources de connaissance de la médecine égyptienne, qui provient de Louxor et est aujourd'hui conservé à Leipzig, a été rédigé sous son règne. C'est aussi à son époque qu'est probablement achevée la version définitive du principal livre funéraire royal, le Livre de l'Amdouat, que l'on trouve pour la première fois représenté dans la chambre funéraire de Thoutmosis Ier, et dont on a aujourd'hui tendance à faire remonter l'origine beaucoup plus haut dans le temps : au Moyen, voire à l'Ancien Empire.
Le Livre de l'Amdouat est une désignation générique de l'ensemble des livres funéraires royaux. Il est destiné à prendre dans une certaine mesure la suite des grandes compositions antérieures : son but est autant de décrire, comme son nom l'indique, « ce qui est dans le monde infernal », que de fournir au mort les clefs rituelles qui lui permettront d'y accéder. Il se présente donc comme une composition descriptive, divisée en douze heures, au centre de laquelle se trouve la course nocturne du soleil. Très en vogue jusqu'à l'époque amarnienne, il sera repris, après une courte éclipse, de Séthi Ier à la fin de la XXe dynastie. Ensuite, et jusqu'à la conquête d'Alexandre, il sera adopté par les particuliers.
On ne sait pas où Amenhotep Ier a été enterré. Est-ce à Dra Abou'l-Naga? Il serait le dernier de la lignée à l'avoir fait, puisque son successeur Thoutmosis Ier inaugure la nécropole de la Vallée des Rois. La tombe d'Amenhotep Ier est la première que nomme le rapport d'inspection de l'an 16 de Ramsès IX copié sur le Papyrus Abbott, mais le point de repère par rapport auquel il la situe ne permet pas d'évaluer exactement sa position (PM 1599). La seule chose sûre est qu'il apporte une modification radicale à la structure du complexe funéraire en séparant la sépulture du temple funéraire. Il sera suivi en cela par tous ses successeurs, qui construiront chacun sur la rive occidentale de Thèbes leur « Demeure des Millions d'Années ».
Hatchepsout
Amenhotep Ier ayant perdu son fils Amenemhat, c'est le descendant d'une branche collatérale qui lui succède : Thoutmosis Ier qui confirme sa légitimité en épousant Ahmès, la sœur d'Amenhotep Ier. De ce mariage naît une fille, Hatchepsout et un garçon, Aménémès. Ce dernier ne régnera pas. Sa sœur, en revanche, épousera son demi-frère, que son père a eu d'une concubine, Moutnefret. Ce demi-frère montera sur le trône sous le nom de Thoutmosis II. À nouveau, le mariage de Thoutmosis II et d'Hatchepsout ne donnera pas d'héritier mâle, mais une fille unique Néférourê que sa mère mariera probablement à son beau-fils, Thoutmosis III, né, lui, d'une concubine nommée Isis.
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Fig. 88
La famille royale à la XVIIIe dynastie : généalogie sommaire des générations 4-9.
Voilà, en quelques grands traits, les difficultés successorales des descendants d'Ahmosis. Le principe du mariage avec une demi-sœur fonctionne deux fois, à la satisfaction générale. Mais Thoutmosis II meurt, probablement de maladie, en 1479, après seulement quatorze ans de règne. Il laisse un fils, le futur Thoutmosis III, trop jeune pour assumer le pouvoir. Son épouse, la belle-mère du jeune Thoutmosis, exerce donc une régence, qu'un fonctionnaire qui fut intendant des greniers d'Amon, d'Amenhotep Ier à Thoutmosis III, Inéni, décrit ainsi dans le récit de sa vie qu'il fit graver sur une stèle placée sous le portique de sa tombe rupestre de Cheikh Abd el-Gourna (TT 81) :
« [Le roi] monta au ciel et s'unit aux dieux. Son fils prit sa place comme roi des Deux Terres et il fut le souverain sur le siège de celui qui l'avait engendré. Sa sœur, l'épouse divine Hatchepsout, s'occupait des affaires du pays : les Deux Terres étaient sous son gouvernement et on lui payait l'impôt. » (Urk. IV 59,13-60,3).
En l'an 2 ou 3, Hatchepsout abandonne cette forme de pouvoir et se fait couronner roi, avec une titulature complète : elle est Maâtkarê, « Maât est le ka de Rê », Khenemet-Imen-hatchepesout, « Celle qu'embrasse Amon, la première des femmes ». Officiellement, Thoutmosis III n'est plus que son corégent. Pour justifier cette usurpation, elle met en quelque sorte Thoutmosis II entre parenthèses en s'inventant une corégence avec son père qu'elle intègre dans un ensemble de textes et de représentations dont elle décore le temple funéraire qu'elle se fait construire dans le cirque de Deir el-Bahari, non loin de celui de Montouhotep II. Ce « texte de la jeunesse d'Hatchepsout », dont Thoutmosis III reprendra le principe à Karnak, est un récit à la fois mythologique et politique.
Dans la première scène, Amon annonce à l'Ennéade son intention de doter l'Egypte d'un nouveau roi. Thot lui recommande l'épouse de Thoutmosis Ier, Ahmès. Amon la visite et lui annonce qu'elle mettra au monde une fille de lui qu'elle appellera « Celle qu'embrasse Amon, la première des femmes ». Chnoum, le dieu potier, façonne alors à sa demande l'enfant et son double sur son tour. Ahmès met sa fille au monde et la présente à Amon. Celui-ci veille à l'éducation de l'enfant avec l'aide de Thot et de sa nourrice divine Hathor.
Ensuite viennent les scènes de couronnement. Après qu'elle a été purifiée, Amon la présente aux dieux de l'Ennéade. En leur compagnie, elle se rend dans le Nord. Puis elle est intronisée par Atoum et reçoit les couronnes et sa titulature. Proclamée roi par les dieux, elle doit encore l'être par les hommes. Son père humain, Thoutmosis Ier, l'introduit devant la Cour, la désigne et la fait acclamer. Une fois sa titulature proclamée, elle subit une nouvelle purification. (Urk. IV 216,1-265-5)
Elle associe son père à son propre culte funéraire en lui consacrant une chapelle dans son temple de Deir el-Bahari. On a retrouvé dans sa tombe (VdR 20) un sarcophage de Thoutmosis Ier, qui en possédait déjà un dans la sienne (VdR 38). On ne peut malheureusement pas dire si Hatchepsout poussa le souci de légitimation jusqu'à réensevelir son prédécesseur dans sa propre tombe, car la momie de Thoutmosis Ier fut retrouvée dans la cachette de Deir el-Bahari, réinstallée dans un troisième sarcophage (CGC 61025),... usurpé par Pinedjem quatre siècles plus tard.
Elle règne ainsi jusqu'en 1458, c'est-à-dire en l'an 22 de Thoutmosis III, qui récupère alors son trône. Apparemment, elle a eu à affronter de son vivant une opposition moins grande que la rage que mettra son beau-fils à effacer son souvenir après sa mort ne le laisserait croire. Elle s'appuie pour gouverner sur un certain nombre de personnalités marquantes. Au premier rang se trouve Senmout. Issu d'une famille modeste d'Ermant, il fait sous son règne l'une des plus belles carrières qu'ait connues l'Égypte ancienne. Il est « porte-parole » de la reine en même temps que majordome de la famille royale et d'Amon, dont l'ensemble des constructions est sous sa responsabilité. C'est à ce titre qu'il supervise le transport et l'érection des obélisques que la reine installe dans le temple d'Amon-Rê de Karnak et la réalisation du temple funéraire de Deir el-Bahari, face auquel il se fait creuser une seconde tombe (TT 353), en plus de celle qu'il possédait déjà à Cheikh Abd el-Gourna (TT 71). Les mauvaises langues suggéraient déjà à son époque qu'il devait sa faveur aux relations intimes qu'il entretenait avec la reine. En réalité, il semble que son audience venait du rôle qu'il jouait dans l'éducation de la fille unique d'Hatchepsout, Néférourê, auprès de laquelle l'un de ses frères, Sénimen, remplissait les fonctions de nourrice et de majordome. De nombreuses statues associent la princesse et Senmout, qui était un homme de culture. Ses réalisations en tant qu'architecte le montrent, mais aussi la présence dans sa tombe de Deir el-Bahari d'un plafond astronomique, et dans celle de Gourna d'environ 150 ostraca, parmi lesquels figurent bon nombre de dessins, notamment deux plans de la même tombe, des listes, calculs et mémoires divers et des copies de textes religieux, funéraires et littéraires : Satire des Métiers, Conte de Sinouhé, Enseignement d'Amenemhat Ier, etc. (Hayes : 1942). Senmout est omniprésent pendant les trois quarts du règne, puis tombe en disgrâce, sans que l'on en sache exactement la cause. On a supposé qu'après la mort de Néférourê, peut-être survenue en l'an 11, il entreprit un rapprochement avec Thoutmosis III qui lui valut d'être abandonné par Hatchepsout en l'an 19, soit trois ans avant la disparition de la reine.
À Deir el-Bahari, Senmout reprend l'idée générale du temple funéraire de Montouhotep II (Fig. 75) et oriente l'édifice d'Hatchepsout en fonction de son mur d'enceinte nord. La grande originalité de ce complexe est sa disposition en terrasses successives qui ménagent une série de ruptures de plans en harmonie avec le cirque naturel de la falaise. On accédait à la terrasse inférieure par un pylône flanqué probablement d'arbres ; une rampe axiale bordée de deux portiques conduit à la deuxième terrasse, surélevée par rapport à la première de la hauteur des portiques, eux-mêmes flanqués, au sud et au nord, de deux colosses osiriaques. La décoration du portique sud montre le transport et l'érection des obélisques de Karnak, celle de celui du nord des scènes de chasse et de pêche.
La deuxième terrasse est aménagée selon le même principe : le portique nord contient le récit de l'expédition de Pount, l'autre les scènes de la théogamie et joue donc le rôle d'un temple de la naissance, un mammisi. La partie nord de la deuxième terrasse donne accès à un sanctuaire d'Anubis, dont la chapelle est taillée dans la falaise. La partie sud est limitée par un mur de soutènement à redans. Entre lui et le mur d'enceinte, un couloir, accessible depuis la terrasse inférieure, conduit à une chapelle consacrée à Hathor. On peut atteindre directement la seconde hypostyle de cette chapelle par le portique de la terrasse supérieure. Cette dernière est bordée par un péristyle. Au nord se trouve un temple solaire, qui comprend un autel dans une cour à ciel ouvert et une chapelle rupestre, dans laquelle Thoutmosis Ier rend le culte à Anubis. C'est dans la falaise qu'est creusé le sanctuaire principal, bordé de niches contenant des statues de la reine : une enfilade de trois chapelles, dont la première est le reposoir de la barque sacrée.
Dans le parti de la reine se trouve encore le Grand Prêtre d'Amon, Hapouseneb, lui-même allié à la famille royale par sa mère, la dame Ahhotep, et descendant d'une famille importante : son père, Hapou, n'était que prêtre-lecteur d'Amon, mais son grand-père, Imhotep, avait été le vizir de Thoutmosis Ier. Il exécute la construction du temple de Deir el-Bahari, puis se voit confier la charge de Grand Prêtre et installe son frère comme scribe du trésor d'Amon. Il faut également nommer le chancelier Néhésy, qui dirige l'expédition que la reine envoie, en l'an 9, vers le pays de Pount, renouant ainsi avec la tradition du Moyen Empire. Cette expédition, abondamment retracée sur les murs de son temple funéraire, a été le temps fort d'une politique extérieure qui s'est bornée à l'exploitation des mines du Ouadi Maghara dans le Sinaï et à une expédition militaire en Nubie, où la reine a remplacé le vice-roi Séni, encore en poste sous Thoutmosis II, par un dénommé Inebni. Elle est aussi assistée, entre autres, par le trésorier Djéhouty (TT 110), le chef majordome et vétéran Amenhotep (TT 73) qui mena à bien l'érection des deux obélisques de Karnak, et le vizir Ouseramon, en charge depuis l'an 5.
Lorsque Thoutmosis III récupère son trône, vers 1458, il a encore trente-trois ans devant lui pour mener une politique qui fera de l'Égypte le maître incontesté de l'Asie Mineure et du Sud. Pendant le règne d'Hatchepsout, aucune action militaire n'était venue consolider les positions acquises par Thoutmosis Ier lors d'une expédition préventive dans le Retenou et le Naharina qui lui avait permis d'établir une stèle-frontière au bord de l'Euphrate. En Nubie, il avait étendu la domination égyptienne jusqu'à l'île d'Argo sur la Troisième Cataracte en y construisant la forteresse de Tombos. Il pouvait y écrire en l'an 2 que son empire s'étendait de la Troisième Cataracte à l'Euphrate (Urk. IV 85, 13-14). Thoutmosis II avait entretenu cette
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Fig. 89. L'Égypte et le monde antique à l'âge du Bronze Moyen
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domination par deux campagnes : l'une en Nubie, en l'an 1, pour mater une révolte de Kouch ; l'autre en Palestine : menée contre les bédouins Chosou du Sud palestinien, elle l'avait conduit jusqu'à Niya en Naharina (la future Apamée, aujourd'hui Qalât el-Moudik).
La gloire de Thoutmosis III
Thoutmosis III doit tout de suite faire face à une révolte des principautés asiatiques, coalisées autour du prince de Qadech sous l'influence du Mitanni, qui se produit à la mort d'Hatchepsout. Il ne lui faudra pas moins de dix-sept campagnes pour arriver à maîtriser la situation. Le Mitanni est la désignation politique de la civilisation hourrite contemporaine des Kassites de Babylonie. Il constitue son empire des dépouilles de celui d'Hammurapi et atteint son apogée au XVe siècle. Son noyau se situe entre le Tigre et l'Euphrate, au sud du Taurus, et il s'étend sur la Syrie et le Kurdistan au nord pour atteindre la région palestinienne. C'est le lieu d'affrontement avec l'Égypte depuis Ahmosis : le but des Égyptiens est de repousser le plus loin possible les « Asiatiques » susceptibles de menacer les frontières ; celui du Mitanni d'engluer ces dangereux rivaux dans des luttes locales, qui ne doivent pas dépasser la Syrie sous peine de menacer directement leur empire. Pour ce faire, les Mitanniens attisent les rivalités qui opposent depuis toujours ces petites principautés entre elles en jouant un jeu subtil de retournements d'alliances.
L'affrontement entre Égyptiens et Mitanniens se déroule en cinq étapes, que l'on peut suivre à travers les Annales que Thoutmosis III fit graver dans le temple d'Amon-Rê de Karnak, à proximité du sanctuaire de la barque sacrée. Le but de ces textes est à la fois commémoratif et pratique. Il s'agit d'une énumération de faits, présentés selon un mode dramatique propre au récit royal traditionnel, accompagnée d'un état, campagne par campagne, du butin rapporté par les armées égyptiennes et consacré à Amon-Rê.
Dans un premier temps, Thoutmosis III pare au plus pressé : en l'an 22-23, il entreprend une campagne qui doit lui permettre de reconquérir le Retenou. Il part du Delta oriental et remonte par Gaza vers Yhem (aujourd'hui Imma, au sud-ouest du mont Carmel) et atteint par un défilé la plaine de Megiddo. Il met le siège pendant sept mois devant la ville, qui finit par tomber. Il peut alors remonter vers Tyr et s'emparer au passage des villes de Yenoam, Nougès (Nuhasse, au sud d'Alep) et Méhérenkarou. Il brise ainsi la branche occidentale de la coalition et progresse vers le débouché portuaire traditionnel de l'Égypte sur la Méditerranée.
Il organise cette conquête pendant les trois campagnes suivantes, de l'an 22 à l'an 24, en conduisant chaque année une tournée d'inspection qui permet d'assurer la collecte des tributs que versent les vaincus, au nombre desquels sont comptés les princes d'Assur et du Retenou. Il saisit également la récolte de blé de la plaine de Megiddo, qu'il fait transporter en Égypte, ainsi que de nombreux exemplaires de la faune et de la flore de Syrie. Il commémore cet aspect de la campagne de l'an 25 en faisant représenter sur les murs d'une des pièces qu'il fait aménager à Karnak à l'est de sa salle des fêtes un véritable « jardin botanique ». Celui-ci est en quelque sorte le pendant de la description de la faune et de la flore de Pount du temple d'Hatchepsout à Deir el-Bahari. Tous deux jouent probablement le même rôle que les « scènes des saisons » de Niouserrê : affirmer l'universalité du culte solaire auquel ils sont liés.
De l'an 29 à l'an 32, Thoutmosis III s'attaque au Djahy et à Qadech. Il s'assure d'abord de la façade maritime en prenant Oullaza, à l'embouchure du Nahr el-Barid, que tenait le prince de Tounip, allié de Qadech et du Naharina, et Ardata, à quelques kilomètres au sud-ouest de Tripoli. Après avoir ravagé la région d'Ardata en y détruisant récoltes et vergers, les troupes égyptiennes occupent le Djahy, que les textes décrivent comme une véritable Capoue syrienne :
« Sa Majesté découvrit alors les arbres du pays de Djahy tout entier croulant sous leurs fruits. Et ce fut la découverte des vins qu'ils font dans leurs pressoirs, si gouleyants ! Et leur blé, amoncelé en tas sur les aires, plus abondant que le sable du bord de mer ! L'armée en prit à satiété. » (Urk. IV 687,9-688,1.)
Lors de la sixième campagne, l'année suivante, les Égyptiens arrivent par la mer en Syrie. Ils remontent jusqu'à Qadech dont ils dévastent la région, puis se tournent à nouveau vers la côte, marchent sur Simyra au nord de l'embouchure du Nahr el-Kébir et se portent contre Ardata qui s'était probablement révoltée entre-temps. Afin d'éviter de nouvelles révoltes, Thoutmosis III a recours à une politique que reprendra Rome plus tard : il emmène à la Cour d'Égypte trente-six fils de chefs qui serviront d'otages et seront élevés à l'égyptienne avant d'être renvoyés dans leur pays prendre la succession de leurs pères. Mais la pacification n'est pas achevée pour autant. L'année suivante, le roi mène une septième campagne à nouveau contre Oullaza que les coalisés avaient retournée. La chute d'Oullaza amène la soumission des ports phéniciens, dont le roi assure l'approvisionnement à partir de l'arrière-pays afin d'éviter un nouveau renversement de situation. À son retour en Égypte, il reçoit une ambassade d'un pays asiatique non identifié qui vient lui rendre hommage.
Jusque-là, les Annales ne citaient que les combats de Syro-Palestine. Pour la première fois en l'an 31, il est question des tributs versés par Kouch et Ouaouat. Ils apparaîtront jusqu'en l'an 38, puis moins régulièrement ensuite, sans qu'il y ait vraiment de troubles. Thoutmosis III se bornera à une campagne vers la fin de son règne, en l'an 50, qui ne visera d'ailleurs qu'à l'extension de l'Empire jusqu'à la Quatrième Cataracte où l'influence égyptienne s'étendait déjà : le plus ancien document connu du Gebel Barkal date en effet de l'an 47 de Thoutmosis III.
En l'an 33 commence une nouvelle phase des guerres d'Asie : l'affrontement direct avec le Mitanni. Pour y arriver, il fallait s'assurer les moyens de franchir la barrière naturelle qui protégeait l'adversaire : l'Euphrate. Thoutmosis III fait construire des bateaux fluviaux que son armée traîne à travers la Syrie. Les Égyptiens atteignent Qatna, c'est-à-dire Mishrifé, à l'est de l'Oronte, et l'occupent. Puis ils se dirigent vers l'Euphrate. Thoutmosis III le franchit et consacre une stèle commémorative à côté de celle érigée naguère par son grand-père. Il remonte ensuite vers le nord, ravage la région située au sud de Karkémish, défait un parti ennemi et repasse à l'ouest. Il retourne sur l'Oronte à la hauteur de Niya, qui marquera désormais la limite septentrionale de l'influence égyptienne, Alep étant la place forte la plus avancée des Mitanniens. Là, il se livre à une chasse à l'éléphant, comme l'avait sans doute fait avant lui Thoutmosis Ier, et rentre en Égypte après avoir assuré, comme il le fera désormais à chaque campagne, l'approvisionnement des ports phéniciens. Cette année-là, il reçoit tribut du Retenou, mais aussi de ceux que le franchissement de l'Euphrate a théoriquement placés sous sa domination : la Babylonie, Assur et les Hittites.
Les neuf campagnes suivantes seront consacrées à essayer de réduire les forces mitanniennes en Naharina. En l'an 34, lors de sa neuvième campagne, Thoutmosis III mate une révolte du Djahy et prend Nougès. Il doit revenir l'année suivante pour affronter une nouvelle coalition mitannienne au nord-ouest d'Alep. Le succès en est peut-être un peu plus grand que l'année précédente, puisque, à la suite de cette victoire égyptienne, les Hittites versent un tribut. Le récit des campagnes des deux années suivantes est perdu. Sans doute n'ont-elles pas été beaucoup plus décisives que les précédentes : l'armée égyptienne doit à nouveau razzier la région de Nougès. Cette fois, Alalah fait partie des peuples payant tribut : le prince d'Alep est donc réduit à son seul domaine, et l'année suivante, Thoutmosis III se contente de réprimer une révolte des bédouins Chosou. Ce n'est qu'en l'an 42 qu'il fera une seizième et dernière campagne en Djahy, où les principautés phéniciennes avaient à nouveau basculé du côté mitannien. Il s'empare du port d'Arqata à proximité de Tripoli et ravage Tounip. Il se rend ensuite dans la région de Qadech où il prend trois cités, tuant un fort parti mitannien. Cette victoire, qui clôt pour une dizaine d'années les démêlés de l'Égypte et du Mitanni, a un certain retentissement, puisqu'à sa suite une cité de Cilicie, Adana, paye tribut à l'Égypte. La fin du règne est plus calme : la suprématie égyptienne est provisoirement reconnue au Proche-Orient et les relations avec la mer Égée cordiales.
Thoutmosis III n'est pas seulement un grand guerrier. Il poursuit les programmes de construction entrepris depuis Thoutmosis Ier, qui avait fait commencer par l'architecte Inéni la transformation du temple d'Amon-Rê de Karnak, et entreprend également des travaux à Deir el-Bahari et Medinet Habou, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Son activité de bâtisseur se développe surtout vers la fin de son règne et recoupe celle d'Hatchepsout. Mais il a beau faire marteler le nom de celle-ci sur les monuments, de façon à la condamner à la pire des morts pour un Égyptien, celle de l'oubli, elle reste présente à Ermant, dans le temple de Montou que Thoutmosis III agrandit, dans la région de Béni Hassan, où elle a consacré à la déesse Pakhet un temple rupestre que les Grecs, assimilant Pakhet à la déesse guerrière Artémis, appelleront Spéos Artémidos. Thoutmosis III en termine la décoration, à l'exception du fond du sanctuaire, qui le sera par Séthi Ier. C'est à l'entrée de ce spéos qu'Hatchepsout énumère les constructions qu'elle a consacrées aux dieux en Moyenne-Égypte: restauration des temples de Cusae, Antinoe et Hermopolis (Urk. IV 386,4-389,17). Elle a fait construire d'autres temples rupestres : une chapelle consacrée à Hathor à Faras au nord de Ouadi Halfa, une autre à Qasr Ibrim et au Gebel el-Silsile. Toujours en Nubie, le temple de Bouhen date des premiers temps de son règne ainsi que la fondation de celui de Satis à Éléphantine et de Chnoum à Koumna. Thoutmosis III, lui, construit avec la même énergie que celle qu'il a dépensée contre le Mitanni : en Nubie, à Bouhen, Saï, Faras, Dakké, Argo, Kouban, Semna, au Gebel Barkal, dans la Vallée, à part Thèbes, à Kôm Ombo, Ermant, Tôd, Médamoud, Esna, Dendara, Héliopolis et encore sur d'autres sites du Delta qui n'ont pas conservé la trace de ces travaux.
Amenhotep II et Thoutmosis IV
Il associe au trône deux ans avant sa mort Amenhotep II, le fils qu'il a eu de sa seconde épouse, Hatchepsout II Mérirê. C'est celui-ci qui assure, en tant que successeur, son culte funéraire lorsqu'on l'enterre dans la Vallée des Rois (VdR 34). Il laisse le souvenir d'un grand roi, qui devient vite légendaire. Le souvenir du franchissement de l'Euphrate, en particulier, restera impérissable pour les Égyptiens. Les campagnes syriennes serviront même de toile de fond à un conte relatant la prise de Joppé par le célèbre général Djéhouty.
Ce conte, rapporté par le Papyrus Harris 500, expose la façon dont le général prit le port de Joppé, la moderne Jaffa, grâce à un subterfuge qui appartient à la littérature mondiale, de la prise de Babylone par Darius aux jarres des Mille et Une Nuits, en passant par le Cheval de Troie. Il tue par ruse le prince de Joppé venu en ambassade, puis introduit dans la ville, afin de s'en emparer, deux cents soldats dissimulés dans des paniers.
Certes, ses hauts faits et ses nombreuses constructions assurent son immortalité. Mais la tradition lui en reconnaît une autre, dont les scribes disaient qu'elle est plus durable que celle des monuments. Nous avons déjà noté son amour pour la botanique. Il pratiquait aussi l'art de la poterie et ne dédaignait pas de tenir lui-même le calame, comme nous l'apprend son vizir Rekhmirê, qui fut l'un des beaux esprits de son temps et dont la tombe de Cheikh Abd el-Gourna (TT 100), l'une des plus remarquables de tout le Nouvel Empire, associe l'art de la littérature à celui de la décoration. Ce fin lettré qui se plongeait volontiers dans la lecture des textes du passé remit au goût du jour le souci des ancêtres : la liste qu'il en établit à Karnak et le soin qu'il prend de leurs monuments témoignent certes d'une piété profonde, mais aussi du sens aigu de l'Histoire qui est le propre d'un grand roi.
Aakhépérourê Amenhotep II qui lui succède a laissé le souvenir d'un souverain beaucoup moins intellectuel — ce qui ne l'a pas empêché d'assurer lui aussi la prospérité et la puissance de son pays. Son principal titre de gloire était une force physique hors du commun. On raconte que lors de la première campagne qu'il mena en Syrie en l'an 3 de son règne, il tua à Qadech sept princes de sa propre main. Sans doute ajoutait-il à la force une certaine cruauté propre à frapper l'esprit des ennemis, car il fit accrocher leurs corps aux murs de Thèbes et de Napata... pour l'exemple. Cette attitude est à rapprocher de la pratique des sports militaires qu'il met à l'honneur : tir à l'arc, chasse, équitation — autant d'activités liées à une influence asiatique également sensible dans la religion avec la montée des cultes d'Astarté, la déesse cavalière, et de Rechef. Cet apport, venu du couloir syro-palestinien, continue le mouvement amorcé au Moyen Empire et accentué par l'afflux depuis ces régions des matières premières devenues nécessaires à l'économie égyptienne, passée à la technologie du bronze : étain syrien, cuivre de Chypre, argent de Cilicie. De ces régions vient aussi la main-d'œuvre spécialisée : les prisonniers vont grossir les rangs des artisans étrangers installés dans des communautés ouvrières du type de celle qui se développe déjà à Deir el-Médineh.
Le sport est aussi inscrit dans une tradition royale largement représentée après lui (Decker : 1971). La chasse au lion, qu'il pratique à pied, ou celle des animaux sauvages en général remonte à l'aube de l'histoire de l'Égypte et participe, comme nous l'avons vu, de la mise en ordre de la création. On retrouve ce goût de la force dans sa titulature : il est l'Horus « Taureau puissant à la grande force » ou « aux cornes acérées » et l'Horus d'Or « Celui qui s'empare de tous les pays par la force ».
Cette force, il la dépense dans trois campagnes en Syrie. La première, celle de l'an 3, que nous venons d'évoquer, a eu pour cause une révolte du Naharina tentée à l'occasion du changement de pharaon. La chute de Qadech qui la conclut n'a pas réglé la situation : deux nouvelles expéditions sont nécessaires, directement dirigées contre le Mitanni. Elles ont lieu en l'an 7 et en l'an 9, à la suite de la révolte de la Syrie, fomentée depuis Karkémish. L'affrontement se produit à la hauteur de Niya et se solde pour l'Égypte par la perte de toute la zone comprise entre l'Oronte et l'Euphrate, même si les Égyptiens rapportent un abondant butin de leurs pillages en Retenou. Au nombre des prisonniers figurent 3600 Apirou. Cette ethnie, différente des Chosou mentionnés à leur suite, est signalée au XIXe siècle en Cappadoce, puis au XVIIIe à Mari, ensuite à Alalah. Ce sont les Hébreux dont parlent les tablettes d'Amarna, qui semblent, à cette époque, s'intégrer dans les sociétés où ils s'expatrient en exerçant des fonctions marginales de mercenaires ou de serviteurs, que l'on trouve évoquées dans la Prise de Joppé. En Égypte, ils apparaissent, sous Thoutmosis III, dans les tombes du Second Prophète d'Amon Pouiemrê (TT 39) et du héraut Antef (TT 155), comme vignerons. Ces deux campagnes sont les dernières qui opposent le Mitanni à l'Égypte. Sous Thoutmosis IV, en effet, les relations changent du tout au tout, et le Mitanni tente un rapprochement avec l'ennemi d'hier. Le nouvel empire hittite fondé par Tudhaliya II menace les positions mitanniennes. Déjà Alep a changé de camp, et seules les guerres anatoliennes empêchent les Hittites d'être plus dangereux. Il est également vraisemblable que Mitanniens et Égyptiens sont arrivés à un accord acceptable pour les deux parties : les premiers laissent aux seconds la Palestine et une partie du littoral méditerranéen en échange du Nord syrien. La tournée qu'entreprend Thoutmosis IV en Naharina confirme cette répartition : il abandonne Alalah au Mitanni. Le roi d'Égypte pousse même plus loin le rapprochement en demandant la main d'une fille d'Artatama Ier. Le fait d'avoir envisagé cette union montre assez quel tour nouveau ont pris les relations entre les deux anciens ennemis.
En Nubie, l'héritage de Thoutmosis III est léger à assumer : la paix règne sous Amenhotep II, qui nomme comme vice-roi son compagnon d'armes Ousersatet, dont on suit les activités de constructeur de Qasr Ibrim à Semna. Il semblerait que quelques troubles aient éclaté au changement de règne. Ils auraient peut-être provoqué l'expédition que Thoutmosis IV monte en l'an 8 contre des tribus infiltrées dans le pays de Ouaouat, si du moins on en croit la relation qui en est faite sur une stèle érigée à Konosso (Urk. IV 1545 sq.). Mais cela ne ralentit ni le commerce ni la construction de sanctuaires : Amenhotep II décore en partie Kalabcha et poursuit les travaux entrepris par Thoutmosis III à Amada. Thoutmosis IV y construit une cour à colonnes à l'occasion de son second jubilé.
Amenhotep II a également beaucoup construit en Thébaïde : à Karnak, Médamoud, Tôd et Ermant. Il s'est aussi fait élever un temple funéraire, qui ne nous est pas parvenu. Sa tombe de la Vallée des Rois (VdR 35) est fort peu décorée : quelques scènes divines et un exemplaire complet du Livre de l'Amdouat. Elle est intéressante à un autre titre : V. Loret y a retrouvé en 1898, outre la momie intacte de son propriétaire, celles de Thoutmosis III (VdR 43), Mineptah-Siptah (VdR 47), Séthi II (VdR 15), Sethnakht (VdR 14), Ramsès III (TT 11) et Ramsès IV (TT 2), qui y avaient été mises à l'abri des pillards à la XXIe dynastie par le Grand Prêtre Pinedjem.
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Fig. 90
Hathor allaitant et protégeant Thoutmosis III. Détail. Statue usurpée par Amenhotep II. Deir el-Bahari. Grès polychrome. L = 2,25 m H = 2,20 m. CGC 445.
Lorsque Amenhotep II meurt, Thoutmosis IV lui succède. Le pouvoir lui est échu vraisemblablement à la suite du décès prématuré d'un frère aîné auquel il était destiné. Le roi, en effet, a fait graver entre les pattes du sphinx de Gîza une stèle pour commémorer un acte de piété de sa part d'un type un peu particulier. Le grand dieu était, alors comme de nos jours, régulièrement recouvert par le sable du désert que le vent accumule jour après jour contre son corps. Or le jeune prince aimait à chasser sur le plateau de Gîza, et il lui arrivait de faire la sieste à l'ombre du sphinx :
« Un jour, il arriva que le fils royal Thoutmosis alla se promener à l'heure de midi ; il s'assit à l'ombre de ce grand dieu ; le sommeil et le rêve s'emparèrent de lui au moment où le soleil était au zénith. Il trouva la Majesté de ce dieu vénérable qui parlait de sa propre bouche comme un père parle à son fils : " Regarde-moi, jette un regard sur moi, ô mon fils Thoutmosis ; c'est moi, ton père Harmachis-Khepri-Rê-Atoum. Je te donnerai ma royauté sur terre à la tête des vivants ; tu porteras la couronne blanche et la couronne rouge sur le trône de Geb, l'héritier ; le pays t'appartiendra dans sa longueur et sa largeur ainsi que tout ce qu'illumine l'œil du maître de l'univers (...). Vois, mon état est celui d'un homme dans la souffrance, tandis que mon corps tout entier est ruiné. Le sable du désert sur lequel je me dresse se rapproche de moi (...) " » (C. Zivie : 1976, 130-131.)
Thoutmosis fit désensabler le dieu, et celui-ci lui fit don d'un trône qu'il n'espérait pas... et dont il ne profita que neuf ans, car il mourut lui aussi prématurément, à l'âge d'environ trente ans. Derrière la belle histoire se cache une orientation politique déjà sensible chez Amenhotep II. Que le jeune prince se soit trouvé à Memphis n'a rien d'étonnant, puisque c'est là qu'étaient élevés tous les princes héritiers depuis Thoutmosis Ier. Ce qui est plus remarquable, c'est le soin qu'il prend de ses dieux : il poursuit l'aménagement du temple consacré par Amenhotep II à proximité du sphinx, mais on a retrouvé aussi un dépôt de fondation à son nom dans le temple de Ptah de Memphis. Peut-être faut-il voir là le désir de contrebalancer la puissance de Thèbes, dont la noblesse jouit alors d'un luxe que l'on peut mesurer à la splendeur des tombes des grands personnages du royaume : le vizir Aménémopé (TT 29), dont le frère, Sennefer (TT 96), est gouverneur de Thèbes, Qenamon, l'intendant du palais royal de Memphis, et son frère le troisième prophète d'Amon Kaemhéryibsen (TT 98), les grands prêtres d'Amon Méri et Amenemhat (TT 97), le chef des greniers Menkhéperrêséneb (TT 79), Ouserhat (TT 56), Khây, dont le « trésor » est conservé à Turin, etc.
Amenhotep III et l'apogée de la dynastie
Si la peinture thébaine tend à son apogée sous Thoutmosis IV, le règne d'Amenhotep III, en ouvrant encore plus le pays aux influences orientales, atteint un degré de raffinement qui restera inégalé par la suite, même lorsque les produits précieux d'Asie et de Nubie alimenteront à nouveau les ateliers royaux. Amenhotep III est le fils d'une concubine de Thoutmosis IV, Moutemouia, dans laquelle on a voulu voir à tort la fille d'Artatama Ier. Il est né à Thèbes, et lorsqu'il monte sur le trône, il n'a que douze ans : sa mère assure la régence. Il épouse, au plus tard en l'an 2, une femme d'origine non royale qui aura une influence déterminante sur l'avenir de la dynastie, la reine Tiy. Elle est la fille d'un notable d'Akhmîm, Youya, qui va, lui aussi, jouer un rôle politique en compagnie de son épouse Touya, préparant le terrain à l'un de ses fils, le divin père Ay qui succédera à Toutankhamon dans des heures difficiles. Tiy donne six enfants à Amenhotep III : peut-être un Thoutmosis, qui meurt sans régner, le futur Amenhotep IV et quatre filles, dont deux porteront aussi le titre de reines, Satamon et Isis.
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Fig. 91
La famille royale et la fin de la XVIIIe dynastie : généalogie sommaire des générations 9-11.
À la XVIIIe dynastie comme à la Ve, les liens familiaux dominent la politique du pays. Les principales charges gouvernementales sont distribuées aux membres de la famille royale, ou bien, au contraire, le mariage vient consacrer la réalité d'un pouvoir politique trop fort pour être contourné. C'était le cas de Thoutmosis Ier ; ce sera encore celui d'Ay et d'Horemheb. Le mariage d'Amenhotep III et de Tiy est, à cet égard, bien loin du roman d'amour qu'on a parfois voulu y voir. Youya est un officier de la charrerie, maître des haras. On a supposé qu'il était parent de la reine mère Moutemouia, ce qui ferait de lui un oncle d'Amenhotep III. Il installe son fils Ay comme maître des haras sous le règne de son petit-fils, non sans avoir fait auparavant de son autre fils, Anen, le Deuxième Prophète d'Amon à Thèbes et le « Grand des Voyants » du temple de Rê de Karnak.
L'influence de Tiy sur la conduite des affaires vient de sa forte personnalité, mais aussi de sa longévité : elle survit à son mari et meurt seulement en l'an 8 de son fils Amenhotep IV, après avoir été liée à la politique des deux rois à la fois en tant qu'épouse et en tant que mère. Elle met en effet en avant pour la première fois le rôle de l'épouse — la « Grande Épouse du Roi » — , qui prend le pas sur la reine mère, image traditionnelle du matriarcat. Tiy est associée à son époux de façon complémentaire. Elle est à ses côtés la personnification de Maât et reçoit en tant que telle certains privilèges régaliens : elle participe aux grandes fêtes cultuelles, y compris la fête-sed, se fait représenter en sphinx, et se voit consacrer un temple par son mari à Sédeinga, entre la Deuxième et la Troisième Cataracte. Elle prend aussi une grande part à la politique extérieure et gère le pays dans les premières années du règne de son fils, pour lequel elle exerce la régence après lui avoir probablement plus ou moins insufflé les fondements du nouveau dogme qu'il va développer. Elle le suit en effet à Amarna où elle se fait enterrer. Sa momie sera « rapatriée » sous Toutankhamon avec celle de Smenkhkarê dans la tombe 55 de la Vallée des Rois.
Le règne d'Amenhotep III est marqué par la paix : le seul acte de guerre est une campagne dissuasive qu'il mène au début de son règne, en l'an 5. Pour le reste, les relations avec le Proche-Orient témoignent du grand rayonnement de l'Égypte en Asie et dans le bassin méditerranéen. On le suit à travers les attestations du nom d'Amenhotep III en Crète, à Mycènes, en Étolie, en Anatolie, au Yémen, à Babylone, Assur... On possède une autre source d'information sur la politique extérieure de l'époque : un ensemble de 379 tablettes découvertes par une paysanne en 1887 à côté du palais royal d'Amarna. Ces textes, rédigés en cunéiformes, l'écriture diplomatique de l'époque, contiennent la correspondance d'Amenhotep III et IV avec les rois du Proche-Orient. Les renseignements qu'ils fournissent, comparés aux archives de la capitale des Hittites, Bogazkôy, et aux chroniques assyro-babyloniennes permettent de suivre les échanges entre les deux puissances, mais aussi les vicissitudes du royaume de Mitanni, qui continue à perdre du terrain. Le rapprochement égypto-mitannien est consommé par le mariage, en l'an 11, d'Amenhotep III et de Gilu-Heba, fille de Sutarna II. Mais vers le dernier tiers du règne, le prince d'Amourrou, Abdi-Achirta, forme une coalition pour soulever le joug égyptien en basculant du côté des Hittites. La situation se détériore dans la capitale mitannienne : Artassumara, fils aîné de Sutarna II, est assassiné par le parti pro-hittite commandé par Tuhi, qui se proclame régent du royaume. Mais Tushratta venge son père et reprend le pouvoir. Il consolide à nouveau l'alliance avec l'Egypte en accordant à Amenhotep III la main de sa fille Tadu-Heba(t). La Babylonie, toujours inquiète du voisinage mitannien, fait de même, et Amenhotep III épouse la sœur, puis la fille de Kadashman-Enlil. Ces réseaux matrimoniaux ne sont pas une garantie bien solide face aux appétits territoriaux des uns et des autres : l'Assyrie, théoriquement vassale du Mitanni, est convoitée par Babylone, et Assur-Uballit Ier aura beaucoup de mal à maintenir la balance égale. Il ne parviendra à conserver une relative indépendance qu'au prix d'une habile politique d'amitié ostensiblement affichée avec l'Égypte. La puissance montante, ce sont les Hittites, qui vont prendre un ascendant décisif à la charnière des règnes d'Amenhotep III et Amenhotep IV. Le prince Suppiluliuma est monté sur le trône. Il consacre les dix premières années de son règne à pacifier l'Anatolie, puis il se tourne vers la Syrie du Nord, prend Alep et fixe la frontière méridionale hittite au Liban. Amenhotep IV a succédé à son père : l'Egypte ne vient pas au secours de l'allié mitannien qui ne peut que s'incliner.
Pendant le demi-siècle qui a précédé ces événements, l'Égypte est à l'apogée de son rayonnement et de sa puissance. Amenhotep III est l'un des plus grands constructeurs que le pays ait connus. Il couvre la Nubie de monuments. À Éléphantine il fait édifier un petit temple à colonnade attribué à Thoutmosis III. À Ouadi es-Séboua, il consacre un temple rupestre à Amon « Seigneur des chemins ». À Aniba, il travaille au temple d'Horus de Miam. Il fonde le temple de Kawa, celui de Sésébi, sur lequel Amenhotep IV fera le Gematon, celui de Soleb, consacré à son propre culte et à celui de sa femme, associé à celui d'Amon. Il inaugure avec ce sanctuaire une tradition qui sera largement suivie à la XIXe dynastie. En plus du temple de Sédeinga, il consacre des éléments d'architecture à Mirgissa, Kouban, et dans les îles de Saï et Argo. En Égypte même, il construit dans le Nord, à Athribis et Bubastis. Il poursuit le programme héliopolitain de ses prédécesseurs en consacrant un temple à Horus. Il commence aussi les travaux du Sérapeum à Saqqara. Dans la Vallée il bâtit à Elkab, Souménou près de Gebelein, Abydos et Hermopolis, où il fait ériger les statues monumentales de cynocéphales qui sont encore visibles sur le site. À Thèbes, il fait construire à Louxor un temple censé être le « harem méridional » d'Amon-Rê et fait consacrer dans le temple de Mout d'Achérou, au sud de l'enceinte de Karnak six cents statues de la déesse Sekhmet, dont de magnifiques exemplaires ornent le Musée du Louvre (fig. 92). Sur la rive occidentale, il se fait édifier un palais à Malgata et un gigantesque temple funéraire que Mérenptah détruira pour construire le sien, et dont il ne reste que les deux statues monumentales disposées de part et d'autre du pylône.
Une ressemblance phonétique entre le prénom d'Amenhotep III, Nebmaâtrê, qui devait donner approximativement le son « Mimmouria » dans la bouche des guides qui expliquaient les antiquités aux premiers visiteurs grecs, valut au colosse du nord d'être interprété comme la statue du héros Memnon, fils de l'Aurore et chef des troupes éthiopiennes, qui fut tué par Achille au cours de la guerre de Troie. Sa tombe, disait-on, était aux pieds du colosse. Un tremblement de terre survenu en 27 av. Jésus-Christ vint renforcer la légende : il disjoignit les blocs de la statue, créant une fissure qui craquait au lever du jour, lorsque les rayons du soleil faisaient évaporer l'humidité accumulée pendant la nuit. Ainsi Memnon saluait d'un gémissement l'apparition de sa mère chaque matin. Malheureusement, la piété de Septime Sévère le conduisit à faire restaurer le monument, qui depuis lors est devenu muet.
Les monuments du règne d'Amenhotep III, tant officiels que civils, sont empreints d'une finesse et d'une délicatesse que vient soutenir une maîtrise technique indiscutable. L'influence orientale se fait sentir par une plus grande liberté plastique, qui tranche sur la rigueur du début de la dynastie et annonce la sensibilité des œuvres amarniennes : on peut penser à la technique du « drapé mouillé » qu'illustrent les statues de la fin du règne (fig. 93). Ces traits précurseurs de l'art amarnien ont fréquemment été compris comme le signe que les recherches mystiques du futur Akhenaton ne sont pas nées d'un coup, mais ont été progressivement élaborées dans une Cour dont on se plaît à souligner l'intellectualisme orientalisant. Les préoccupations héliopolitaines d'Amenhotep III montrent que la montée du culte d'Aton est une conséquence logique du renouveau des sanctuaires de l'ancienne capitale religieuse. Mais cela ne veut pas dire que cette ascension soit exclusive : la construction du Sérapeum, destiné à recevoir les dépouilles des taureaux Apis, indique que le roi encourage également le culte officiel des hypostases animales. Seulement, dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas de cultes thébains. Là se trouve probablement l'une des motivations qui vont pousser Amenhotep IV à rompre avec Amon-Rê : la trop grande place prise dans l'État par le clergé thébain. Celui-ci voit son emprise encore accrue par les constructions qu'Amenhotep III entreprend à Karnak pour obtenir l'aide des dieux contre le mal qui le mine depuis sa première fête-sed, qu'il célèbre en l'an 34 de son règne. Les représentations de Soleb et celles de la tombe du majordome de la Grande Épouse du roi Khérouef (TT 192) le montrent à cette occasion affaibli et visiblement souffrant. Il consacre ainsi six cents statues à Sekhmet Dame d'Achérou, la guérisseuse par excellence. Son beau-père Tushratta lui envoie même une statue guérisseuse d'Ichtar. Mais rien n'y fait, et les dieux ne peuvent pas détourner le destin. Amenhotep III célèbre en l'an 37 sa deuxième fête-sed — si l'on respecte en effet le délai de trente ans pour la première, on réduit cette durée au dixième pour les suivantes —, juste avant d'épouser Tadu-Heba(t), et meurt en l'an 39, en ayant peut-être associé dans les derniers temps son fils au trône. Sa tombe (VdR 22), qui était décorée d'un exemplaire du Livre de l'Amdouat a été pillée à la XXIe dynastie, mais sa momie a pu être sauvée avec celles qui ont été regroupées dans le tombeau d'Amenhotep II. C'est la dépouille d'un homme d'une cinquantaine d'années qui a succombé à la maladie.
Avec lui disparaît une certaine Égypte, celle des certitudes politiques et religieuses, d'un État redevenu fort et respecté à l'intérieur comme à l'extérieur. Les bouleversements provoqués pendant le court règne de son fils modifieront radicalement l'équilibre du pouvoir en contraignant les pharaons à poser clairement la question qui est à la base de la théocratie : celle de la relation entre le temporel et le spirituel.