CHAPITRE XV

 

 

On s’était mis d’accord avec Klaine. Nous ne pouvions pas, dans ce contexte frauduleux, utiliser les vaisseaux spatiaux de la Compagnie pour le retour sur la Terre. Les vigiles nous auraient arrêtés avant notre embarquement, pour sondage de cerveau. Car ils possédaient eux aussi leurs psycho-détecteurs de pensée ! De tout temps, les gouvernements officiels ne « couvraient » pas les agents secrets !

Nous attendions le « clandestin » à un endroit convenu, situé à l’écart des vallées traditionnelles, à mi-distance entre la ville et le Point Deux.

Nous n’étions pas seuls, Norman et moi. Il y avait Bintz, Asters, Imra San... et Jolie Jolia !

Pour Jolia, c’était Klaine qui avait insisté pour l’emmener et elle avait finalement accepté car elle ne se sentait plus en sécurité dans le quartier de transit.

Et puis elle aimait encore Norman, malgré que sa mutilation l’ait transformé en eunuque...

Nous avions quitté les « gentlemen » avec une certaine nostalgie et nous tremblions pour leur avenir. Les vigiles risquaient de leur causer de sérieux ennuis. À bord d’une chenillette, nous vivions nos dernières minutes sur Alpha-Park.

J’étais anéanti. La tête entre mes mains, je réfléchissais. Je réfléchissais salement à ce qu’était exactement Hio-West.

Un bagne...

Ou plutôt une planète d’exil définitif. J’entendais encore Imra San qui me confiait, hier soir :

— Exact. J’étais technicien supérieur sur la Terre. Seulement cela ne m’empêcha pas d’enfreindre la loi de sécurité absolue. Ma pensée « divergea » et glissa du mauvais côté. Mettons qu’au fond de moi, une lame déferla, m’entraîna sur la pente. Sans doute la cause m’en échappe... Asthénie psychologique ? Hérédité ? Ou tout simplement bravade ? Bref, je ne sus pas me contrôler à temps et les psycho-détecteurs intervinrent. Ils fondirent sur moi et m’immobilisèrent de leurs faisceaux paralysants. Quand la police me ramassa et sonda mon cerveau, elle y découvrit forcément la trace de mon « déviationnisme ».

J’avais regardé San avec calme, mais inquiétude. Je l’avais toujours considéré comme un homme sérieux, incapable de penser au moindre mal. Or, il avait eu des « idées » néfastes, contraires aux règlements. Il m’avait menti, quand il avait prétendu avoir amassé dix millions de chicanos. Les émissaires de la compagnie ne l’avaient jamais contacté...

— À quoi diable pensais-tu pour déclencher l’intervention des psycho-détecteurs ? protestai-je.

— Au meurtre, avoua San. Oui, à un meurtre prémédité. Ma femme me trompait et, par jalousie, j’ai voulu tuer son amant...

Il rectifia hâtivement :

— Je ne sais pas, au fond, si je serais allé au bout de mon désir. Je ne le crois pas. Mais l’avocat qui me défendit, au tribunal, ne parvint pas à m’octroyer des circonstances atténuantes. Pour le corps médical, et les spécialistes en psychologie, j’étais un cas de délinquance dû à un trouble de ma personnalité. Mon comportement suscitait ma « mise à l’écart » pour le bien de la société de sécurité absolue en vigueur sur la Terre. Leurs méthodes sont toutes préventives. Une « idée » de meurtre est sévèrement sanctionnée car elle dénote un sujet réfractaire aux traitements de la mentalité, traitements auxquels sont soumis tous les Terriens. C’est pourquoi je suis sur Alpha-Park.

Ces confidences me bouleversaient car je m’interrogeais sur le système concernant la protection du citoyen par les psycho-détecteurs, tout étant basé sur la prévention... Je comprenais que de telles contraintes amenaient des gens sur Alpha-Park, où ils pouvaient défouler librement leurs pensées.

Mais je ne prenais pas position pour ou contre cette méthode, puisqu’elle était généralisée et un référendum à l’échelon mondial l’avait approuvée. La sécurité absolue existait et il était même temps que la science s’attaque au problème de la délinquance, par système préventif...

En tous cas, l’exil constituait la peine maximum. C’est ainsi qu’Alpha-Park ne recevait pas que des touristes en mal d’aventures. Dès leur arrivée, les condamnés étaient pris en charge par les vigiles et ils ne suivaient pas la filière traditionnelle, laissée aux amateurs de sensations fortes !

On les conduisait directement à l’usine. La Compagnie n’exigeait évidemment pas d’eux dix millions de chicanos. L’entrée était gratuite !

Ils devenaient des autochtones jaunes, amnésiques, stériles, et ils ne se différenciaient plus des autres, de ceux qui avaient choisi le Point Deux pour rester définitivement sur Alpha-Park...

Car j’en parlais en connaissance de cause. La « transformation » en indigène était quelque chose de fantastique dans la vie d’un homme !

Au fond, quand la mémoire n’enregistre plus son passé, elle croit des événements qui n’existent pas. J’ai cru, par exemple, que j’avais toujours été un autochtone pur...

Klaine vint vers moi, comprit mon tracas, et haussa les épaules :

— Imra San t’a déçu, parce qu’il a eu l’idée de tuer l’amant de sa femme ?

— Ce n’est pas tellement ça, observai-je. C’est plutôt cet exil à vie. Quelque chose de terrible...

— Bah ! soupira Norman. Préfères-tu les prisons terrestres, les « cliniques » de redressement psychologique ? Ici, les condamnés jouissent d’une liberté totale quand ils ont subi la transformation tissulaire. La preuve. Si tu les interroges, ils te disent tous qu’ils sont heureux.

Il ajouta en agitant son index :

— La Compagnie voulait depuis longtemps « créer » une population indigène. Pour le folklore, d’accord. Quand le grand ministère de la justice décida l’exil sur Hio-West, alors la Compagnie n’eut plus aucun scrupule. Elle tenait ses premiers « mutants »...

Le clandestin arriva dans la nuit. Son astronef se posa dans une sorte de cirque glaciaire et il nous fit embarquer immédiatement. Il empocha d’abord le prix exorbitant de nos billets.

— J’ai des risques, expliqua-t-il. Surtout ici, avec les vigiles. Sur la Terre, c’est autre chose. Ils se montrent tolérants. Car le retour d’un clandestin fait partie intégrante de la filière. C’est approuvé par des textes légaux.

Je craignais l’intervention des vigiles car ils ne tenaient guère à nous voir regagner la Terre. Le clandestin nous montra tout un système perfectionné qui déroutait les radars de la Compagnie.

— J’ai fait monter ça sur mon « taxi ». Alors, vous comprenez, ça m’a coûté une petite fortune. Mais c’est efficace, je vous le promets...

Il justifiait les sommes qu’il exigeait par passager. Quand nous décollâmes, je ressentis une certaine émotion. J’avais vécu des moments captivants sur Alpha-Park. Je partais par une sortie dérobée et je n’en tirais aucune gloire. Mais j’avais accompli honnêtement ma mission...

Dans l’espace, nous aperçûmes la petite boule lumineuse de Hio-West qui diminuait à toute vitesse. Puis nous nous enfermâmes dans les obligatoires containers d’hibernation.

Pourtant, un mystère subsistait encore et je me jurais de l’élucider...

Je me balançais dans un hamac tendu entre deux cocotiers. Je fixais une plage de sable fin que l’océan ourlait d’écume.

Des oiseaux au plumage multicolore chantaient. Nous buvions des boissons terrestres et dans cette île du Pacifique, je me sentais au paradis. Il était loin, le froid effroyable d’Alpha-Park !

Une brise tiède me berçait. J’avais envie de dormir. Klaine et Jolie Jolia s’embrassaient sans vergogne à mes côtés. Norman lui susurrait :

— Alors, la Terre, c’est pas beau ?

La fille du quartier de transit semblait ébahie. Asters me faisait toujours des piqûres mais ma graisse ne fondait pas encore. J’en avais pris mon parti. Je savais qu’un jour, le biogénéticien trouverait le moyen d’inverser le processus.

Klaine me cachait dans une île, avec Imra San, qui s’appelait en réalité Eddie Droks. Nous n’avions aucun contact avec la population locale.

C’était une île perdue, déserte. Enfin presque. Norman abandonna Jolie Jolia et me conseilla :

— Méfie-toi, Jiji. Surveille ta pensée. Sinon les psycho-détecteurs interviendront.

— Même dans le Pacifique-Sud ?

— Oui. Même dans le Pacifique. Seulement, ici, la police a certaines difficultés pour aborder. Ça signifie que l’île constitue en somme un « refuge ». Tu sais, je l’ai payée cher. Très cher.

Je bondis dans mon hamac.

— Elle t’appartient ?

— Entièrement, mon vieux. Oh ! Elle est toute petite. Mais j’ai fait des affaires, sur Alpha-Park, qui m’ont rapporté gros. Des types achètent des centaines d’îles, comme ça. Pour s’isoler. Et c’est légal, pourvu qu’on ne commette aucune infraction aux règlements de la sécurité absolue...

Ce fut le moment où jamais de lui demander :

— Sur Alpha-Park, les vigiles te guettaient. Ici, tu ne crains plus rien. La Compagnie n’a aucun droit sur la Terre. Alors, tu peux donc me dire enfin comment sont nés les premiers autochtones rouges ?

Klaine éclata de rire.

— Tu n’as pas beaucoup d’imagination, Jiji ! me reprocha-t-il. Et c’est sans doute à cause de ta graisse. Elle paralyse ton cerveau !

Après cette plaisanterie, il passa aux choses sérieuses. Il croisa ses doigts si fort que ses articulations craquèrent.

Il se rapprocha de moi et s’assit sur un fauteuil de rotin. Nous étions seuls. Jolie Jolia se dorait au soleil, sur la plage, avec San.

— Bon. Reprenons par le début. Le grand ministère de la justice décida qu’Alpha-Park serait l’exil à vie de certains condamnés. La Compagnie accepta de les prendre en charge sous certaines conditions : qu’ils deviennent des autochtones. Les biogénéticiens étaient prêts pour l’expérience. Ils la tentèrent sur les premiers condamnés. Or, ça ne marcha pas exactement comme prévu...

Je fronçai les sourcils.

— Ils n’arrivèrent pas à les transformer en paquets de saindoux ?

— Si, expliqua Klaine. Les hormones, les corticoïdes, les substances chimiques, modifièrent bien l’anatomie de ces cobayes humains. Seulement ils n’étaient pas stériles, ni amnésiques, ni jaunes. Ils avaient la peau rougeâtre. Ce n’était pas ce dernier détail qui inquiétait les biogénéticiens. Mais les autochtones rouges se souvenaient qu’ils appartenaient à la race terrienne. Ils menacèrent de divulguer l’expérience au grand jour et ils voulaient des « compensations »...

— Quel genre ? coupai-je.

— Oh ! Ils exigeaient certains postes importants dans la ville. Comme celui de premier magistrat, par exemple. C’était inacceptable pour la Compagnie, qui conclut que cette première tentative était un échec. Elle décida de supprimer ces témoins trop gênants, d’ailleurs peu nombreux. Or, Rudy Quers était l’un des biogénéticiens. Il s’opposa farouchement au projet d’extermination.

— Par humanité ? demandai-je avec ironie.

Klaine haussa les épaules.

— On ne sut pas trop. On croit plutôt qu’il tomba amoureux d’une Rouge. La preuve. Il la sauva, avec deux ou trois couples. Il avait déjà l’idée de renverser la Compagnie, du moins de s’opposer à elle. Il découvrit l’antre de la vallée des sauriens, s’y retrancha avec ses protégés, et on ne le revit jamais. Il bénéficia sans doute de complicités pour « aménager » le repaire...

Je crachai sur le sol :

— Pour s’amouracher d’une autochtone, même rouge, il faut avoir une sacrée force de caractère ! Rudy Quers avait peut-être des goûts étranges, une sorte de perversion... Si je comprends bien, la mère de Jude serait l’une de ces Terriennes dégénérées, et une condamnée à l’exil, par surcroît...

Norman acquiesça. Il donna d’autres détails.

— Au début, la Compagnie mit le paquet pour retrouver les « disparus ». Rudy Quers les avait bien cachés ! Les vigiles ne découvrirent jamais l’antre de la vallée des Sauriens... Alors l’affaire pourrit toute seule. Elle s’étiola, bien qu’elle ne fût jamais classée définitivement. Et puis un jour, la direction m’envoya sur Alpha-Park avec mission de retrouver les Rouges, coûte que coûte. Car n’étant pas stériles, ils avaient certainement proliféré. Des indices prouvaient qu’ils refaisaient surface en la personne de Jude Quers...

Je m’étonnai :

— Les vigiles n’avaient qu’à arrêter Jude.

— Ils n’avaient aucune preuve contre lui. Rien que des présomptions. En réalité, Rudy Quers s’appelait Kronan. C’est Jude, son fils, qui s’affubla d’une fausse identité, pour brouiller les pistes.

— Bizarre, remarquai-je. Jude ne tenait pas de sa mère. Il n’avait même pas l’air d’un « bâtard »...

Klaine fit la moue :

— Oh ! L’hérédité est parfois surprenante ! Jude s’identifiait très bien à un Terrien et cela le servit. Il s’immisça chez les gentlemen. Comme il n’avait ni papier d’identité, ni carte de crédit, les Exclus le considérèrent très vite comme l’un des leurs. En vérité, il resurgissait pour mettre les Exclus dans son camp et préparer la revanche des Rouges, dont Yamural avait pris la tête.

Je fixai mon ami droit dans les yeux.

— Franchement, quand tu as pu prouver l’origine de Jude, c’est-à-dire qu’il était bien le fils de Rudy... Kronan, pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé aux vigiles, cette fois ?

— Il ne m’en a pas laissé le temps. Il a découvert que je travaillais pour les services secrets de la Compagnie. Et puis j’avais une raison. Si je voulais démasquer les Rouges, il me fallait Quers comme fil conducteur... Quers ou toi !

Je sautai en l’air comme si j’avais reçu une décharge électrique. Je me montrai du doigt.

— Moi ?

— Oui. Seulement il convenait de te transformer en autochtone jaune pour te mêler aux Rouges. C’est ce que tu as fait avec talent. Ma mission sur Alpha-Park prit fin prématurément. Tu en connais les motifs. Et puis tu m’as relayé. Avec brio.

Je n’aimais pas les compliments. Même si les traitements auxquels me soumettait Asters commençaient leurs effets. Même si mon poids diminuait lentement. Je restais quand même un paquet de graisse jaunâtre. Et cette situation m’aigrissait, surtout sur une île du Pacifique-Sud. J’avais l’impression d’être un « étranger » sur ma propre planète. Comme Imra San, d’ailleurs.

Enfin, je voulais dire Eddie Droks...

J’évoquai l’antre des Rouges et je revis ceux-ci, pétrifiés par les paralysants des vigiles. Une question venait à mon esprit.

— Tu sais ce qu’ils vont faire de Yamural et de ses compagnons, hommes, femmes, enfants ?

Klaine inclina affirmativement la tête.

— Il n’y a pas de problème. Ils laisseront les gosses devenir des adultes. Puis ils les passeront par l’usine et ils les « retraiteront ». Ils deviendront de braves autochtones jaunes dévoués à la Compagnie. Comme Yamural, déjà sous traitement. Comme tous les autres...

— Ils étaient nombreux, sur Alpha-Park ? m’inquiétai-je.

— Presque autant que les Jaunes. C’est pourquoi ils avaient décidé que le moment était venu de passer à l’action...

Je ne m’illusionnais pas. Je resterais jusqu’à la fin de mes jours au service de la Compagnie. Dans un sens, Klaine et moi, nous étions comme les autochtones des serviteurs fidèles...

J’étais presque heureux. On aurait pu m’exposer dans les foires ou sur les scènes de music-hall, avec cette étiquette : « Créature hybride, en provenance d’Alpha-Centauris. Aborigène de type humanoïde... »

Je rejoignis San et Jolie Jolia sur la plage. J’étais en maillot de bain et je n’avais pas la silhouette d’un jeune premier. Ici, en plein cœur de la Polynésie, on était tranquille. En vacances...

Je plongeai dans les vagues frangées d’écume et j’essayai de nager. Vainement. Ma graisse me handicapait. J’avais l’impression que l’eau me rejetait comme quelque chose d’inutile.

Je tournai mes yeux vers la plage. J’aperçus Norman et Jolie Jolia qui m’observaient en riant. J’imaginai ce qu’ils disaient.

« — Tiens ! Paquet de saindoux fait la planche ! »

Ils se moquaient amicalement. Je ne leur en voulais pas. Je plaignais davantage Klaine. Sa mutilation le complexait. Pas un seul instant, je ne regrettais d’avoir tué Jude Quers.

J’étais ivre de ciel bleu, d’eau tiède, de ce décor paradisiaque. Sur Alpha-Park, la saison hivernale recommençait et le froid mordait à moins quarante.

Je priais  – moi qui n’étais pas croyant ! — pour que la Compagnie ne me renvoyât pas là-bas de sitôt.

Au fond, franchement, je n’étais pas pressé de redevenir un homme comme les autres...

 

 

FIN



[1] — Monnaie en vigueur sur Alpha-Park, exclusivement.