CHAPITRE PREMIER

 

 

L’hôtesse apparut sur les petits écrans individuels disposés en face de chaque passager. C’était une belle fille aux yeux en amande, au teint café au lait. Race hybride, de plus en plus fréquente sur la Terre. Cheveux noirs, avec une frange sur le front. Son sourire découvrait des dents très blanches. L’uniforme bleu pâle de la Compagnie lui seyait à ravir.

Sa voix chaude annonça :

— Attachez vos ceintures. Nous arrivons sur Alpha-Park.

Recommandation traditionnelle que les voyageurs suivaient scrupuleusement. Puis une boule légèrement indigo, voire verdâtre, se substitua à l’hôtesse, sur fond d’ébène. Alpha-Park. Ou plutôt Hio-West, dans le système solaire du Centaure.

J’ancrai ma ceinture aux points de fixation. Je sortais comme les autres de l’hibernation totale, après plusieurs mois de traversée spatiale. Installé confortablement sur mon siège-couchette, j’observai mes voisins.

J’avais l’œil attentif, scrutateur, comme celui d’un psychologue. Je savais que sur les trois cents passagers, deux cents au moins, sinon davantage, étaient des milliardaires cousus d’or. Enfin, des gens aisés qui venaient sur Alpha-Park pour s’amuser et trouver l’aventure.

Avec un grand A.

D’accord. Ils la trouveraient. Au-delà même de leurs espérances. Les billets coûtaient cher. Très cher. Une petite fortune.

Les autres, plus miteux, avaient emprunté ou raclé le fond de leurs comptes en banque. La Compagnie accordait même des crédits. Car Alpha-Park attirait de plus en plus d’amateurs et se « démocratisait ». C’était l’exutoire, le défouloir de la Terre.

— Attachez vos ceintures, répéta l’hôtesse.

Je n’étais pas milliardaire. Malheureusement. Ni même aisé. J’étais un fauché. J’avais eu un mal fou pour rassembler le prix du billet. Un aller-retour obligatoire. Car si la Compagnie garantissait l’Aventure, elle déclinait toute responsabilité une fois débarqué sur Hio-West.

Le touriste se débrouillait. À ses risques et périls. Il pénétrait sur un monde totalement inconnu et différent. Il savait surtout que son rapatriement vers la planète-mère dépendait des circonstances et devenait franchement aléatoire. D’ailleurs, il signait une « décharge » à la Compagnie. Celle-ci ne se mouillait que pendant le transport. Ensuite, elle se lavait les mains !

Après tout, le client cherchait l’insécurité, l’incertitude, les émotions fortes. Il engageait son argent mais aussi sa vie !

Je consultai ma montre. Dans trois heures, nous débarquerions. L’ordinateur avait calculé une marge de retard d’une journée. Sur plusieurs mois, ce n’était pas mal comme régularité. La Compagnie respectait ses horaires.

J’imaginai l’arrivée. Des fauves lâchés. La liberté. L’anarchie. Une belle pagaille, en perspective. Moi, je ne venais pas exactement pour les mêmes raisons que les milliardaires. Quand j’admirais ces désœuvrés  – ces dépravés devrais-je dire  – qui posaient le pied ici en conquérants alors qu’ils allaient tout simplement se faire plumer, je souriais avec ironie. Du beau monde mais des proies rudement faciles.

Enfin !

Chacun faisait ce qu’il voulait de ses économies. Sur la Terre, ils avaient tellement sécurisé les citoyens que ceux-ci se trouvaient protégés, de leur naissance à leur mort, pris en charge par l’Administration.

Les « machines à détection de pensée » mettaient en échec tous les délinquants en puissance, les voleurs comme les assassins. Les scientifiques avaient quadrillé parfaitement la planète. Tout acte prémédité était immédiatement détecté par les machines, stoppé avant son exécution. La prévention à outrance, technique ultramoderne, quasi infaillible, avait dégoûté les truands, grands et petits. Le Monde vivait tranquille, sans histoire, dans la sécurité absolue.

Trop tranquille. Alors, parfois, les caractères se rebellaient. Les cerveaux bouillonnaient. Des envies frénétiques d’aventures secouaient les esprits. La Compagnie se chargeait donc de ces nouveaux besoins et vantait les mérites d’Alpha-Park.

Comme quoi, partout, existait toujours une soupape, un trop-plein. Par nécessité.

L’astronef acheva son long voyage dans l’espace. Après une orbite elliptique, il se posa sur le minuscule astroport réservé uniquement aux vaisseaux de la Compagnie.

Ses moteurs photoniques expirèrent. Le rugissement des tuyères s’éteignit. Puis les sas s’ouvrirent et les passagers descendirent. À chacun, les hôtesses remirent un petit dépliant d’informations et leur souhaitèrent bonne chance.

Les idiots ! Ils en auraient besoin de la chance. Ils ignoraient que les trois quarts d’entre eux, tout au moins une bonne moitié, n’utiliseraient jamais leur billet de retour !

Quand on débarquait sur Alpha-Park pour la première fois, on avait tout de suite l’impression de manquer d’air. Ce n’était pas étonnant. La teneur en oxygène était moindre que sur la Terre, mais les poumons s’habituaient.

Par contre, plus difficile se présentait l’adaptation climatique. Tout dépendait à quelle saison on arrivait. En été, un air brûlant, sec, vous assaillait. En hiver, un froid glacial. C’était soit comme au Sahara, soit comme au Pôle Nord. Pas de transition !

J’avais choisi la saison sèche parce que je préférais la chaleur. Autant dire que sur Hio-West la végétation se réduisait à quelques arbustes rabougris, à des toundras, à des déserts de roches et de sable, à des montagnes arides. En vain cherchait-on une mer, une rivière, un océan. L’eau coulait à grande profondeur et il fallait l’extraire.

La petite ville ressemblait à ces bourgades de l’ancien Far West. Maisons en bois. Rues non goudronnées. Certes, le confort existait mais il se payait.

Ici, les hôtels pullulaient. Il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les bourses. Les riches se fourraient dans les cinq ou six étoiles. Les fauchés, comme moi, se contentaient d’un établissement minable.

Ce qui surprenait aussi, c’était les « indigènes ». Ils monopolisaient tous les commerces. On ne rencontrait pratiquement pas un Terrien, en dehors des « touristes ».

Les autochtones étaient laids, bouffis, gras, et jaunes par-dessus le marché. De vrais sacs de saindoux où s’inscrivaient des yeux enfoncés mais drôlement vifs. Une silhouette épaisse, presque d’un seul bloc, qui rappelait vaguement un humain. D’ailleurs, les indigènes parlaient le langage terrestre, sans le moindre accent, comme si c’était leur langue maternelle.

Connaissaient-ils un autre dialecte ? Apparemment pas.

Au début, quand ils vous accueillaient, ils se montraient aux petits soins. Obséquieux. Leurs bouches adipeuses se tordaient dans un sourire et sous leurs vêtements « made in world », ils se prenaient pour des concitoyens à part entière.

— Bienvenus sur Alpha-Park, disaient-ils.

Et ils demandaient tout de suite une avance d’argent, pour la chambre ou le repas. Car ils ne perdaient pas le nord. Ils avaient vraiment la bosse des affaires.

En somme, ils étaient sympathiques, voire bons enfants, et ceux qui ne les connaissaient pas leur donneraient presque le Bon Dieu sans confession !

Je repérai un hôtel pas cher. Enfin, cela signifiait qu’il coûtait moins cher que les autres. C’était un établissement miteux, à la façade lépreuse, que le propriétaire ne restaurait jamais. L’intérieur ne valait guère mieux. Le confort se trouvait à la limite et il n’était pas sûr que l’eau chaude soit sur la douche. Bah ! Ça n’avait pas d’importance en cette saison, où il faisait trente ou trente-cinq à l’ombre.

On suait... Par tous les pores. Le plus curieux, les indigènes ne souffraient pas de cette chaleur, malgré leur graisse. Par habitude, sans doute, ou parce qu’ils étaient bâtis pour résister au chaud comme au froid.

L’hôtelier ressemblait à un gros porc engraissé aux hormones ou aux corticoïdes. Sa peau tendue n’avait pas un pli, malgré des cheveux grisonnants. Il me lorgnait de travers car il pressentait que j’étais un fauché. Ou presque.

Il m’accueillit tout de même avec amabilité. Il multipliait les courbettes. Car pour lui, un client restait un client. Il en fallait pour tous les goûts.

Il annonça la couleur :

— Vous voulez une chambre ? Ça fera cinquante « chicanos » [1]. On paie d’avance.

Je raclai mes fonds de poches. Je comptai les pièces. Deux, trois, quatre, cinq... Cinquante « chicanos ». Il me restait à peine de quoi me payer un repas. Demain, je serais déjà obligé de demander un « crédit ». Ça promettait !

L’autochtone rafla l’argent, le glissa dans un tiroir-caisse. Puis il me tendit un carton.

— Remplissez votre fiche. C’est obligatoire. Juste votre nom et votre date de naissance.

Il se moquait de ma profession. Il préférait connaître le montant du compte en banque de ses clients !

J’écrivis en majuscules sur la ligne réservée à cet effet :

« Jorace Jorg. Né le 4 août... ».

Bref. J’avais la trentaine. Célibataire et pas vilain garçon. J’avais vu le jour dans un pays qu’on appelait autrefois la France mais qui, depuis plusieurs siècles, appartenait à la Confédération.

Musclé et carré d’épaules. Je m’adonnais à plusieurs sports et entretenais ma forme. Ce qui expliquait que ma silhouette ne ressemblait en rien à celle des indigènes. Une chevelure plutôt châtain. Je provenais d’une race pure, non mélangée. Presque une rareté !

Je portais un pantalon et une chemise. Mes bagages se limitaient à une simple valise. Il fallait être vraiment stupide pour échouer dans un bled pareil !

Oui. Un bled. Brûlé par le soleil. Inconfortable. Administré par des paquets de saindoux et si loin de la Terre  – à plus de quatre années-lumière  – qu’on se demandait comment des pionniers l’avaient découvert un jour, sur leur route spatiale.

Rien n’obligeait les touristes à visiter Alpha-Park. Ils venaient de leur propre initiative, avec l’idée qu’ils allaient bien s’amuser.

Je savais qu’ils s’ « amuseraient ». D’une drôle de façon. Ils croyaient que l’aventure, avec un grand A, était exempte de risques alors qu’elle fourmillait de pièges, de traquenards, pour leur porte-monnaie. Ils s’en rendraient compte très vite. Dès cette nuit. Mais au fond, ne rêvaient-ils pas de jouer les héros ?

Je donnai ma fiche à l’hôtelier. Il la vérifia et hocha sa grosse tête.

— Très bien, monsieur Jorg. Vous arrivez sans doute par le vaisseau de la Compagnie...

— Évidemment ! répondis-je. Mes moyens ne me permettent pas de me payer un astronef personnel. Sinon, je serais descendu dans un six étoiles. Pas dans un coupe-gorge !

L’indigène resta impassible. Il haussa les épaules et précisa :

— Les astronefs personnels sont interdits sur Hio—West. S’il y en a, ils se posent clandestinement. La Compagnie est le seul transport officiel.

Il sortit de derrière son comptoir. Dans son espèce de salopette rose, on aurait dit un énorme boudin d’où l’on apercevait difficilement les yeux, pourtant très mobiles.

Je l’avoue, c’était la première fois que je débarquais sur Alpha-Park. Je suivis le commerçant dans l’ascenseur et on se hissa au deuxième étage. Un couloir sombre se profila. Le paquet de saindoux ouvrit une porte numérotée et me donna une clef :

— Voici votre chambre, monsieur Jorg.

Je remerciai, en évitant le pourboire. D’ailleurs l’autre n’insista pas. Il me proposa un repas pour trente « chicanos ». C’est tout ce qui me restait et j’acceptai.

Une femme indigène me monta un plateau dans ma chambre.

Pouah ! Les femmes du coin étaient encore plus laides que les mâles ! Encore plus rondelettes. Des bidons ! De la graisse partout et une poitrine qui s’avançait comme un balcon. Pas de taille. Des jambes d’éléphant, droites, qui dépassaient d’un vêtement que les autochtones baptisaient « robe ».

Plutôt un sac ! Mais les femmes n’étaient pas là pour aguicher les Terriens car elles ne possédaient pas le gabarit, ni la figure de l’emploi. Elles se contentaient de faire le ménage, la cuisine, et les travaux usuels. Du reste, je m’interrogeais comment un homme normalement constitué aurait envie d’une autochtone ! Il faudrait qu’il soit aveugle ou psychopathe !

Quand la « soubrette » fut repartie, je refermai soigneusement la porte à clef. Les dépliants, distribués par la Compagnie, suggéraient aux touristes de se montrer extrêmement prudents avec leurs portefeuilles, car ici, les voleurs pullulaient.

Certes, il existait bien une Police, mais elle fermait les yeux sur ces larcins et se préoccupait davantage des Exclus. Or, les Exclus, c’était autre chose, dont je n’avais pas bien idée pour le moment.

Le repas n’était pas mauvais, même pour trente « chicanos ». Honnête. Évidemment, il ne valait pas ceux qu’on ingurgitait sur la Terre car ici la cuisine était locale. Mets étranges, surprenants par leurs goûts, leurs mélanges. En tout cas, je fus vite rassasié. La boisson nationale était une sorte de jus de fruits dont les arbustes croissaient en abondance dans le désert et donnaient pendant la saison d’été.

Je n’étais pas venu sur Alpha-Park pour la gastronomie. Je ne me montrais pas non plus difficile pour la nourriture ou le confort. Le voyage m’avait un peu fatigué, surtout après la sortie de l’hibernation. Et puis il y avait inévitablement cette période d’adaptation au climat, à cette atmosphère appauvrie en oxygène.

La nuit tombait. Je n’éprouvais même pas le besoin de regarder si le ciel portait des étoiles. Ça ne m’intéressait pas.

J’avais sommeil. Franchement sommeil.

Je m’étendis sur le lit et je m’endormis comme une masse après avoir mis en route la climatisation vieillotte.

Or, je fus réveillé brutalement vers trois heures du matin. Déjà, l’aventure « garantie » au départ commençait !