CHAPITRE VIII

 

 

Louxor ressemblait évidemment à tous les autochtones. Le paquet de saindoux traditionnel. Bouffi, yeux globuleux. Ses cheveux grisonnaient. Il portait des vêtements élégants et plusieurs bagues à ses gros doigts.

Quand il se réveilla dans une grotte de la montagne, à la lueur d’un feu de camp, il se demanda s’il ne rêvait pas. Les liens qui entravaient ses poignets lui rappelèrent la dure vérité. Il était prisonnier d’une bande d’Exclus !

Un moment, la panique l’envahit. Ses traits se contractèrent. Puis il retrouva toute son arrogance, toute sa hargne. Il détaillait les visages des hommes qui le contemplaient avec ironie et il s’attarda sur celui de Bintz.

Il le reconnut, car Bintz était « fiché » par les services de police.

— Les « gentlemen », n’est-ce pas ? grimaça-t-il.

J’attendis cet instant pour traverser la zone d’ombre et apparaître en pleine lumière. Le premier magistrat ne m’impressionnait vraiment pas.

Je lui lançai un regard cinglant.

— C’est moi, le chef des gentlemen. Moi, qui t’ai enlevé !

Le tutoiement lui déplaisait. Il était habitué à d’autres égards. Il grogna, le dos collé contre la paroi rocheuse :

— Qui es-tu ? Je ne te connais pas. Pourtant, je possède toutes les photographies des Exclus dans mon bureau.

— Je suis nouveau, appris-je. Ma photo ne tardera pas à parvenir dans tes dossiers. Ta police m’a expulsé il y a quelques jours. J’ai gravi très vite les échelons, chez les Exclus.

— Oui, très vite, en effet, reconnut mon otage. Il faut donc que tu possèdes des qualités... Pourquoi m’as-tu enlevé ?

— Pour une rançon, parbleu. Une très forte rançon ! précisai-je avec raffinement.

Il se tortilla dans ses liens mais il ne parvint qu’à blesser ses poignets. Il se calma très vite. Toutefois, il situait très bien notre campement.

— La vallée des pendus, hein ?

Puis il protesta avec violence, sûr de ses droits :

— Jamais un Exclu n’a porté la main sur un premier magistrat ! Tu as dépassé le règlement et pour cet acte répréhensible, je te ferai emprisonner à vie. Toute caution sera inutile...

La menace me laissa indifférent. Mon sourire se glaça :

— Parlons plutôt de ta rançon. Que dirais-tu de dix millions de chicanos ?

C’était considérable. Louxor faillit s’étrangler de rage et il hoqueta :

— Personne ne voudra payer une telle somme !

— Nous verrons bien si tes petits amis de la Compagnie, ou du conseil administratif, tiennent à te garder à la tête de la ville. D’autres que toi briguent ta place. Alors je pense que tu défendras tes privilèges, avec toute ton énergie, ta persuasion...

Pour la première fois, je voyais un autochtone qui suait ! Il suait de peur. Je lui tendis un micro, branché à un magnétophone.

— Parle, invitai-je. Explique que ta liberté vaut dix millions de chicanos...

Il parla, d’une voix blanche. Les services de sécurité décoderaient facilement qu’il s’agissait bien de la voix de Louxor.

J’ajoutai quelques mots sur la bande magnétique et je tendis la cassette à Jolie Jolia, l’invitant à la déposer aux bureaux de la police. La réponse parviendrait par radio. S’ils acceptaient, ils déposeraient l’argent à la croisée des vallées, sous le rocher qui ressemblait à une tête de chien. S’ils refusaient, ils recevraient bientôt un paquet qui les ferait réfléchir !

Je me doutais qu’ils n’accepteraient pas d’emblée. Ils ne crurent même pas à mon ultimatum. Notre émetteur capta leur réponse négative, quelques heures plus tard.

Bintz commentait la réaction des autochtones.

— Ils refusent de payer ! On a enlevé Louxor pour rien.

Je ne me décourageais pas. Je restais calme et je me rappelais les paroles d’Imra San :

— D’accord, la Compagnie est intouchable. Elle nommera un autre maire, s’il le faut. Mais je pense au conseil administratif de la ville. Il doit se poser des questions. Par exemple, s’il ne sautera pas avec Louxor, au cas où la Compagnie le remplacerait. C’est tous des gros bonnets, qui tiennent à leurs places...

Je précisai mes intentions et seul Bintz m’entendit. Ses yeux se dilatèrent d’effroi :

— Non, Jiji. Tu ne peux faire ça. Tu trahirais la réputation des « gentlemen » !

J’affirmai avec force :

— Si, je vais le faire. Parce que j’ai besoin de ces dix millions de chicanos et que je ne peux pas attendre indéfiniment, des années, pour les amasser. C’est capital pour moi.

Bintz désigna les autres Exclus :

— Ils te jugeront et ils te pendront...

— Ils n’auront pas le temps. J’aurai disparu avant et tu seras le nouveau chef des « gentlemen ».

Je posai une question :

— Combien a rapporté ta razzia sur la banque centrale ?

— Un million de chicanos, apprit Charles. C’est une bonne opération. Déjà de quoi se payer un « clandestin » pour rejoindre la Terre.

Je sursautai.

— Tu veux retourner là-bas ?

Bintz baissa la tête, hésitant :

— Parfois, oui, j’en éprouve le désir. Ici, la vie est plus facile, d’accord, mais à la longue, on finit aussi par s’emmerder. Il n’y a vraiment que les autochtones qui sont à l’aise, sur Alpha-Park...

— Tu as le droit de te payer un « clandestin », si le cœur t’en dit, convins-je. Moi, ce n’est pas du tout ma destinée.

Bintz poussa un soupir.

— Tu ne veux rien m’apprendre sur tes projets ?

Je lui posai la main sur l’épaule :

— Non, rien. Je regrette, Charlie. Un jour, sans doute, tu sauras la vérité. Alors tu comprendras...

Dans les heures qui suivirent, je fis adresser le petit paquet annoncé aux services de police. J’obtins une réponse rapide, par radio.

Ils acceptaient de payer la rançon. Ils devaient pour cela lever un impôt spécial et ils demandaient trois jours de délai. Je leur garantis que pendant ce temps-là, Louxor serait bien traité...

Or, le premier magistrat se tordait de douleur. Il portait un pansement à la main droite. Ou plutôt au moignon qui lui restait. Car j’avais été cruel, impitoyable. J’avais mutilé Louxor pour convaincre les autochtones de verser la rançon.

J’étais devenu comme Quers. Un dégueulasse. Je n’étais pas fier de moi mais je n’avais pas d’autres moyens afin d’avoir les dix millions de chicanos absolument nécessaires pour passer à la phase 3 de mon programme...

 

 

J’attendis trois jours. Patiemment. Puis notre radio reçut un message de l’extérieur. La rançon se trouvait à l’endroit convenu, au carrefour des vallées, sous le rocher qui ressemblait à une tête de chien.

Bon. Je n’allais quand même pas tomber aussi stupidement dans le panneau. J’imaginais une armée de policiers déployée dans le secteur, prête à fondre sur nous quand nous récupérerions l’argent.

Ils croyaient que je leur amènerais Louxor, comme je l’avais promis. Je les avais simplement aguichés. Car Louxor, j’en avais encore besoin, et pour d’autres raisons...

Cela, personne ne le savait. Ni Bintz. Ni Jolie Jolia. Aussi, quand je demandai à Bintz  – et à lui seul  – de se rendre au carrefour des vallées, il me regarda d’un œil curieux.

— Je croyais que tu tiendrais ta parole, que tu viendrais aussi, avec ton otage...

Il ajouta avec déception :

— Depuis ton arrivée, les traditions se perdent chez les « gentlemen ». Nous sommes devenus une bande de faux jetons, sans crédibilité. Nous n’étions pas habitués à ça et tu nous as trompés, Jiji, en prétextant que tu suivrais la ligne imposée par Klaine et Quers. Nous ne valons pas mieux que les Exclus des autres vallées !

Je hochai la tête. J’avais menti, d’accord. Mon attitude valait même un procès. Mais j’expliquai ma tactique :

— Les gentlemen sont démodés. C’est joli, les principes. Ça ne rapporte pas forcément. Or, constatez que jamais votre compte en banque n’a été aussi bien approvisionné, en si peu de temps !

Les hommes approuvèrent en grognant. Ils appréciaient l’argent. Plus que les principes. Je les tenais donc encore sous ma coupe et mon audace renforçait leur conviction. J’étais un chef à la hauteur, capable de faire fléchir ces salopards d’autochtones, et peut-être même la Compagnie.

Ils rêvaient, bien sûr. Car la Compagnie, c’était un autre morceau, que je ne voulais pas attaquer. Si jamais je visais trop loin dans mes ambitions, les vigiles puissamment armés me rappelleraient vite les limites imposées aux Exclus. Ils nettoieraient la vallée des pendus et extermineraient les « gentlemen ».

Je ne tenais pas à courir ce risque inutile. Oh ! Pas pour moi spécialement, puisque j’avais décidé de disparaître. Mais pour les autres de la bande, pour Bintz, pour Jolie Jolia et les transitaires complices...

Charles descendit donc seul dans la vallée. Il parlementa longtemps avec la police, qui avait encerclé la région. Bien sûr, ils auraient pu garder Bintz en otage. Je leur avais expliqué que s’ils faisaient cela, leur premier magistrat subirait d’autres mutilations encore plus importantes.

Alors ils cédèrent, ne mettant pas en doute mes menaces, ni mes affirmations en ce qui concernait Louxor, que je promettais du reste de leur rendre sain et sauf. Par ironie, je leur avouai que Louxor et moi deviendrions les meilleurs amis du monde, par la force des choses !

Sur ce chapitre, ils ne me prirent pas au sérieux. Pourtant, je ne plaisantais pas. J’appliquais strictement mon programme. Seulement ils ignoraient ma véritable mission...

J’étalai les dix millions de chicanos devant les yeux éberlués du premier magistrat. Celui-ci fulminait dans sa graisse :

— Tu avais promis ma libération, Jorg, en échange, reprocha-t-il.

Je rectifiai habilement :

— Je n’ai jamais dit que je te libérerais pas. Je prenais simplement des précautions. Ta police me tendait un piège au carrefour des vallées. Elle voulait récupérer la rançon... Pas très loyal, ça non plus !

Louxor marmonna d’inintelligibles paroles et prétexta qu’il n’avait donné aucun ordre à sa police. C’était vrai, puisqu’il était mon prisonnier. Mais il reconnut le guet-apens, grossier à son avis et inutile avec un type de ma trempe.

J’entassai les dix millions de chicanos dans une mallette et je harcelai ironiquement mon otage.

— Tu sais ce qu’on peut faire, avec cet argent ?

Louxor secoua négativement la tête. Je le pris au collet et je le secouai. Il crut que j’allais l’étrangler.

— Si, tu sais ce qu’on peut faire ! insistai-je.

Comme Bintz et les autres venaient dans notre direction, je repoussai le prisonnier dans un coin. Charles me demanda ;

— Tu comptes le garder encore longtemps ?

— Non, répondis-je sans autre commentaire.

Cette nuit-là ne fut pas tout à fait une nuit comme les autres. Certes, elle était chaude, superbement étoilée. Mes hommes fêtaient toujours la double victoire. Je choisis le moment où enfin ils s’endormirent pour les quitter subrepticement. J’avais même versé du soporifique dans leur alcool terrestre !

Ils ronflaient. Tous, même Bintz et Jolie Jolia. Je les observai avec émotion, sympathie, et un soupir gonfla ma poitrine. Mais je ne pouvais pas rester.

J’embarquai à bord d’une chenillette, avec Louxor dont j’avais ligoté les bras. Je lui mis mon couteau sous la gorge.

— Écoute. Tu as intérêt à m’obéir. Sinon tu ne rentreras pas vivant dans la ville. Je t’ai dit que nous deviendrions les meilleurs amis du monde. Il faut te faire à cette idée...

Discrètement, je quittai le camp. J’abandonnai Jolie Jolia et je pensais à Bintz. J’avais enregistré une cassette qui expliquait mon départ.

— J’étais venu pour venger Klaine. Mais aussi pour autre chose. Autre chose que vous ne comprendriez pas. Mon rôle est terminé. Je dois m’en aller. Sachez que je vous regretterai, tous. Je vous laisse la totalité de l’argent qui se trouve collecté sur le compte commun, chez les transitaires. Certains d’entre vous pourront peut-être se payer un pilote clandestin et regagner la Terre. C’est leur droit. Je vous souhaite bonne chance à tous. Mais ce que je voudrais dire une dernière fois, avant de vous quitter définitivement, c’est que Bintz mérite de me succéder. Confirmez-le dans son rôle de chef. Il possède des qualités. Avec lui, les « gentlemen » redeviendront ce qu’ils étaient avant mon arrivée. Moi, je n’ai été qu’un intermède énigmatique. Adieu.

J’imaginais la tête des Exclus quand au matin, après leur réveil, ils écouteraient mon ultime message. Je serais déjà loin. Très loin. Je ne me dirigeais pas du tout vers la ville. Au contraire, je m’enfonçais profondément à l’intérieur des terres, des montagnes, à des endroits où jamais nul humain n’avait posé les pieds...

Oui. Alpha-Park n’était pas simplement la planète du jeu, ou de l’aventure. Mais pour percer son secret, il fallait exactement dix millions de chicanos !