CHAPITRE XI

 

 

Je commençais d’en avoir marre de m’endormir, de me réveiller. Cela faisait combien de fois ? Je ne m’en souvenais plus.

D’ailleurs, je ne me souvenais pas de grand-chose. Mes yeux s’ouvrirent sur un local souterrain. Un autochtone était assis en face de moi et il me regardait avec fixité. Il était seul, affalé sur un bureau, paquet de graisse flasque dans un uniforme jaunâtre qui accentuait encore la couleur de sa peau.

J’étais vêtu comme un Terrien. Je montrai qu’ils n’avaient pas vidé complètement ma mémoire.

— Administration ? devinai-je.

— Oui, confirma la créature en uniforme. Services exclusivement réservés aux indigènes. Les Terriens, eux, s’adressent aux postes de police.

Il observa mon dossier, posé devant lui.

— Shan Shéka ?

— C’est moi, confirmai-je, sans hésitation.

— Bien.

Il me tamponna une carte d’un sceau officiel, et il me la tendit. Elle portait ma photographie nouvelle formule.

— Tenez. Voici vos papiers d’identité.

J’y lus mon nom : Shan Shéka, avec mon lieu d’origine : Alpha-Park. Par contre, ma date de naissance ne figurait pas. Je le remarquai.

— J’ai quel âge, au fait ?

Le fonctionnaire haussa les épaules.

— Question idiote. Ce détail ne sert à rien. Il est parfaitement inutile. Ici, la police ne vous demandera jamais quand vous êtes né. Vous avez le statut d’autochtone. Cela vous donne certains droits, certains égards.

Je fouillai dans ma tête. Vraiment, j’y trouvais un vide étrange. Ou quelque chose de tout neuf. Je m’informai :

— Je suis dans la ville ?

— Évidemment.

Le paquet de saindoux en uniforme jaune leva le doigt vers le plafond.

— Au-dessus, c’est la ville. Saison froide. Température extérieure de moins trente. Nous avons placé le dôme de protection. Sinon les Terriens claqueraient.

— Et nous, on résisterait ?

— Oui, à cause de notre graisse. C’est un avantage. Même la chaleur ne nous incommode pas. Nous sommes chargés de ponctionner un maximum d’argent à ces idiots de Terriens qui arrivent ici par les astronefs de la Compagnie. Tous les moyens sont bons.

— Et que fait-on de l’argent soutiré aux « clients » d’Alpha-Park ?

Le fonctionnaire se mit à rire :

— Ne vous inquiétez pas. Vous paierez des impôts. De gros impôts. L’entretien de la ville coûte très cher. À cause des conditions climatiques.

J’avais une autre question à formuler :

— Rapports avec la Compagnie ?

— Excellents, mais limités. En fait, nous sommes autonomes et nous gérons nos propres affaires. La Compagnie n’intervient pas.

L’agent administratif consulta encore mon dossier.

— Si vous aviez un ennui, une difficulté, venez me voir. J’arrangerais ça...

Il pointa son index vers moi.

— Ah ! Vous avez choisi l’activité de gladiateur. On gagne beaucoup d’argent dans l’arène. On vit comme un cadre supérieur. Mais ce métier est parfois dangereux.

Je ne m’affolai pas.

— Vous parlez des combats difficiles ?

— Oui. C’est toujours triste la mort stupide d’un compatriote. Aussi, on s’achemine de plus en plus vers les combats « truqués ». Ça permet également aux Terriens d’échapper au risque fatal. Si nous ne nous orientions pas dans ce sens, nous ne trouverions plus de gladiateurs. Vous comprenez ?

J’opinai de la tête. J’étais impatient de sortir de ce bureau souterrain, où j’étouffais. Aussi, quand mes formalités administratives furent terminées, je pris l’ascenseur qui me conduisit à l’extérieur.

Je débouchai sur une place où circulaient des véhicules électriques bourrés de Terriens. Je remarquai l’arène, sur ma droite. Alors je me dirigeai de ce côté. On attendait sûrement mon arrivée...

 

 

J’avais de la veine. Et aussi une prédilection pour les combats. Je me sortais d’affaire par mon habileté, comme un spécialiste.

J’avais déjà terrassé plusieurs adversaires. Des Terriens pour la plupart, auxquels je laissais la vie sauve, par contrat. Ils perdaient un bon paquet de chicanos ! Pourtant, au cours d’un des duels, j’avais dû tuer.

Oui. Tuer !

Ce n’était pas mon intention, ni mon genre. On m’avait simplement prévenu que ce combat-là ne serait pas truqué. Alors le Terrien, qui voulait à toute force des chicanos, s’était battu avec toute sa vigueur, toute sa hargne. Je le devinais dopé par l’alcool, ou la drogue. Surexcité et bien décidé à empocher la prime pour regagner sa planète natale. Il en avait déjà marre d’Alpha-Park !

Naturellement, je faisais mon métier. Pour éviter d’être embroché, j’avais mis le paquet. Mon couteau dans son ventre, mon adversaire agonisait dans les vestiaires et je n’étais pas tellement fier de mon exploit.

S’ils gagnaient, les Terriens empochaient cinq mille chicanos. S’ils perdaient, ils n’avaient plus qu’à se présenter chez les Exclus... Car ils perdaient, généralement.

J’affrontais aussi parfois des autochtones, professionnels comme moi. Simple match. Les spectateurs pariaient. C’était un jeu d’argent. À un moment, je dus affronter un gladiateur que, chose bizarre, j’avais l’impression d’avoir déjà rencontré quelque part.

D’ailleurs, quand nous fûmes face à face, nous nous observâmes attentivement, cherchant des détails dans nos mémoires. Le nom d’Imra San ne m’évoquait aucun souvenir. C’était comme si je ne l’avais jamais connu...

Il me battit, ce jour-là, parce que c’était convenu par la direction des arènes. J’avais mis genou à terre et j’acceptai la défaite avec une certaine humiliation, mais fatalité.

San me tapota l’épaule en rengainant son couteau de parade.

— Désolé, mon vieux. La prochaine fois, tu auras ta revanche...

Il hésita et me regarda encore longuement.

— Il n’y a pas longtemps que tu es gladiateur. Avant, que faisais-tu ?

Je fronçai le sourcil.

— Depuis quand un autochtone pose-t-il des questions à un compatriote ?

— Tu n’es pas obligé de répondre, reconnut Imra. Moi, j’étais dans le commerce. Hôtelier. J’en avais assez de louer des chambres. J’ai trouvé autre chose de plus rentable, et de moins routinier.

Un instinct m’avertissait d’éviter San. Il cherchait trop dans ma vie privée. Je le quittai sur une poignée de main et je me mis à réfléchir. Oui, vraiment, cette tête ne m’était pas inconnue. Mais après tout, je l’avais peut-être rencontré dans un cabaret, ou un lieu public...

Plus spectaculaire s’annonça le combat du lendemain. Le speaker dévoila :

— Combat n° 7. D’une part, le gladiateur d’Alpha-Park, Shan Shéka. De l’autre, le Terrien Hugo Drivers. Pas de mise à mort. Mais blessures autorisées. Les paris sont reçus au bureau de la direction...

Dans les vestiaires, où je m’habillais  – tunique d’or qui de la taille pendait à mi-cuisses, sandales aux pieds  –, je ne fis guère attention au nom d’Hugo Drivers.

L’arbitre vint me trouver dans ma loge.

— Un conseil, Shan. Arrange-toi pour perdre contre Drivers. Tu comprends, les parieurs ont tous misé sur toi, car tu commences à avoir une bonne réputation. Alors, si on veut renflouer nos caisses, il faut consentir des sacrifices...

Je hochai la tête et, torse nu, j’effectuai quelques exercices d’assouplissement. Au-dessus du dôme de protection, la glace s’épaississait et la température restait à moins trente. Et même moins trente-cinq. Je pensai un moment aux Exclus, peu favorisés par la saison froide, bien qu’ils aient des baraquements climatisés...

L’arbitre insista :

— Tu as entendu ce que je t’ai dit ?

J’opinai en grognant :

— D’accord. Mais à force de truquer les combats, mon étoile pâlira. Un jour, on me sifflera dans les tribunes et je serai obligé de changer de métier.

L’arbitre avait une tête désagréable au possible. Il grimaça :

— Bah !... Tu feras autre chose. Nous, ce qu’on veut, à la direction de l’arène, c’est gagner de l’argent. Tu saisis ?

Je devinais surtout qu’on exploitait les gladiateurs, qu’on les pressait comme des citrons, et quand ils avaient perdu la faveur du public, on les mettait au chômage. Ils allaient au bureau administratif où on leur proposait un autre emploi.

Je n’en étais pas encore à ce stade. Je n’étais pas obligé d’obéir à l’arbitre. Pour Drivers, je n’avais pas envie de lui faire de cadeau. Je soignais mon standing et je trouvais les Terriens trop arrogants. Ils prenaient les indigènes pour des sous-développés et pour des domestiques. Mon tempérament m’incitait plutôt à me montrer compétitif avec ces gens venus d’une planète lointaine, située à plus de quatre années-lumière...

D’accord, ils apportaient leur pactole. Alpha-Park vivait grâce à eux. Mais je détestais les individus qui se croyaient supérieurs, parce qu’ils étaient « civilisés » et qu’ils arrivaient avec de l’argent plein les poches.

Au fond, je me réjouissais quand ils sombraient lentement dans la dèche. C’était d’abord le vol de leur billet de retour, par des « voleurs professionnels ». Ensuite, la carte de crédit. Enfin, le rejet hors de la ville et au bout du déclin, l’admission chez les Exclus... ou les transitaires.

Mais les transitaires, je les considérais comme des foireux, des faux jetons, dévoués aux Exclus. Ils étaient là pour que les renégats des vallées, un jour, puissent se payer un pilote clandestin pour retourner sur la Terre...

Curieux, cet amalgame de populations diverses, ces administrations bienveillantes, ce laxisme policier et cette Compagnie encadrée de vigiles...

Je les avais vus, les vigiles de la Compagnie. Uniformes impeccables. Armement ultramoderne. Discipline de fer. Entraînement intensif. Impressionnants par leur gabarit, leur détermination. À côté d’eux, la police locale faisait pâle figure et ne pesait pas lourd. Mais les vigiles venaient très rarement dans la ville. Ils étaient plutôt du côté de l’astroport...

Le speaker répétait :

— Combat n° 7... Shan Shéka contre Hugo Drivers.

J’apparus dans l’arène. Bouffi. Jaune. Paquet de saindoux. Les applaudissements m’accueillirent et comme Imra San, je me pris au sérieux. Je saluai la foule, les bras levés.

Je pris mon bouclier et mon coutelas. Drivers arriva en face de moi. Je restai immuable, figé comme la glace de l’extérieur. Mon adversaire se coula vers moi et à ses mouvements je compris qu’il avait l’habitude de se battre. Comme il se trouvait à trois mètres, il me lança inopinément :

— Jorg ?

Je haussai les épaules. Je n’avais jamais entendu ce nom et je pensais qu’il s’agissait d’une tactique de diversion. Je devins encore plus attentif, méfiant.

— Je m’appelle Shéka, rectifiai-je. Shan Shéka.

— Non, insista l’autre. Tu es Jorace Jorg. Je te connais bien. Essaie de te souvenir... J’étais ton meilleur copain sur la Terre.

Je forçai ma mémoire, intrigué. Je n’y puisais pas ce que je voulais. Non. Drivers ne m’évoquait rien du tout. Mais alors rien du tout. Je compris qu’il paraissait très malheureux. Il était pâle et une larme coulait le long de sa joue.

J’ignorais simplement que j’étais le motif de sa formidable émotion...

Il me harcelait. Verbalement. Sans cesse il me répétait d’une voix ferme, résolue :

— Je t’assure. Tu t’appelles Jorace Jorg et non pas Shan Shéka. Shéka, c’est le nom qu’ils t’ont donné...

Je ne l’écoutais pas. Ou mal. Il sautait sur ses pieds, agile, comme un morceau de caoutchouc. Il tournait autour de moi. Il m’abrutissait !

— Jorg ! Jorace Jorg ! insistait-il inlassablement.

Tactique voulue, originale. Elle captait à la longue mon attention. Le mot de « Jorg » résonnait tellement à mes oreilles, dans mon cerveau, comme des coups de gong, que je mis fatalement mes mains sur mes tympans. Le silence qui m’enroba me plongea dans une sorte de délice. Enfin, je n’entendais plus ce nom idiot que mon adversaire prononçait avec continuité !

Seulement je me fis avoir. Drôlement. C’était bien joli de mettre les mains à plat sur les oreilles, mais ce geste n’avait rien de défensif. La preuve. Drivers me sauta dessus. Il fonça sur moi comme un bélier et nos boucliers se heurtèrent. Comme ils étaient en plastique, le choc s’en trouva atténué. N’empêche, la surprise aidant, je culbutai en arrière. Dans les tribunes, les supporters sifflèrent et trépignèrent de mécontentement.

Le Terrien profita de son avantage. Il aurait pu enfoncer son coutelas dans ma poitrine mais ce n’était pas une mise à mort. Il se contenta de m’asséner une manchette derrière la nuque. Un coup de judoka.

Je tombai dans les pommes. Ma vue se brouilla et je ne vis plus rien. Mon malaise ne s’éternisa guère car j’entendis la voix de l’arbitre dans le micro, qui annonçait les résultats du combat :

— Hugo Drivers, vainqueur par K.O.

Ceux qui avaient parié pour moi  – et ils étaient légion ! — alimentèrent en chicanos les caisses de l’arène. Somme toute, j’avais rempli mon contrat. Mais si ça se reproduisait souvent, je n’aurais plus qu’à chercher un autre travail...

Dans les vestiaires, l’arbitre vint me féliciter.

— Bravo, Shéka ! Tu es un gladiateur intelligent, me lança-t-il. Ta renommée s’essoufflera mais on la fera remonter. Il s’agit que tu gagnes quelques bons combats. Tu comprends ?

Moi oui. Mais lui pas du tout. Il croyait que j’avais cédé à sa suggestion. Or, en fait, Drivers m’avait bel et bien eu par son subterfuge. Malin comme un renard, ce Terrien !

Or, à la sortie de l’arène, une voiture électrique s’arrêta à ma hauteur. Drivers était à l’intérieur. Seul. Il conduisait. Il me proposa avec un sourire :

— Je t’offre un verre, Shéka. Tu ne peux pas refuser à un adversaire, même s’il t’a battu. Ou alors, tu ferais preuve de rancune. Et les Indigènes ne sont pas rancuniers, paraît-il...

Exact. Je n’en voulais pas tellement au Terrien de m’avoir donné une correction devant mes supporters. Ça me servait de leçon. Et puis je ne pouvais pas me dérober, au moins par politesse.

J’acceptai et montai dans la voiture, à côté de lui. Nous traversâmes la ville et comme nous filions vers l’ouest, je m’inquiétai :

— Vous n’allez pas dans les quartiers chics ! Un gladiateur possède un certain standing. J’aurais plutôt dû vous inviter chez moi...

Il me regarda avec une ironie, mêlée de compassion. Je ne définissais pas ce qu’il attendait de moi.

Quand nous pénétrâmes dans le quartier de transit, je me révoltai :

— Hé ! Pas là... Ce sont ceux qui s’acoquinent avec les Exclus. Je n’ai jamais compris pourquoi on les tolérait dans la ville.

Drivers semblait au courant des mœurs de la planète.

— Alpha-Park constitue un Tout. Des autochtones, en passant par la Compagnie, les transitaires, les touristes, les Exclus, la police... Un Tout amalgamé, qui forme quelque chose de fantastique, totalement différent de ce qu’on rencontre sur la Terre.

Je posai la question :

— C’est vrai qu’on s’emmerde, là-bas, sur votre monde ?

— Oui. Tout est sophistiqué à l’extrême, régularisé, conditionné. Les psycho-détecteurs qui patrouillent en permanence sur nos têtes ont modifié notre vie, notre mentalité. La sécurité à outrance n’est pas la panacée, comme on le croit. L’homme est une créature qui a besoin de l’aventure, du hasard, de l’incertitude, de l’intrigue. S’il en est sevré, il devient un « sécuriphobe », maladie engendrée par l’absence de tout danger. Le contraire de l’anxiété. Alors, ils ont monté Alpha-Park et l’homme retrouve un peu, ici, les conditions qui régnaient jadis sur sa planète, avant les psycho-détecteurs. C’est un besoin salutaire, une sorte de cure d’angoisse, de défoulement.

Il ajouta :

— À mon avis, ils peuvent améliorer le système en accentuant l’atmosphère d’hostilité, d’agressivité. Ils ont préféré créer un monde du jeu. Parce que ça rapporte sans trop de risques pour les visiteurs. On vient sur Alpha-Park, d’accord, pour s’amuser. Voire jouer avec la mort. Mais la Compagnie vend un billet de retour. Ce billet qu’on vous fauche en arrivant... Vous pigez, Shéka ?

Je hochai la tête. Je lui rappelai notre combat dans l’arène.

— Pourquoi vous obstiniez-vous à me nommer Jorg ? Je vous rappelle quelqu’un ?

— C’est ça, dit vivement Drivers avec émotion. Comme par hasard, le véhicule s’arrêta devant l’appartement de Jolie Jolia. Alors, à partir de ce moment-là, je perdis complètement connaissance. Drivers m’intoxiquait avec une bombe soporifique, tandis qu’il mettait un masque protecteur sur son visage...

Il était dans le quartier de transit où il évoluait avec aisance. Pourtant, je les connaissais, les transitaires. Ils ne faisaient généralement pas bon ménage avec les Terriens que la Compagnie débarquait fraîchement sur Alpha-Park. Alors, qui était Hugo Drivers ?