CHAPITRE III

 

 

Jamais je n’avais eu aussi peur. Mes jambes tremblaient. Un étau me serrait la poitrine. Une boule bloquait ma gorge. Toutes mes glandes sudoripares perlaient et ce n’était pas dû uniquement à la chaleur !

L’arène se présentait sous sa forme traditionnelle, antique. Un immense espace sablé au milieu des gradins, en forme elliptique. Cet amphithéâtre pouvait recevoir dix mille spectateurs. Pour une planète comme Hio-West, c’était déjà énorme.

Les constructeurs s’étaient inspirés des Romains, autant pour l’architecture que pour la destination de l’ouvrage. Les combats se déroulaient devant une foule avide, excitée, ravie. Des autochtones pour la plupart mais où se mêlaient aussi des touristes.

L’entrée était évidemment payante. En plus, des paris s’échangeaient à grands coups de « chicanos ». Les indigènes raffolaient des jeux de hasard !

J’eus le courage de regarder jusqu’au bout les deux combats qui précédaient le mien. J’avoue que c’était spectaculaire et inhumain. Les adversaires ne se faisaient généralement aucun cadeau. C’était toujours un touriste contre un autochtone. Le Terrien ne sortait pas souvent vainqueur et j’en vis un transpercé par un coutelas !

Le sang stimulait l’assistance qui trépignait, hurlait. C’était comme au temps des gladiateurs. Pourquoi diable l’Administration de la planète autorisait-elle des jeux aussi sanguinaires, dignes des races primitives ?

Les autochtones semblaient pourtant très évolués. Ils avaient adopté la civilisation terrienne. Mais Alpha-Park était-elle vraiment administrée ou bien vivait-elle dans l’anarchie ?

En réalité, la tolérance de tels spectacles venait du fait que les combattants s’engageaient réciproquement sans contrainte, de leur propre volonté. Rien n’était imposé. On se demandait comment les organisateurs trouvaient des amateurs pour mourir de cette façon. L’argent aiguisait les passions, les esprits.

Les fameux « chicanos » !

Quand le touriste venait dans l’arène, c’est qu’il avait épuisé en principe sa carte de crédit. Il jouait son va-tout pour rembourser. Sinon les autorités le chassaient de la ville et il devenait un Exclu, avec toutes les conséquences que cela impliquait.

Un Exclu, ce n’était pas n’importe qui. Un gladiateur non plus. Il lui fallait un sacré courage mais il savait déjà que la mort l’attendait aussi chez les Exclus. Alors il préférait tenter sa chance dans l’arène, pour rester en ville. Chaque combat rapportait une grosse somme au vainqueur et motivait chacun des adversaires...

Un haut-parleur annonça :

— Troisième match. Entre le Terrien Jorace Jorg et l’autochtone Imra San. Les paris sont encore reçus au bureau de la réception et seront clos cinq minutes avant le début du combat.

J’avais donc une demi-heure devant moi. Je n’étais pas un touriste comme les autres car je n’avais pas épuisé ma carte de crédit. On me considérait déjà comme une exception. Je ne tenais pourtant pas tellement à cette publicité. Seuls, les « chicanos » m’attiraient.

J’essayai de me décontracter au maximum puis je me dirigeai vers les vestiaires. Un manager me reçut et me tendit des vêtements.

— Enfilez ça, m’ordonna-t-il. C’est le règlement.

Je quittai ma chemise et mon pantalon pour les troquer contre la tenue obligatoire. Une sorte de tunique d’or, qui prenait à la taille et descendait à mi-cuisses. Plutôt une jupette ! Des sandales aux pieds.

J’étais torse nu. Évidemment, on me donna des armes : un bouclier et un grand coutelas, que je glissai dans un fourreau attaché à ma ceinture.

Je grimaçai car je n’étais pas trop expert aux armes blanches. J’aurais préféré la lutte à mains nues. Par contre, je savais que mon adversaire était un professionnel et il avait de nombreuses victoires à son actif. Il gagnait donc beaucoup d’argent.

Pour ceux qui ne me connaissaient pas, j’allais à la mort comme un cochon qu’on égorge. Mais je tenais à la vie et je ne me laisserais pas tuer facilement. Si j’avais accepté ce jeu dangereux, ce n’était pas à cause des réflexions de mon hôtelier, qui m’avait jugé comme un gabarit sûr. C’était bien parce que j’évaluais mes propres chances !

Je courais des risques certains. Mais je n’avais pas le choix pour empocher des « chicanos ». Car il me fallait absolument rester dans la ville où j’avais une personne à contacter. Je voulais utiliser la totalité de la filière avant de devenir un Exclu.

Mon adversaire, qu’on m’avait montré à travers un judas, m’horrifiait surtout par sa corpulence. Il s’agissait d’un autochtone encore plus gras que les autres, d’un poids énorme, jaunâtre et huileux. Certes, il semblait d’une force herculéenne mais je l’avais vite jugé. Une armoire à glace, avec une cervelle d’oiseau. L’essentiel consistait à être plus agile que lui. C’était mon seul atout.

— Combat N° 3, répéta le haut-parleur. Jorace Jorg contre Imra San.

Le nom de ce dernier fut copieusement applaudi par les spectateurs indigènes et quand San apparut dans l’arène, le premier, une immense ovation monta de la foule en délire.

Le colosse leva ses bras énormes au-dessus de sa tête, enlaça ses mains et les secoua avec frénésie.

J’entrai à mon tour dans le stade plein à craquer. Je reçus plutôt des quolibets et des sifflets. Les seuls encouragements venaient des touristes terriens qui eux, prenaient franchement parti pour moi.

Je possédais donc un noyau de supporters et cela m’aida moralement. Parmi eux, il y avait sans doute des passagers qui avaient voyagé avec moi depuis la Terre.

Un arbitre  – un indigène en uniforme rouge ! — s’approcha et rappela les règlements, que nous connaissions déjà. Il vérifia que nous n’avions pas d’armes cachées, autres que celles autorisées.

Puis il dit d’une voix neutre, sans aucune émotion :

— Que le meilleur gagne. La prime est de cinq mille « chicanos ».

Une somme rondelette ! Enfin, elle ne suffisait évidemment pas pour acheter un billet de retour mais elle permettait déjà de survivre pendant plusieurs jours. Confortablement.

Un coup de sifflet retentit. Il signifiait le début du combat. L’arbitre s’était retiré assez loin et il nous contemplait avec une parfaite indifférence. Il me rappelait les bourreaux de jadis !

La foule hurlait, scandant le nom d’Irma San. Celui-ci, jambes écartées, me dominait d’au moins deux têtes et j’avais l’impression d’être une puce à côté d’un éléphant.

Le bouclier était rond, en plastique gris. Il pesait quelques grammes et paraissait néanmoins solide. Le coutelas mesurait une trentaine de centimètres. Il avait un manche en corne et une lame épaisse, scintillante.

Je saisis le couteau dans la main droite. Mes doigts se resserrèrent sur le manche et je dirigeai la pointe vers mon adversaire, sur lequel je calquais d’ailleurs mes réflexes.

Par chance, le stade couvert était climatisé. Il y régnait une chaleur supportable. Ma sueur provenait donc uniquement de l’appréhension, de l’angoisse.

Les encouragements de mes partisans étaient dominés par les cris des indigènes, plus nombreux. J’ignorais pour qui ceux-ci avaient parié mais je m’en moquais. De toute façon, cela ne tomberait pas dans mon escarcelle, même si je gagnais !

Dans sa tunique d’or, San était plutôt comique. On aurait dit qu’il était nu, avec la couleur jaune de sa peau. Mais je n’avais pas envie de rire !

Je le surveillais étroitement. Il m’épiait de ses petits yeux noirs, brillants, enfoncés dans leurs orbites graisseuses. Il m’évaluait et en connaisseur, il me jugeait plutôt comme un adversaire coriace.

Il poussa un hurlement de fauve, brutal, qui me fit sursauter. Il profita de cet effet de surprise et se rua sur moi comme un rouleau compresseur.

Il pesait bien cent cinquante kilos, sinon davantage. Un ours. J’esquivai à moitié sa charge et nos boucliers se rencontrèrent. Mon bras gauche encaissa un choc douloureux et je perdis l’équilibre.

Je tombai et San se retourna avec une agilité insoupçonnable. Je ne pensais pas qu’il était aussi souple, rapide, prompt. Sans doute entretenait-il son corps et ses muscles par des séances de gymnastique.

Dans les gradins, le délire éclata. On crut que c’était déjà fini et des cris de protestation s’élevèrent. Chacun en voulait pour son argent.

On m’applaudit sportivement quand je me relevai, alors que l’autochtone fonçait une nouvelle fois, tête baissée. Je changeai de tactique. J’exécutai un magnifique roulé-boulé qui déchaîna une certaine admiration dans le public.

Le combat N° 3 semblait plus équilibré, plus incertain que les précédents. Mon action permit de me mettre hors de portée de mon adversaire.

Nous n’avions pas encore utilisé nos couteaux. Cela viendrait. San comptait d’abord sur sa carrure imposante pour me bousculer. Comme un morceau de caoutchouc, je rebondis sur mes pieds. Nous revenions à notre position de départ après un round d’observation. Je sentais que les choses sérieuses commençaient.

Si jamais le combat se prolongeait, j’éprouverais vite de la fatigue car cet air mal oxygéné me handicapait plus que mon adversaire, habitué.

Aussi je résolus de brusquer les événements. À nouveau, je me roulai en boule et comme une catapulte, j’arrivai à hauteur des jambes de San. Son bouclier ne lui servit à rien car il n’eut pas le temps de le baisser.

Je pris un gros risque en lâchant mes armes, de façon à avoir mes deux mains libres. Ma vivacité me sauva probablement. Mes doigts accrochèrent les chevilles du colosse et en tirant d’un coup sec, je parvins à le faire chanceler. Une manchette assenée sur sa rotule le plia carrément en deux et il poussa un cri de douleur.

Déséquilibré, il tomba sur le derrière, les jambes en l’air. Je ramassai en vitesse mon coutelas et je sautai à pieds joints sur le bouclier de l’indigène. Ce dernier reçut quatre-vingts kilos sur la poitrine qui lui comprimèrent les poumons ! Il ouvrit la bouche comme un poisson hors de l’eau et je lus une certaine panique dans ses petits yeux noirs. Probablement ne s’était-il jamais trouvé dans une situation aussi inconfortable...

Ses poignets encaissèrent aussi le choc et il lâcha le bouclier, que j’envoyai au loin d’un coup de pied. Puis je lui mis le couteau sous la gorge. Je n’avais qu’à appuyer pour transpercer son gosier mais je n’avais guère l’habitude de tuer une créature vivante, même si elle n’appartenait pas à ma planète.

J’hésitai. San me fixait désespérément et cherchait une parade impossible. S’il bougeait, il s’embrochait tout seul !

L’arbitre accourut et il s’adressa à moi :

— Alors, vous l’achevez ?

Dans les tribunes, la foule retenait son souffle. Un silence religieux. Les partisans d’Imra San déchantaient et ceux qui avaient parié pour lui aussi.

Je maintins le poignard sur la gorge du gladiateur professionnel et demandai :

— Est-ce obligatoire d’achever son adversaire ?

— Non, répondit l’arbitre. Mais il faut que le vaincu reconnaisse sa défaite. D’autre part, vous avez parfaitement le droit de le tuer, si vous le désirez.

Je savais que mon antagoniste, s’il était à ma place, ne me ferait aucun cadeau. J’eus pourtant un acte de clémence et j’ignorais si c’était la meilleure solution.

— Alors, San, gouaillai-je. Vous avouez-vous vaincu ou dois-je vous égorger ?

L’hercule n’avait jamais combattu quelqu’un d’aussi difficile que moi. Il le reconnut et profita de mes bonnes dispositions d’esprit pour sauver sa peau.

— D’accord. Vous avez gagné, Jorg.

L’arbitre me déclara vainqueur. La foule entière m’acclama car elle appréciait les beaux spectacles. Quand un Terrien triomphait  – ce qui était rarement le cas  – cette performance soulevait toujours l’enthousiasme.

En épargnant San, j’avais une idée derrière la tête. San était un tueur, d’accord, mais il restait loyal et vouait une certaine admiration pour ses vainqueurs. Car honnêtement, tous les combats ne finissaient pas dans un bain de sang ! Parfois, hélas, on ne pouvait pas faire autrement, chacun défendant sa propre vie.

La « mise à mort » mettait du piment dans les arènes. Le public adorait ce suspense qui avait un côté sadique.

San se releva, me serra la main. Sa poigne broya mes doigts. Je grimaçai et songeai aux cinq mille « chicanos ».

— Je t’offre à boire, Imra, proposai-je sans rancune. J’ai un renseignement à te demander. Ça ne te fâche pas que je te tutoie ?

— Nullement, acquiesça le colosse. Un vainqueur est toujours mon ami.

Je souris.

— Tu m’aurais égorgé si tu avais eu l’avantage ?

— Je ne sais pas. Peut-être pas, car j’avais reconnu en toi un combattant de classe. Tu es musclé et tu n’as rien de commun avec les milliardaires désœuvrés qui viennent sur Alpha-Park pour qu’on les vole !

Dans les vestiaires, je pris une bonne douche puis j’emmenai San dans le plus proche cabaret. Les machines à sous ne m’attiraient plus car mon crédit avait augmenté de cinq mille « chicanos ».

Avec Imra, nous bûmes une boisson locale. Je lui demandai :

— Tu ne connaîtrais pas par hasard une Terrienne, du nom de Jolia ?

Il inclina affirmativement la tête. Alors, je tenais ma filière et j’avais presque envie d’embrasser mon gros paquet de saindoux. Car Jolia, c’était simplement un point de départ...

Elle était belle. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’elle s’appelait Jolia. Un prénom donné au hasard lors de sa naissance.

Imra San me la désigna tout de suite, sans ambiguïté ni hésitation. Jolia était connue des Terriens et des autochtones d’Alpha-Park puisqu’elle fréquentait les cabarets ou les boîtes de nuit. Alors forcément, elle avait des liaisons, des habitués, des « clients » de passage. Elle gagnait sûrement beaucoup d’argent.

San m’avait conduit dans un cabaret, genre de night-club où existaient évidemment des machines à sous mais où on assistait aussi à des spectacles de music-hall.

Les autochtones se débrouillaient très bien au point de vue artistique. Seules, leurs épaisses silhouettes donnaient un côté comique, quand ils chantaient ou dansaient. Un côté gaudriole. En général, ils parodiaient les Terriens et les imitaient parfaitement. Ils déclenchaient le rire.

Dans ces cabarets, on ne s’ennuyait pas ! D’autant que les entraîneuses se chargeaient de votre distraction, en échange de « chicanos ».

Alpha-Park recréait bel et bien le Far West d’autrefois. L’insécurité côtoyait les plaisirs de toutes sortes. On y tuait et on y aimait ! La différence avec la Terre était énorme. Le jour et la nuit !

Je remerciai San pour sa collaboration. Le gladiateur me quitta et je lui promis de le revoir car finalement nous étions devenus une paire d’amis. Les relations, ici, pouvaient toujours servir.

Je m’approchai du bar et commandai une boisson alcoolisée en provenance de la Terre. Comme la fille que j’avais à contacter passait à proximité, je l’arrêtai d’un geste.

Je la tutoyai aussitôt car je savais m’y prendre avec ce genre de bonnes femmes.

— C’est bien toi, Jolia ?

Elle se retourna et me planta son regard velouté dans le mien. Elle portait une jupe courte qui découvrait ses longues jambes. Ses cheveux noirs encadraient un visage ovale, de couleur mate. Ses lèvres sensuelles, un peu épaisses, s’entrouvraient sur des dents blanches. Bien en chair, elle aguichait plus d’un Terrien et pour elle je me présentais comme un client anonyme.

D’ailleurs, elle se méprit totalement sur mon compte.

— D’accord, beau gosse, accepta-t-elle dans l’indifférence absolue. Ça fera deux cents « chicanos ».

Elle prenait le prix fort. Les affaires devaient bien marcher. Immédiatement, je mis les choses au point :

— Je ne viens pas pour la bagatelle. Je suis Jorace Jorg. Mais tu peux m’appeler Jiji.

Je lui expliquai que mes intimes m’appelaient comme ça à cause de mes initiales. J. J. !

Elle haussa les épaules et me dévisagea encore davantage. Son front se plissa :

— Jorg ! J’ai entendu ce nom-là cet après-midi... Ce n’est pas toi qui as vaincu cet ours mal léché d’Imra San, dans l’arène ?

J’approuvai. Alors elle me décocha un sourire admiratif. Elle comprit que j’avais empoché une forte prime.

— Bravo ! Tu as été courageux. Je t’ai applaudi. J’étais avec des Terriens. Je ne suis pas fâchée quand un compatriote flanque une raclée à un autochtone gladiateur. Car ces énergumènes se prennent pour le nombril d’Alpha-Park, parce qu’ils ont des muscles.

Je ris en sourdine en rectifiant :

— Des muscles ? Plutôt des paquets de graisse. Du poids ! Et une cervelle étroite. Or, on combat aussi avec son intelligence...

Je proposai :

— Qu’est-ce que tu bois ?

— La même chose que toi.

Nous nous assîmes sur de hauts tabourets. J’avais déjà donc attiré l’attention de la fille, cet après-midi. Très bien. Cela me faisait gagner du temps, par inadvertance. En tout cas, je ne jouais pas du tout aux héros triomphants. J’avais horreur de ça !

— J’ai combattu pour de l’argent. Pas pour la gloire. Mon crédit était à sec.

Elle abaissa ses longs cils.

— Je comprends. Mais comment me connais-tu ?

Je hochai la tête.

— Franchement, qui ne te connaît pas, en ville ? Remarque, je me fous que tu vendes tes charmes au plus offrant. C’est ton affaire...

Elle m’interrompit assez sèchement, les lèvres pincées :

— Je déteste les moralisateurs ! Je n’ai pas d’autre choix pour vivre. C’est ça ou la crève ! Les autochtones sont les rois, sur Alpha-Park. Les rois de tout. Ils sont seuls à travailler. Leurs femmes ont bien essayé de jouer les putains mais il faut avoir de l’estomac pour s’envoyer une indigène ! Alors elles ont vite renoncé. Nous avons pris la place vacante et on nous tolère. Ça n’empêche pas que l’Administration nous pique des impôts !

J’éclatai franchement de rire. Je lançai avec une certaine ironie :

— Tu as une carte de Sécurité Sociale et tu cotises pour une retraite ?

Elle me foudroya de ses yeux noirs.

— Tu te fiches de moi ? Alpha-Park n’est pas la Terre. Tu le sais bien. Ici, il n’existe aucune loi sociale. Rien.

Mon rire se figea. Je plaignais ceux qui vivaient ainsi, dans l’insécurité permanente. Je m’informai :

— Comment se passe ta cohabitation avec les autochtones ?

— Bah ! Assez bien. En général, ils sont gentils mais pas du tout coopératifs. Égoïstes. Alors on devient comme eux. Chacun pour soi.

— Ouais ! soufflai-je avec une grimace. La jungle, quoi. Le merdier. Un bled vraiment fabriqué pour l’aventure.

— Oui, c’est ça, confirma-t-elle.

Le barman  – un indigène  – nous servit les consommations. La fille trempa ses lèvres dans son verre et s’impatienta.

— Écoute, tu parais chouette mais tu m’empêches de travailler...

Je lui posai ma main sur l’avant-bras et lui broyai le poignet. Elle gémit de douleur.

— Écoute à ton tour, insistai-je avec autorité. J’ai voyagé plus de quatre années-lumière pour te voir et passé plusieurs mois en hibernation. Je voudrais te parler de Norman Klaine.

La bouche de Jolia s’arrondit et ses yeux noirs se ternirent. Ce nom produisit chez elle un drôle d’effet et remua des souvenirs. Je sentis qu’elle frémissait d’émotion. Son verre trembla dans ses mains et elle le reposa sur le comptoir.

— Norman ! répéta-t-elle, haletante. Je pensais qu’il n’avait jamais pu regagner la Terre...

Quand je parlais de Klaine, mon cœur s’accélérait dans la poitrine. Mon sang bouillonnait. Mes tempes battaient. J’avais envie de tordre le cou au premier venu.

— Non, il n’est pas mort. Il est rentré, grâce à un « clandestin ». Mais il est rentré mutilé. Et mutilé pas n’importe où. Là où un homme possède tout son honneur !... Tu le sais ?

Elle baissa la tête, soudain livide.

— Oui, je le sais. Ce fut horrible, dégueulasse. Norman est donc parvenu néanmoins à s’échapper ? Je ne l’ai plus revu et j’ai cru qu’il était mort.

Je hachai les mots, les syllabes. Mes poings se crispèrent.

— Mu-ti-lé ! Je ne pardonnerai jamais à celui qui a fait cette saloperie !

— Tu viens pour venger Klaine ?

Je précisai vaguement :

— Je ne viens pas que pour ça. Mais pour autre chose. Seulement je vais en profiter pour que Jude Quers avale son extrait de naissance ! Car c’est bien lui, hein, qui a mutilé Norman ?

— Oui, avoua Jolia. C’est bien Jude Quers.

Je saisis la fille au menton et lui remontai le moral.

— Allons, ne fais pas cette gueule ! Klaine est mutilé, d’accord, mais il est toujours joli garçon. Car tu étais sa maîtresse.

J’ajoutai vivement :

— Tu permets que je t’appelle Jolie Jolia ? Pour te taquiner. Et puis je pense que cet adjectif te va très bien.

Je payai les consommations et j’entraînai la fille au-dehors. Une bouffée d’air brûlant m’assaillit dès la sortie du cabaret climatisé. Mon corps s’inonda de sueur. Et pourtant, il faisait nuit.

J’emmenai Jolia à mon hôtel minable, où j’avais conservé ma chambre. Je voulais qu’elle me parle de Klaine mais surtout de Jude Quers.

Car celui-là, je ne lui donnais plus longtemps à vivre !