CHAPITRE IX

 

 

Maintenant, nous étions à plusieurs centaines de kilomètres de la vallée des pendus. Sur cette partie de Hio-West, nous n’avions aucune chance de rencontrer des Exclus, ou des autochtones, les activités des uns et des autres s’exerçant uniquement autour de la ville.

En somme, Alpha-Park se résumait à une agglomération unique et à quelques montagnes habitées par des bandes de pillards !

Enfin, c’était du moins la version officielle, celle que la Compagnie développait dans ses prospectus publicitaires. Le reste de la planète n’était qu’un effroyable désert.

Les « clandestins » posaient leurs astronefs dans une région bien précise, pas très loin des camps d’Exclus. Ils ne venaient que sur commande, pour charger un client, ou plusieurs. Ils exigeaient le double du prix d’un billet ordinaire. À cause des risques qu’ils prenaient.

Eux aussi étaient « tolérés ». La police leur faisait une chasse timide. Pour le folklore. Parfois, elle en capturait un. Alors, il finissait ses jours en prison s’il ne bénéficiait pas d’une remise de peine.

La Compagnie n’aimait pas les clandestins, qu’elle jugeait comme des concurrents déloyaux. Si elle le voulait, elle pourrait carrément leur interdire l’accès de Hio-West. Mais elle ne le voulait pas, jugeant qu’un Exclu méritait une seconde chance de retourner sur la Terre...

J’avais stoppé la chenillette à l’ombre de gros rochers mauves.

Le soleil tapait dur. Il faisait une chaleur torride. Je transpirais. Comme tous les autochtones, Louxor échappait aux conséquences de la canicule.

J’avais emmené des provisions et de l’eau. Je buvais beaucoup. La climatisation du véhicule fonctionnait parfaitement mais je la coupais de temps à autre pour économiser les batteries. Je ne tenais pas à tomber en panne car personne ne viendrait me chercher ici, étant donné que j’étais en « zone interdite et dangereuse ».

Je déployai une carte sur mes genoux et poussai Louxor du coude.

— Hé ! Gros lard... Montre-moi où se situe exactement le Point Deux...

Le magistrat me regarda comme si j’avais dit quelque chose d’horrible. Ses yeux parurent se distendre jusqu’à l’éclatement. Son cou s’enfla.

— Comment ? hoqueta-t-il. Qui a pu te communiquer ce détail ?

J’avouai la vérité.

— Klaine. Il était au courant. Je pense que c’est pour ça que Quers l’a mutilé...

Louxor reprit son sang-froid. Il marmonna :

— Ça m’étonnerait. Certains Exclus connaissent l’existence du Point Deux. Car il s’agit de la seconde solution.

Je fronçai le sourcil, stupéfait. J’entamais lentement le mystère d’Alpha-Park. Pourtant, j’étais encore très loin du but.

— La seconde solution ? répétai-je.

Couteau sous la gorge, Louxor répondit :

— Franchement, Jorg, ton copain t’a mal renseigné. Quand un Exclu parvient à amasser dix millions de chicanos, il peut s’offrir la seconde solution.

Je revins un moment en arrière.

— Attends. La première possibilité, après le rejet de la ville par la police, c’est l’intégration chez les Exclus. La plus couramment employée, car la plus facile...

Mon paquet de saindoux approuva :

— Exact. Parce que l’autre vaut dix millions de chicanos. Ce n’est pas à portée du premier venu !

Je haussai les épaules avec ironie. J’avais la somme dans une sacoche.

— Donc, un expulsé a plusieurs choix. Il devient d’abord un Exclu, et ensuite, grâce à la « filière », il peut se présenter au Point Deux...

J’appuyai ma lame sur la peau tendue de l’indigène.

— Seulement, l’accès au Point Deux se fait dans certaines conditions. Il faut que le premier magistrat de la ville accompagne le volontaire. C’est la filière normale. Vrai ?

— Oui, confirma Louxor. Ma présence est obligatoire. Je deviens ton « parrain ».

— Bien. Tu me parraineras, ordonnai-je.

Il me regarda avec ses gros yeux de crapaud, comme s’il doutait de mes affirmations :

— Vraiment, tu as bien réfléchi ?

— Oui, confirmai-je. On s’emmerde à la longue, chez les Exclus. On s’emmerde sur la Terre. Alors si la seconde solution est plus alléchante...

— Elle l’est ! coupa Louxor. Sûr. Seulement je t’avertis. Celui qui franchit le Point Deux ne revient jamais en arrière.

Je sourcillai :

— C’est-à-dire ?

— Il s’engage d’une façon irréversible. Il se coupe de son passé. Définitivement, expliqua le premier magistrat. Ma mémoire connaît l’emplacement du Point Deux mais j’ignore ce que devient par la suite le volontaire...

Je ne savais pas s’il mentait, ou s’il disait la vérité. Cela n’avait aucune importance puisque je jugerais moi-même. J’étais entraîné dans un engrenage. J’avais la conviction que je me sacrifiais.

Je demandai :

— Comment les exclus apprennent-ils l’existence de cette seconde possibilité ?

Louxor grimaça un sourire.

— À vrai dire, quand certains réunissent dix millions de chicanos, ils se trouvent devant deux choix : ou ils regagnent la Terre, fortune faite  – ou refaite. Ou ils restent sur Alpha-Park.

J’observai :

— Il y a le quartier de transit pour ceux qui veulent rester...

Mon otage haussa les épaules.

— D’accord. Mais le quartier de transit est pour les fauchés. Pas pour les possesseurs de dix millions de chicanos. À ceux-là, on leur propose le Point Deux. Quand tu as fixé le montant de ma rançon, j’ai compris que tu cherchais l’autre solution.

Je voulais des précisions. Mon couteau menaça encore le cou de mon prisonnier.

— Qui contacte ces Exclus nantis ?

— Des émissaires, répondit évasivement Louxor.

— Des autochtones ?

Il hésita. Mon coutelas mordit légèrement sa peau. La peur le fit suer à nouveau.

— Non. Des émissaires de la Compagnie.

Décidément, je retrouvais la Compagnie partout.

Elle jouait un rôle primordiale sur Alpha-Park. J’insistai :

— Ils expliquent ce qu’est le Point Deux ?

— Non. Ils suggèrent seulement de contacter le premier magistrat de la ville. Après, c’est moi qui prend en charge les volontaires...

Il rectifia :

— Moi, ou mes prédécesseurs. Ou mes successeurs. Généralement, les Exclus possesseurs de dix millions de chicanos sont poussés par la curiosité et ils acceptent l’entrée au Point Deux, même si leur destinée paraît nébuleuse. Parce que, comme tu le dis, Jorg, ils s’emmerdent à la longue dans les montagnes. Ils désirent d’autres sensations beaucoup plus fortes.

Je sifflai :

— Pssst ! Dix millions de chicanos. C’est cher, même pour des sensations fortes ! À mon avis, il s’agit d’un racket, d’une exploitation...

Louxor distilla un regard ironique.

— Alpha-Park n’est qu’un monde de racket, d’exploitation. Les Terriens le savent tous quand ils achètent leur billet.

J’acquiesçai. Il avait raison. Je devenais au fond comme les autres, ces pervertis qui abordaient Hio-West avec la conviction qu’ils s’évaderaient du quotidien, et qu’ici, ils vivraient à leur façon, dans la liberté et l’incertitude des lendemains. Alpha-Park n’était qu’une drogue pour l’esprit !

Je remarquai cependant :

— J’ai fait une entorse à la filière. Je n’ai pas attendu le contact des émissaires de la Compagnie... Tu crois qu’ils m’accepteront quand même ?

Louxor fut affirmatif.

— Ils ne refusent pas un volontaire qui possède dix millions de chicanos. De plus, ma présence à tes côtés constitue la garantie nécessaire.

Nous poursuivîmes notre route. La chenillette excellait dans les montagnes et franchissait pratiquement tous les obstacles. Nous avions quitté depuis trois jours la vallée des pendus.

J’avais débranché la radio du bord pour ne pas être tenté d’appeler Bintz ou Jolie Jolia. J’irais jusqu’au bout. Là où Klaine avait échoué par la faute de Quers.

Or, Quers ne semblait pas un agent de la Compagnie. Il recevait des ordres d’ailleurs. D’où ? De qui ? L’avait-on obligé à stopper Norman dans sa recherche de la vérité ?

Probable.

Vers la fin de la journée, nous débouchâmes dans une sorte de cirque formé de roches mauves. Louxor m’apprit que nous étions arrivés.

Je cherchai le fameux Point. Je ne découvris rien. Qu’un roc dénudé, aride, aux couleurs sombres. Mais l’émotion accéléra les battements de mon cœur. J’abordais avec appréhension la phase trois de mon programme.

Car je savais qu’à partir d’aujourd’hui, ma vie changerait radicalement...

 

 

J’ouvris les yeux.

J’éprouvais plusieurs sensations. D’abord, une impression d’avoir dormi longtemps. Très longtemps. Une éternité !

Ensuite, je ne voyais rien. Strictement rien. Étais-je aveugle ou dans une obscurité complète ? Par optimisme, je me rangeai à la seconde hypothèse.

Première réaction instinctive. Je me palpai. J’avais la liberté de mes mouvements et j’étais allongé sur une couchette. Mes doigts se posèrent sur mon visage, sur mon corps.

Apparemment, je ne décelai pas grand-chose. En tout cas rien d’affolant. Mes mains tâtonnèrent dans le vide, autour de moi. C’était terrible, la cécité !

Angoissant.

Je fis un effort de mémoire. J’en eus besoin. Je me souvenais à peine que Louxor m’avait accompagné au Point Deux. Puis, à partir de ce moment-là, les détails s’évanouissaient dans ma tête.

J’avais peur de me lever, de buter dans un obstacle, ou de tomber dans un trou ouvert sous mes pieds.

Idiotie. Je n’imaginais pas ainsi le Point Deux.

Je me mis à crier, à hurler :

— Lumière ! Lumière !

Miracle ! Je fus entendu, exaucé. Une éblouissante clarté m’aveugla soudain, comme si j’avais déclenché un mécanisme, en parlant. Le plafond que je contemplais était phosphorescent, verdâtre. Les murs irradiaient une lueur blanche, assez crue pour incommoder ma rétine. Il est vrai que le brusque passage de l’obscurité à la lumière occasionnait des troubles normaux. Une adaptation.

Je m’adaptais. Mon œil se promena sur moi, puis autour. Je n’avais pas changé. Je me trouvais dans une cellule absolument close, allongé sur une couchette unique. Prison de trois mètres sur trois...

Je m’assis. Ma tête tourna et je dus me recoucher. J’avais des nausées. Bon sang, que m’avaient-ils fait ingurgiter ?

Je hurlai encore :

— Il y a quelqu’un ? Où suis-je ?

Nouveau miracle. Une voix jaillit d’un haut-parleur camouflé dans le plafond. Une voix féminine.

— Vous êtes au Point Deux. N’est-ce pas ce que vous désiriez ?

— Si, balbutiai-je. On peut avoir quelques explications ?

— Demandez toujours. Je vous écoute.

Je cherchais un écran pour me raccrocher au moins à une image :

— On peut voir votre visage ?

— Non, répondit l’inconnue. Interdiction.

— J’ai le droit de quitter la cellule ?

— Non, répéta la voix. Interdiction. D’ailleurs, physiquement, vous ne le pourriez pas.

— En somme, soupirai-je, qu’est-ce qui m’est autorisé ?

— Vous êtes en Phase Un. Vous avez dormi un mois. Et vous dormirez encore. Votre réveil s’avère indispensable pour la suite de l’opération.

— Quelle opération ? insistai-je.

— Ne vous inquiétez pas, rassura la voix. Vous êtes entre les mains d’une équipe qualifiée. Tout se déroule normalement... Un plateau de nourriture va vous parvenir. Mangez. Buvez. C’est également indispensable.

J’attendais celui, ou celle, qui viendrait apporter le plateau. Il ne vint personne. Un orifice se découpa dans le mur, près de la couchette et un bras automatique me présenta un plateau chargé de victuailles terrestres.

J’avais faim. Je mangeai sans poser de question car ici, ils n’étaient pas bavards. Je n’avais toujours aucune idée sur ce qui arrivait aux Exclus du Point Deux.

Mon appétit apaisé, j’imaginai comment pouvait être la femme qui communiquait avec moi. Belle, jeune ? Terrienne ou autochtone ?

Bah ! Je m’en fichais. Bientôt, je me rendormirais. En réalité, on ne m’avait réveillé que pour m’alimenter, bien qu’on le faisait aussi probablement par perfusions...

Je restai éveillé plusieurs heures. Dans un silence complet. À un moment, je trouvai le temps long, d’autant que mes vertiges persistaient et interdisaient de me lever.

— Vous êtes toujours à l’écoute ? m’informai-je.

— Oui. Je vous vois, sans que vous m’aperceviez. C’est le règlement. Dans trois heures, vous redormirez pour une nouvelle période beaucoup plus longue.

Je m’affolai :

— C’est-à-dire ?

— Plusieurs mois.

— Hibernation, en quelque sorte ? devinai-je.

— En quelque sorte.

— Je sortirai du Point Deux, un jour ?

— Évidemment. Vous sortirez. Sinon quel intérêt auriez-vous à y accéder ! Vous avez apporté la somme nécessaire à votre admission : dix millions de chicanos. C’est pourquoi nous vous avons pris en charge. Totalement.

Je forçai ma mémoire. Je la sentais fluctuante, émaillée de lacunes.

— Louxor était avec moi, rappelai-je.

— Exact. Louxor devait obligatoirement être avec vous. Sinon vous n’auriez pu pénétrer au Point Deux.

La femme ajouta avec une certaine ironie :

— J’avoue que la façon dont vous avez récolté les dix millions de chicanos mérite un coup de chapeau. En général, les Exclus mettent beaucoup de temps pour réunir une telle caution. Des mois. Des années. L’enlèvement du premier magistrat souligne votre sens de l’audace, du risque, du courage. Vous êtes un sujet exceptionnel.

Le qualificatif me parut singulier.

— Est-ce bon ou mauvais pour moi ?

— Ni bon, ni mauvais, m’apprit ma correspondante anonyme. Vos qualités physiques et psychiques sont sans importance pour la phase suivante.

— Que préparez-vous ? m’informai-je, intrigué. À part l’hibernation...

— Je regrette, dit la voix. Renseignement interdit. Au fond, nous pourrions ne répondre à aucune de vos questions. Mais nous pensons que dans la « phase préparatoire », les détails donnés ne présentent aucun intérêt et sont minimisés, dans un esprit purement humain. Votre « contact » avec nous permet simplement des tests.

— Je vois, grommelai-je. Rien de ce que vous faites n’est sans arrière-pensée. Je suis un cobaye.

Trois heures plus tard, je m’endormais à nouveau, irrésistiblement. Mon corps s’hiberna. J’ignorais que mon prochain réveil me révélerait exactement la nature du Point Deux, pour les Exclus...