CHAPITRE IV

 

 

J’avais besoin d’une grande liberté d’action. C’est pourquoi les cinq mille « chicanos » gagnés dans l’arène me permettaient certaines entorses à la rigidité habituelle en vigueur chez les « fauchés ».

Jolia ne me déplaisait pas mais ce n’était pas tellement mon genre. Et puis elle avait été la maîtresse de Klaine. Rien que ça figeait mon attitude à son égard. Pour moi, elle appartenait toujours à Norman...

Le lendemain, je me rendis dans un bureau de location pour véhicules. Je demandai quelques conseils au commerçant autochtone et il me montra plusieurs types d’engins, tous mus à l’électricité.

— Vous voulez un véhicule pour la ville ou le désert ?

— Pour le désert, répondis-je.

Le loueur élimina donc certains modèles. Il exigea des détails :

— Pour routes ou pour tous terrains ?

— Pour tous terrains. C’est préférable, précisai-je.

L’indigène me conduisit dans un coin du garage et me désigna une sorte de chenillette avec un cockpit en Plexiglas.

— Avec ça, vous passez partout. Seulement je dois vous demander une caution...

Il ajouta avec un sourire d’excuse :

— ... et votre carte de crédit. C’est le règlement.

Je tendis ma carte. L’autochtone siffla quand il vit inscrit les cinq mille chicanos. Il servait un tas de types moins fortunés que moi.

— Bon. Ça ira, affirma-t-il. Voulez-vous un guide ? Je peux vous en recommander d’excellents.

— Non, pas de guide, refusai-je. C’est trop cher. Je préfère garder le véhicule plus longtemps.

Je signai un chèque en blanc pour la caution. L’idéal serait d’avoir un engin à soi mais il fallait bien plus de cinq mille chicanos ! C’était donc hors de question pour le moment.

La chenillette se manœuvrait facilement. Une espèce de manche à balai rassemblait toutes les commandes : marche avant, arrière. Droite, gauche, arrêt. Les sièges étaient confortables et j’avais loué une deux-places.

Quand Jolia m’aperçut devant l’hôtel, elle hocha la tête d’un air admiratif.

— Pour un nouveau qui débarque sur Alpha-Park, tu ne te débrouilles pas trop mal, observa-t-elle. Je parle des fauchés, bien entendu. Les riches, eux, n’ont pas de problèmes. Ils se paient même des guides.

Je lui demandai à brûle-pourpoint :

— Qui préfères-tu ? Les fauchés ou les milliardaires ?

Elle me fit une réponse équivoque.

— Les milliardaires, à cause de leur pognon. Mais les fauchés, pour leur caractère. Car les pleins aux as sont encore plus dégueulasses que les autres. Ils se croient tout permis avec leur argent !

J’aimais mieux ça. Je n’étais pas du tout le genre banquier et si je voulais des chicanos, ce n’était pas pour les amasser. Seulement, sur Alpha-Park, les chicanos ouvraient bien des portes et c’était dans cette intention-là que je lorgnais du côté des Exclus.

Uniquement.

Nous prîmes quelques bagages. Juste le minimum. Puis nous quittâmes la ville.

Le véhicule ne faisait aucun bruit. J’enclenchai le système sur coussin d’air, les chenilles étant réservées pour les terrains difficiles, hors du réseau routier.

La cité était construite dans une plaine, évidemment désertique. Elle ne dépassait pas quelques dizaines de milliers d’habitants. Il n’existait pas d’autre agglomération sur Hio-West. Tout était concentré dans ce qu’ils appelaient « la ville ».

À la périphérie, les autochtones avaient édifié d’immenses serres climatisées où ils récoltaient des légumes et des fruits d’origine terrestre. Les touristes aimaient bien retrouver leur nourriture habituelle.

Car la ville vivait exclusivement du tourisme. On pouvait même dire qu’elle exploitait à fond cette carte providentielle. La Compagnie déversait les clients avec régularité.

La route, droite, large, rectiligne, coupait le désert de sable et de rocailles. Elle ressemblait aux autostrades. Puis au bout de quelques kilomètres, elle se subdivisait en voierie secondaire, nettement plus étroite et aussi moins fréquentée. Chaque « annexe » rejoignait une vallée et s’enfonçait fort loin dans les montagnes, dont la ligne tourmentée se découpait à l’horizon.

Des panneaux directionnels donnaient des informations. Ainsi, on pouvait lire : « Vallée de la soif... Vallée du désert jaune... Vallée du cirque rouge... Vallée des sauriens... Vallée de l’infini... Vallée des quatre sommets... » etc.

Les touristes qui s’offraient un guide choisissaient leurs excursions mais ils étaient assurés de rencontrer l’aventure quelque part, sous une forme diversifiée et imprévue. La nature hostile. Des animaux dangereux. Et la plupart du temps, une bande d’Exclus.

Alors là, c’était franchement l’inconnu.

Certains Exclus « parlementaient », surtout avec les guides, et ils rançonnaient ainsi les touristes sans trop de dommages... D’autres ne marchandaient pas. Ils attaquaient, forgeant leurs propres lois dans les montagnes.

Rarement, ils opéraient des raids sur la ville. Pour une raison simple. La police veillait au grain et elle avait installé autour de l’agglomération tout un réseau de surveillance. Des contrôles s’exerçaient sur l’autoroute centrale. Or, un Exclu ne possédait aucun papier d’identité, ni de carte de crédit ! Il paraissait donc facile à éliminer. Cependant, quelques-uns passaient au travers du filet et effectuaient des « coups de main » spectaculaires dans les boîtes de nuit, les cabarets, les banques ou les hôtels.

Les autorités locales s’armaient toujours davantage contre les Exclus et elles protégeaient efficacement la ville. Elles pourchassaient même les bandes dans les montagnes bien que, en vérité, elles ne souhaitaient pas la disparition des renégats. Sinon Alpha-Park deviendrait comme la Terre, une planète parfaitement tranquille, calme, et sécurisée.

En fin de compte, si on réfléchissait bien, c’était la police elle-même qui « formait » les Exclus pour justement créer ce climat d’insécurité bien spécial à Hio-West, et dont raffolaient tous ceux qui venaient ici pour se divertir !

J’avais à peine accéléré qu’un contrôle survint, en voiture blindée et armée. Les autochtones vérifièrent mes papiers et ma carte de crédit. Ils ne me demandèrent pas où j’allais. Ils s’en moquaient ! Jolia n’avait apparemment aucun problème avec les policiers puisqu’elle était née sur Hio-West. Elle ne connaissait pas la Terre et ne voulait même pas la connaître. Elle prétendait que c’était une « saloperie de planète où on s’emmerdait ! » Elle se plaisait ici, car elle jouissait d’une liberté totale.

Elle parlait peu de ses parents. Des Terriens demeurés sur Alpha-Park, qui n’avaient jamais pu se payer leur billet de retour.

Ainsi, une petite communauté terrestre s’était développée mais les autochtones ne tenaient pas à ce que cette « colonie » s’étende. Aussi ils refusaient le plus souvent aux Terriens le « permis permanent de séjour », en les obligeant à rentrer sur leur monde originel, façon élégante de dire qu’ils devenaient des « gêneurs ».

Jolia confirma, dès que la patrouille eut disparu :

— Ils épluchent les « permis permanents ». Ils nous tolèrent mais ils voudraient mieux nous voir partir.

Je m’étonnai.

— Pourquoi ne vous réexpédient-ils pas d’autorité sur la Terre ?

— Ils ne le peuvent pas, expliqua Jolia. C’est la loi. Un « permanent » n’a commis aucun délit. Il n’est pas un Exclu. Il s’agit en général d’hommes et de femmes qui vivent chichement et qui n’ont jamais assez d’argent pour se payer le billet de retour...

Elle rectifia en souriant :

— Ou plutôt, ils se débrouillent pour n’avoir jamais l’argent nécessaire. La loi ne peut pas les expulser. Et puis je crois que la Compagnie voit d’un œil favorable l’implantation d’une petite « colonie ». La Compagnie est toute-puissante. Elle fait la pluie et le beau temps. Ses créateurs sont des Terriens, il ne faut pas l’oublier...

Nous arrivâmes aux bifurcations. La fille me montra le panneau situé à l’extrême droite :

— C’est par là.

J’obliquai dans cette direction et grimaçai :

— La Vallée des pendus... Qu’est-ce que ça signifie, au juste ?

Jolia tâtait mes réactions. Elle devina mon incertitude et observa :

— Tu as la frousse ?

Je haussai les épaules :

— De me frotter à Quers ? Non. Mais je m’interroge sur le terme : « La Vallée des pendus. »

— Ne te pose pas tant de questions, conseilla Jolia. Sur Alpha-Park, ils ont la manie des grands mots et ça choque toujours les touristes.

Elle connaissait mal les montagnes. Du moins elle ne les connaissait pas toutes. Elle y avait séjourné un moment avec Norman Klaine. Puis elle était retournée à la ville. Elle se trouvait donc en situation irrégulière puisqu’elle avait fréquenté des Exclus.

Je le lui fis remarquer en commentant :

— Tu as couché avec un paquet de saindoux, au sommet de la hiérarchie, pour être « blanchie » à ce point ?

Elle évita mon regard, comme si cela l’incommodait de parler de ces choses-là. Elle cracha sur le sol du véhicule.

— D’accord, je suis une putain, reconnut-elle avec franchise. Crois-moi, j’évite le plus possible les autochtones car ils sont vicieux et saliguauds. Mais parfois, on se débrouille comme on peut. Je voulais revenir en ville. Chez les Exclus, ce n’est pas tous les jours la rigolade. Ils ont aussi un fichu caractère !

Nous nous enfilâmes dans une étroite vallée. La route montait en lacets et j’avais l’impression que la montagne devenait noire. En fait, les rochers s’assombrissaient parce qu’ils étaient d’une nature différente, grisâtre.

J’imaginai un coin des Alpes, de mon ancienne France natale. Des pentes boisées, des prairies verdoyantes où sautaient des ruisseaux. Des fleurs multicolores...

À mesure qu’on s’élevait en altitude, je doutais de nos possibilités.

— Tu crois que Quers sera assez stupide pour mordre à l’hameçon ?

Jolia acquiesça :

— Oui. Quers m’a toujours reluquée avec envie, justement parce que j’étais la maîtresse de Klaine.

Je faisais confiance à Jolie Jolia. Mais je n’étais pas sûr, par contre, que Jude Quers apprécierait mon arrivée. Car entre lui et moi se dressait l’ombre de Norman.

Et là, franchement, ça devenait un fossé infranchissable...

 

 

Les guetteurs de Quers nous avaient sûrement repérés. C’était prévu. Je tenais à ce qu’on nous prenne pour de simples touristes. Du moins pour le moment.

Après, on passerait aux choses sérieuses et là, je me fiais à Jolie Jolia. Elle m’avait beaucoup parlé de Jude Quers, de son caractère, de sa sensibilité à certains événements, et surtout de la façon originale dont il conduisait sa bande.

Ils avaient un surnom : les gentlemen. Ils se targuaient d’avoir le sens de l’honneur, de la politesse, contrairement aux autres bandes rivales.

Ce n’était pas des saints. Mais ce n’était pas non plus une horde de sauvages, de pillards. Ils laissaient toujours une chance à leurs victimes, même si cette chance apparaissait minime. Dans leur clan, ils appliquaient leurs propres lois et ceux qui ne les respectaient pas étaient exécutés sans pitié. Pendus ! Ils n’aimaient pas les traîtres.

Par conséquent, je ne m’illusionnais pas. On nous voyait arriver de loin et à un moment, nous serions attaqués. Je risquais de perdre mes cinq mille chicanos !

J’étais quand même un peu anxieux. Je n’imaginais pas Quers exactement comme Jolia me le décrivait. Pour avoir mutilé Klaine à ce point, il fallait bien qu’il se soit passé quelque chose de grave entre les deux hommes. Quelque chose que Quers n’avait pu avaler et qui lui avait fait perdre sa réputation de « gentleman ».

Quoi ?

Je n’en savais rien. Ni Jolia. Ni même Klaine. Celui-ci m’avait seulement raconté l’étrange comportement de son ancien « lieutenant », soudain devenu une bête enragée. Quers avait frappé dur, vite, fort, sans raison apparente.

Mais une raison, il en avait sûrement une, qu’il gardait pour lui. Ce n’était pas du tout à cause de Jolia et je commençais à échafauder une hypothèse.

Il était plus que temps de liquider Quers. Avec des gants. Un baroud d’honneur dont je pouvais évidemment faire les frais.

Nous avions quitté la route et nous roulions sur un terrain accidenté. Les chenilles accrochaient parfaitement au sol. La montagne devenait noire et l’absence de toute végétation donnait au décor un côté apocalyptique.

Je suivais les conseils de Jolia. Nous nous enfonçâmes dans un canyon étroit, propice à un guet-apens. Je voulais bien sacrifier mes cinq mille chicanos mais je tenais à ramener ma peau.

Soudain, au débouché du canyon, j’aperçus une potence au sommet d’un rocher. Une potence où un pendu se balançait ! Alors je me tournai vers l’ancienne maîtresse de Norman.

— C’est Quers qui a donné son nom à la vallée ?

Jolia baissa la tête. Elle avoua :

— Quers et d’autres, avant lui.

— Tu parles de Klaine ?

— Oui, balbutia la fille. Norman était aussi rigoureux avec ses complices. Il les punissait quand ils transgressaient les lois du clan.

J’arrêtai le véhicule. J’observai le pendu, déjà là depuis longtemps car il était en état de décomposition avancée et il empestait l’atmosphère.

Je mis mes mains autour de mon cou. Je tirai la langue avec une mimique expressive, en roulant les yeux :

— Il les punissait en les pendant ? Il aurait pu choisir une exécution moins sommaire. La pendaison date de la Barbarie.

— Nous ne sommes pas sur la Terre, remarqua Jolia.

Je soupirai. Je ne critiquais pas l’attitude de Klaine ou de Quers car après tout, ils maniaient leurs partisans comme ils le désiraient. C’était uniquement une affaire entre Exclus.

Je remis en marche la chenillette et nous abordâmes un second canyon taillé dans les roches noires. Nous n’allâmes pas loin. Nous rencontrâmes un obstacle. Un gros rocher.

Je flairai le piège et gardai mon sang-froid. Quand je voulus reculer, je compris que j’étais coincé. Comme par hasard, il y avait un second rocher derrière moi !

Et puis les Exclus se montrèrent.

Ils étaient une douzaine. Peut-être toute la bande ou seulement une partie. Ça n’avait pas d’importance. Mais au beau milieu d’eux, un homme se détachait.

Grand, plutôt maigre. Ses pommettes saillantes, ses joues creuses, lui donnaient un air maladif. Ses yeux vifs, enfoncés dans les orbites, d’une extrême mobilité, se posaient surtout sur Jolia.

Pas sur moi. On dirait même qu’il m’ignorait. Pourtant, je sortis du véhicule. Les Exclus m’encadrèrent. Ils ne possédaient que des armes blanches, des couteaux principalement. Pas le moindre pistolet ou mitraillette modernes.

Chez ces renégats, on devinait des regards chargés de haine, de rancune. Ils n’aimaient pas les touristes mais encore moins les autochtones, responsables de leur situation.

Quers fixait donc Jolia, intensément. Il ne s’attendait pas à ce retour impromptu et cela l’étonna. Il avait une voix un peu rauque.

— Toi ? dit-il, sourcils froncés.

Jolia se raidit dans toute sa fierté. Elle jouait un rôle capital et elle le savait. Elle acceptait même de grands risques. Elle le faisait surtout pour Klaine.

— Oui. Il y a quelqu’un qui voulait te retrouver, Jude. Et je te l’amène.

Le chef de bande me désigna avec un sourire amusé :

— Ce touriste ?

— Ce n’est pas un touriste comme les autres, rectifia la fille. Sinon je ne serais pas revenue.

— Pour moi, grogna Jude, tous ceux qui arrivent de la ville sont des touristes. Ils sont sur Alpha-Park pour s’amuser, pour dépenser leur fric. Car ils en ont marre de la Terre. J’étais comme eux. Seulement j’ai tout perdu au jeu et ces salauds d’autochtones m’ont chassé. Il ne me restait plus qu’à devenir un Exclu.

Il fit un signe. Deux hommes se ruèrent sur moi et m’immobilisèrent. Je ne réagis pas car c’était inutile. Contre douze, la lutte paraissait inégale.

Un troisième renégat fouilla mes vêtements, en tira ma carte de crédit, mes papiers d’identité, et les apporta à son chef.

Celui-ci y jeta un coup d’œil.

— Cinq mille chicanos ! siffla-t-il de satisfaction. Ton compte en banque est assez bien garni. Tu n’es pas venu de la Terre les mains vides, comme certains.

Je n’avais aucun motif de mentir. Je précisai :

— Si. J’étais fauché quand j’ai débarqué. J’ai gagné les chicanos dans l’arène.

— Diable ! apprécia Quers. Tu ne manques pas de cran. J’aime les types courageux. Seulement il ne faut pas perdre de vue que les Exclus ne survivent que grâce aux touristes. Alors...

Il lut ma carte d’identité et poursuivit :

— Alors, Jorace Jorg, tu vas gentiment me signer une « décharge », une reconnaissance de dette, si tu veux, et ton crédit passera sur mon compte. Ça t’épate que j’aie un compte en ville, où je suis interdit de séjour !

Il ricana en ajoutant :

— Il y a des Terriens qui sont nés sur Alpha-Park. Comme Jolia, par exemple. Et ces Terriens-là entretiennent généralement de bonnes relations avec les Exclus. Disons qu’ils sont nos « pions » dans la ville. Le compte n’est évidemment pas à mon nom... Tu comprends ?

J’acquiesçai. Je comprenais. Je n’étais pas bête à ce point. Cela ne me faisait ni chaud ni froid, de perdre mes cinq mille chicanos.

Je signai le papier sans arrière-pensée, en bon « touriste » que j’étais. Mais je réservais une petite surprise aux renégats de la vallée des pendus !

D’ailleurs, j’étais bien résolu à revenir en ville complètement fauché. Sinon, comment pourrais-je moi-même devenir un Exclu ? Les cinq mille chicanos n’étaient qu’un prétexte pour contacter Quers. Et cet idiot tombait dans le panneau. Il pensait que j’étais un touriste ordinaire. Or, il m’arrangeait en me rançonnant !

Je le croyais plus intelligent. Les cinq mille chicanos étaient donc une entrée en matière. Du reste, j’espérais les récupérer sous peu et je le dis carrément à Jude.

Ce dernier gloussa, ironique :

— Tu te prends pour le Bon Dieu ?

— Non, rectifiai-je calmement. Mais quand je t’aurai tué, et pris ta place, tout ton magot m’appartiendra.

Il vrilla son index sur sa tempe et loucha vers la fille.

— Quel énergumène m’as-tu amené, Jolia ? Il est très drôle et il veut sûrement s’amuser, en avoir pour son argent. Il a de la veine que je sois honnête et poli avec les touristes, sans lesquels nous ne survivrions pas, je le reconnais.

Je mis alors les pieds dans le plat car je m’impatientai :

— Justement, Quers. C’est une question d’honneur. Tu ne pourras pas refuser ma demande. Je suis un copain de Norman Klaine.

L’autre bondit. Il se mordit les lèvres et pâlit. Il m’aurait volontiers envoyé son couteau dans le ventre ! Il n’osa pas, parvint à maîtriser sa stupeur, son émotion. Il sentait déjà le combat inévitable.

— Klaine ? répéta-t-il d’une voix plus rauque que jamais. Il est mort sur Alpha-Park.

— Non, expliquai-je. Il a réussi à regagner la Terre, avec un « clandestin ». C’est un pote à moi. Il m’a prié de le venger et je le lui ai juré. Tu sais très bien pourquoi !

Le chef des Exclus avala sa salive. Il était pris à ses propres lois et maugréa :

— D’accord, Jorg. On va en découdre. Je veux bien que tu essaies de venger l’honneur de ton ami. Or, pour moi, Klaine était un salaud, un « traître ». J’ai fait justice moi-même. J’aurais pu évidemment le pendre, comme c’est la règle dans le clan, mais j’ai préféré qu’il soit marqué à vie. Un châtiment terrible, inoubliable...

Il jeta un couteau à mes pieds. La lame s’enfonça dans le sol en vibrant et il menaça :

— Alors, Jorg, je t’en prie, ne me donne pas des regrets, ni des leçons de morale. J’ai purgé Alpha-Park d’un individu malfaisant, l’un des plus vils qu’il m’ait été donné de rencontrer. Les autochtones devraient même me remercier !

Il tendit son doigt dans ma direction.

— Prends ce couteau. Défends ta peau. Pour l’honneur de ton pote, si tu veux. Mais je te préviens. Puisqu’il s’agit de Klaine, je ne te ferai aucun cadeau !

Je ramassai l’arme. Je l’assurai dans ma main droite, comme je l’avais fait devant Imra San. Mais ici, ce n’était pas l’arène. Des combats plus ou moins truqués.

L’un de nous perdrait la vie. Obligatoirement. Néanmoins, même si je parvenais à triompher, je me demandais sérieusement comment réagiraient les autres membres de la bande.

Ils accepteraient peut-être la mort de Quers. Ou ils le vengeraient. Dans tout ça, j’avais l’impression que Jolie Jolia servait d’arbitre. Pour quel camp penchait-elle vraiment ?

Je ne le saurais vraiment que si je sortais vainqueur. Or, Quers n’était pas Imra San ! La partie s’annonçait extrêmement difficile.

L’ombre de Norman, mutilé, flotta sur la vallée des pendus...