CHAPITRE XIII

 

 

Le décor ne ressemblait pas à celui que je connaissais. Le froid transformait tout. La glace sculptait, ciselait les rochers, recouvrait le sol d’une pellicule rigide, épaisse. Les chenilles des véhicules électriques mordaient sur cette carapace gelée.

Moins trente-cinq. Et la nuit, moins quarante ! Heureusement, ils possédaient des baraquements climatisés alors que l’été, nous couchions dehors, dans la nuit chaude...

Ils nous avaient emmenés par précaution dans la vallée des pendus. Le dégivrage des vitres marchait à fond. Le chauffage aussi. La température intérieure atteignait à peine quinze degrés.

Notre graisse nous protégeait. Avec San, on se demandait ce qu’ils voulaient. Fréquemment, Asters nous faisait des piqûres.

Ce jour-là, les « gentlemen » étaient partis. Tous. Avec Klaine et Asters. Jolie Jolia était restée au quartier de transit, comme d’habitude, afin d’assurer la liaison...

Nous étions seuls, San et moi. Nous retrouvions certains détails de notre passé. Je me revoyais sur Alpha-Park, débarquant du vaisseau spatial... L’arène. Le combat avec Imra. Notre amitié. Et puis les Exclus. La mort de Quers. L’enlèvement de Louxor et l’arrivée au Point Deux...

Tout ça restait confus, brouillon, imprécis. Des émergences émaillées de lacunes.

Il était trois heures de l’après-midi. Le disque pâle du soleil se perdait dans la brume violette. Nous entendîmes l’arrivée d’un véhicule et nous crûmes qu’il s’agissait des Exclus. Très vite, nous comprîmes que ce n’étaient pas eux. Le véhicule s’apparentait plutôt à un engin blindé, semblable à ceux de la police quand elle sortait de la ville.

Des hommes en jaillirent, équipés de vêtements isothermiques. Malgré leurs combinaisons, on remarqua qu’ils n’avaient pas le gabarit des autochtones. Donc, pas des policiers.

Ils enfoncèrent la porte. Ils étaient six. Des armoires à glace. Nous reconnûmes les vigiles de la Compagnie.

Le chef braqua sur nous son pistolet-laser. Je n’attendais aucune clémence de ce bonhomme-là. Il demanda d’une voix dure :

— Où est Klaine ?

Comme je me montrais réticent dans ma réponse, il appuya son arme sur mon gros ventre.

— Parle, tas de saindoux, si tu veux la vie sauve !

San tremblait de peur. C’est lui qui avoua que Klaine était parti avec les gentlemen.

— Où ça ? exigea le vigile.

— Il ne l’a pas dit, bredouilla Imra. Nous sommes ses otages.

Les vigiles fouillaient le baraquement. Le chef ne nous quittait pas des yeux. Il grogna :

— Bon. On l’attendra. On a des questions à lui poser, sur son retour à Alpha-Park. Il a beau avoir de faux papiers, sous le nom de Drivers. On l’a démasqué. Nous, c’est pas comme la police indigène. Nous sommes organisés. Klaine cherche à démontrer que les autochtones sont des Terriens dégénérés. Or, nous avons des ordres. La Compagnie ne veut pas que Klaine parvienne à ses fins car sur la Terre, ce serait un petit scandale. Vous comprenez, les autochtones, c’est une affaire strictement du ressort de la Compagnie. Après tout, nous n’obligeons pas les Terriens à devenir des paquets de graisse...

— N’empêche, remarquai-je avec ironie. Vous exigez dix millions de chicanos pour nous injecter vos hormones et vos substances chimiques...

Le chef ricana. Il nous considéra drôlement, San et moi, et je lus de la haine dans ses yeux, de la méchanceté.

— Je vois, dit-il en crachant sur le sol. Ils « déverrouillent » progressivement votre mémoire. Asters, arrivé avec Klaine, lui aussi sous une fausse identité, est en réalité un médecin de biogénétique. Il vient de la Terre pour « démolir » les autochtones que nous incorporions à Alpha-Park avec beaucoup de patience, pour le plus grand bien des usagers. Car sincèrement, les Terriens qui débarquent ici sont ravis de rencontrer des indigènes, qu’ils croient authentiques...

Ils parlaient trop, avec désinvolture. Je me méfiais de ces confidences :

— Pourquoi nous expliquer tout ça ?

Je ne m’étais pas trompé. Le vigile avoua :

— On peut tout vous dire, puisqu’on a l’ordre de vous descendre. Comme on a descendu Louxor. Nous éliminons les témoins. Et vous êtes deux témoins très gênants qui raconteriez que vous venez d’une « usine » où on transforme les Terriens en blocs de saindoux !

Je tentai de gagner du temps. Du temps inutile. Car je sentais bien que les vigiles tenaient la situation en main. Je questionnai :

— En somme, des Terriens disparaissent, sur Alpha-Park. Ils se « reconvertissent », si vous voulez. Personne ne les recherche donc ?

Le chef des vigiles me fusilla du regard.

— Un : ils disparaissent volontairement. Ils paient leur « reconversion ». Deux : ils sont arrivés sur Alpha-Park avec la conviction de se refaire une autre vie. Certains viennent ici pour y rester définitivement. Et ils le font de leur propre volonté. Nous n’obligeons personne à s’entasser dans le quartier de transit, ou, s’il a les moyens financiers, à devenir un autochtone. Alors, comment voudriez-vous que quelqu’un exige des recherches ? Alpha-Park n’est pas la Terre...

D’accord. Ici, c’était la jungle. L’Aventure avec un grand A, et toutes ses conséquences. J’avais déjà largement entendu ce slogan. C’était comme au temps jadis, où on s’expatriait sur un autre continent, avec les aléas que cela comportait. Maintenant, on s’exilait à plus de quatre années-lumière...

Les vigiles passèrent aux choses sérieuses. Ils n’avaient rien trouvé de compromettant dans les baraquements. Ils pointèrent sur nous leurs pistolets-lasers et leur chef eut ce dernier mot de regret :

— Dommage. Vous aviez payé les dix millions de chicanos pour devenir des indigènes. Sans le retour de Klaine, vous auriez vécu encore très longtemps...

Les lasers ne pardonnaient pas. Ils trouaient. Ils brûlaient. Si rapidement qu’on ne sentait rien. Mort instantanée...

J’aurais cru qu’ils nous auraient pendus, comme Louxor. Mais non. Ils utilisaient l’arsenal moderne. Tous nos efforts pour échapper à cette exécution seraient vains.

Pourtant, ils n’appuyèrent pas sur les détentes. Ils restèrent là, plantés devant nous, le regard soudain figé, comme pétrifiés par le froid extérieur.

Ils ne tinrent pas longtemps sur leurs jambes. Ils s’écroulèrent en avant. Tous les six avaient un couteau planté dans le dos. Du sang coulait par leurs bouches...

Klaine et les Exclus nous avaient sauvés, in extremis. Ils avaient remarqué le véhicule des vigiles. Alors, ils s’étaient approchés subrepticement, à pied. Et d’un coup, ensemble, ils avaient lancé leurs poignards, avec dextérité...

Asters me refit une piqûre et San commença aussi son traitement. Ma mémoire revenait par bribes. D’ailleurs, Norman me montra ma photo de Terrien. J’étais sidéré. Comment pouvaient-ils nous transformer en informes blocs de graisse ?

— L’usine appartient à la Compagnie, dis-je. Leurs biogénéticiens y travaillent.

— Je sais, opina Klaine. Je suis allé loin dans mon enquête. Seulement j’ai rencontré Quers sur ma route...

Il appliqua les mains sur son bas-ventre, les dents crispées, sachant qu’il ne serait plus jamais exactement un homme.

— Ce salaud m’a mutilé et il a cru que j’étais mort. On t’a envoyé à ma place, pour me succéder, avec mission de passer par la filière, jusqu’à l’usine. Quand j’ai été guéri, ils m’ont renvoyé sur Alpha-Park pour t’aider...

Il se pencha vers moi avec gravité.

— Je vais te confier un secret, Jiji. Ce n’est pas parce que j’ai découvert l’usine et son trafic d’autochtones que Quers m’a accusé de « trahison », mutilé, et presque achevé. C’est parce que j’ai démasqué la présence des créatures rouges...

Je relevai la tête, intrigué.

— Les créatures rouges ? Tu sais où elles sont, d’où elles viennent ?

— Non, reconnut Klaine avec un soupir. Mais il faut absolument que nous le découvrions. Et nous comptons absolument sur toi, Jiji... Et sur San.

Je commençais sérieusement à comprendre que j’étais le pion principal de cette affaire mystérieuse. Le pion qu’on avançait en première ligne et qui prenait tous les coups...

On ne m’avait pas fait « transiter » dans l’usine uniquement pour être un parfait indigène. Des indigènes dont on se fichait éperdument !

J’étais le paquet de saindoux bien gentil qu’on mettait comme amorce. Mais que pouvais-je faire contre les mystérieuses créatures rouges ?

 

 

Les piqûres d’Asters produisaient leurs effets. Avec San, nous récupérions nos mémoires. Cela faisait une drôle d’impression de nous retrouver avec un corps difforme, graisseux, jaunâtre. Nous préférions nos silhouettes de Terriens !

Imra raconta comment il avait amassé les dix millions de chicanos nécessaires. Il avait eu recours à quelques « coups » personnels, en supplément. Ce n’était pas interdit, chez les Exclus. Chacun se débrouillait. N’empêche, chez San, cela avait exigé plusieurs années. Il venait de la vallée des quatre sommets et il avait décidé de retourner sur la Terre.

Les émissaires de la Compagnie l’avaient contacté, quand son magot avait approché les dix millions de chicanos. On lui avait proposé la seconde solution : devenir un autochtone. Il fallait qu’il donne sa réponse tout de suite et il avait accepté l’« intégration » chez les indigènes, finalement.

Il m’expliquait ça alors que notre chenillette abordait la vallée des sauriens. Le froid mordait partout et désormais, pendant l’hiver, toutes les vallées se ressemblaient. Ce n’étaient que des blocs de glace, à l’infini...

— Si tu avais refusé, ils t’ont dit ce qu’ils auraient fait de toi ?

— Oui, opina Imra. Ils ne m’auraient pas empêché de retourner sur la Terre avec un « clandestin ». Seulement, ils auraient effacé de mon cerveau le souvenir de la « seconde solution ».

— Je vois, grommelai-je. Ils prennent toutes les précautions pour que l’usine soit totalement ignorée. Ils possèdent d’immenses possibilités techniques, médicales. Sinon, évidemment, ils n’auraient jamais fabriqué les autochtones !

Nous remontions la vallée. Les chenilles faisaient un drôle de bruit sur la glace et parfois même, nous patinions. À l’intérieur du véhicule climatisé, nous n’avions pas froid et nous avions emmené des combinaisons isothermiques.

Pour la première fois, je demandais à San :

— Que faisais-tu, sur la Terre ?

— J’étais technicien supérieur. Je m’emmerdais. Alors j’ai voulu connaître Alpha-Park. Et puis, comme la plupart d’entre nous, j’ai suivi la filière.

Il me regarda fixement :

— Et toi ?

Je n’avais pas prévu cette question. J’inventai une réponse spontanée. Ce qui me passait par la tête :

— Euh... J’étais dans un ministère...

Je ne sais pas si San me crut mais j’aiguillai vivement la conversation sur autre chose :

— Tu sais pourquoi Klaine nous envoie ici ?

Imra tripota le pistolet-laser d’un des vigiles, que Norman lui avait remis au départ de la vallée des pendus. Il hocha la tête :

— Pour contacter les créatures rouges.

— Non, rectifiai-je. C’est pour se faire avoir, une fois de plus. Nous sommes « manipulés ». Ta présence à mes côtés n’est qu’accidentelle. Normalement, Klaine avait prévu que j’irais seul dans la vallée des sauriens. Et puis il a décidé que tu m’accompagnerais.

Je devinais des lueurs d’inquiétude dans ses yeux. Il balbutia :

— Comment ça va se passer avec les créatures rouges ?

Je haussai les épaules. Je l’ignorais. Norman nous avait simplement conseillé de faire tout ce que les créatures rouges nous demanderaient.

— Elles vivent avec les sauriens ? grogna San.

Je ne répondis pas. Là encore le mystère subsistait. La vallée n’abritait pas des Exclus. Seulement des bêtes monstrueuses, féroces. Chasser le saurien, c’était un sport hasardeux que les touristes pratiquaient justement à cause des risques. Là, plus qu’ailleurs, un guide indigène s’imposait.

C’était autre chose que les Exclus ! Une autre forme de danger, d’insécurité. Il y avait toujours eu les mordus des safaris aux animaux sauvages. Eh bien, là, ils retrouvaient leur distraction favorite, avec délectation...

Or, nous ne venions pas pour la chasse. Nous étions toujours des pions qu’on avançait, des appâts, des sortes de miroirs à alouettes. Je n’avais jamais entendu parler des créatures rouges. C’était Klaine qui m’avait parlé d’elles pour la première fois. Donc, Norman était le vrai pivot central de l’opération, le « cerveau », peut-être le seul à soupçonner le secret d’Alpha-Park. Il avait ses contraintes, ses obligations, ses impératifs. Il avait forcément « quelqu’un » au-dessus de lui. Un chef hiérarchique.

N’empêche. Il avait failli y laisser sa peau. La mutilation de son bas-ventre était définitive. Malgré ça, il revenait à la charge. Je lui tirais mon chapeau !

On travaillait pour la même cause. Simplement, il se plaçait un échelon au-dessus de moi. Copains, d’accord, mais il me dirigeait. Il commandait. Et il n’avait peut-être pas le droit de me dire n’importe quoi...

Nous arrivâmes au fond de la vallée. De véritables murailles se dressaient devant nous et, détail bizarre, des fumerolles s’échappaient du sol mais aussi d’énormes cavernes dont les entrées dégoulinaient de stalactites glacées. La vapeur se changeait en givre aussitôt à l’extérieur...

— Réseau d’eau chaude souterraine, conclus-je. Les sauriens préfèrent la saison d’été mais l’hiver, ils trouvent ici des conditions climatiques spéciales qui les empêchent d’hiberner. La chasse aux reptiles est ouverte toute l’année !

— Ils se tiennent dans les grottes en ce moment et ils n’en sortent pas, commenta Imra. Aurons-nous à les affronter ?

Je m’équipai d’une combinaison isothermique et invitai San à en faire autant. Je glissai le pistolet-laser d’un autre vigile dans ma ceinture :

— Nous exécutons les ordres. À ta place, je ne m’inquiéterais pas des sauriens mais plutôt des créatures rouges !

Le gladiateur s’équipa à son tour. Il grommela. Puis nous sortîmes, par moins quarante. Nos vêtements nous empêchèrent de geler immédiatement et nous nous dirigeâmes vers les grottes.

Le hublot de nos casques protecteurs se couvrait de glace à mesure que nous approchions. Nous mîmes en route le dégivrage.

Les grottes étaient immenses. Portiques géants. Nous en choisîmes une, au hasard, sachant que cela n’avait pas une grande importance. L’essentiel était de pénétrer dans la montagne.

Bientôt, la régulation de nos combinaisons nous apprit que la température se réchauffait. Nous avançons au milieu d’un rideau de vapeur et nos lampes frontales éclairaient la gigantesque caverne. On se demandait comment la nature avait creusé de telles excavations.

Nous perçûmes du bruit. Une sorte de clapotement. Comme si des bulles crevaient à la surface d’une eau bouillante. Nous frôlâmes un petit lac dans lequel il ne ferait pas bon tomber. Les bulles prouvaient que l’eau était à cent degrés !

Les parois rocheuses ruisselaient d’humidité et plus on allait vers l’extérieur, plus les gouttes se pétrifiaient...

Puis nous entendîmes autre chose. Des glissements suspects. Nos lampes éclairèrent tout à coup un spectacle de cauchemar !

Je dégainai mon laser. Mon cœur s’accéléra. Ces sales grottes recelaient bien les fameux sauriens, dont j’avais entendu parler mais que je n’avais jamais vus.

Ils étaient énormes, monstrueux. Quatre ou cinq fois la grosseur d’un crocodile terrestre. Et verts, pardessus le marché, avec une carapace d’épines. Leurs gueules béantes, aux dents pointues, pouvaient facilement engloutir un homme !

Ils se mouvaient par reptation. Ils pullulaient. Il en sortait de partout. À croire que notre présence, ou notre odeur, les attirait. Chaque fois qu’ils refermaient leurs mâchoires à vide, cela produisait un claquement impressionnant...

Nous fûmes bientôt encerclés. Avec San, on se regarda, angoissés. Je tirai un coup de laser sur le monstre le plus proche. La bête hideuse poussa un cri rauque, dont l’écho se répercuta longuement dans la caverne géante. Elle fit un bond en l’air et retomba dans une immobilité absolue.

Je m’interrogeais avec inquiétude sur ce que nous aurions fait si nous n’avions possédé que des coutelas ! Les lasers, c’était quand même des armes d’une efficacité redoutable, précise, imparable.

San tira à son tour. Chaque fois, on tuait des sauriens mais il en arrivait d’autres. La montagne les vomissait !

Et soudain, une lumière brilla devant nous, à une vingtaine de mètres. C’était comme un phare. Une lumière d’une si grande intensité qu’elle nous aveugla. Nous baissâmes en vitesse l’écran polarisateur de nos hublots...

Nous constations que les reptiles n’aimaient pas la lumière violente car ils refluèrent tous vers les zones d’ombre. Sans doute les chasseurs, en été, venaient la nuit car il n’était pas sûr que les sauriens se hasardent au-dehors pendant la journée...

Ce détail, on s’en moquait. Nous fixions plutôt le phare, cette sorte de bouée qui nous indiquait le chemin à suivre. Comme si nous étions attendus. Ou plutôt, comme si nous étions déjà repérés depuis longtemps...

La grotte se rétrécissait. Mieux. Elle formait un étroit goulot et c’était là que le phare brillait, logé dans la roche, au-dessus du passage. Une sorte de « lanterne » à l’éclat de magnésium.

La lueur nous inonda mais nous ne ressentîmes aucun effet nocif. À mon avis, il s’agissait bien d’une lumière destinée à éloigner éventuellement les sauriens.

Qui l’allumait ou l’éteignait ?

Nous ne tardâmes pas à le savoir. Nous nous engageâmes dans un long boyau humide, toujours imbibé de vapeur d’eau chaude. Puis nous débouchâmes dans une grotte beaucoup plus petite.

Alors nous aperçûmes la créature rouge.

 

 

Elle nous ressemblait exactement. Même expression de visage bouffi. Même paquet de saindoux. La seule différence venait de sa peau.

Elle était rougeâtre. Pas d’un rouge vif mais plutôt terne, comme cet enduit dont se barbouillaient jadis les Indiens de l’Ouest américain. N’était-ce qu’une teinture ou une véritable pigmentation ?

Brusquement, la créature de la vallée des sauriens parla. Dans notre langue.

— Bienvenus, autochtones jaunes. Je m’appelle Yamural. En principe, nous ne devrions pas être ennemis, car nous possédons quelque chose de commun : notre anatomie.

J’observai avec méfiance :

— Vous avez la peau rouge...

— Pigmentation, révéla Yamural. Comme vous avez la peau jaune. Là n’est pourtant pas toute la différence entre nous...

Il désigna nos lasers :

— Vous chassiez le saurien ?

J’avais reçu des ordres de Klaine concernant notre présence dans la grotte.

— Oui, mentis-je. Mon nom est Shan Shéka. Je suis gladiateur, comme mon compagnon, Imra San. C’est la première fois que nous venons dans cette vallée. Nous n’avons pas l’esprit chasseur, comme certains Terriens. Mais nous avions envie, au moins une fois, de voir les sauriens de près. Ils sont effrayants !

L’indigène rouge plissa ses lèvres épaisses. Il ne semblait pas tellement convaincu de ma réponse car il remarqua :

— Vous auriez mieux fait de choisir la belle saison. En hiver, les reptiles se tiennent au chaud dans les grottes... Mais enfin, c’est votre droit de connaître les sauriens. Après tout, vous êtes sur votre planète...

Je discernai de l’ironie dans sa voix. Je ne commis pas l’imprudence de le menacer avec mon arme. J’expliquai, au contraire :

— Nous avons des amis dans la police et ils nous ont prêté des pistolets-lasers...

J’avais l’impression qu’il était au courant des rouages administratifs d’Alpha-Park. Mon étonnement ne fut pas simulé :

— Nous ignorions l’existence d’indigènes à peau rouge...

Les traits de Yamural se durcirent.

— Je comprends votre surprise... Si nous avons allumé le « phare » pour éloigner les reptiles, ce n’est pas pour que vous retourniez dans la ville et dire que vous avez découvert des autochtones rouges. Nous avons décidé que le moment était venu de participer à la gestion d’Alpha-Park...

J’aurais eu beaucoup de questions à formuler mais je n’en posai aucune. Je n’imaginais pas une seconde la forme de « participation » dont il parlait avec une telle gravité. D’ailleurs, cette idée semblait chimérique, artificielle, impossible. Les Jaunes et les Rouges ne pouvaient pas cohabiter sans attirer l’attention !

Yamural poursuivit :

— Je vous expliquais, tout à l’heure, que notre différence ne résidait pas simplement dans la couleur de notre peau. Il existe quelque chose de fondamental que vous ne soupçonnez pas.

Il nous invita à le suivre. Une « porte » de pierre s’ouvrit au fond de la petite caverne. Elle se referma derrière nous, comme un tombeau. Alors, nous basculâmes dans un autre monde...