CHAPITRE II

 

 

Je bondis hors de ma couchette comme sous l’impulsion d’une décharge électrique. En principe, j’avais les réflexes rapides.

Je me retrouvai par terre, à pieds joints. Mais je n’eus pas le temps d’allumer le commutateur. L’œil d’un gros phare déchira l’obscurité, se fixa sur moi, et m’éblouit.

Je clignai les yeux. Il s’agissait d’une lampe-torche très puissante et j’aperçus brièvement trois silhouettes avant de recevoir un coup derrière la tête.

Je vis trente-six chandelles. Étourdi, je retombai mollement sur le lit, dans une demi-inconscience. Malgré l’appel de toute ma volonté, je ne pus bouger d’un centimètre. Mes oreilles enregistrèrent seulement quelques bruits évocateurs :

Je compris que mes agresseurs fouillaient ma valise. Ils devaient être déçus car je ne possédais aucun objet de valeur. Je me doutais de ce qui arrivait car on m’avait averti, mais je ne pensais pas que le vol se produirait la première nuit. Les malfaiteurs préféraient sans doute les hôtels de luxe, plus productifs.

Impuissant, j’assistai au pillage en règle. Tout y passa, même mes vêtements. J’entendis vaguement des jurons de mécontentement puis les voleurs abandonnèrent ma chambre, en repassant par la porte dont ils possédaient probablement une clef. On se demandait si l’hôtelier n’était pas de connivence. Ce qui ne m’étonnerait pas dans ce pays où les fripouilles abondaient plus que les honnêtes gens !

J’avais une vague idée sur l’identité de mes visiteurs. Ils avaient beau avoir le visage dissimulé par une cagoule, leurs silhouettes massives les trahissaient.

C’étaient des autochtones.

Le coup derrière la nuque alourdissait mon crâne. Cependant, je récupérai très vite. Je ne commis pas l’imprudence de poursuivre mes voleurs sinon j’ameutais tout l’hôtel. Or, je voulais être aussi discret que possible.

Je fis mon deuil de ma valise et de ce qu’elle contenait. Par contre, une surprise désagréable me plongea dans une certaine panique pendant quelques secondes.

Surprise très lourde de conséquence et « traditionnelle » pour les nouveaux arrivants. Quelque chose comme un baptême du feu. Je ne retrouvais plus mon portefeuille. Il ne contenait évidemment pas d’argent mais j’y avais placé mon précieux billet de retour.

Précieux parce qu’il coûtait cher et que je n’avais plus de quoi en acheter un autre. En clair, cela signifiait que j’étais cloué sur Alpha-Park pour un long bout de temps.

La Compagnie offrait des crédits, certes, mais uniquement au départ de la Terre. Pas sur Hio-West. Au retour, elle exigeait votre billet. C’était dans le règlement. Tout concordait pour que les touristes allongent leur séjour.

Il existait différents moyens pour gagner des « chicanos ». Beaucoup de « chicanos ». Mais ces moyens-là n’étaient pas permis à tout le monde car ils demandaient un art, une patience exemplaire, du courage et beaucoup de chance.

En attendant, je n’avais plus qu’à solliciter une « carte de crédit », que l’Administration locale m’accorderait sans difficulté. Seulement, pour être en règle avec la Loi, il faudrait que je rembourse la totalité de mon « prêt » avant mon éventuel retour sur la Terre.

Sinon...

Oh ! Sinon, il ne resterait plus guère qu’une solution et j’y serais probablement acculé. Car les autochtones étaient si roublards qu’ils se débrouillaient pour que votre carte soit toujours débitrice !

Cela aussi je le savais. Je n’étais pas venu sur Alpha-Park en novice, comme mes compagnons de voyage tout fraîchement débarqués. Je possédais une solide documentation. Mais si, cette nuit, j’avais subi la « traditionnelle » visite des cambrioleurs, c’était dans un but très précis : celui de ne pas me faire repérer par mon astuce et d’être considéré comme un client ordinaire, plein de candeur.

Mon billet de retour, d’accord, me ferait défaut. J’espérais bien gagner de quoi en racheter un autre. Car ici, on faisait fortune si on était malin !

Il était trop tôt pour que je me lève. Je parvins à me rendormir jusqu’au petit matin. J’émergeai de ce second sommeil avec une douleur lancinante derrière la nuque.

Je descendis au rez-de-chaussée et je jouai l’étonnement. Je me plaignis au patron :

— On m’a volé mon billet de retour ! protestai-je. Je croyais que votre établissement était sérieux.

Je n’avouai pas que j’avais surpris les cambrioleurs grâce à une sorte d’intuition. Car l’indigène me regardait de travers. Il compatit cependant et me donna un conseil :

— Racontez votre histoire à la police. Le bureau se trouve à deux cents mètres, dans l’avenue principale. Je suis désolé pour vous, monsieur Jorg...

Il me retint par le bras :

— Vous gardez votre chambre ?

J’avais presque envie de lui envoyer mon poing sur la figure. Je conservai mon sang-froid et mon air innocent :

— Je n’ai plus un seul « chicano ».

— La Police vous délivrera une carte de crédit. Vous rembourserez plus tard.

Bien. Je n’avais qu’à me plier à ces exigences. Je quittai l’hôtel et à ce moment-là, j’eus l’impression que le sourire de l’autochtone devenait franchement ironique.

Ça promettait. Par chance, j’avais l’habitude des obstacles, des difficultés, des privations. J’étais entraîné.

Dans les rues circulaient des véhicules électriques de petit gabarit. Pas de poids lourds. Ils soulevaient bien un peu de poussière mais ils ne polluaient pas et ils étaient silencieux. On achetait ou on louait ces engins pour les déplacements, selon l’état de ses finances. Du reste, les routes existaient au-delà de l’agglomération et se perdaient dans la nature.

Des routes pour touristes, sans aucun doute, qui étaient plus simplement des pistes balisées. Ici, on revenait plusieurs siècles en arrière, dans une atmosphère rétro. Au fond, ça changeait de l’ultramodernisme de la Terre et puis les indigènes faisaient vraiment folklorique !

C’était le dépaysement complet. Je remontai l’avenue principale, large artère sur laquelle s’ouvraient des commerces. Pratiquement, il n’existait guère d’habitations individuelles car les autochtones travaillaient tous, sans exception. Les hôtels se succédaient, ainsi que les salles de jeux.

Alpha-Park méritait son nom. Il s’agissait d’un gigantesque parc d’attractions, de loisirs, dont la ville unique constituait le pivot, le point de départ ou d’arrivée.

Les plus fortunés s’offraient des guides indigènes. Les autres se débrouillaient. Mais on se demandait même si les guides étaient honnêtes, s’ils n’exploitaient pas leurs clients...

Des petits groupes de gens déambulaient en faisant du lèche-vitrines. Il ne s’agissait pas forcément des passagers débarqués par le dernier astronef. Ici, on restait autant qu’on voulait. Si ce n’était pas pour l’éternité !

J’avisai le bureau de police. Un drapeau rouge et or pendait à l’édifice devant lequel se tenait un garde en faction.

Uniforme verdâtre. Casquette à visière. Sorte de mitraillette pendue à l’épaule. Le planton bouffi, immobile, figé, ressemblait à un énorme tronc d’arbre enraciné dans le sol. On aurait dit un mannequin.

Il ne m’accorda aucun regard quand je pénétrai dans le bâtiment, où des Terriens sortaient et entraient en permanence. J’en conclus que les touristes fréquentaient souvent le poste de police et cette constatation éveilla encore ma méfiance.

Je me présentai à un guichet. Je fis la queue, patiemment. Quand mon tour arriva, le fonctionnaire me demanda, par routine :

— Vous venez déposer une plainte ?

— Oui, répondis-je.

Il me tendit un papier.

— Remplissez ce formulaire et présentez-vous au guichet 8.

Debout, accoudé à un comptoir, je remplis la fiche. Mon nom. Ma date de naissance. Le jour de mon arrivée sur Alpha-Park. Le motif de ma plainte. Éventuellement, l’adresse de l’hôtel où je logeais.

J’avais l’impression de remplir quelque chose d’inutile. En effet, au guichet 8, l’employé m’observa avec un sourire mesquin. Il relut ma déposition :

— Ah ! Oui. Le vol de votre billet de retour. C’est très fréquent et la Compagnie vous avait averti, je pense. Je crois qu’il faudra faire votre deuil de votre billet. En général, on ne les retrouve jamais.

Je m’informai :

— Que font-ils des billets volés ?

— Ils les revendent au prix fort, expliqua l’agent. Sur Alpha-Park, la Compagnie ne délivre aucune place pour le retour.

— C’est du racket ! protestai-je.

L’autochtone haussa ses grasses épaules.

— Que voulez-vous que j’y fasse ! Je ne fabrique pas les lois...

Il ajouta avec une parfaite ironie, de façon à me clouer le bec :

— Vous venez pour l’Aventure, oui ou non ? Il faudrait savoir ! Si vous regrettez déjà la sécurité absolue, vous auriez dû rester sur la Terre. Ici, c’est différent. Totalement différent. Le Far West ! Vous le savez.

Sûr. Je le savais. Et ils le savaient tous, les touristes. Alors, il ne fallait pas trop qu’ils gémissent !

Le policier avait l’air de dire que les visiteurs se trouvaient à peu près sur le même pied d’égalité, dès la première nuit passée sur la planète.

Il soupira :

— Vous désirez une carte de crédit ?

Comment avait-il deviné ? Sans doute par habitude. Pour la carte, j’attendis au guichet 14 et il y avait aussi la queue.

La carte qu’on me délivra, avec les cachets officiels, portait mon nom, ma date de naissance et une photo d’identité, tirée... gratuitement par les services administratifs. C’était peut-être la seule chose gratuite dans ce fichu bled !

Elle disposait de plusieurs volets, avec des cases numérotées. La moitié du petit livret était consacrée au crédit. L’autre moitié au débit. Mais pour l’instant, je n’avais aucune somme à mon compte et il fallait que je gagne de l’argent. Par nécessité. Car ici, sans argent, on crevait de faim et tout le monde vous repoussait.

À la sortie du bureau de police, une bouffée d’air brûlant me fouetta. Le vent chaud du désert soufflait, soulevant la poussière.

Pas agréable ! Je fus inondé de sueur. Puis je retournai à mon hôtel et mon commerçant loucha vers ma carte fraîchement légalisée :

— Je peux vous faire crédit, me proposa-t-il.

Je questionnai :

— On peut travailler, ici ?

— Non. Le travail est réservé exclusivement aux autochtones. Mais on peut jouer. Il existe des tas de jeux. Du simple au compliqué. Du sans risque au dangereux.

Je sourcillai avec un tressaillement.

— Il y en a de vraiment dangereux ?

— Oui, confirma mon hôtelier. Entre nous, ce sont ceux-là qui rapportent le plus et vous semblez taillé pour ça. Votre gain est immédiatement comptabilisé sur votre carte.

Je remerciai l’indigène qui me regardait drôlement avec ses petits yeux cerclés de graisse, comme s’il évaluait en moi l’un de ces « aventuriers » dont la race se perdait au fil des siècles.

Au hasard, car je ne connaissais pas la ville, j’entrai dans une sorte de cabaret. On y vendait des boissons alcoolisées qui venaient de la Terre mais surtout on y rencontrait des batteries de « machines à sous », comme jadis à Las Vegas.

Alpha-Park signifiait aussi paradis du jeu. Sous toutes ses formes, mêmes les plus pernicieuses. Pour les machines à sous, il fallait évidemment des jetons. J’en achetai avec ma carte. Modérément, car je ne voulais pas trop m’endetter. Le patron de l’établissement tamponna l’une des cases de mon carnet de crédit, justifiant ainsi mon emprunt. Des lois très strictes régissaient cette facilité accordée aux touristes démunis d’argent.

Je tentai ma chance. J’ignorais si j’avais de la veine car ce type de loisirs n’existait plus sur la Terre depuis longtemps. Au bout d’une heure, j’étais écœuré. J’avais tout perdu. Je remarquai que mes voisins n’avaient pas plus de chance que moi. Les machines étaient sûrement truquées et j’en conclus que je n’étais pas doué pour ce genre d’exercice, trop aléatoire.

Dans ces cabarets, il y avait beaucoup d’employés indigènes, hommes ou femmes. Je notai cependant la présence d’entraîneuses terrestres, belles filles aguichantes qui offraient leurs charmes contre un bon paquet de « chicanos » et qui faisaient ainsi le plus vieux métier du monde.

Je me méfiai de ces sirènes et je m’évadai dans la rue. Là, je respirai un bon coup, malgré la chaleur torride. Je commençais vraiment à comprendre pourquoi la Compagnie comparait Alpha-Park à l’ancien Far West des cow-boys, des bandits et des shérifs. Les émotions ne manquaient pas !

Les voyageurs en avaient pour leur argent, c’était le cas de le dire. Ils ne repartaient jamais déçus et ils se souvenaient de leur séjour. Ceux qui rentraient sur la Terre vantaient les mérites d’Alpha-Park, dans leur entourage, et ainsi naissaient de nouveaux clients potentiels.

Je consultai un plan de la ville, affiché partout. Je notai une adresse et je m’y dirigeai. À pied. Car je tenais à économiser mon compte. À la police, ils ne m’avaient pas expliqué ce qui m’attendrait si un jour je ne payais pas mes dettes. Je savais seulement que la carte n’était pas extensible à l’infini.

Les autochtones avaient tout prévu et ils « canalisaient » les touristes. Dans le fond, ils vous prenaient presque en charge, comme l’Administration sur la Terre, mais pas dans la même optique. Plus on s’enfonçait dans les dettes, plus on avait la chance d’être expulsé de l’agglomération et rejeté dans le désert. Finalement, on se retrouvait dans un cul-de-sac, avec une solution unique à la clé.

Je voyais très bien où cette filière-là conduisait inévitablement. Je préférais ne pas y penser. Si j’étais obligé de devenir un Exclu, alors je le deviendrais, mais je tenterais autre chose avant.

C’est pourquoi je me fis inscrire pour les jeux de l’arène.

J’étais loin des machines à sous. Très loin. Dès mon inscription, je connus très vite mon adversaire et je fus horrifié. Mais j’avais signé et je ne pouvais plus me dérober. Sinon en acceptant un dédit d’un millier de « chicanos » ! De quoi écorner drôlement ma carte de crédit.

J’étais coincé. Je n’avais plus qu’à combattre. Or, on me le précisa bien. Il s’agissait d’un combat à mort !