CHAPITRE VI

 

 

Quand je me présentai à une banque, l’employé me déclara très poliment après un contrôle par ordinateur :

— Je regrette, monsieur Jorg. Votre compte a été débité de cinq mille chicanos et votre avoir est nul.

Il me tamponna ma carte. Un beau tampon officiel. L’employé n’était pas un mauvais bougre. Un autochtone bouffi, bardé de graisse, un paquet de saindoux comme les autres, mais dans son uniforme de l’établissement bancaire, il se montrait affable, voire empressé. Commercial, quoi. Son sourire adipeux envahissait toute sa figure et ses yeux pétillaient d’une certaine malice.

Je savais ce qu’il allait me proposer et il ne faillit pas à la règle.

— On peut vous dépanner en vous accordant un crédit. Combien voulez-vous ?

Je lançai un chiffre dosé :

— Deux mille chicanos. C’est possible ?

Il m’observa en sourcillant. J’étais nouveau et la somme lui parut importante pour un premier versement. Il tiqua.

— Hum ! Vous n’offrez aucune garantie. Mais on vous accorde quand même vos deux mille chicanos car voyez-vous, votre combat dans l’arène prouve votre courage. Or, nous aimons les gens courageux.

Je signai le « prêt ». L’indigène me conseilla :

— À votre place, puisque vous avez les moyens physiques, je recommencerais un combat contre un gladiateur. Ici, c’est ce qui rapporte le plus. Vous rembourseriez ainsi très vite. Car naturellement, nous sollicitons un intérêt. Il faut couvrir nos frais.

Je m’attendais à cette rallonge. Depuis que les banques existaient, elles n’avaient jamais prêté à perte ! L’employé me rappela au moment où je quittais le guichet :

— Hep ! Monsieur Jorg... Je voudrais vous mettre en garde, bien que vous le sachiez déjà depuis votre départ de la Terre. Nous ne vous ferons pas éternellement crédit. Un jour viendra où nous stopperons notre aide. Alors, de deux choses : ou vous rembourserez dans un certain délai. Absolument. Ou bien...

Il hésita, confus. Je lui facilitai la tâche en achevant pour lui :

— Ou bien vous me dénoncez à la police et celle-ci me chasse de la ville. C’est bien ça ?

— Oui, c’est bien ça, confirma l’indigène.

Je sortis de l’établissement. Toutes les banques étaient reliées entre elles par des ordinateurs et elles se trouvaient ainsi au courant du compte exact de leurs clients, instantanément. La tricherie s’excluait.

Dans la rue, la chaleur sèche m’assaillit. Pour un peu, j’eus souhaité une bonne vague de froid mais ici, quand l’hiver arrivait, ce n’était pas du gâteau. Il convenait de modifier ses habitudes. De l’équateur, on passait au pôle en quelques jours.

L’hiver ne viendrait pas avant plusieurs mois. J’avais bien choisi ma saison et je pensais que d’ici la fin de l’été, je me serais acclimaté. Car il n’était pas sûr que ma mission soit achevée avant la période des glaces...

De mon rôle sur Alpha-Park, je n’en parlais pas avec Jolie Jolia. Mais elle se demandait pourquoi je voulais absolument devenir un Exclu, alors qu’elle m’offrait une place dans le quartier de transit.

Le quartier de transit ! Ils me faisaient rire avec ce mot. C’était plutôt un « transit permanent », bien que certains Terriens, parfois, se décident à rentrer sur leur planète natale, par nostalgie. Pour la police, c’était une sorte de bidonville où s’entassaient les fauchés contre lesquels on ne relevait pourtant aucune infraction. Il valait mieux appeler ce secteur le « quartier des tolérés » !

Bref. Je ne tenais surtout pas à devenir un « transitaire ». Je me rendis chez Imra San.

Il habitait un bel appartement dans la périphérie ouest et ses fenêtres s’ouvraient sur des serres climatisées. La campagne, en somme !

Comme gladiateur professionnel, il gagnait pas mal d’argent et il me reçut avec une franche cordialité.

— J’ai plaisir à te revoir, Jorg, avoua-t-il avec sincérité. Où loges-tu ? À l’hôtel ?

— Non, confiai-je comme à un ami. Chez Jolia.

Il siffla. Et siffler, pour un autochtone, c’était expulser un genre de soufflement. Car leurs lèvres épaissies ne leur permettaient guère d’imiter les Terriens dans ce domaine. Un « Foouf » asthmatique !

— Elle est ta maîtresse ? demanda-t-il.

— Je n’y tiens pas. Car Klaine est mon copain. Ça me chagrinerait de le tromper.

— Bah ! Tu aurais tort de te gêner, gloussa Imra. Jolia a déjà fait cocu Klaine depuis longtemps. Il faut bien qu’elle vive !

— Je sais, opinai-je. Et elle vit grâce à ses charmes et à son derrière... Mais depuis que je suis avec elle, elle s’arrange. Comme si elle regrettait d’être une putain...

— Alors, tu seras obligé de la nourrir, soupira San.

Je haussai les épaules. Cette perspective ne m’inquiétait pas. J’expliquai à l’autochtone que j’avais tué Quers, le chef des « gentlemen », et que je comptais le remplacer à la tête de sa bande.

Le gladiateur me regarda avec ses gros yeux globuleux, comme si je disais une ânerie.

— Tu veux devenir un Exclu ?

— Exact, confirmai-je. Je suis en train de suivre la filière pour y parvenir.

— Dommage, Jorace. Car dans l’arène, tu pouvais aussi gagner de l’argent.

— Tu es fou ! protestai-je. Je risque la mort à chaque fois. Plus que chez les Exclus. Les combats truqués, très peu pour moi. Et puis il faut que je gagne de l’argent très vite. Beaucoup d’argent. Davantage que peut en amasser un simple gladiateur.

San m’offrit à boire. Une boisson locale qui ressemblait à de l’hydromel. Il hocha la tête, perplexe.

— Pourquoi, beaucoup d’argent ? Tu veux retourner sur la Terre ?

J’esquivai cette question.

— Je ne peux rien te dire. Excuse-moi. Mais si je parlais, j’aurais des ennuis.

— Avec la police ?

— Avec tout le monde. Avec les Exclus. Avec la Compagnie. Avec les autochtones.

Je rappelai :

— C’est la première fois que je m’exprime comme ça. Avec toi, j’ai confiance. Plus qu’avec Jolie Jolia.

Imra me serra la main avec émotion puis il me tapa sur l’épaule. Il me fixa intensément.

— Tu es un drôle de type, Jiji. Énigmatique, généreux. Je l’ai compris tout de suite quand tu m’as épargné dans l’arène. Je ne l’oublie pas. Et si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver. Je t’aiderai dans la mesure de mes moyens.

Je lui tapai aussi dans le dos. J’avais la sensation que ma main s’aplatissait dans sa chair lardeuse. Comment diable ne crevait-il pas de chaud sous cette couenne ?

Je lui posai une colle :

— Franchement, je n’ai pas vu ici un seul enfant indigène. Comment l’expliques-tu ?

Il m’avoua la vérité sans rougir  – lui qui était déjà jaune de peau ! Et c’était la première fois que j’entendais une telle réponse :

— Nous sommes stériles.

Je sursautai. Je m’intéressai soudain de très près aux indigènes.

— Stériles ? répétai-je, interloqué. Alors, comment se fait-il que vous soyez aussi nombreux, que ce nombre s’équilibre constamment ?

Là, Imra donna sa langue au chat. Il se frappa le front.

— Ma mémoire ne porte aucune trace de ce mystère et je ne cherche même pas à l’éclaircir. Je me fous du passé, comme de l’avenir. Seul, le présent compte.

— D’accord, San, acquiesçai-je. Le présent compte beaucoup, en effet. Mais nom d’un chien, as-tu toujours vécu sur Alpha-Park ?

— Ah ! Oui, c’est sûr, affirma-t-il avec force. Mais je ne me souviens pas quand j’étais gosse. J’ai l’impression d’avoir toujours été adulte.

Je lui prouvai que j’étais bien informé sur le comportement de sa race.

— Vous n’avez pas le droit d’aller sur la Terre, hein ?

— Non. La Compagnie a toujours refusé. Nous n’avons même pas envie de voir la planète des hommes. Ici, nous sommes chez nous.

Je grimaçai.

— Chez vous, sans doute. Seulement à mon avis, la Compagnie met un peu trop son nez dans vos affaires. Vous n’êtes pas complètement libres, autonomes. Vous semblez des rouages.

San prit ma réflexion du mauvais côté. Il cogna du poing sur la table et les verres tressautèrent. Il semblait soudain en colère.

— Des rouages ? Nous prendrais-tu pour des machines ?

Je fis marche arrière. Je découvris que les indigènes possédaient leur sensibilité propre, leur dignité. Je rectifiai :

— Pas du tout. Vous êtes des créatures humaines, intelligentes, nécessaires à Alpha-Park. Tellement nécessaires que si vous n’étiez pas là, Alpha-Park serait vidé de toute sa substance, de sa raison d’exister.

J’ajoutai, pour mettre un terme à notre conversation :

— Je crois que nous avons assez parlé de ta race, de ses problèmes. Il faut que je dépense les deux mille chicanos que la banque m’a prêtés.

Je quittai Imra San, qui me renouvela son témoignage d’amitié malgré notre petit point de friction de tout à l’heure. Quand je fus dans la rue, je respirai un bon coup, emplissant mes poumons d’air brûlant.

J’observai autour de moi. Oui, ce qui manquait, ici, c’était des gosses. Il n’y avait que des adultes. Et même sur un monde lointain, à plusieurs années-lumière, ça faisait une drôle d’impression.

L’impression d’un vide immense.

 

 

Ils avaient aboli le jeu, sur la Terre. Ils l’avaient réinventé sur Alpha-Park, qui était devenu le nouveau Las Vegas des temps modernes.

Bizarre comportement des humains. Mais les humains avaient toujours été bizarres. Quand ils interdisaient quelque chose, il fallait en général qu’ils ménagent une soupape de sécurité, un exutoire. Comme s’ils ne pouvaient pas corriger leurs défauts, leurs perversions.

Alpha-Park, planète du jeu. Ou plutôt des jeux. De toutes sortes. Des jeux de hasard. Des jeux plus sophistiqués découlant de la technique. Des jeux face à des ordinateurs. Des jeux violents. Bref, toute la gamme. Mais des jeux où dominait l’argent.

Le vice. Il y avait le milliardaire qui jouait pour s’amuser, presque pour perdre, tant il y prenait du plaisir. Il y avait le pauvre bougre, le fauché, qui tentait par ce moyen de rembourser ses dettes.

Des jeux truqués, pour la plupart. Les plus honnêtes semblaient ceux de l’arène. Et encore, des combines émaillaient les combats.

Magouille !

Ça me dégoûtait. Je n’étais pas là pour jouer mais pour une mission beaucoup plus sérieuse. J’avais toujours eu horreur du jeu. Aussi je préférais les Exclus. Car eux, ils prenaient des risques avec leurs vies. C’était des courageux.

Alpha-Park n’était pas que la planète où on dilapidait ses économies devant des cartes, des dés, des pions, des machines. C’était un monde où l’aventure existait vraiment pour celui qui le désirait.

Et certains le désiraient. Par bravade. Par sadisme. Par ennui. Ils se persuadaient ainsi qu’ils avaient quelque chose dans le ventre.

Bien sûr, j’en revenais toujours aux Exclus. Parce que je devais m’introduire dans leur clan. La fameuse filière, dont Klaine m’avait vanté les mérites pour s’enrichir.

J’avais donc deux mille chicanos à dépenser. Je commençai par jouer aux jeux de hasard. Je les essayai à peu près tous et aucun ne combla mon déficit. Au contraire, mon « prêt » fondait à vue d’œil et je n’étais pas assez stupide pour retourner dans l’arène. Je ne voulais plus aguicher les Exclus, maintenant que j’avais liquidé Quers.

Je m’offris certaines fantaisies. Des filles faciles.

Des spectacles. Des « trucs » violant la morale. Je me gavai d’une nourriture locale très élaborée et je descendis dans des hôtels de grand luxe.

À ce train, mes deux mille chicanos s’épuisèrent très vite. Quand je payais, avec ma carte de crédit, certains commerçants indigènes me conseillaient la modération en me disant que les banques ne m’octroieraient plus aucun prêt. Les autochtones n’étaient donc pas tous des salopards. Une minorité prenait en pitié les Terriens venus ici pour le plaisir de s’enfoncer dans la mouise, voire la déchéance.

Je me moquais de leurs conseils. Je savais ce que je voulais et le moment ne tarda pas où mon hôtelier à six étoiles me regarda de travers.

Il appela la police. Une patrouille arriva et l’hôtelier me désigna :

— Ce client ne peut pas régler sa note. Or, il a déjà emprunté deux mille chicanos à la banque.

Les flics me confisquèrent ma carte de crédit, vérifièrent sur leurs ordinateurs de poche, et me raflèrent aussi mes papiers d’identité.

Le chef de patrouille, un énorme paquet de saindoux jaunâtre, pétait littéralement de graisse dans son uniforme vert. Sa casquette à visière, coincée sur sa grosse tête, lui donnait un air stupide et ses yeux globuleux ressemblaient à ceux des crapauds.

Il n’avait apparemment ni éducation ni intelligence. Dans son métier, il n’en avait pas besoin car on ne lui en demandait pas. Il exécutait simplement des ordres supérieurs.

— Nous sommes au regret de vous emmener hors de la ville, monsieur Jorg. Je pense que vous savez ce que cela signifie.

Je hochai la tête, ravi de l’aubaine. Mais je dissimulai ma satisfaction sous une grimace acide.

— Vous me videz, hein ?

— C’est ça, confirma le policier. La banque a dû vous prévenir qu’au-delà des deux mille chicanos, elle ne prêtait plus rien. C’est à vous de gagner de l’argent...

— Pas facile, arguai-je.

— D’accord, concéda le sergent. Seulement vous n’ignorez pas les lois en vigueur sur Alpha-Park. Sinon vous ne seriez jamais venu ici. Vous avez même des dettes dépassant le crédit octroyé par la banque. Vous voyez, nous sommes gentils. Mais nous ne pouvons plus fermer les yeux. On va vous conduire hors de la ville.

Je jouai les innocents avec une parfaite sincérité, comme si je tombais de la dernière pluie.

— Et que deviendrai-je ?

— Ce que vous voudrez, monsieur Jorg, m’apprit le flic en uniforme vert. Vous avez le droit de circuler sur tout le reste de la planète. Seule, la ville vous sera dorénavant interdite. Car sans carte de crédit et sans papiers d’identité, vous devenez forcément un Exclu.

Je répétai, naïf à l’extrême :

— Un Exclu ?

Ils m’embarquèrent dans leur véhicule électrique et ils m’emmenèrent sur l’autoroute conduisant aux vallées. Ils me déposèrent au fameux carrefour des poteaux indicateurs.

— Il vous reste une possibilité, m’expliqua le sergent. Les Exclus vous récupéreront et vous entrerez dans leur bande. Après, ne vous en faites pas. Vous serez vite au courant. On vous souhaite quand même bonne chance, monsieur Jorg. Sachez que vous participez à l’activité d’Alpha-Park...

Il rectifia :

— Enfin, à une certaine activité, en dehors de la ville, et nous vous remercions de cette collaboration involontaire. Toutefois, votre nouvelle vie ne sera pas sans risques. Mais vous n’avez pas d’autres choix. Certains exclus réussissent à regagner la Terre. C’est pourquoi rien n’est perdu totalement pour vous...

Ils m’abandonnèrent au milieu du désert. Je les vis disparaître avec un certain soulagement et je pensai à Jolie Jolia. Elle était au courant de ma situation et elle ne tarderait pas à me rejoindre. Quand je lui ferais signe.

J’avais réussi  – enfin  – à devenir un Exclu. Ce qui, au fond, n’était pas tellement difficile. J’achevais donc la phase 2 de mon programme.