— Non, fit Norman en branlant négativement la tête. Ça n’a pas d’importance. L’important est d’avoir découvert le fameux « antre » des créatures rouges. L’endroit exact et le passage pour y accéder. Jorace et Imra sont dans la place.

Le chef des « gentlemen » grimaça. Derrière lui, ses hommes prêtaient une oreille attentive mais ils ne participaient pas à la conversation. Déjà bien beau qu’on les ait invités.

— Tu y vas un peu fort avec Jorace et Imra. Ils prennent tous les risques !

— Non, expliqua Klaine, excité. Les autochtones rouges ne veulent pas éliminer les autochtones jaunes. Ils ont besoin d’eux. Pour pas mal de raisons. Et la principale, vous ne tarderez pas à l’apprendre de la bouche même de Yamural...

Aster semblait satisfait. Le minuscule émetteur qu’il avait implanté sous la peau de Jorg et de San fonctionnait normalement, et n’avait aucune chance d’être découvert. D’ailleurs, il confirma :

— Les Rouges en sont encore au stade primitif. Enfin, presque. Sans Quers, ils n’auraient même pas pu survivre...

Bintz ignorait la vérité. Il s’y plongeait actuellement jusqu’au cou. Parce que les événements se précipitaient. Mais il mélangeait un peu les générations :

— Jude Quers ? s’étonna-t-il.

Klaine esquissa un pâle sourire.

— Pas lui. Son père. Il était biogénéticien au Point Deux. Il est mort il y a de nombreuses années, hors de l’usine...

Il se tut, approcha son oreille contre le haut-parleur. Il saisissait des échanges de phrases édifiantes, qui le crispèrent. Il fit signe d’écouter...

Voix de Jorace Jorg, inquiète :

— Des « moulages » ? Que voulez-vous dire exactement ?

Réponse de Yamural :

— Vous comprendrez vite pourquoi nous avons besoin de vous, de tous vos compatriotes. Vous êtes les premiers à venir vers nous. Je ne sais pas s’il s’agit d’une coïncidence mais c’est le début de notre revanche. De notre revanche à nous, les Rouges, et aussi à vous, les Jaunes...

Des grésillements s’interposèrent, étouffant les voix. Asters tenta un réglage inutile.

— Leur microémetteur intradermique encaisse un tas de parasites. C’est une innovation, une « première », pour la circonstance. Alors il ne faut pas être trop exigeant...

Klaine se leva, les dents soudées. On avait l’impression qu’il attendait ce moment avec impatience. Il avoua gravement :

— Si Jorace n’avait pas éliminé Quers, tous les Exclus se retrouveraient désormais anéantis. Je répète : tous ceux des vallées. Car les Exclus forment le réservoir potentiel de l’usine et sont les futurs autochtones jaunes d’Alpha-Park... Quers voulait mettre un terme à la filière...

Bintz haussa les épaules, dubitatif.

— Il en avait les moyens ?

— Oui. Songe qu’il était le fils de Rudy Quers, un biogénéticien de grand talent. Or, tous ceux qui ont fait le stage à l’usine possèdent d’énormes connaissances. Mais j’ignorais jusqu’à présent où se cachaient les créatures rouges. De plus, je sais qu’elles vont passer à l’offensive. Grâce aux confidences de Yamural « enregistrées » inconsciemment par Jorg et San...

Le chef des « gentlemen » laissa retomber ses bras le long de son corps. Il ne s’attendait pas à un tel bouleversement sur Alpha-Park !

— Que vas-tu faire, Klaine ?

Celui-ci annonça en décrochant le micro d’un émetteur portatif :

— Je dois alerter la Compagnie...

 

 

Ils vivaient autrement qu’à l’extérieur et n’étaient pas aussi primitifs que je l’imaginais. Ils avaient développé une certaine forme de civilisation copiée évidemment sur celle de la Terre. Ils la pratiquaient d’une autre façon, voilà tout.

Je suivais Yamural à travers les méandres, les dédales de l’antre chauffé par des eaux souterraines à cent degrés ! Je croisais des gosses dans les galeries aménagées, dans les salles transformées en lieux publics.

Des gosses !

De tous âges. Les Rouges n’étaient donc pas stériles, comme nous. Ils se reproduisaient. J’ignorais combien ils étaient dans l’antre car ils vivaient cachés, en reclus, et ils limitaient forcément leurs naissances.

Pourquoi avaient-ils la peau rouge ? Pourquoi n’étaient-ils pas stériles et pourquoi, enfin, se souvenaient-ils de leur passé ?

Car ils s’en souvenaient. De A jusqu’à Z. Yamural ne me parla pas de la Terre, où il n’avait jamais mis les pieds, puisqu’il était né sur Alpha-Park. Mais il s’étendit sur l’« embryon » qui avait colonisé l’antre. Cet embryon, réduit à quelques couples au moment où la Compagnie fondait Alpha-Park, naquit dans les laboratoires secrets de l’usine...

— Nos aïeux, expliqua Yamural, venaient de la Terre. Mais si on les plaça entre les mains des biogénéticiens de la Compagnie, ce ne fut pas à l’époque pour en faire une population indigène et folklorique.

Je m’étonnai :

— Qui vous a appris tout cela ?

Les lèvres de notre hôte se pincèrent.

— Rudy Quers...

J’allais bondir comme si un détonateur explosait en moi. Je me maîtrisais in extremis pour ne pas me démasquer :

— Le père de Jude Quers ?

Il opina. J’avalai ma salive en demandant :

— Vous savez qui a tué Jude, l’ancien chef des « gentlemen »  ?

— Un certain Jorace Jorg.

Je simulai le vide dans mon cerveau.

— Naturellement, vous exécrez cet homme ?

Yamural me fit une réponse à laquelle je ne m’attendais pas :

— En fait, Quers prenait beaucoup de risques en s’immisçant chez les Exclus. Je lui avais parlé des dangers qu’il courait. Mais il avait une idée derrière la tête... Mettre les Exclus dans notre camp. Former des complices pour qu’ils deviennent à leur tour des chefs de bandes. Car les Exclus croient tous que si on les rejette de la ville, c’est la faute aux autochtones jaunes, à leur police...

— Exact, approuvai-je. Ils ont une très mauvaise opinion de nous, en général.

Il allait m’apprendre des tas d’autres choses passionnantes quand un Rouge lui apporta une sorte de masque en plâtre.

— Voilà le moulage, dit le collaborateur.

Il me le montra. Alors, cette fois-ci, je sursautai pour de bon, incapable de me retenir. Le masque me ressemblait exactement !

— Mais... mais c’est mon visage ! ânonnai-je.

— Vous savez que depuis votre arrivée dans l’antre, vous avez subi un « moulage ». Comme d’ailleurs Imra San. Eh bien, Shan Shéka, pendant que vous resterez sagement ici, un « Rouge » prendra votre place, comme gladiateur. Et il vous ressemblera...

Yamural me révélait tout simplement comment il comptait participer à la gestion d’Alpha-Park. En se « substituant » progressivement à nous...

J’avais peine à contenir la sueur qui ourlait mon front. Je ne voulait pas qu’il apprenne que j’avais recouvré ma mémoire...

— Votre... votre peau, observai-je. C’est un handicap insurmontable.

— Non. Nous l’avons surmonté, annonça-t-il. Grâce à notre équipe de chercheurs. Nos biochimistes peuvent rendre jaune notre peau. Donc, toutes les conditions sont requises pour que nous passions à l’offensive...

Il m’emmena, avec San, dans les laboratoires sans doute moins sophistiqués que ceux de la Compagnie. N’empêche. Des indigènes à peau rouge travaillaient là...

— C’est Rudy Quers, et ensuite son fils, qui nous ont enseigné la science, qui ont fait de nous un petit peuple civilisé. Et non pas de vulgaires paquets de saindoux, comme vous, les Jaunes, au service exclusif de la Compagnie...

Il ajouta vivement car il s’aperçut que je grimaçais :

— Je n’ai pas d’animosité contre les Jaunes. Au contraire, je les plains. Et nous agissons en sorte pour que leurs conditions s’améliorent, pour qu’ils retrouvent la dignité qu’ils ont perdue...

Je ne tombai pas dans le panneau. Je n’allais pas leur dire que j’étais un Terrien dégénéré ! Mais je m’interrogeais sérieusement sur ce que Klaine pouvait tirer de ma présence ici. À mon avis, je ne l’aidais d’aucune façon. Il ne m’avait fait suivre par aucun véhicule pendant le voyage vers la vallée des sauriens.

Attendait-il que mon « double » sorte de l’antre et rejoigne la ville ? Attendait-il qu’un « nouveau » Imra San naisse pour le neutraliser ?

Peut-être...

Mais Norman connaissait-il vraiment les plans de Yamural ? Savait-il que les Rouges préparaient l’« échange » progressif des Jaunes ?

Pour l’instant, je voyais une chose. Avec San, nous étions correctement « évincés » et on se retrouva dans une cellule, avec interdiction d’en sortir.

Nous n’étions pas mal traités. Ce qui m’enrageait le plus, c’était d’imaginer que deux individus ayant notre visage, notre couleur de peau, notre apparence, iraient s’intégrer chez les autochtones jaunes. Et ces derniers n’y verraient que du feu !

Ensuite, la substitution gagnerait de proche en proche. Elle s’étendrait comme une lèpre, insidieuse.

Elle s’échelonnerait peut-être sur des années mais elle s’avérait irréversible si rien ne l’arrêtait. Et puis, que feraient-ils des Jaunes ?

Je ne pensais pas qu’un homme comme Yamural se contenterait d’une simple gestion administrative. Il irait jusqu’au bouleversement intégral d’Alpha-Park.

Mais pour faire quoi, à la place ?

 

 

Nous dormions, San et moi. Nous fûmes réveillés en sursaut par un certain remue-ménage. Des cris. Des ordres brefs. Des claquements qui ressemblaient à des décharges électriques...

Puis la porte de notre cachot s’ouvrit. Klaine parut.

— Ça va ? demanda-t-il, le front rembruni.

— Oui, confirmai-je. Mais que se passe-t-il et comment es-tu arrivé jusque-là ?

— Vous nous avez guidés jusqu’à l’antre, révéla Norman.

Je sortis de la cellule. Je me heurtai à un groupe de Rouges, dans le couloir. Ils étaient figés, immobiles. J’en découvris d’autres un peu partout, dans des positions bizarres : debout, assis, couchés. Raides, comme gelés...

Des vigiles, armés d’étranges « tubes », parcouraient les souterrains en tous sens. L’un d’eux s’approcha de Klaine et le salua :

— Opération terminée. Il n’y a aucun rescapé. Nous avions bloqué toutes les issues.

Je touchai un Rouge avec appréhension. Je le croyais froid. Il était encore chaud. Il avait les yeux ouverts et me fixait étrangement.

— Paralysés ? devinai-je, soulagé.

— Oui, confirma Klaine. Rassure-toi. Ils ne sont pas morts. Il n’était pas question de les exterminer...

Nous nous arrêtâmes devant Yamural, transformé en statue. Norman eut un rictus.

— Il préparait l’Alpha-Park de demain. Il voulait éliminer la Compagnie et domestiquer les autochtones jaunes. C’était ses objectifs et ceux de Jude Quers. Mais j’ignore le véritable statut qu’il aurait donné à la planète...

Je devrais être satisfait. J’étais venu sur Alpha-Park pour terminer ce que Klaine avait commencé et qu’il n’avait pu achever. J’avais suivi la filière qui m’avait conduit à l’usine... et métamorphosé en autochtone, pour servir d’appât.

Je m’exclamai :

— Tu te rends compte ! Leurs labos ont découvert le moyen de « jaunir » leur peau rouge... Ils n’étaient pas si primitifs que ça !

Nous quittâmes l’antre. Je me tournai vers Norman :

— Vrai, tu n’avais pas localisé leur repaire ?

— Vrai, affirma Klaine avec sincérité. Sinon, la Compagnie ne t’aurait pas envoyé sur mes traces. Elle te considère comme l’un de ses meilleurs agents secrets.

Je hochai la tête en désignant mon corps graisseux :

— Je suis devenu un paquet de saindoux. Ce sacrifice mériterait une promotion. Car je vais rester comme ça, n’est-ce pas ?

Mon ami me tapota l’épaule.

— Pas sûr. Asters a confiance dans les expériences qu’il effectue. Il cherche le processus inverse, car ils ne l’ont pas trouvé dans les labos de la Compagnie. Ou plutôt, ils ne l’ont jamais cherché !

Je soupirai sans la moindre illusion. L’idée de conserver à jamais mon anatomie adipeuse s’ancrait dans mon esprit.

— D’accord. Asters me « dégraissera » un jour. Dans dix ans. Dans vingt ans. Mais pas tout de suite. À nous deux, Klaine, on a payé un lourd tribut à notre employeur. Tu ne crois pas qu’on devrait arrêter les frais ?

— Abandonner les services secrets ? s’effraya Norman. On ne le peut pas. C’est inscrit noir sur blanc dans notre contrat. Nous possédons beaucoup trop d’informations pour qu’ils nous relâchent. Nous sommes coincés. Si on démissionne, ils nous liquideront, purement et simplement...

Il reparla de l’opération montée par les vigiles contre le repaire des Rouges :

— La Compagnie se trouvait dans l’obligation de frapper vite, fort, car elle sentait le danger. Elle se montre implacable envers ceux qui veulent lui nuire.

Nous traversâmes les grottes emplies de sauriens. Les monstres, éblouis par les puissantes lumières installés par les vigiles, se réfugiaient dans l’ombre.

— Yamural n’a pas décelé votre arrivée, m’étonnai-je. Pourtant, il possédait des laboratoires de recherches.

— D’accord, concéda Norman. Seulement, au point de vue technique, nous avons sur lui plusieurs générations d’avance. Il n’avait même pas d’armes. Il comptait exclusivement sur les Jaunes dont il prendrait progressivement la place...

Nous bouclâmes nos combinaisons isothermiques dès la sortie des grottes. Le froid durerait encore trois mois et l’été reviendrait, sans transition.

Nous montâmes dans un véhicule qui nous ramena à la vallée des pendus. C’était drôle, mais avec les « gentlemen », je me sentais en parfaite sécurité.

Klaine ne m’expliqua pas comment il avait découvert que Jude Quers aidait les Rouges à se débarrasser de la Compagnie. Son enquête l’avait sûrement conduit très loin.

Il précisa :

— Au gouvernement fédéral terrestre, dans les sphères de certains ministères, on tient beaucoup à ce que le statut d’Alpha-Park ne soit pas modifié.

— Tu sais pourquoi ? demandai-je.

Il hésita. Je compris qu’il savait, lui, mais qu’il s’agissait d’un véritable secret d’État et que s’il en parlait, il risquait de gros ennuis...

Je n’insistai pas. J’appuyai mon front contre les vitres des baraquements climatisés et mon regard se perdit sur le paysage givré, figé par la glace.

— Saloperie de planète ! grommelai-je. Ce n’est pas moi qui resterais ici...

Je me tournai carrément vers Norman qui sirotait une boisson indigène.

— L’assassinat de Louxor... C’était combiné avec la capture des Rouges ?

— Les deux affaires sont totalement dissociées, fit Klaine en riant. Les vigiles ignoraient que nous étions des agents de la Compagnie. Ils nous prenaient pour des espions à la solde d’un autre groupe financier cherchant à s’implanter sur Hio-West, comme concurrent. Ils redoutèrent que nous provoquions un chantage en dénonçant la vérité sur la population autochtone. Ils voulurent nous éliminer.

Louxor t’avait conduit au Point Deux dans des circonstances exceptionnelles. Tu aurais pu t’en servir comme témoin. Ils préférèrent couper tous les ponts et nommer un autre premier magistrat, par prudence.

Je haussai les épaules :

— Quand même ! La Compagnie aurait pu prévenir les vigiles qu’on travaillait pour elle...

— Mais non ! protesta Norman sans le moindre regret. Il ne fallait absolument pas qu’on passe pour des « protégés » ! Le protectionnisme, c’est suspect. Tu crois que les Exclus nous auraient acceptés s’ils avaient su que nous étions des agents de la Compagnie ? Nous n’aurions jamais remonté la filière...

Je poussai Klaine du coude.

— Et maintenant, on va nous décorer ?

Il regarda mon anatomie difforme. Il devint sérieux, grave.

— Je ne compte pas sur les décorations. Je sais beaucoup trop de choses, Jiji...

Il s’arrêta de parler car les Exclus, Bintz en tête, rentraient d’une expédition. Bien sûr, ils étaient désormais au courant de l’existence des Rouges sur Alpha-Park et au fond, je ne donnais pas cher de leur peau. C’était des témoins encombrants.

Bintz établit un communiqué de victoire.

— On a eu un groupe de touristes sortis de la ville avec un guide officiel. Ils ont craché gros, comme caution ! Beaucoup d’entre nous veulent rentrer sur la Terre. Ils en ont marre d’Alpha-Park...

Klaine esquissa une grimace.

— La police locale ne s’occupe plus seule des « clandestins ». Les vigiles y mettent maintenant leur nez. Alors, ça deviendra de plus en plus difficile de rejoindre la Terre...

Bintz fit claquer ses doigts de rage.

— Mince ! Ils resserrent les boulons... Ne joueraient-ils plus correctement le jeu ? De quoi ont-ils peur ?

C’est vers le soir, alors que la nuit violette tombait, qu’Imra San m’attira à l’écart. Il me déclara avec gravité :

— Les piqûres d’Asters me rendent effectivement la mémoire. Je dois t’avouer la vérité, Shan. Car tu parais ignorer encore pourquoi nous passons par l’usine. Tu es mon meilleur ami...

Il m’appelait toujours Shan. Il s’interrompit un instant et ajouta :

— Les autochtones n’ont pas été « fabriqués » pour le folklore... Enfin, pas tous...

Alors, je compris qu’Alpha-Park n’était pas seulement la planète de l’aventure et du défoulement des hommes bridés par la sécurité absolue de la Terre.

C’était aussi autre chose de plus terrible...