CHAPITRE XII

 

 

J’ouvris les yeux. Pour la énième fois. J’étais dans un lit et du monde s’affairait autour de moi. Au moins trois personnes.

Je reconnus Drivers, penché sur mon visage avec une certaine sollicitude. Il guettait mon réveil et il m’assura, la bouche émaillée d’un sourire :

— Ne t’inquiète pas, Jorace. Tout va bien...

Jorace Jorg ! Encore ce nom dont il m’affublait avec obstination. J’avais bien envie de lui hurler dans les oreilles que je m’appelais Shan Shéka et que j’avais des papiers en règle, normalisés. Des papiers authentifiant mon origine indigène.

J’étais faible, encore à moitié endormi. J’évacuais à peine le somnifère. Une sorte de langueur amollissait mes muscles. Je murmurai quand même :

— Shan Shéka... C’est compris ?

Le Terrien haussa les épaules. Alors je remarquai une fille dans un coin et celle-là, je l’identifiai très vite. C’était Jolia. Une putain qui vendait ses charmes aux Terriens, comme aux autochtones.

Elle me regardait, toute pâle, toute crispée, comme si j’étais un monstre hideux. Elle poussait des gémissements et tenait sa figure cachée dans ses mains. Elle répétait :

— Ce n’est pas possible... Ce n’est pas possible...

Drivers la fit asseoir et lui donna un verre d’alcool :

— Tiens, bois. Allons, Jolia, remets-toi. Ça fait une terrible impression, d’accord. Mais je t’avais prévenue...

Je fis signe à Hugo d’approcher. Il vint près du lit tandis que la fille se reculait, au contraire, comme pour m’éviter.

J’avouai à mi-voix :

— Jolia, je la connais ! Elle s’exhibe dans tous les cabarets de la ville. Je parie qu’elle aguiche aussi les vigiles !

— Hum ! douta Drivers. Les vigiles n’aiment pas les transitaires.

Je posai la question :

— Pourquoi Jolia dit que c’est impossible... Qu’est-ce qui est impossible ?

— Toi, espèce d’idiot ! grommela mon adversaire de l’arène. Du bel homme que tu étais, on t’a transformé en paquet de saindoux ! Avoue que c’est dur à digérer !

Je ne comprenais pas s’ils plaisantaient ou s’ils étaient sérieux. Mais ça m’émoustillait quand ils refusaient d’admettre que j’étais un vrai autochtone. Ça les embêtait ! Puis j’aperçus un autre Terrien, à côté de Jolia. Il rangeait une seringue dans une trousse.

La quarantaine. Le teint un peu mat. Cheveux noirs. Maigre, avec des joues creuses. Hugo m’expliqua :

— C’est Sam Asters. Un toubib. Il serait plutôt spécialisé en biogénétique. Il t’a fait une piqûre...

Je tentai de me relever mais ma tête tournait. Je retombai sur l’oreiller :

— Une piqûre de quoi ?

— Ne t’énerve pas ! fit Drivers. Asters tente de ranimer ta mémoire défaillante. Tu en as rudement besoin. Il est venu de la Terre exprès pour toi. Nous étions dans le même astronef. Bien sûr, lui aussi voyage sous un nom d’emprunt.

Il ajouta, en me serrant le poignet :

— Un jour, tu te souviendras que tu es Jorace Jorg et non Shan Shéka !

Je maîtrisai ma fureur. J’étais à leur merci et je ne savais pas comment leur échapper. Ils tentaient une expérience sur moi.

— Qui serait ce Jorace Jorg ? demandai-je.

— Un Terrien, parbleu ! m’annonça froidement mon adversaire de l’arène.

Alors là, je sentis que quelque chose n’allait plus. Qu’avaient-ils donc à nier l’évidence ? Pour quelles raisons voulaient-ils que je sois un Terrien ?

J’ironisai :

— Regardez-moi ! Vous voyez bien que je suis un paquet de saindoux jaunâtre ! C’est comme ça que les touristes nous appellent. Nous en avons l’habitude et nous leur pardonnons cette comparaison...

Hugo soupira. Il pointa son index sur sa poitrine :

— Moi, je suis Norman Klaine... Ça ne te dit toujours rien ?

Tout s’embrouillait dans mon cerveau. L’histoire me paraissait terriblement compliquée.

— Drivers... Ce n’est pas ton vrai nom ? m’étonnai-je.

Il me montra sa carte :

— Je suis sur Alpha-Park sous une fausse identité. Tu comprends, Klaine était trop connu. Je suis déjà venu bien avant toi et j’étais un Exclu. J’ai dirigé la bande des « gentlemen ». D’ailleurs, je vais t’apprendre une chose stupéfiante : il n’y a jamais eu d’indigènes sur Hio-West !

Je ne le crus pas. Mais alors pas une seconde. Car j’étais le symbole vivant d’un pur autochtone. Drivers  – ou Klaine  – m’expliqua que les Terriens avaient deux solutions quand ils désiraient rester définitivement sur Alpha-Park : le quartier de transit. Et l’autre possibilité, la plus spectaculaire : devenir un autochtone. Mais pour le devenir, ça coûtait dix millions de chicanos !

Je sifflai entre mes dents, l’œil dilaté :

— Pssst ! C’est cher... Et j’aurais pu amasser cette somme ?

— Oui, confirma Norman. Quelqu’un peut te le prouver et Bintz va revenir avec lui.

Je sourcillai. Encore un nom qui m’échappait.

— Bintz ?

— Oui. Charles Bintz. Tu l’as bien connu quand tu étais le chef des « gentlemen ». Il était ton lieutenant. Il se trouve dans le quartier de transit, avec quelques-uns de ses hommes. Tu sais, le transit, c’est une « passoire », malgré les barrages. La police ferme les yeux.

Asters revint vers moi, prit mon poignet, consulta sa montre. De son pouce, il retourna ma paupière et examina mon fond de l’œil.

Il hocha la tête.

— Il ne recouvrera pas la mémoire d’un coup. Il faudra plusieurs injections et un long traitement. Il a reçu des doses massives d’hormones et de corticoïdes, associées à des substances chimiques. Tout ça avec plusieurs mois d’hibernation.

Klaine emmena le médecin à l’écart. Il lui chuchota à l’oreille :

— Son état est-il irréductible ?

Le docteur haussa les épaules en me regardant :

— Je n’en sais rien. Il n’y a pas eu mutation. Alors on peut toujours espérer. Jamais je n’ai eu des cas semblables. J’aborde un problème tout neuf...

Norman semblait un peu désespéré et il leva les bras au ciel.

— Ils y sont allés fort avec lui, en l’obligeant à suivre la filière jusqu’au bout. Et maintenant, « ils » nous demandent de le « récupérer »... Afin de tirer de lui le maximum d’informations... C’est une bande de salauds !

Asters se dispensa de répondre car l’appartement de Jolie Jolia fut envahi par trois hommes qui arrivèrent en trombe, au comble d’une émotion extrême.

L’un d’eux ne me paraissait pas totalement inconnu, en effet. Mais le souvenir restait lointain. Il s’appelait Charles Bintz et il raconta, haletant :

— On a découvert Louxor, pendu ! J’ignore qui a fait ça mais ça m’étonnerait qu’il se soit suicidé. En tout cas, il ne pourra plus témoigner comme quoi il a emmené Jorg au Point Deux...

Il se pinça les narines et ajouta :

— Ça pue le vigile à plein nez, ce truc-là !

Klaine s’effondra dans un fauteuil. Il prit son crâne entre ses mains et murmura :

— La Compagnie ? Alors faudra-t-il repartir de zéro ? Car franchement, je n’y comprends plus rien...

Il semblait découragé. Je ne savais pas si Norman avait été vraiment mon ami mais je sentais qu’il s’occupait de moi activement et des autochtones en particulier.

J’étais un pion dans l’édifice. Tout le monde semblait être un pion. Que voulait prouver Klaine, exactement ? Qu’il n’y avait jamais eu de véritables indigènes sur Alpha-Park ? Que ceux qui existaient étaient des Terriens dégénérés ?

Au fond, les touristes qui débarquaient ici, pour dépenser leur argent, se moquaient bien de savoir si les indigènes étaient authentiques ou faux.

Ils étaient là. Ils s’intégraient parfaitement au décor. Ils faisaient « folklorique » et cela donnait tout son piment à Alpha-Park.

Non. Derrière tout ce fatras se cachait autre chose de bien plus dramatique...

 

 

J’avais récupéré mes forces. Avant qu’il ne fasse jour, ils m’emmenèrent chez Louxor. « Ils », c’est-à-dire Klaine et Bintz.

Le premier magistrat habitait une grande bâtisse dans le quartier central, entourée d’un parc où croissaient des arbres d’essence terrestre et qui nécessitaient une vigilance constante, un entretien coûteux. Ça faisait joli, toute cette verdure. Sous le dôme caparaçonné de glace, on s’imaginait sur un monde où régnait un été perpétuel.

Je notai plusieurs cadavres dans le parc : les gardes personnels de Louxor. Et puis, dans la maison, j’aperçus le magistrat pendu à une poutre de la salle du conseil !

Il tirait la langue. Ses yeux globuleux, grands ouverts, avaient quelque chose de fascinant. On aurait dit qu’ils avaient vu l’assassin et qu’ils ne demandaient qu’à parler. Seulement ils ne « parleraient » plus jamais. Les tueurs avaient bien fait les choses, sans trop de précautions. Car au fond, la thèse du suicide ne cadrait pas avec les cadavres des gardes dans le parc !

Non. Ils cherchaient à évincer un témoin. Cela signifiait qu’ils avaient eu vent de la présence de Klaine, de mon « enlèvement », à la sortie de l’arène.

Nous n’étions pas rassurés dans le quartier central. Bintz préférait le transit, où il connaissait des tas de cachettes, où il possédait des complicités, et où les policiers se hasardaient rarement.

Mais ce n’était quand même pas la propre police de la ville qui avait assassiné son maire !

Alors, des tueurs professionnels ou les fameux vigiles de la Compagnie ?

Klaine tremblait pour la vie d’un autre indigène. Il conseilla à Bintz :

— Tu sais où loge Imra San ?

— Oui, approuva l’Exclu. Tu veux que j’aille le chercher ?

— En vitesse, avant qu’on ne le retrouve pendu, lui aussi...

Bintz et ses hommes ne se différenciaient pas des Terriens qui pullulaient dans la ville. Simplement, ils n’avaient ni carte d’identité, ni carte de crédit. Si on les contrôlait, ils iraient en prison.

Ils passèrent chez Imra San. Il n’y avait personne. Un commerçant voisin les renseigna en leur disant que le gladiateur fréquentait souvent un bar.

Les Exclus se rendirent dans le cabaret. Bintz raconta à San que quelqu’un l’attendait dehors. L’indigène mordit au piège et il fut « enlevé » avec maestria. Le véhicule électrique regagna le quartier de transit au moment même où d’étranges civils pénétraient dans le bar.

Grands gabarits. Visages durs. Armes cachées sous les vêtements. Les Exclus, qui s’y connaissaient, reconnurent des vigiles déguisés. Ainsi, la Compagnie avait bel et bien « liquidé » Louxor et s’apprêtait à en faire autant avec San.

Chez Jolie Jolia, Imra me fut présenté. Il me regarda longuement :

— Je t’ai combattu tout dernièrement dans l’arène. Même que je t’ai vaincu... Tu es Shan Shéka ?

Klaine mit les choses au point avec brutalité.

— Ce n’est pas Shéka, mais Jorace Jorg.

San sursauta comme piqué par un reptile ou aiguillonné par une décharge électrique. Ses yeux s’arrondirent de stupéfaction.

— Jiji ?

— Oui, Jiji, répéta Bintz. Il a été chef des « gentlemen », après qu’il ait liquidé Quers. Tu le reconnais ?

— Euh... bafouilla le gladiateur. Ça paraît impossible. Shéka est un indigène alors que Jorg était un Terrien.

— C’est le même personnage, mon vieux ! apprit Klaine... Jorg t’a épargné dans l’Arène. Vous êtes devenus amis. Tu te souviens ?

Les détails de sa vie d’autochtone restaient intacts. San assura :

— Jorg, bien sûr. Je me souviens. Il a disparu brutalement, un jour. Mais de là à affirmer que Shéka et Jorg ne font qu’un...

Il semblait devant un tribunal. On avait beau lui répéter qu’il avait échappé à la mort de justesse, que Louxor avait été découvert pendu, il ne voyait pas ce qu’il venait faire dans cette histoire.

— C’est pourtant simple, expliqua Bintz. Tu es un témoin. Tu as connu Jorg... et Shéka. On voudrait prouver que les indigènes ne sont en fait que des Terriens qui se dégénèrent pour la bagatelle de dix millions de chicanos !

San n’était plus jaune. Mais blanc. Blanc de peur. Son front coulait. Il ne croyait guère à ce qu’affirmait le chef des « gentlemen » car sa mémoire restait vide de souvenirs.

— Évidemment, expliqua Klaine. En vous dégénérant, ils nettoient votre cerveau de tout son passé.

— Comment font-ils ? protesta Imra, dubitatif.

— Ils ont une « usine », précisa Norman. Une « usine » quelque part sur Hio-West et dont l’emplacement n’est connu que par le premier magistrat de la ville... Tu commences à comprendre ?

Mon ancien ami s’effondra à mes côtés, sur un fauteuil. Je ne savais pas s’il était amèrement déçu par cette nouvelle. En tout cas, il était surpris !

Je lui tapotai l’épaule.

— Allons, ne t’en fais pas. Ils vont t’injecter des substances et ta mémoire risque de revenir. Alors, tous les deux, on émergera d’une sorte de cauchemar... De cauchemar, je te dis, car ils n’ont pas encore trouvé le moyen d’inverser le processus. De transformer « tissulairement » un indigène en Terrien !

Abasourdi, San laissa tomber ses bras le long de son corps. Il avoua :

— J’étais bien dans ma peau d’autochtone. Très à l’aise. Parfaitement adapté à Alpha-Park. Plus que les Terriens, qui craignent le froid et le chaud...

Klaine soupira :

— D’accord. À moins trente, notre sang se fige et à plus quarante, nous perdons toute notre eau ! Hors du dôme qui recouvre la ville, on a besoin de vêtements isothermiques, pendant la saison froide. La plus terrible... Mais là n’est pas la question. La question, c’est de savoir si Quers m’a mutilé uniquement parce que je connaissais l’ « usine ». Ou bien s’il l’a fait pour autre chose...

Comme je n’avais pas encore retrouvé mes souvenirs de Terrien, je demandai à Norman :

— Comment as-tu découvert l’ « usine » ?

Klaine répondit à côté de la question.

— J’ai mis mon nez où il fallait. J’étais sur Alpha-Park pour ça, figure-toi. Mais je ne peux pas te donner des détails. Pas encore. Tu es toujours un indigène...

Je haussai les épaules.

— En somme, tu étais en mission. Tu as découvert la vérité sur l’origine des autochtones et on a cherché à t’éliminer. Maintenant, il te faut des preuves. Et ces preuves, c’est nous : San et moi...

Klaine but un verre. Je devinais en lui un homme d’une grande capacité :

— Tu es revenu pour moi ?

— Oui, Jiji... enfin, Shan, si tu préfères. Je te ramènerai sur la Terre, grâce à un « clandestin ». Mais ce n’est pas tout. Ce monde dégueulasse, où ils réunissent le vice, la corruption, qui est un « défouloir » à humains, cache autre chose de bien plus grave...

Tous les regards se braquèrent sur Norman. Y compris le mien. Il avala un nouveau verre, servi par Jolie Jolia, muette et d’une discrétion absolue.

Il se tourna vers moi.

— Tu faut que tu ailles encore plus loin, Shan... Ton « état physiologique » n’est pas un hasard. C’est une méthode. Je suis revenu pour t’aider. Quers n’était pas un Exclu « ordinaire ». Je l’ai vite compris. C’est pourquoi, entre lui et moi, les choses s’envenimèrent.

Il ajouta :

— Mais d’abord, Shan, pour que tu acceptes cette autre mission, il faut que tu retrouves ton passé...

Asters prépara sa seringue et me fit une nouvelle piqûre. Il commença aussi son traitement sur Imra San. Nous étions deux otages involontaires.

Ma tête se brouilla. Puis des tas de souvenirs, apparemment effacés, resurgirent. Alors j’eus conscience de l’horreur de ma situation.

Ils avaient osé ! Ils m’avaient « conditionné » pour que je devienne un autochtone, par la voie normale, c’est-à-dire la filière, les Exclus, les dix millions de chicanos...

Ils avaient osé me transformer en paquet de saindoux. Définitivement. Je les haïssais.

C’était des monstres !