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VOIR PLUS LOIN QUE SON SUCCESSEUR

Dans les jours et les semaines qui suivirent la démission de Steve Jobs du poste de PDG d’Apple, le 24 août 2011, on s’inquiéta beaucoup pour l’avenir de l’entreprise.

Les actions commencèrent par baisser de quelques points. Analystes, reporters et fans tentèrent alors d’analyser ce que Steve Jobs avait voulu dire lorsqu’il avait déclaré ne plus être en mesure d’assumer ses « fonctions et obligations en tant que PDG d’Apple ». Il mourut six semaines plus tard.

Pendant ses dernières semaines, Steve Jobs resta aussi impliqué dans la vie de l’entreprise Apple que ses forces le lui permettaient. Les cadres dirigeants et les membres du conseil d’administration continuèrent à lui rendre visite chez lui, à Palo Alto. Parfois, il regardait un film chez lui avec son ami Bill Campbell ou sortait prendre un petit-déjeuner. Très peu d’informations filtraient sur sa santé. C’est alors que le site TMZ.com mit en ligne une photo de lui terriblement émacié et soutenu par un infirmier, provoquant alors de nouvelles craintes parmi les fidèles.

Malgré toute l’inquiétude née du consensus selon lequel Steve Jobs était l’essence même d’Apple, une chose étrange se produisit après sa démission : en moins d’un mois, le cours des actions d’Apple atteignit un nouveau record. Le jour précédant sa mort, l’entreprise dévoila un nouvel iPhone, l’iPhone 4S, qui comportait un appareil photo de huit mégapixels, un processeur plus rapide que celui de l’iPhone 4 et Siri, l’assistant personnel que Steve Jobs avait interrogé lors de sa dernière réunion du conseil d’administration en tant que PDG. Quand Siri fut lancé, une semaine après son décès il reçut d’excellentes critiques, y compris de la part de David Pogue du New York Times et de Walt Mossberg du Wall Street Journal. Les précommandes du nouveau téléphone dépassèrent le million d’exemplaires en une seule journée, soit six cent mille de plus que pour le modèle précédent dans le même laps de temps. Les salariés, partenaires et investisseurs avaient eu le temps de se préparer au décès de Steve Jobs. Sa santé avait décliné au cours de l’année 2011 et il assistait de moins en moins aux réunions qui se tenaient sur le campus d’Apple. Les mots qu’il avait écrits en janvier à l’occasion de son dernier arrêt maladie étaient prophétiques aux yeux de ceux qui envisageaient Apple sans Steve Jobs. Celui-ci était en effet persuadé que Tim Cook « et le reste de l’équipe de direction excelleraient dans la mise en œuvre des projets excitants que nous avons prévus pour 2011 ». L’expression clé était ici « la mise en œuvre », car elle sous-entendait que les lieutenants loyaux de Steve Jobs ne faisaient que suivre un plan que celui-ci avait déjà conçu et approuvé.

Pour être sûr de laisser son empreinte dans l’entreprise, Steve Jobs a fait bien plus qu’il ne l’a jamais laissé entendre publiquement. Pendant des années, lui et les autres membres du conseil d’administration mirent tout en œuvre pour établir un plan de succession, sans en révéler le contenu. Le plan prévoyait la réponse à des questions évidentes de management – qui serait le successeur de Steve Jobs au poste de PDG ? – et des mesures destinées à s’assurer que les valeurs fondamentales d’Apple seraient transmises aux prochaines générations de dirigeants.

Le jour même où Steve Jobs démissionna de son poste de PDG, le conseil désigna dans la foulée Tim Cook pour lui succéder. Malgré les rumeurs selon lesquelles le conseil aurait autorisé les recruteurs à chercher un autre remplaçant, il ne fut jamais sérieusement envisagé de nommer quelqu’un d’autre à ce poste. C’était le conseil d’administration de Steve Jobs, après tout, et ce dernier avait choisi Tim Cook, son compétent second, pour le remplacer.

Pourtant, Steve Jobs avait réfléchi à bien plus qu’au choix de son successeur. Tout comme il avait été obsédé par les produits Apple, il passa des années à chercher les moyens d’assurer la pérennité de sa vision. Dès 2008, alors que sa santé déclinait et qu’il se préparait à une greffe de foie, Steve Jobs créa un programme de formation au management qui différait autant des programmes proposés par Hewlett-Packard et General Electric que l’iPad des autres tablettes. Steve Jobs avait déjà une expérience de la formation interne. L’université Pixar proposait des cours de dessin, de peinture, de sculpture et de cinéma, ainsi que des cours de leadership. Steve Jobs voyait plus loin que les compétences professionnelles. Il voulait enregistrer, codifier et enseigner l’histoire d’Apple, afin que les futurs dirigeants aient une référence leur garantissant de « penser différent ». Steve Jobs créa alors l’université Apple (Apple University).

Concevoir un programme de formation au management semblait en contradiction avec le personnage de Steve Jobs, qui fonctionnait selon le principe du « soyez insatiables, soyez fous » – un personnage à contre-courant qu’il cultivait depuis qu’il avait lu The Whole Earth Catalogvi. Il avait longtemps dénigré la valeur des MBA. Il avait en horreur les concepts qui faisaient la joie des professeurs d’écoles de commerce, comme les études de marché. Il n’aimait pas trop non plus les détenteurs de MBA : ils méritaient certes leur place, mais les gens importants dans une organisation comme Apple devaient être davantage passionnés par les sciences, l’art et la musique que par le commerce. (On pardonnera néanmoins à Tim Cook, le travailleur acharné, d’avoir pris des cours du soir pour obtenir son MBA alors qu’il était chez IBM. À sa manière, il est tout aussi exceptionnel que pouvait l’être Steve Jobs, qui avait abandonné ses études au Reed College.) Mépriser les MBA peut tout de même s’avérer problématique pour une entreprise dès lors que celle-ci devient l’une des plus importantes au monde : à un moment ou à un autre, elle a besoin d’organisation, de leadership et de personnes qui pensent aux affaires.

En 2008, Steve Jobs engagea Joel Podolny, alors doyen de la Yale School of Management, afin qu’il crée l’université Apple. Sociologue, économiste, expert dans les domaines du leadership et des organisations, Joel Podolny n’était pas un universitaire comme les autres. Il avait enseigné à Stanford et à Harvard, mais avait à son actif un parcours très proche de celui de Steve Jobs en arrivant à la tête de l’école supérieure de commerce de Yale en 2005, à l’âge « avancé » de 39 ans. Joel Podolny fut un doyen controversé pendant toutes les années qu’il passa à Yale. Il réorganisa les programmes d’études, préférant aux cours traitant d’un sujet unique, comme le marketing, ceux couvrant des thématiques plus larges, comme « le salarié » ou « la créativité et l’innovation ». Une fois arrivé à Cupertino, en phase avec la culture du secret d’Apple, Joel Podolny se montra très discret, notamment vis-à-vis de ses vieux amis du corps enseignant de Stanford, agissant avec eux comme s’il était dans une sorte de « programme de protection des témoins ». « Il est devenu, comment dire, très distant sur tout ce qui concerne Apple », expliqua d’ailleurs Hayagreeva « Huggy » Rao, professeur à Stanford qui, comme d’autres enseignants de l’université, déclara ne plus avoir beaucoup de contacts avec Joel Podoldny. Initialement engagé pour créer l’université Apple, Joel Podolny fut par la suite promu vice-président responsable des ressources humaines, bien qu’il n’ait jamais dirigé de département RH.

Steve Jobs avait lui-même longtemps ignoré la fonction RH chez Apple, préférant se concentrer sur le recrutement, qu’il considérait comme essentiel. Il était néanmoins conscient du fait qu’Apple passait à côté de quelque chose en refusant le management classique et en évitant les dirigeants au parcours professionnel traditionnel. « Nous n’engageons pas beaucoup de titulaires de MBA, mais nous croyons dans l’éducation et l’apprentissage », dit-il un jour. « Nous voulons créer notre propre MBA, mais à notre image. Nous avons des études de cas plus intéressantes qu’ailleurs. »

Joel Podolny engagea une poignée d’enseignants supplémentaires, comme Richard Tedlow de Harvard. Tous se mirent à rédiger des études de cas sur Apple. Richard Tedlow, âgé de 64 ans, grand universitaire américain historien du marketing, est surtout connu pour ses chroniques sur la vie et la carrière des plus célèbres entrepreneurs américains des temps modernes, comme George Eastman, Henry Ford et Thomas Watson. Il prit congé de Harvard, où il enseignait l’administration des affaires, pour devenir consultant chez Apple. En 2011, sans même l’annoncer par communiqué de presse, il quitta Harvard après y avoir passé 23 ans, pour prendre un poste à temps plein chez Apple. L’un de ses collègues de l’université, Richard Vietor, précise : « Il m’a dit qu’il faisait le même job là-bas, mais que là-bas, il le faisait pour les cadres supérieurs d’Apple ».

Parmi les études de cas enseignées à l’université Apple, on apprend par exemple comment l’entreprise a créé sa stratégie de distribution à partir de rien, quelle a été sa méthode pour développer des usines en Chine. Parfois, les cas mettent en lumière les mésaventures d’Apple, l’idée étant qu’une entreprise a beaucoup à apprendre de ses erreurs. Ces cas sont enseignés par les cadres supérieurs d’Apple, sous la supervision des professeurs.

Dans son livre Giants of Enterprise (« Les géants de l’entreprise »), Richard Tedlow observe avec lucidité les défis auxquels sont confrontées les grandes entreprises :

Il n’y a aucun autre domaine de l’activité humaine (y compris les loisirs, le sport, la mode et la politique) qui soit autant sujet aux modes que le monde des affaires. Chaque jour dans un titre de journal, chaque semaine dans l’article d’un magazine – et peut-être qu’avec Internet on pourra bientôt dire chaque heure – un nouveau « gourou » vient encenser un nouveau héros de l’entreprenariat ou une nouvelle méthode pour résoudre des problèmes vieux de plus de dix ans. Étudier l’histoire du monde des affaires permet au moins d’inciter un cadre supérieur à se demander, face à chacune de ces nouvelles « solutions » à des problèmes jamais résolus, mais seulement gérés : cette approche, idée ou entreprise est-elle vraiment durable ?

En comparant les entrepreneurs visionnaires sur lesquels il a enquêté, Richard Tedlow remarque que les hommes qui ont créé ces grandes entreprises souffraient de la « maladie du pouvoir ». Il note que celle-ci « est très répandue chez les personnes très puissantes et très destructrices. Les Norvégiens ont un mot pour décrire ce syndrome : stormannsgalskap, qui pourrait être traduit par “la folie des grands hommes” ». S’il y a une entreprise qui a été influencée par un dirigeant souffrant de cette affection, c’est bien Apple.

Néanmoins, même si Richard Tedlow a bien évoqué le sujet auprès de ses étudiants, le terme même de « folie des grands hommes », n’a pas été utilisé ; ce sont surtout des leçons de business inspirées par d’autres entreprises qu’il a dispensées ; leçons que les cadres supérieurs d’Apple pourraient eux-mêmes mettre en pratique. Par exemple, il a exposé au personnel des Relations Presse l’affaire des produits trafiqués de Tylenol en 1982 et la réaction de l’équipe de Johnson & Johnsonvii. Il a également présenté à des cadres supérieurs un exposé sur la chute de la chaîne d’alimentation américaine A&P, prise comme exemple pour illustrer ce qui pouvait arriver à une entreprise qui avait un jour dominé son marché. Un membre du public remarqua en souriant : « Nous essayons encore de comprendre ce que A&P a à voir avec Apple. »

Apple s’est tenu éloigné des universitaires pendant des années. Il serait donc intéressant d’analyser leur influence à long terme, maintenant qu’ils ont été accueillis par l’entreprise. Le dernier livre écrit par Richard Tedlow avant de rejoindre Apple est intitulé : Denial : Why Business Leaders Fail to Look Facts in the Face – And What to Do About It (« Le déni : pourquoi les chefs d’entreprise refusent de regarder la vérité en face – Et comment y remédier »). Dans le matériel promotionnel de l’ouvrage, on trouve l’affirmation selon laquelle un signe habituel du déni consiste à « se concentrer sur un siège social tape-à-l’œil, plutôt que sur la concurrence ». Apple est loin d’ignorer la concurrence. Cela dit, lors de son dernier discours public, le 7 juin 2011, Steve Jobs dévoila les plans du nouveau siège d’Apple, qu’il compara à un vaisseau spatial géant.

Il pourrait se passer des années avant que les effets de l’université Apple sur la culture d’entreprise soient visibles de l’extérieur. Néanmoins, quelques différences entre l’avant et l’après Steve Jobs devraient pouvoir être perçues plus rapidement, notamment dans des domaines qui n’intéressaient pas celui-ci, ou dans lesquels il était directement responsable des insuffisances de l’entreprise. Apple était loin d’être une entreprise idéale sous la direction de Steve Jobs. Ainsi même si sa mort est une grande perte, elle représente aussi une opportunité. Par exemple, on dit chez Apple qu’il faisait à lui seul office de « goulot d’étranglement », bloquant ainsi de nombreux projets. Il n’était après tout qu’un homme et la quantité de choses qu’il pouvait faire en une journée était limitée. Les salariés aimaient dire qu’il y avait deux sortes de projets chez Apple : ceux qui obsédaient Steve Jobs et tous les autres. Apple, à l’image de son PDG, est une entreprise qui a tendance à se concentrer sur une seule chose importante à la fois, selon le principe du « un temps pour chaque chose importante, chaque chose importante en son temps ».

À l’époque où Steve Jobs était PDG, un ancien ingénieur d’Apple avait décrit ce phénomène en jargon informatique : « Il fonctionne en mode mono-processus. Tout le reste est mis en attente ». Lorsque le premier iPhone était en cours de développement, par exemple, la mise à jour programmée du système d’exploitation du Macintosh fut retardée de plusieurs mois à cause des ressources engagées dans le projet du premier système d’exploitation pour téléphone mobile.

Le refus de Steve Jobs de trop se disperser chez Apple – un problème qui s’est atténué une fois qu’il eut vendu Pixar à Walt Disney en 2006 et arrêté de passer une journée par semaine au studio de production de film d’animation, situé de l’autre côté de la baie de San Francisco – était cohérent avec la manière dont il voulait qu’Apple fonctionne. Pour le dire plus simplement, Apple n’est pas « multitâche ». Plus les salariés sont bas dans les échelons, plus ils doivent se concentrer sur un projet unique. Les vertus de cette approche sont évidentes au vu de la gamme de produits exceptionnelle et limitée d’Apple. Mais se concentrer sur une seule chose à la fois a aussi ses mauvais côtés. Apple est maintenant une entreprise qui s’étend et se consacre à plusieurs produits. Il y a des raisons de croire que des dirigeants moins visionnaires essaieront de jongler avec plus de balles à la fois – bien que cela soit déjà le cas chez Apple.

Un autre sujet peu abordé chez Apple, étant donné le succès de l’entreprise, est ce que l’on pourrait appeler les « produits orphelins », ceux auxquels Apple ne s’intéresse plus. Au cours du mandat de Steve Jobs, les salariés savaient pourquoi un de leurs projets semblait prendre la poussière dans un coin : Steve Jobs ne s’y intéressait tout simplement pas. Par exemple, on a pu constater l’infériorité de Numbers, le tableur d’Apple, par rapport à l’éblouissant logiciel de présentations Keynote. « Keynote est un programme sensationnel parce que Steve Jobs faisait des présentations », expliqua un ancien ingénieur. « Numbers n’avait pas la “patte” de Steve, ce qui est logique puisque Steve Jobs n’utilisait pas de tableurs. » Et en effet, pour justifier l’avantage qu’il y avait à ce qu’une seule personne utilise un tableur et gère les finances de l’entreprise, à savoir le directeur financier, Steve Jobs fanfaronna un jour : « Plus personne ne se promène avec des feuilles de calcul ». C’est une déclaration absurde, bien sûr. Tim Cook est le maître des feuilles de calcul, et la légion des responsables d’Apple travaillant sur des projets allant de l’immobilier à la logistique en passant par la fabrication, ne pourrait jamais fonctionner sans cet outil. Mais la remarque reflétait néanmoins l’attitude de Steve Jobs et, dans les faits, Numbers est loin de rivaliser avec Microsoft Excel. Si Apple voulait faire un véritable effort pour séduire les utilisateurs professionnels, il lui faudrait commencer par créer un meilleur tableur.

Des pans entiers de l’entreprise tombaient dans l’oubli dès lors qu’autre chose avait retenu l’attention de Steve Jobs, devenant, sans surprise, les secteurs à la croissance la plus faible. À titre d’exemple, les ordinateurs Macintosh ont connu ce triste sort. Les salariés sont tous conscients du phénomène et la plupart de ceux qui ont quitté l’entreprise disent s’être retrouvés un jour dans une impasse chez Apple, sans aucune perspective d’évolution.

Une nouvelle organisation permettrait d’instituer un fonctionnement plus nuancé et plus sain. Les spécialistes des technologies aiment à se plaindre que les produits Apple « paraissent » plus beaux qu’ils ne le sont réellement. En d’autres termes, Apple est accusée de sacrifier la mécanique sur l’autel de l’esthétique. C’est un point discutable, car ces mêmes critiques disent généralement que les produits mal finis d’Apple restent meilleurs que tous les autres. Que celles-ci soient fondées ou non, la prééminence du côté esthétique sur le côté fonctionnel est directement imputable à Steve Jobs. Si des améliorations sont possibles, l’absence de Steve Jobs pourrait alors s’avérer une opportunité de taille.

L’Apple de l’après Steve Jobs pourrait aussi permettre à l’entreprise de faire son entrée dans le monde de la gestion financière moderne. Pendant des années, Steve Jobs insista pour qu’Apple conserve une situation financière solide, de peur de revivre l’expérience de la fin des années 1990, lorsque l’entreprise était au bord de la faillite. Il détestait les obligations de rachat d’actions, soutenant, avec de bonnes raisons, qu’il s’agissait de pots-de-vin pour les investisseurs plutôt qu’un bon usage du capital. Mais garder près de 100 milliards de dollars sous son matelas n’est pas considéré comme de la bonne gestion financière. Et les gens de Wall Street débordent d’idées concernant ce qu’Apple pourrait faire dans ce domaine, comme par exemple verser des dividendes ou investir des liquidités de manière plus agressive. De tels sujets étaient considérés comme hors de propos avec Steve Jobs. Il gérait l’argent comme s’il avait vécu la Grande Dépression. Pour une gestion financière plus moderne, les investisseurs devraient attendre l’avènement d’un PDG avec un MBA. Tim Cook a un MBA et il s’entretient régulièrement avec les investisseurs, ce qui est un bon débutviii.

Il y a également quelques indices qui laissent penser qu’Apple peut devenir un lieu plus sympathique et plus humain dans l’après Steve Jobs. L’un des premiers actes officiels de Tim Cook fut de proposer aux employés un programme de dons caritatifs couplés. Steve Jobs était connu pour être radin quand il s’agissait de faire des dons. Il disait qu’accroître la valeur de l’entreprise était ce qu’Apple pouvait faire de plus philanthropique, ce qui permettrait aux actionnaires, et non à Apple, d’attribuer une partie de leurs richesses aux causes de leur choix. Compte tenu de ses penchants gauchisants, Steve Jobs estimait que c’était ce que les investisseurs attendaient. (Laurene Powell Jobs était encore plus à gauche que son mari. Ce dernier raconta en plaisantant à son biographe Walter Isaacson qu’il devait « cacher les objets tranchants » avant d’inviter à dîner Rupert Murdoch, le président très conservateur de News Corp.). Néanmoins, deux semaines après être devenu PDG, Tim Cook annonça aux salariés américains d’Apple que pour chaque don qu’ils feraient à une œuvre de charité, l’entreprise en ferait un équivalent, à hauteur de 10 000 dollars par an. « Merci à vous tous de travailler si dur pour faire la différence », écrivit-il dans un e-mail adressé à l’ensemble de l’entreprise. « Je suis très fier de faire partie de cette équipe. »

Des bonnes œuvres et un tableur pour concurrencer Microsoft. Voilà quelques-unes des pistes évoquées par les optimistes quand ils parlent de l’avenir d’Apple après Steve Jobs. L’absence de celui-ci permettra également, toujours d’après eux, d’éliminer plus facilement certaines excentricités.

Il y a aussi le point de vue pessimiste selon lequel Apple sera moins dynamique sans Steve Jobs, et que ses produits seront moins convoités. Les partisans du verre à moitié vide envisagent un scénario dans lequel la source de ces produits « dont nous ne savons pas encore que nous les voulons » se tarira d’ici quelques années. « Apple concevait des produits pour Steve Jobs », déclare un ancien ingénieur logiciel d’Apple. « Je n’exagère pas. Steve Jobs était l’utilisateur autour de qui tout tournait et pour qui tout était conçu. »

L’entrepreneur Mike McCue, qui n’a jamais travaillé chez Apple mais qui est l’un de ces passionnés de start-up idolâtrant Steve Jobs, raconte une histoire illustrant le rôle central de Steve Jobs. « J’expliquais à Jony Ives à quel point je trouvais la ligne de produits d’Apple cohérente », raconte Mike McCue :

J’étais dans un Apple Store, à l’époque où ils venaient de sortir leur nouvelle série de Mac et l’OS X (le système d’exploitation d’Apple). Je me rappelle avoir regardé l’écran et, sur leur site Internet, on voyait ces sortes de lignes translucides grises qui servaient de thème. En levant les yeux en haut de l’écran, jusqu’à la barre de menus de l’OS X, on retrouvait ces lignes translucides grises. En regardant encore plus haut sur le grand écran, il y avait une nouvelle fois ces lignes translucides grises. Puis je regardai à ma gauche, où une cloison en verre faisait la séparation (entre les différentes parties du magasin) et là, encore les lignes translucides grises. Je demandai à Jony : “Comment est-ce possible ? Qui est responsable de ça chez Apple ?”. Et lui m’a répondu : “C’est Steve”.

Steve Jobs dominait aussi Apple de manière plus intangible. Il était le décisionnaire final pour toutes les questions d’ordre artistique. Un ancien ingénieur Apple, parti pour rejoindre une start-up de la Silicon Valley, expliqua les différences entre Google, plutôt orientée vers les mathématiques, et Apple, plutôt axée vers le design. Quand Steve Jobs était PDG, il décidait de tout, y compris de la palette de couleurs utilisée pour la création d’un nouveau site Internet. « Imaginons que Google veuille choisir la bonne couleur pour une nouvelle page », explique l’ingénieur. « Elle commandera un test analytique en proposant plusieurs nuances de bleu à un million d’utilisateurs de Google puis analysera le taux de clics. » En d’autres termes, Google a une approche démocratique. Les utilisateurs ne peuvent pas avoir tort et ils votent en cliquant. Et même si un ingénieur a un avis arrêté concernant la bonne teinte de bleu, l’analyse des utilisateurs aura le dernier mot. Chez Google, l’externalisation ouverte (crowdsourcing) est reine.

Or, cette approche démocratique est l’antithèse du fonctionnement d’Apple. Steve Jobs était connu pour dire à ses clients ce que ceux-ci voulaient. Il ne leur demandait pas leur avis. « La méthode Apple était la suivante : Steve Jobs choisissait la couleur qu’il aimait et c’était celle qui était utilisée », conclut l’ancien ingénieur. « Il était prêt à écouter des contre-arguments. Mais si c’était une question de goûts ou d’opinion, c’était perdu d’avance. » Apple, que l’on peut donc comparer à une maison de haute couture pour l’électronique grand public, laisse ainsi peu de place à l’émergence de nouveaux talents créatifs dans ses rangs. Après tout, avec Steve Jobs responsable de toutes les questions de style dans l’entreprise, personne n’avait vraiment l’occasion de progresser sur ces questions.

Enfin, il y a un troisième point de vue – le grand espoir des supporters d’Apple, le point de vue optimiste – selon lequel Steve Jobs a si profondément marqué l’entreprise de sa patte, que les oisillons sont prêts à voler de leurs propres ailes. Michael Maccoby, psychiatre, coach d’affaires et expert en dirigeants visionnaires et narcissiques, a identifié l’endoctrinement comme l’un des premiers objectifs du narcissique productif :

Le PDG narcissique veut que tous ses subordonnés pensent au travail de la même manière que lui. Les narcissiques productifs – des gens qui ont souvent une personnalité un brin obsessionnelle – arrivent très bien à convaincre les gens de la validité de leur point de vue… La stratégie de Jack Whelchix a été d’une efficacité redoutable. Les responsables de General Electric devaient soit appliquer sa propre vision en interne, soit partir. C’est de l’apprentissage incitatif poussé à l’extrême. J’irais même jusqu’à qualifier la méthode d’apprentissage de Jack Whelch de lavage de cerveau, mais il a la perspicacité et le savoir-faire qui lui permettent de réaliser ce que veulent tous les dirigeants narcissiques, à savoir : faire en sorte que l’organisation s’identifie à eux, pense comme eux et qu’ils deviennent l’incarnation de leur entreprise.

Comme je l’ai indiqué précédemment, la légende veut que dans les années qui suivirent la mort de Walt Disney en 1966, les cadres dirigeants de l’entreprise se demandaient : « qu’aurait fait Walt ? ». Mais la Walt Disney Company est un contre-exemple à garder en mémoire pour les gens d’Apple, car Disney a très rapidement décliné après la disparition de Walt. Dans les années suivant son décès, ses lieutenants ont produit une dernière série de dessins animés musicaux de la vieille école – des produits dont Walt était à l’origine. Le Livre de la Jungle, sorti en 1967, en faisait partie. Puis, la production est devenue aussi surprenante qu’inégale (Taram et le chaudron magique ; Basil, détective privé). Ce n’est vraiment qu’en 1988, avec Qui veut la peau de Roger Rabbit ? puis La petite sirène l’année suivante, que tous les efforts de Disney en matière d’animation furent remis sur les rails. Ces films furent à l’origine de la renaissance de Disney, mais ils contenaient de nombreuses choses que Walt n’aurait sûrement pas approuvées. La voluptueuse Jessica Rabbit me vient à l’esprit, tout comme la sorcière marine Ursula, dont le corps était inspiré de Divine, le drag-queen et acteur fétiche du réalisateur John Waters.

Malgré ces succès, Disney est tombé tellement bas en termes d’innovation sous la direction de Michael Eisner, engagé par Paramount, qu’elle dut racheter Pixar. L’entreprise, fondée par Steve Jobs, avait pressenti l’avenir de l’animation assistée par ordinateur, forçant Disney à courir derrière dans un domaine que cette dernière avait pourtant inventé.

La question à laquelle doit répondre Apple est la suivante : la vision de Steve Jobs a-t-elle été suffisamment intégrée par les cadres dirigeants pour que ceux-ci puissent désormais continuer sans lui et selon leur propre autorité, plutôt que de se reposer sur la sienne ? « Les premier et second cercles du management d’Apple l’ont côtoyé pendant longtemps », indique un ancien cadre supérieur d’Apple qui continue de suivre l’entreprise de près. « Par un phénomène d’osmose forcée, ils arrivaient assez bien à le canaliser. »

D’après cette théorie optimiste, les cadres dirigeants d’Apple et leurs proches managers sont devenus si habiles à exécuter discrètement leur travail, qu’ils sauront exactement quoi faire dans le futur. Avant la mort de Steve Jobs, les ingénieurs d’Apple mettaient fin à leurs discussions en disant quelque chose du genre : « Tu veux être celui qui va dire à Steve qu’on ne peut pas faire ça ? » Il sera possible de conserver cette autocensure quelque temps. Jony Ive a sans doute appris tout autant de choses à Steve Jobs sur le design que ce dernier ne lui en a appris – et on peut compter sur lui pour être l’homme qui tranchera dorénavant sur les questions de goût chez Apple. Le management d’Apple et les salariés ont tous été formés à faire leur travail et ils continueront de le faire avec une énorme pression pour ne pas décevoir leurs collègues. « Il y a vraiment peu d’ambiguïté chez Apple », dit un ancien responsable marketing de l’entreprise. « Les choses vont continuer d’aller dans le même sens pendant encore longtemps. »

Malgré toutes les craintes qu’Apple meure en l’absence de Steve Jobs, certains affirment que l’entreprise a des chances de rester au-dessus de la mêlée pendant un moment, en partie grâce à sa propre excellence, mais aussi grâce aux limites de ses concurrents. Avie Tevanian, l’ancien responsable des logiciels d’Apple qui a quitté l’entreprise en 2006, disait quelques semaines avant la mort de Steve Jobs : « Quand Steve sera parti, la concurrence n’aura toujours pas Steve Jobs. »

Steve Jobs était un entrepreneur, et le rôle d’un entrepreneur est de créer des entreprises qui peuvent anéantir les leaders existants. D’une certaine manière, il avait commencé à réfléchir sur les raisons de la mort des entreprises alors qu’il était encore très jeune. Il avait compris que l’un des plus grands défis auxquels étaient confrontées les entreprises établies – et les gens aussi, d’ailleurs – était celui de la stagnation. « L’esprit humain adopte une manière figée de voir le monde, et cela a toujours été le cas », dit-il en 1995, dans une interview pour le programme d’histoire orale de la Smithsonian Institutionx. « J’ai toujours pensé que la mort est la plus grande invention de la vie. Je suis convaincu qu’au début, la vie a évolué sans la mort, mais qu’elle a fini par se rendre compte qu’elle ne fonctionnait pas très bien sans la mort, car elle ne laissait pas de place aux jeunes. » À l’époque de cette interview, Steve Jobs travaillait à la création de NeXT, un éditeur de logiciels qui avait l’ambition de secouer les acteurs en place. Il était aussi à deux doigts du succès avec Pixar, un minuscule studio qui devançait le géant Disney en termes d’innovation. Pourtant, en évoquant le problème des grosses entreprises, il avait très clairement l’échec d’Apple en tête :

L’une des choses qui arrivent aux organisations, mais aussi aux gens, c’est qu’ils s’installent dans des manières de voir le monde et s’en satisfont. Mais le monde change, continue d’évoluer, et de nouveaux potentiels apparaissent, et ces gens qui se sont figés ne le voient pas. C’est ce qui donne aux start-up leur plus grand avantage. Le point de vue sédentaire, c’est celui de la plupart des grandes entreprises. Elles n’ont généralement pas de moyen de communication efficace permettant à ceux qui sont le plus près de ces changements, en bas de l’échelle, de parler à ceux qui dirigent l’entreprise et prennent les grandes décisions… Même dans le cas où les échelons les plus bas d’une entreprise font ce qu’il faut, les échelons du haut s’arrangent généralement pour tout gâcher. IBM et le marché des ordinateurs personnels en est un bon exemple. Je pense qu’aussi longtemps que les humains ne régleront pas ce trait caractéristique de la nature humaine consistant à se figer dans une vision du monde au bout d’un certain temps, il y aura toujours des opportunités pour les jeunes entreprises. Les jeunes gens innovent, c’est ainsi.

Étant donné le chemin parcouru par Apple depuis que Steve jobs les a prononcés, ces mots sont prophétiques. Ils sont également instructifs : d’une part ils permettent de comprendre l’état d’esprit et la culture que Steve jobs a instillés chez Apple, d’autre part ils constituent un véritable sujet de réflexion pour les nombreuses grandes entreprises qui souffrent exactement des maladies décrites par Steve Jobs. En septembre 2011, quelques jours avant d’être nommée à la tête de Hewlett-Packard, Meg Whitman faisait part au Wall Street Journal de ses réflexions sur les difficultés des grandes entreprises à s’adapter à des changements rapides. « Plus vous grandissez, plus il est difficile de rester souple. Comment arriver à grandir tout en restant petit ? Cela reste la question fondamentale. »

Peut-être pour Meg Whitman et HP. Mais grandir tout en continuant à se comporter comme une start-up a été la préoccupation d’Apple pendant quinze ans. Culturellement, en se lançant dans les industries de la musique et de la vidéo, Apple a affiché la volonté d’une start-up de s’orienter vers la nouveauté. Elle a corrigé son erreur passée qui était de ne pas s’ouvrir à des développeurs indépendants en créant l’App Store, qui a été inauguré huit mois après le lancement de l’iPhone. Apple avait en effet constaté que Google voulait créer une boutique d’applications en ligne avec son environnement Android, et que les développeurs créaient avec enthousiasme des « hacks » illégaux sur l’iPhone, leur permettant de faire fonctionner des programmes non autorisés (souvent des jeux vidéo). Apple réagit donc rapidement et énergiquement, admettant de manière détournée qu’elle avait commis une erreur.

Les personnes qui connaissent bien l’entreprise disent qu’il est absurde de penser littéralement à Apple comme à une start-up. Il y a trop de règles, trop de gens, trop peu de liberté pour que ce soit le cas. Ce que Steve Jobs avait compris, en revanche, c’était comment recréer l’esprit d’une start-up dans une organisation gigantesque, au bon endroit et au bon moment. C’est pourquoi l’équipe de design de Jonathan Ive fonctionne comme une minuscule agence de conseil, disposant néanmoins d’énormes ressources et d’un contact privilégié avec les clients. Des développeurs travaillant sur des projets spéciaux se terrent dans une zone reculée. Pendant ce temps, des secteurs plus matures d’Apple fonctionnent comme dans n’importe quelle grande entreprise : une croissance plus lente, des variations autour des mêmes produits plutôt qu’une re-conception intégrale, des difficultés à attirer l’attention de la direction, et ainsi de suite.

Durant les quinze prochaines années, le monde des affaires pourra suivre les aventures d’Apple et voir si l’entreprise trouve véritablement le moyen d’éviter l’échafaud, ou si la période comprise entre 1997 et 2012 était une parenthèse exceptionnelle, due à la présence d’un individu extraordinaire et à nul autre pareil. Si le premier cas de figure s’avère vrai, alors Apple défiera presque toute l’histoire du monde des affaires.

Geoffrey West, physicien à l’Institut de Santa Fe, étudie la durée de vie des organisations. Ses recherches innovantes révèlent que les villes, à quelques exceptions près, ne meurent jamais. Plus récemment, avec ses collègues Luis Bettencourt et Marcus Hamilton, il a commencé à s’intéresser aux entreprises. Il a ainsi étudié des données concernant plus de vingt mille sociétés cotées en bourse. La conclusion de Geoffrey West est qu’il se produit pour les entreprises l’exact opposé de ce qui se produit pour les villes. Elles ont non seulement tendance à mourir, mais elles se comportent aussi comme des organismes vivants.

« Nous avons étudié les lois d’échelle et nous sommes demandés comment évoluerait un organisme si on modifiait sa taille », indique Geoffrey West, dont la barbe blanche rebelle et l’insouciance évoquent un croisement entre le Père Noël et un savant fou. « Les gens, qui sont des organismes, sont stables pendant une longue période. Ils grandissent pendant quinze ou seize ans, puis vivent cinquante autres années dans la stabilité. » Sa conclusion est que les entreprises ressemblent étrangement aux humains. « Les entreprises ont toutes en commun une courbe de croissance sigmoïde, c’est-à-dire similaire à celle d’un organisme vivant. » (Une courbe sigmoïde a d’abord une croissance rapide, puis atteint un plateau au niveau duquel elle se maintient pendant un moment avant de décliner.) « Presque tout ce qui est biologique évolue ainsi. Les mêmes données nous ont amenés à découvrir que les entreprises sont mortelles. »

Les similitudes entre les réflexions de Steve Jobs, vieilles de quinze ans, et les conclusions scientifiques de Geoffrey West sont étonnantes. Geoffrey West continue ainsi :

Une entreprise commence par être une start-up. Elle fait beaucoup parler d’elle et passe par une phase où tout peut arriver. C’est le moment où elle explore de nouvelles règles et ne se soucie pas des factures. En dessous de cinquante employés, son comportement est très aléatoire. Entre cinquante et cent employés, si l’entreprise a survécu, c’est le début du comportement sigmoïde. À ce niveau, elle a besoin d’une administration, de ressources humaines, et ainsi de suite. L’entreprise se transforme de plus en plus en bureaucratie. La phase innovante se termine alors, ce qui n’est pas le cas des villes. Une ville tolère que toutes sortes de personnes farfelues s’y promènent. Aucune organisation professionnelle ne peut tolérer cela. Les entreprises deviennent très intolérantes aux nouvelles idées, bien qu’elles prétendent le contraire. Quand une nouvelle entreprise se met à tailler dans le gras, elle ne peut plus être cool. La dernière fois que je suis allé chez Google, je sentais déjà les tentacules de la bureaucratie qui s’étendaient – et la conscience qu’avait Google du problème. Il y a des signes qui montrent que la mort approche. Il se pourrait bien qu’Apple ait pris conscience de ce phénomène et soit en train de le combattre désespérément en s’ouvrant à de nouvelles idées. La question est : est-ce possible ?

Apple a déjà survécu à plusieurs transformations. Elle a supporté la transition de minuscule start-up à multinationale imposante. Puis elle est redevenue essentiellement une entreprise à produit unique, avant de recommencer à élargir sa gamme de produits. Avec toute l’attention portée à la mort de Steve Jobs, peu de gens ont remarqué qu’un changement encore plus important – et, en tout cas en interne, troublant – était en train de se produire.

En 2001, peu après qu’Apple a lancé l’iPod et ouvert ses premiers Apple Stores, les ordinateurs portables et les ordinateurs de bureaux représentaient encore la majorité de son activité. En 2011, l’iPhone représentait 44 % de son chiffre d’affaires, l’iPad 19 % et l’iPod 7 %. Les ordinateurs, de bureau et portables, ne représentaient plus que 20 % de son chiffre d’affaires.

Culturellement, cela représente un changement énorme. « J’étais là quand (la transition) était en cours », se rappelle Frederick van Johnson, le responsable du marketing produit entre 2002 et 2005. « Au début, tout tournait au tour du Mac. iLife avait été créé pour vendre des Mac. C’était le but. Tout le bâtiment parlait de vendre plus de Mac. Puis ça a commencé à changer avec iTunes. Les gens disaient : “Merde, on gagne plus d’argent en vendant des octets qu’en vendant des atomes” ». Aujourd’hui, un changement similaire est en marche, avec la transition vers des technologies différentes de celles de l’ordinateur et vers des services Web comme iCloud. Cela représente une transformation radicale pour l’industrie en général et pour Apple en particulier. « Apple est en train de devenir une entreprise totalement différente », reprend Frederick van Johnson. « Ça crée une certaine agitation. Les gens ont peur. Vous étiez en train de travailler sur un bateau de croisière, votre boulot consistait à vendre des boissons, et voilà que le bateau est en train soudainement de se transformer en quelque chose d’autre. Maintenant, vous vous trouvez sur un navire cargo. Quel est votre boulot à présent ? Va-t-on vous trouver un poste ? »

Apple est une entreprise de paradoxes. Ses salariés et son comportement sont d’une arrogance sans borne, alors que, dans le même temps, tous ont véritablement peur de ce qui pourrait arriver si les paris qu’ils ont faits ne payent pas. Sa créativité, longtemps supervisée par Steve Jobs, est assurée par des gens dévoués à vie à l’entreprise – ou presque – et qui ne croient que dans sa manière de faire – on est bien loin de l’état d’esprit classique des créatifs. La partie opérationnelle d’Apple fonctionne, quant à elle, comme celle de n’importe quelle entreprise américaine, mais en mieux. Elle est dirigée par un groupe d’anciens d’IBM, l’antithèse culturelle d’Apple. L’entreprise a un flair entrepreneurial, et pourtant elle maintient ses salariés dans un environnement très contrôlé, en suivant des procédures bien établies. Son image publique, telle qu’on peut la percevoir au travers de ses publicités, est fantasque et drôle, et pourtant, en interne, elle est plutôt triste. Tout le monde a le nez dans le guidon…

Tim Cook est sans aucun doute conscient de ses propres faiblesses et du vide laissé par Steve Jobs. Il n’y a aucune chance qu’il essaie de refaire Apple à son image. Il lui faudra donc trouver les bonnes personnes qui lui permettront de diriger l’entreprise d’une manière qu’aurait appréciée Steve Jobs, tout en gardant à l’esprit qu’il lui est impossible – et même téméraire – d’essayer de s’y prendre comme celui-ci. De ce point de vue, Tim Cook pourrait n’être qu’un PDG de transition, même si sa direction dure une décennie.