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CULTIVER LE SECRET
Les salariés d’Apple savent que quelque chose d’important se prépare lorsque les ouvriers font leur apparition dans leurs bureaux. De nouvelles cloisons sont érigées, des portes sont installées et de nouveaux protocoles de sécurité sont mis en place. Des fenêtres qui laissaient passer le jour sont masquées. D’autres pièces n’ont plus ou pas du tout de fenêtres. On les appelle les chambres fortes : aucune information n’y entre ou n’en sort sans une raison valable.
Pour le salarié moyen, le vacarme des travaux est assez déroutant. Vous n’avez à peu près aucune idée de ce qu’il se passe et vous n’avez pas intérêt à poser des questions. Si vous n’avez pas été informé, c’est que vous n’êtes pas censé savoir. De plus, votre badge, qui vous permettait jusque-là d’accéder à différentes zones avant la nouvelle construction, ne fonctionne plus qu’à certains endroits. Tout ce que vous pouvez supposer c’est qu’un tout nouveau projet secret est en cours et que vous n’êtes pas dans la confidence. Fin de l’histoire.
Le secret chez Apple possède deux faces, l’une externe et l’autre interne. Il y a la forme usuelle, le secret qu’Apple utilise comme un moyen de cacher ses produits et ses pratiques à la concurrence et au reste du monde. C’est la forme la plus facile à appréhender dans la mesure où il est normal que les entreprises souhaitent rester discrètes sur leurs innovations. Le secret interne, matérialisé par les cloisons mystérieuses et les zones interdites, est plus difficile à comprendre. Pourtant le lien entre le secret et la productivité est encore une façon pour Apple de remettre en cause certaines vérités établies du management et la notion de transparence comme vertu de l’entreprise.
Toutes les entreprises ont des secrets, bien sûr. La différence est que chez Apple, tout est secret. L’entreprise sait d’ailleurs qu’elle pousse les choses un peu loin, et elle sait faire preuve à l’occasion d’un peu d’humour à propos de sa mentalité du « motus et bouche cousue ». Un T-shirt en vente dans la boutique de l’entreprise au IL-1, Infinite Loop, ouverte au public, arbore le texte suivant : « J’ai visité le campus Apple, mais c’est tout ce que je suis autorisé à dire. »
L’environnement clair et aéré d’Apple contraste avec son goût du secret. Vu du ciel, on dirait qu’un stade de football entier pourrait tenir à l’intérieur d’Infinité Loop. Pourtant, le siège d’Apple ne se remarque pas au premier coup d’œil. L’autoroute 280 longe le nord-est du campus mais les conducteurs ne peuvent pas vraiment le voir de leur voiture (ce qui n’a pas toujours été le cas. Dans les années 1990, Apple s’était faite remarquer en accrochant des photographies géantes de personnalités telles qu’Albert Einstein et Amelia Earhart à l’arrière du bâtiment situé au IL-3 à l’occasion de sa campagne de communication Think Different). Les visiteurs du centre névralgique d’Apple peuvent faire le tour en voiture des six bâtiments qui composent le campus, le long d’une boucle. Des parkings se trouvent en face de chacun des bâtiments qui sont connectés par des murs et des barrières, formant ainsi une enceinte close. Derrière les portes de ces bâtiments, au cœur de la boucle, se trouve une cour ensoleillée et verte avec des terrains de volley-ball, des pelouses accueillantes et des aires de déjeuner. La splendide cafétéria centrale, Caffe Macs, organisée en comptoirs séparés proposant des sushis, des salades et des desserts, regorge de salariés d’Apple. Ceux-ci doivent payer leur repas, à l’inverse de ceux de Google, mais la nourriture est assez bonne et abordable. On y sert par exemple un flétan grillé sur un lit d’épinards et de patates douces pour 7 $. D’autres bâtiments de l’empire immobilier qu’Apple possède à Cupertino ont leur propre cafétéria, dont la cuisine est d’une qualité digne d’un restaurant.
Les apparences sont collégiales, mais n’espérez pas pour autant assister à un cours. Au contraire du célèbre et bizarrement nommé « Googleplex », où un visiteur peut arpenter les cours intérieures et se glisser par une porte ouverte dans les bureaux, les bâtiments d’Apple sont totalement hermétiques. Des salariés peuvent être de temps en temps aperçus sur les terrains de volley-ball. Mais en règle générale, les visiteurs pénétrant dans la large cour verront un campus constamment en mouvement, avec des salariés qui fusent d’un bâtiment à un autre pour prendre part à des réunions qui commencent et finissent toujours à l’heure.
À l’intérieur, les bureaux d’Apple sont décorés de façon terne. Le bureau du PDG et la salle du conseil se trouvent au quatrième étage de IL-1. Les autres bâtiments d’Apple, certains loués, d’autres en propriété, se répartissent autour de l’ensemble Infinité Loop à la manière d’un damier, dans la mesure où Apple ne contrôle pas tous les édifices des environs. Ces autres bâtiments portent le nom des rues où ils se trouvent, comme Mariani 1 et DeAnza 12.
Pour les nouvelles recrues, la culture du secret commence avant même de savoir dans quel bâtiment elles vont travailler. Malgré les multiples entretiens éprouvants auxquels ils ont survécu, de nombreux salariés sont engagés pour des postes factices, des fonctions qui ne leur sont jamais clairement explicitées avant leur arrivée. Ils ont été acceptés mais pas encore endoctrinés, et ne peuvent donc pas être considérés comme fiables ni recevoir d’informations sensibles sur leur mission. « Ils ne voulaient rien me dire », se souvient un ancien ingénieur qui sortait juste de l’université quand il a rejoint Apple. « Je savais que c’était lié à l’iPod, mais je ne connaissais pas la nature de mon travail. » D’autres savent mais ne disent rien, ce qui n’est pas sans étonner les nouveaux embauchés lorsqu’ils en prennent conscience le jour de leur arrivée.
« Vous vous asseyez et vous commencez par l’habituel tour de table de qui fait quoi », se souvient Bob Borchers, un cadre du marketing produit au tout début de l’iPhone. « Et la moitié des gars ne peuvent pas dire ce qu’ils font, parce que c’est un projet secret pour lequel ils ont été engagés. »
Les nouveaux salariés savent dès leur premier jour qu’ils viennent de rejoindre une entreprise complètement différente de celles qu’ils ont pu connaître auparavant. À l’extérieur, Apple est révéré. À l’intérieur, c’est comme une secte, dans laquelle on ne donne aux novices que des bribes d’informations. Tous les nouveaux salariés assistent à une demi-journée d’orientation, qui a toujours lieu un lundi, à moins que le lundi ne soit férié. La majeure partie de cette formation est conforme à l’accueil qu’on peut recevoir dans une grande entreprise : un pack de bienvenue avec des autocollants indiquant que vous venez d’intégrer Apple, des formulaires à remplir, ainsi qu’un T-shirt avec l’inscription « Promo » suivie de l’année en cours. Apple fait rapidement comprendre aux salariés des quelques entreprises qu’elle acquiert qu’ils font dorénavant partie de la famille Apple. Lars Albright, devenu directeur des partenariats et des alliances dans la structure de promotion mobile iAd lorsqu’Apple acheta sa start-up Quattro Wireless, se souvient avec délice de l’arrivée d’une nuée de nouveaux iMacs flambant neufs juste après la conclusion de la transaction : « Les gens ont rapidement senti qu’ils allaient prendre part à quelque chose de vraiment spécial », dit-il. Le lundi d’orientation offre un autre avantage. « Il n’y a qu’un seul repas gratuit chez Apple, c’est celui du premier jour », dit un ancien salarié.
Lors de leur premier jour, les nouvelles recrues découvrent également qu’il n’y a personne pour les aider à connecter leur ordinateur tout juste livré et installé. Il est en effet supposé que ceux qui sont assez intelligents et branchés technologie pour se faire engager par Apple, sont capables de se connecter tout seuls au réseau. « On attend de la plupart des gens qu’ils sachent se connecter aux serveurs », dit un observateur d’Apple. « Les gens disent : “C’était compliqué, mais j’ai fini par trouver à qui m’adresser”. C’est une façon plutôt maligne de mettre les gens en relation. »
Apple essaye parfois aussi de faciliter la vie des nouvelles recrues. Un système informel de iBuddy (« iCamarade ») fournit le nom d’un collègue d’une autre équipe qui peut servir de parrain, quelqu’un à qui le nouvel arrivant déconcerté peut poser des questions. Beaucoup déclarent néanmoins avoir rencontré leur iBuddy une ou deux fois les premiers temps, avant d’être trop occupés pour le revoir.
La réalité de l’entreprise s’impose aux nouveaux arrivants lors du topo sur la sécurité, un moment qu’aucun salarié d’Apple n’est prêt d’oublier. Appelons-le « le silence de l’effroi ». Bob Borchers, le responsable marketing de l’iPhone qui avait travaillé pour Nike et Nokia avant de rejoindre Apple, se rappelle la scène. « La responsable de la sécurité entra et dit “Ok, tout le monde comprend que le secret et la sécurité sont extrêmement importants ici. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.” Et la raison invoquée est que lorsqu’Apple lance un produit, si le secret a été bien gardé jusqu’au lancement, la somme de toute la couverture médiatique et du buzz accumulés est infiniment précieuse pour l’entreprise. « Cela vaut des millions de dollars », ajouta-t-elle. Sans ambiguïté aucune, la sanction pour Apple de la divulgation, intentionnelle ou non, de ses secrets, est très claire : licenciement immédiat.
L’aversion pour toute publicité précoce fait partie des gènes d’Apple. Phil Schiller, le puissant vice-président du marketing produit, a un jour comparé le lancement d’un produit Apple à la première d’un blockbuster d’Hollywood. Tous les efforts sont concentrés sur les premiers jours du lancement du produit, comme pour les premiers jours en salles d’un film. Communiquer des informations avant l’heure atténuerait l’anticipation. D’ailleurs, les fans d’Apple campent devant les Apple Stores dans l’attente de la sortie du nouveau produit Apple, tout comme les spectateurs qui attendent de découvrir le nouvel épisode de la saga du Seigneur des anneaux ou de Star Wars.
C’est précisément l’effet recherché par Phil Schiller pour le jour J. « Je le revois encore refaire indéfiniment ses plans », témoigne un ancien cadre ayant travaillé dans l’équipe de Phil Schiller. Toutefois, l’analogie avec le cinéma a ses limites. Hollywood diffuse en boucle des bandes-annonces un peu partout afin d’alimenter la demande. L’équivalent pour Apple serait plutôt la rumeur qui précède chaque nouvelle sortie de produit, qui a le même effet qu’une campagne de publicité, mais gratuite.
Si Apple tient à maintenir ses nouveaux produits en mode furtif avant leur date de sortie, c’est aussi pour ne pas nuire aux ventes de ses produits existants. Si les consommateurs savent exactement ce qui va sortir, ils peuvent retarder l’achat d’un produit de peur qu’il soit rendu obsolète par l’arrivée imminente de la nouvelle génération. Cet affaiblissement du besoin ôte toute valeur aux produits disponibles à la vente. D’ailleurs, même une information erronée peut porter atteinte aux ventes : Apple a reconnu que l’attente d’un nouvel iPhone à l’été 2011 a ralenti les ventes de l’iPhone 4 existant.
Plus importante encore, l’annonce des produits avant que ceux-ci ne soient prêts laisse tout simplement le temps à la concurrence de répliquer, augmente les attentes des clients et laisse la porte ouverte à toutes les critiques dénigrant une idée plutôt qu’un produit réel. Les entreprises qui ne comprennent pas le pouvoir du secret se mettent toutes seules en péril. Hewlett-Packard commit ce péché du marketing au début de l’année 2011 en annonçant la mise en marché d’un cloud au cours de l’année à venir, sans en donner la teneur exacte. À peu près à la même période et pour des raisons obscures, HP « pré-annonça » la vente de sa division PC, infligeant des dégâts incommensurables à une activité qui représentait près d’un tiers de ses ventes (le conseil d’administration de HP vira d’ailleurs le PDG, Leo Apotheker, peu après cette annonce).
Le secret dont Apple entoure tous ses lancements de produits paraît d’autant plus incroyable que peu d’autres entreprises arrivent à garder aussi bien leurs secrets. Matt Drance a travaillé chez Apple pendant huit ans, d’abord comme ingénieur puis comme « évangéliste », aidant les développeurs externes à concevoir des produits pour la plate-forme Apple. Il regarde avec un certain effarement tous ceux qui ne pratiquent pas la même méthode qu’Apple. « C’est sidérant ! » écrivit-il sur son blog, Apple Outsider, le jour où le fabricant de téléphone coréen LG annonça, honteux, que la date de lancement prévue pour son nouveau smartphone devait être décalée.
Le produit que vous finirez par sortir aura probablement moins de fonctionnalités que prévu initialement. Le temps file vite. Des complications inattendues apparaissent. L’équipe croule sous les bugs. Votre partenaire invalide vos plans. Il faut lâcher du lest quelque part. Vous devez soit réduire la voilure, soit attendre un peu plus longtemps. Et comme vous avez passé des mois à jeter de la poudre aux yeux, tout le monde s’impatiente. Le problème avec les annonces, c’est que vous enclenchez vous-même le compte à rebours. Vous garantissez quasiment la déception publique si votre produit ne sort pas comme prévu. Si vous vous taisez et laissez le produit s’exprimer par lui-même, quand vous avez effectivement un produit, il y a dès lors plus de chances que le public soit agréablement surpris. Certaines entreprises le comprennent. D’autres pas du tout.
Les consignes de secret sont strictement appliquées à l’intérieur d’Apple. Les ingénieurs de la Silicon Valley adorent échanger des histoires sur leur travail, mais les ingénieurs d’Apple ont la réputation de les garder pour eux. « J’ai des amis à qui on a remonté les bretelles pour avoir trop parlé », raconte un ancien ingénieur. « Mieux vaut ne pas parler boulot du tout. » Cette mentalité distingue Apple du reste des entreprises technologiques. « La peur est palpable ici, même entre les partenaires », dit Gina Bianchini, une chef d’entreprise aguerrie de la Valley et observatrice d’Apple de longue date, aujourd’hui PDG de la start-up Internet Mightybell.com. (La page d’accueil de Mightybell.com proclame avec une certaine ironie « Handmade in California », un hommage au slogan « Designed by Apple in California ».) « Aucune entreprise n’entretient ce niveau de terreur. » En 2011, elle illustrait le statut hors norme d’Apple en levant le voile sur ce qui se passait lors du TED, un forum technologique qui se tient tous les ans à Long Beach en Californie, et qui réunit le Gotha des dirigeants et des investisseurs. « J’ai remarqué une chose cette année au TED : le peuple des salariés d’Apple ne se mêle pas à l’écosystème de la Silicon Valley. Personne ne peut vous citer quelqu’un qu’il connaît chez Apple. Les gens d’Internet se connaissent tous, mais Apple vit dans son propre monde. Tout le monde à l’intérieur a tellement peur de parler, qu’il est plus facile de ne frayer qu’avec ses semblables. »
Un autre ingénieur de la Valley qui joue régulièrement au poker avec une équipe de salariés d’Apple explique qu’il est entendu que si une conversation dérive sur Apple, on change tout de suite de sujet. Être renvoyé pour bavardage est une réelle inquiétude pour les salariés. Ainsi, ceux qui travaillent sur les lancements de produits reçoivent un exemplaire papier, encodé à la manière des billets de banque, d’une sorte de “Code de la Route” qui détaille chaque étape menant au jour du lancement. On y trouve une clause juridique dont le message est explicite : « Si cet exemplaire se retrouve dans de mauvaises mains, le responsable sera renvoyé ».
Apple peut aller très loin pour maintenir une telle discipline. « Certaines choses étaient tenues très, très secrètes », dit un ancien cadre haut placé. « Pour un projet sur lequel nous travaillions, nous avons dû installer des serrures spéciales à un étage du bâtiment, ainsi que des portes supplémentaires pour cacher le travail d’une des équipes. Vous deviez signer des accords spéciaux stipulant que vous travailliez sur un projet top secret et qu’il était interdit d’en parler à qui que ce soit, même à votre femme ou à vos enfants. »
Parfois, la pression induite par un tel secret est trop forte pour certains. Steve Jobs avait pris l’habitude d’insister lui-même auprès de tous les salariés sur la confidentialité de chacun des projets de l’entreprise. Un ancien d’Apple se souvient. « Il disait “Si la moindre information fuite de cette réunion, les responsables seront non seulement immédiatement renvoyés, mais également poursuivis en justice pour tous les motifs que nos avocats pourront imaginer.” Cela me mettait très mal à l’aise. Du coup, vous surveilliez tout ce que vous faisiez. J’en faisais des cauchemars. »
Les visiteurs sont autorisés dans les locaux d’Apple, mais ils sont soigneusement guidés. Certains se plaignent même de la réticence de leurs hôtes à les laisser, même quelques instants, seuls dans la cafétéria. Un cadre qui allait voir un ami chez Apple dans le courant de l’année 2011 fut prié de ne rien poster sur Twitter au sujet de sa visite, et de ne pas se signaler sur le site Foursquare qui publie la localisation de ses utilisateurs. Aux yeux d’Apple, le simple fait de révéler que quelqu’un a visité la firme pour une affaire quelconque est susceptible de dévoiler sur ce qui se trame chez Apple. (On en vient à se demander si Apple ne va pas finir par décourager les gens d’utiliser la fonctionnalité Find My Friends ajoutée au logiciel de l’iPhone fin 2011, que l’entreprise décrit comme un « service temporaire de partage de localisation »).
Apple compte la plupart du temps sur ses salariés pour s’autocensurer. Mais, dans certains cas, elle fait attention à ce que les salariés peuvent dire en dehors du bureau, même s’ils ont seulement traversé la rue pour boire une bière. Le restaurant BJ’s est lové si près du campus d’Apple à Cupertino que les habitués en parlent comme de l’IL-7, pour « Infinité Loop 7 », un bâtiment qui n’existe pas. On raconte que des agents de la sécurité d’Apple en civil se cachent près du bar au BJ’s et que des salariés ont été renvoyés pour y avoir trop parlé. Peu importe que ce soit une histoire vraie ou apocryphe. Le fait que des salariés la colportent suffit à la crédibiliser.
Steve Jobs a déclaré un jour que c’était Walt Disney qui lui avait inspiré ce souci de ne pas parler des affaires internes de l’entreprise. Le créateur du « Royaume Magique » avait le sentiment que la magie que le public attribuait à Disney serait diminuée par une attention excessive sur ce qui se passait en coulisses. De fait, Disney imposait une politique stricte du secret interne. Lorsqu’il envisagea d’ouvrir le Walt Disney World en Floride dans les années 1960, par exemple, Disney créa un comité pour travailler sur un « Projet X ». Les mémos internes concernant le parc à thèmes étaient numérotés afin d’assurer une traçabilité, comme le raconte Neal Gabier dans sa biographie fouillée Walt Disney : The Triumph of the American Imagination. (« Walt Disney : le triomphe de l’imagination américaine »).
C’est une chose de faire pression sur les salariés pour éviter que l’information ne tombe dans de mauvaises mains. Mais c’est se montrer retors, comme le fait Apple, de considérer que ces mauvaises mains incluent celles de ses propres collaborateurs. Les équipes sont tenues délibérément à l’écart les unes des autres, parfois parce qu’elles sont en concurrence sans le savoir, mais le plus souvent parce que la philosophie chez Apple, c’est de s’occuper uniquement de ses affaires. La formule possède toutefois un atout, évident de simplicité : les salariés qui n’empiètent pas sur les affaires des autres ont plus de temps pour se consacrer à leur propre travail. En dessous d’un certain niveau de responsabilité, il est difficile de jouer les politiques, car le salarié moyen ne dispose pas d’assez d’informations pour entrer dans le jeu. Comme un cheval muni d’œillères, le salarié se projette vers l’avant en ignorant tout le reste.
Apple a créé un système élaboré et déstabilisant pour imposer le secret interne. Il tourne autour du concept d’affranchissement. Pour discuter d’un sujet en réunion, on doit d’abord s’assurer que chacun autour de la table est « affranchi » sur le sujet, ce qui veut dire que certains secrets lui ont été révélés. « Vous ne pouvez parler de rien de secret tant que vous n’êtes pas sûr que tout le monde est dans la boucle », explique un ancien salarié. En conséquence, les salariés d’Apple et leurs projets ne sont plus que les pièces d’un puzzle géant. La vue d’ensemble de ce puzzle ne peut être embrassée qu’aux niveaux les plus élevés de l’organisation. Cela fait penser aux cellules d’une organisation de résistance implantée derrière les lignes ennemies et dont les membres ne possèdent que des informations incomplètes, afin de ne pas pouvoir mettre en cause un camarade. Jon Rubinstein, ancien directeur du hardware chez Apple, fit un jour une comparaison moins flatteuse mais tout aussi efficace. « Nous avons des cellules, comme une organisation terroriste », déclara-t-il à Businessweek en 2000. « Vous ne savez que ce que vous avez besoin de savoir. »
Comme dans n’importe quelle société secrète, la loyauté n’est jamais présupposée. Les nouveaux éléments sont laissés hors de la confidence pendant un certain temps, au moins jusqu’à ce qu’ils aient gagné la confiance du chef. Des salariés racontent qu’on les faisait travailler sur des « technologies de base » plutôt que sur de vrais produits, ou bien qu’ils n’étaient pas autorisés à s’asseoir près du reste du groupe pendant une période de probation qui pouvait durer plusieurs mois. Les organigrammes, monnaie courante dans la plupart des grandes entreprises, n’existent pas chez Apple. C’est une information dont les salariés n’ont pas besoin et à laquelle les gens de l’extérieur ne doivent pas avoir accès. (Lorsque le magazine Fortune conçut et publia un organigramme d’Apple en mai 2011, les visiteurs d’Apple virent des salariés devenant nerveux à la seule idée d’être vus avec un exemplaire sur leur bureau). Les salariés disposent cependant d’une source importante d’informations : l’annuaire interne de l’entreprise. Ce guide électronique donne le nom de chaque salarié avec son groupe, le nom de son chef, son lieu de travail, son e-mail, son numéro de téléphone et même parfois sa photographie.
Les salariés d’Apple n’ont, bien sûr, pas besoin d’un organigramme pour savoir qui détient le pouvoir. L’équipe dirigeante, un conseil restreint de conseillers du PDG, dirige l’entreprise, assistée par un groupe d’une petite centaine de vice-présidents. Mais le rang ne confère pas toujours un statut chez Apple. Tout le monde connaît l’existence d’un système de castes officieux. Les designers industriels sont intouchables, comme l’était, jusqu’à la mort de Steve Jobs, un petit groupe d’ingénieurs qui avait travaillé avec lui pendant des années, certains même depuis les débuts d’Apple. Ce petit groupe d’ingénieurs porte le titre de DEST, comme distinguished engineer/scientist, technologist (« ingénieurs, scientifiques et techniciens distingués »). Ce sont des individus qui ont du poids dans l’organisation sans avoir aucune responsabilité managériale. Sinon, le statut d’un employé fluctue suivant l’importance des produits sur lesquels il travaille. Au fur et à mesure du succès grandissant de l’iPhone et de l’iPod, la frange la plus cool de l’entreprise était celle des ingénieurs logiciels travaillant sur le système d’exploitation mobile connu sous le nom d’iOS. Les ingénieurs en charge du hardware et, avec quelque réticence, les gens du marketing en charge de ces produits, étaient également assez haut dans l’échelle de préférence, suivis des membres des équipes iTunes, iCloud et autres services en ligne. Ceux qui travaillaient principalement sur le Macintosh, autrefois rois de la basse-cour, étaient à cette période considérés comme des employés de seconde zone. En termes de prestige, des fonctions telles que les ventes, les ressources humaines et le service client n’étaient même pas prises en compte.
La compartimentation par silos est certes la norme chez Apple, mais il est plus surprenant de constater qu’il y a des silos à l’intérieur des silos. « Il n’y a aucune porte ouverte chez Apple », affirme un ancien salarié. Les badges de sécurité permettent à un salarié l’accès à certaines zones, et il n’est pas rare que celui-ci puisse se rendre dans des lieux interdits à son chef. Certaines zones sont plus secrètes encore que d’autres et cela n’a rien à voir avec les projets spéciaux. Un exemple en est le célèbre laboratoire de design d’Apple. Son accès est tellement restreint que seuls quelques salariés ont pu apercevoir ce qui se trouve derrière ses portes.
Dans son livre à succès Incognito, le neurologue David Eagleman traite de l’impact délétère de la culture du secret. « La première chose à savoir sur les secrets », dit-il, « c’est qu’il n’est pas sain pour le cerveau de les garder. » Les gens veulent les révéler, explique-t-il, et manifestent une tendance naturelle forte à le faire. Apple résout ce problème en gardant ses salariés dans l’ignorance le plus longtemps possible. Mais cela soulève du coup la question du bien-être des salariés d’Apple.
Dans l’ensemble, Apple offre un environnement collaboratif et coopératif dépourvu de tout jeu politique. Ce qui permet cette coopération, selon d’anciens salariés, c’est la structure de commandement et de contrôle. « Tout le monde sait qu’une intégration harmonieuse entre les différentes parties est la clé pour que la magie opère », selon Rob Schoeben, un ancien vice-président qui supervisa le marketing produit des applications logicielles. « Chez Apple, les équipes travaillent constamment de concert. Steve vous aurait écharpé si ce n’était pas le cas », disait-il alors que Steve Jobs était encore vivant. Sous Bill Gates, Microsoft avait la réputation d’être un enfer pavé de luttes politiques, car Bill Gates trouvait positifs les résultats de cette philosophie de la loi du plus fort.
La culture d’Apple est peut-être coopérative mais elle n’est pas pour autant spécialement joyeuse, et n’est presque jamais de tout repos. « Lorsque vous êtes sur le campus, vous n’avez jamais le sentiment que les gens se laissent aller », dit un observateur familier des hautes sphères d’Apple. « Les disputes peuvent prendre un tour personnel et franchement moche. Il est considéré comme acceptable de détruire quelqu’un si cela permet de réaliser les meilleurs produits. » Les standards élevés imposés par Apple ne sont pas étrangers à ces situations. « La pression pour essayer d’être parfait est la préoccupation première », se souvient un ancien responsable. « Et il est difficile d’être parfait. » Un autre ancien familier du groupe explique que tous les responsables auraient des histoires à raconter de moments personnels ruinés à cause d’une « demande de Steve ». Par exemple : « J’étais en vacances et il a été décidé que mon produit serait intégré à la prochaine Keynote. J’ai dû sauter dans un avion pour aller répéter pendant tout le week-end. »
La mentalité concurrentielle d’Apple joue également. « Apple vous impose un combat décisif chaque jour où vous venez travailler », explique Steve Doil, un ancien responsable des approvisionnements chez Apple. « Si vous vous déconcentrez ne serait-ce qu’un instant, vous ralentissez toute l’équipe. » Un autre ancien responsable décrit la culture Apple dans des termes similaires. « C’est une culture d’excellence », indique-t-il. « Vous avez le sentiment que vous devez toujours donner le meilleur de vous-même. Vous ne voulez pas être le maillon faible. Il y a une réelle volonté de ne pas laisser tomber l’entreprise, car tout le monde autour de vous a travaillé très dur et s’implique totalement. »
La culture d’Apple est à l’exact opposé de celle de Google, où des affiches annonçant des activités externes, allant de la sortie au ski jusqu’à des rencontres avec des auteurs à succès, sont accrochées partout. Chez Apple, l’équipe d’iTunes soutient certes un groupe de musique local, il y a bien une salle de gym (payante), mais dans l’ensemble les salariés d’Apple ne viennent au travail que pour travailler. « Pendant les réunions, il n’y a pas de discussion sur la maison de campagne où vous avez passé le week-end », se souvient un ingénieur en chef. « Vous en venez tout de suite à l’ordre du jour. » Chez Apple, le contraste avec le monde extérieur est particulièrement fort. « Lorsque vous parlez avec des gens d’autres entreprises, vous ne ressentez pas la même intensité », dit cet ingénieur. « Chez Apple, les gens sont tellement impliqués qu’ils rentrent chez eux le soir sans faire une vraie coupure. Ce qu’ils font chez Apple est leur vraie religion. »
La philosophie du travail chez Apple n’a pas changé depuis des décennies. Voilà comment Joe Nocera décrivait la vision de Steve Jobs de l’environnement de travail d’Apple dans le magazine Esquire en 1986 :
Il parlait souvent, par exemple, de faire d’Apple un endroit « génial » où travailler, mais n’évoquait pas d’avantages ou de bonus irrésistibles. Il voulait plutôt créer un environnement où vous pourriez travailler plus et plus longtemps que vous ne l’aviez encore jamais fait, avec une pression et des délais implacables, des responsabilités que vous ne vous seriez jamais cru capable d’assumer, cela sans jamais prendre de vacances, en partant rarement en week-end… et sans que cela ne vous pose problème ! Vous en auriez redemandé ! Vous seriez arrivé à un point où vous ne pourriez plus vivre sans le travail, sans ces responsabilités ni cette pression infernale. Toutes les personnes présentes dans la pièce avaient connu de telles sensations au travail, des sensations enthousiasmantes, personnelles, voire intimes, et ce, parce qu’elles avaient travaillé pour Steve Jobs. Elles partageaient toutes cette expérience personnelle du travail en commun chez Apple. C’était leur lien et quiconque n’avait pas connu cela ne pouvait le comprendre complètement.
Presque personne ne décrit le travail chez Apple comme étant « sympa ». En fait, quand on pose la question de savoir si Apple est un endroit « sympa », les réponses sont remarquablement homogènes. « Les gens sont incroyablement passionnés par le travail qu’ils font ici », explique un ancien salarié. « Reconnaître et célébrer le succès ne fait pas partie de la culture. Tout tourne autour du travail. » Un autre ajoute : « Si vous êtes un geek fou d’Apple, c’est magique. Mais c’est aussi un endroit où le travail est difficile. Vous vous occupez de produits depuis la conception jusqu’au lancement, ce qui signifie beaucoup d’heures supplémentaires ». Un troisième esquive la question : « Apple étant leur passion exclusive, les gens sont en phase avec la mission de leur entreprise. »
S’ils n’y viennent pas pour s’amuser, ils n’y viennent pas non plus pour y gagner beaucoup d’argent. Apple a bien sûr généré sa part de millionnaires en stock-options, en particulier ceux qui ont eu la bonne idée de rejoindre l’entreprise dans les quatre ou cinq ans qui ont suivi le retour de Steve Jobs. « Vous pouvez gagner beaucoup d’argent dans la plupart des entreprises de la Silicon Valley », explique Frederick van Johnson, un ancien salarié du marketing d’Apple. « Mais l’argent n’est pas l’étalon de mesure. »
Apple a la réputation de payer des salaires compétitifs par rapport au marché, mais sans plus. Un haut responsable peut gagner 200 000 $ par an, avec une prime atteignant dans les bonnes années la moitié de ce salaire de base. Parler d’argent est mal vu chez Apple. « Je pense que travailler dans une telle entreprise, en étant passionné par la conception de produits géniaux, est suffisamment génial en soi », dit Frederick van Johnson, résumant la philosophie générale. « Pouvoir aller dans n’importe quel bar et constater que 90 % des gens qui sont là utilisent des appareils que votre entreprise a fabriqués… il y a quelque chose de génial là-dedans, et cela n’a pas de prix. »
Steve Jobs, dont le désintérêt pour les questions d’argent était célèbre, portait un regard tout en nuances sur la question du bonheur et de la joie de travailler chez Apple. « Je ne connais personne qui ne dirait pas que c’est l’expérience la plus enrichissante de sa vie », disait-il. « Les gens adorent ça, ce qui est différent de dire qu’ils y prennent du plaisir. Le plaisir est une notion tellement éphémère. »