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MAÎTRISER SON MESSAGE

J’ai rencontré Tim Cook pour la première fois le 20 octobre 2010, à l’occasion du lancement d’un produit Apple sur le campus de l’entreprise. Deux ans plus tôt, j’avais passé plusieurs mois à préparer un portrait non autorisé de Tim Cook qui avait fait la couverture du magazine Fortune sous le titre « Le génie derrière Steve : le brillant responsable des opérations, Tim Cook, pourrait-il un jour diriger l’entreprise ? ». Aucun journaliste n’avait jamais autant enquêté que moi sur son parcours, sa carrière ou sa personnalité. Et pourtant, je n’avais jamais pu obtenir d’interview avec lui. Je me présentais donc à un Tim Cook souriant. Alors que nous nous serrions la main, je m’attendais au moins à un signe indiquant que c’était effectivement la première fois que nous nous rencontrions, un hochement de la tête ou un clin d’œil signifiant quelque chose comme : « Mon dieu, je n’en reviens pas que vous ayez appelé mes camarades de classe du début des années 1980, à Auburn, et mon ancien patron chez IBM. »

J’avais tort. Les bavardages personnels n’étaient pas à l’ordre du jour. Ce n’était pas prévu dans le scénario Apple.

Quand Tim Cook et moi nous sommes croisés, j’étais dans la « salle de démo » après une conférence de presse intitulée Back to the Mac (Retour au Mac), à l’occasion de laquelle Apple avait dévoilé tout un tas de nouveaux ordinateurs. Ce genre d’événements peut sembler habituel pour les journalistes qui y assistent, mais ils sont loin d’être une simple routine pour les salariés d’Apple qui les préparent. Chaque année, un événement consacré à l’iPhone est organisé, qui coïncide souvent avec la Conférence Mondiale des Développeurs (Wordwide Developers Conference), le WWDC en langage Apple. Un autre événement, présentant l’offre musicale d’Apple, est souvent l’occasion de mettre en avant les améliorations apportées à iTunes ou à l’iPod. Les événements consacrés à l’iPad sont plus récents. Celui consacré au Mac est un classique. Ces manifestations sont très chorégraphiées et se déroulent sur l’un des trois sites suivants : l’énorme Moscone Center à San Francisco, le théâtre plus intime du Centre artistique de Yerba Buena ou l’auditorium du siège social à Cupertino, le Apple’s Town Hall Auditorium. Quel que soit le lieu, le format est le même : un discours présentant les nouveaux produits et services, généralement suivi de la possibilité d’utiliser les appareils. L’auditoire est généralement composé de journalistes, d’investisseurs et de partenaires. Dans cette dernière catégorie, on retrouve des compagnies de téléphonie mobile pour un événement iPhone, des développeurs de jeux vidéo pour un événement iPad et ainsi de suite. Mais la cible principale reste la presse, dont le rôle est de stimuler la blogosphère ou de déblatérer devant les caméras, en dévoilant au monde les dernières nouveautés qu’Apple a sorties de son chapeau.

Le jour où j’ai rencontré Tim Cook, Apple venait de dévoiler son MacBook Air, un ordinateur portable monocoque ultraléger au nouveau design révolutionnaire. Ainsi que s’enthousiasmait un communiqué de presse Apple, le nouvel ordinateur ne faisait « que 0,3 cm d’épaisseur à son minimum » et ne pesait « que 1,06 kg ». Quand Tim Cook s’approcha de moi, je me trouvais par hasard à proximité d’une table haute sur laquelle se trouvait un MacBook Air.

Il me demanda sur-le-champ ce que je pensais de l’ordinateur. Je ne savais trop quoi dire et je marmonnai donc quelque chose sous-entendant que j’étais impressionné. Il n’en fallait pas plus pour qu’il se lance dans un bref discours visant à m’expliquer à quel point le MacBook Air était étonnant. Sa capacité de stockage flash qui remplaçait les vieux disques durs – comme pour l’iPad ! – était fantastique. Le nouvel ordinateur était extrêmement fin, léger, et d’une rapidité inégalée. Il ne ressemblait en rien à ce qui avait été fait jusque-là dans l’industrie informatique.

Tim Cook et moi bavardâmes quelques minutes supplémentaires, tandis qu’un chargé des relations publiques traînait à proximité, en compagnie de Phil Schiller, le vice-président Marketing monde. Plus loin dans la pièce, un frêle Steve Jobs parlait avec d’autres journalistes en rappelant les points importants de la présentation qu’il venait de faire sur le MacBook Air. Une poignée d’autres cadres dirigeants se mélangeait à la presse et faisait écho à ce que disaient Steve Jobs et Tim Cook à propos des nouvelles fonctionnalités magiques de l’ordinateur.

Ces messages coordonnés étaient typiques d’Apple. Un exemple parmi d’innombrables autres de la façon consciente et énergique dont Apple gère son image, avec une apparente désinvolture qui ne laisse absolument rien au hasard. La diffusion de messages est un autre domaine dans lequel Apple suit sa propre voie. L’entreprise sort des sentiers battus lorsqu’il s’agit de raconter des histoires aux consommateurs ou de traiter l’information – exactement de la même manière qu’elle traite le silicium, le titane ou toute autre denrée aussi indispensable que précieuse. On pourrait résumer la philosophie d’Apple en deux mots : Gestion & Contrôle.

Apple fait preuve du même degré d’attention extrême quand elle communique avec le monde extérieur, mais elle adopte une approche différente en fonction du public. Avec les consommateurs, le message est omniprésent mais sa portée est limitée. Avec les journalistes, l’information devient une marchandise qu’Apple distribue au compte-gouttes et seulement après avoir évalué le risque encouru et les bénéfices potentiels. Avant de lancer, promouvoir et vendre un produit, Apple décide qui en parlera et à qui, quels seront les sujets abordés et quels membres de la presse auront l’honneur de pouvoir faire les interviews si convoitées. Les mots précis qu’Apple utilise pour communiquer son message sont tellement répétés que tout le monde, dans l’entreprise comme à l’extérieur, les connaît par cœur.

Les caractéristiques d’un message produit estampillé Apple sont, comme pour tant de choses avec cette entreprise, la simplicité et la clarté. Tout au long de son histoire, l’entreprise a dévoilé des produits ou des fonctionnalités qui n’existaient pas avant dans l’industrie ou bien qui représentaient de grands bonds en avant. Le design sobre et les capacités du premier iPod, ainsi que les prodigieuses fonctions multi-touch de l’iPhone, en sont deux exemples significatifs.

L’astuce pour vendre des produits révolutionnaires est d’en parler simplement. Bob Borchers, qui fut Responsable du Marketing produit pour l’iPhone, a décrit l’approche adoptée par Apple pour éduquer le public sur ce nouveau produit en 2007, alors que le marché des smartphones était dominé par BlackBerry et Palm. « Quand nous avons lancé l’iPhone, il aurait pu être un milliard de choses. Il avait de nombreux usages et de multiples fonctionnalités. » Plutôt que d’en dresser la liste complète, ajoute-t-il, les dirigeants d’Apple en ont retenu trois : « c’était un téléphone révolutionnaire ; c’était Internet dans votre poche ; c’était le meilleur iPod jamais conçu. »

L’important, selon Bob Borchers, était de mettre en avant précisément ce qui distinguait l’iPhone, tout en donnant aux consommateurs juste ce qu’il fallait pour qu’ils soient emballés. « Si vous comparez cette approche marketing avec celles des autres téléphones du marché, vous n’en trouverez aucune qui lui ressemble. Mais c’était pourtant bien le message que nous glissions dans tous les documents de toutes les réunions. Il était partout. »

Il serait facile de rejeter ce mode de répétition sous prétexte qu’il s’apparente à une forme d’endoctrinement sectaire, mais ce n’est qu’un des nombreux moyens utilisés par Apple pour se créer une identité de marque que lui envient tous les professionnels du marketing. La cohérence des messages permet de fidéliser les clients. Et des messages clairs peuvent aussi avoir un impact énorme sur le résultat de l’entreprise. « S’il y a une chose que j’ai apprise et qui me sert encore de temps en temps, c’est que la meilleure manière de transmettre un message est de le rendre clair, concis et de le répéter », explique Bob Borchers qui, après avoir quitté Apple, est devenu investisseur en capital-risque pour la firme Opus Capital installée dans la Silicon Valley.

« C’est un message dont vous allez vous lasser. Vous ferez vingt réunions et elles vous paraîtront toutes identiques. Mais c’est le but, car la personne qui entend ce message l’entend pour la première fois. Et c’est à partir du moment où, par ennui, vous commencerez à mélanger les messages que vous aurez des problèmes. Il est donc essentiel d’utiliser les mêmes mots, encore et encore. Ce seront ces mots qui atterriront dans l’oreille du consommateur, et que celui-ci emploiera à son tour pour décrire le produit à ses amis ».

L’heureuse conséquence pour Apple est que les consommateurs ne se sentent pas floués. Les fans d’Apple et les professionnels du secteur peuvent bien sourire quand on leur parle du fameux « champ de distorsion de la réalité » de Steve Jobs, cette capacité hypnotique du fondateur d’Apple à convaincre son auditoire des qualités de ce qu’il était en train de leur vendre. Mais pour les consommateurs, la réalité est façonnée par Apple. Le message leur parvient de toutes les directions, mais il est facile à comprendre. Il paraît naturel et non imposé. Ne vous y trompez pas : Apple a contrôlé la diffusion de ce message du début à la fin.

Apple étant considérée comme l’exemple par excellence de ce qu’est une organisation verticale, il va sans dire que l’art de la communication commence tout en haut de l’échelle. « Steve Jobs était un conteur », se rappelle un ancien cadre dirigeant. « Il pouvait créer une histoire à laquelle toute l’entreprise pouvait adhérer. C’est presque sans précédent pour une entreprise de cette taille. » Les cadres dirigeants apprenaient les histoires par cœur bien avant de commencer à les raconter aux consommateurs. Ils avaient déjà débattu, étudié, ajusté et testé l’histoire de nombreuses fois, entre le moment où Steve Jobs la leur avait racontée et le moment où ils la racontaient eux-mêmes en public.

Le « storytelling », cette méthode de communication consistant à raconter une histoire pour transmettre un message, peut paraître futile et difficile à quantifier dans un cadre professionnel, mais George Blankenship, directeur de l’activité distribution d’Apple à son lancement, explique le lien très réel entre le « storytelling » et la stimulation de la demande. « Si vous revenez en 2000 et observez Apple, vous constaterez que la plupart des gens savaient une chose à propos de ses produits : ils n’en voulaient pas. Il a donc fallu mettre en place une véritable pédagogie de masse. Nous devions être visibles par le plus grand nombre de personnes possibles afin que, à force de passer devant chez nous, ils se décident à rentrer. C’est ainsi que nous aurions une chance de leur raconter notre histoire, de manière respectueuse, aimable, amicale et sans insister. Ce n’est pas une question de prix. C’est une question de produit. »

Comme des missionnaires envoyés faire du prosélytisme de par le monde, les cadres d’Apple connaissent parfaitement le message. « L’objectif des Apple Stores était d’attirer les clients qui n’étaient pas des utilisateurs de Macintosh », indique Allen Olivo, un responsable marketing chez Apple à l’époque où les Apple Stores ont été ouverts, comme s’il venait de se concerter avec George Blankenship, ce qui n’est pas le cas. « Nous devions convaincre les sceptiques qui n’utilisaient pas nos produits et ne savaient pas tout ce qu’ils pouvaient faire avec ceux-ci. En rentrant dans un Apple Store, ils devaient pouvoir vivre une expérience à part, leur permettant de voir, toucher, sentir, utiliser et faire tout un tas de choses avec un Mac. »

À l’origine, le « storytelling » d’Apple est très conceptuel, car il ne dit pas aux clients ce qu’ils veulent acheter mais plutôt quel genre de personne ils souhaitent devenir. C’est un procédé publicitaire classique qui consiste à vendre une image associée à une marque plutôt que le produit lui-même. Depuis la campagne emblématique d’Apple « Think Différent » en 1997, qui mettait en scène des images de Gandhi, Albert Einstein et Bob Dylan (et non des produits Apple), jusqu’aux plus récentes silhouettes de jeunes branchés en train de danser au rythme de la musique de leurs iPods (avec les omniprésentes oreillettes blanches reliées à leurs corps sveltes par un fil blanc), Apple a excellé à vendre un mode de vie.

Néanmoins, une fois qu’elle a réussi à retenir l’attention du consommateur, Apple prend soin de lui expliquer en de minutieux et sublimes détails ce que ses produits peuvent faire.

Prenons l’exemple du lancement d’une nouvelle version de son logiciel iMovie en 2005. iMovie est l’un des nombreux logiciels contenus dans la suite logicielle iLife d’Apple, intégrée à la configuration standard des Mac. (Que vous en ayez conscience ou non, iMovie se trouve là, sur le dock, en bas de votre écran. Son icône est une étoile qui rappelle celles que l’on trouve sur le Hollywood Boulevard de Los Angeles). À l’origine, Apple a créé iLife parce qu’il y avait trop peu de développeurs indépendants qui écrivaient des programmes pour Mac. Proposer des programmes utiles valorisait le Mac et expliquer à ses clients à quoi servent ses logiciels est devenu une seconde nature pour Apple. En 2005, Apple lança une version haute-définition de iMovie. Les utilisateurs pouvaient monter des films personnels sur leurs Mac en transférant des vidéos de caméras portatives sur leur ordinateur. Les caméras haute-définition commençaient juste à se populariser et Apple se retrouvait confrontée au paradoxe de l’œuf et de la poule : il lui fallait démontrer la valeur de la vidéo HD afin de pousser l’utilisateur à adopter le HD, ce qui, à son tour, justifiait la valeur de ses logiciels et de son matériel. L’une des utilisations les plus courantes de iMovie était les vidéos de mariage faites maison. Si Apple ne fait pas d’étude auprès des consommateurs pour déterminer quel produit développer, elle est très attentive à la manière dont les consommateurs utilisent ces mêmes produits. L’équipe marketing préparant la sortie de iMovie HD, prévue à l’occasion du Macworld, le 11 janvier 2005, décida donc de filmer un mariage. Elle filma une somptueuse cérémonie : un élégant mariage aux chandelles, au Club des Officiers du Presidio de San Francisco. Il s’agissait d’un véritable mariage et la mariée était une salariée d’Apple. Mais il y avait un problème avec le film : Steve Jobs ne l’aimait pas. Il l’avait regardé la semaine avant Noël, se rappelle Alessandra Ghini, la responsable marketing chargée de préparer le lancement d’iLife, et il avait déclaré que le mariage de San Francisco ne dégageait pas l’atmosphère requise, celle qui montrerait ce que de simples amateurs pouvaient faire avec iMovie. « Il nous a dit qu’il voulait un mariage qui se déroule sur une plage, à Hawaï ou dans un autre endroit exotique. Nous n’avions que quelques semaines pour trouver un mariage sur une plage, le filmer, le monter et le faire valider par Steve Jobs. Avec aussi peu de temps devant nous, nous n’avions pas droit à l’erreur. »

Avec des délais très courts mais un budget illimité, l’équipe s’attela à la tâche. Elle contacta des agences artistiques de Los Angeles ainsi que plusieurs hôtels à Hawaï afin de savoir si des mariages étaient prévus durant les vacances de fin d’année, de préférence avec de beaux mariés. Ils touchèrent le jackpot à Hollywood : la superbe cliente d’une agence et son beau fiancé avaient en effet prévu de se marier à Maui pendant les vacances. Apple proposa de payer les fleurs, de filmer le mariage et d’offrir la vidéo au couple. En échange, l’entreprise voulait les droits sur une minute de film qu’elle choisirait.

Le tournage ne fut pas pris à la légère. Un directeur de la création d’Apple et son équipe prirent l’avion jusqu’à Hawaï. Ils travaillèrent avec les fleuristes locaux pour obtenir l’effet désiré. Ils firent aussi plusieurs réunions avec le couple qui était, on peut le comprendre, préoccupé par toute cette agitation. La veille du mariage, une équipe de cameramen passa du temps sur la plage pour bien repérer la position du soleil couchant. Peu après la cérémonie, le réalisateur téléchargea les prises de vues et appela en Californie : « Je suis vraiment content », annonça-t-il. Steve Jobs était satisfait lui aussi. Il valida le nouveau film quelques jours avant le Macworld. Au cours de la présentation de Steve Jobs fut donc projeté un extrait d’environ 60 secondes du mariage, dans lequel on voyait les mariés s’embrasser, la mariée et son père danser et le jeune couple s’éloigner dans le soleil couchant. Des versions un peu plus longues furent diffusées sur place et dans les Apple Stores. « Le budget était élevé », se rappelle Alessandra Ghini, que ces frais supplémentaires n’avaient pourtant pas dérangée. « Ce n’est pas surprenant, compte tenu des changements de dernière minute. »

Du point de vue d’Apple, peu importent les dépenses, car rien n’a plus de valeur que sa marque. C’est une approche nuancée et subtile, puisque neuf fois sur dix, le consommateur lambda ne s’en rendra pas compte. Mais là n’est pas la question : les obsessions d’Apple, jusque dans la manière dont l’entreprise véhicule son image, ne sont pas vaines, car elles invitent ses clients à penser instinctivement qu’Apple est au-dessus des autres. Cela explique pourquoi personne chez Apple ne trouve anormal d’engager l’Orchestre symphonique de London pour enregistrer la musique des bandes-annonces de iMovie.

Et personne ne sourcille face aux dépenses importantes qui s’avèrent inutiles. Ainsi, quand Apple se préparait à lancer la version Snow Léopard de son système d’exploitation Mac, l’équipe marketing avait prévu d’utiliser une photo issue d’une banque d’images, mais elle voulut essayer de faire mieux encore. Elle envoya donc, à grands frais, une équipe photographier un léopard des neiges en captivité. Néanmoins, Steve Jobs ne fut pas content du résultat et dit : « Il a l’air gras et mou, affamé et vif. »

La lumière se tamise. Un silence impatient se fait dans la salle. Graduellement, la musique diffusée (généralement de la variété, une chanson de U2 peut-être) s’arrête. Steve Jobs monte sur scène et la foule est en délire. Les cadres dirigeants d’Apple occupent les deux premiers rangs en compagnie de « VIPs », comme l’investisseur en capital-risque John Doerr ou encore Al Gore, qui est membre du Conseil d’administration d’Apple. À Cupertino, les salariés sont réunis dans les cafétérias pour regarder la présentation sur les télévisions en circuit fermé. Étant donné le penchant d’Apple pour le secret, ce que le public s’apprête à découvrir dans l’auditorium et que les téléspectateurs verront en ligne sur leurs iPads sera complètement nouveau ; aussi bien pour eux que pour les salariés d’Apple. Même ceux qui ont travaillé sur un élément du produit sur le point d’être lancé n’auront pas nécessairement une idée précise de ce qui sera annoncé à cette occasion. Ils ne connaissent que la partie du produit à laquelle ils ont participé.

Et voilà ce qu’est une Keynote, une présentation Apple. Steve Jobs comparait le marketing d’Apple à la couverture d’un livre dont les produits seraient les pages. Et à l’image de ces produits, qui sont le résultat d’ajustements presque infinis de leur design et de leur fabrication, chaque Keynote est un exercice très travaillé par lequel Apple présente au monde le fruit de son labeur.

Steve Jobs avait fait de ces présentations un art, une forme de performance artistique stylisée nécessitant la contribution de l’ensemble de l’entreprise. Comme un avion dont les pièces sont fabriquées dans le monde entier avant d’être assemblées dans un hangar géant au terme d’un pénible processus, ces présentations sont minutieusement conçues, morceau par morceau, puis assemblées pour être présentées au grand public le jour du lancement.

Sur scène, la Keynote prend la forme d’une longue série de remarques, en apparence spontanées, et de démonstrations en direct. En coulisses, les salariés d’Apple sont à bout. Pour ne rien laisser au hasard, ils ont répété pendant des mois, au cours desquels ils ont minutieusement réuni diapositives, photos et arguments clés. (Les diapositives seront bien entendu intégrées dans le logiciel de présentation éponyme, Keynote, lancé par Apple en 2003, en réponse à Microsoft Powerpoint. Le logiciel est né d’un programme que Steve Jobs utilisait pour faire ses présentations.) Pour un événement Mac, Steve Jobs travaillait à partir d’un Mac installé sur un chariot, sur scène. Dans les coulisses, un Mac identique reposant lui aussi sur un chariot contenait la même présentation, au cas où le premier ordinateur tomberait en panne. Steve Jobs répétait lui-même la présentation une douzaine de fois, afin que chacune de ses remarques soit énoncée de manière décontractée et sonne juste. Les partenaires – Apple invite des entreprises dont les logiciels fonctionnent sur ses produits afin qu’elles présentent leurs marchandises et étoffent ainsi l’offre d’Apple – auront eux aussi répété plusieurs fois, en suivant le timing et le scénario prévus par Apple. L’un des responsables d’une entreprise partenaire se rappelle avoir passé une semaine et demie à Cupertino avant le lancement d’un produit Apple. Il présenta ses produits devant un nombre croissant de cadres supérieurs, puis, finalement, devant Steve Jobs lui-même. L’assistant d’un autre cadre dirigeant, qui lançait un logiciel fonctionnant sur l’iPhone d’Apple, se souvient des consignes reçues : « Ils nous ont dit – ils ne nous ont pas demandé, ils nous ont dit – à quelle heure était la répétition, comment il fallait s’habiller et ce que l’on devait dire. Il n’y avait pas de discussion possible. »

Chaque Keynote ne concerne qu’un petit nombre de produits. Pendant des années, Steve Jobs fit l’ensemble de la présentation lui-même, en laissant des rôles de figuration à quelques salariés subalternes qui montaient sur scène pour présenter certaines fonctionnalités. Avec le temps, d’autres cadres dirigeants assumèrent des rôles de plus en plus importants. La fin de la Keynote est généralement annoncée par une diapositive sur laquelle est écrit One more thing (Une dernière chose) – indiquant par là que quelque chose d’important, de nouveau et de palpitant va être révélé (l’iPod Shuffle en 2005, le MacBook Pro 15 pouces en 2006 et le MacBook Air profondément relooké en 2010, par exemple.)

Les manifestations consacrées aux produits musicaux se terminent par la performance d’un grand nom de l’industrie musicale, comme John Mayer ou Chris Martin de Coldplay. En 2009, une Norah Jones assez hésitante chanta deux chansons à l’occasion d’un événement iTunes. Elle était visiblement perturbée par la frénésie névrotique qui avait précédé le concert. « Il y a beaucoup de secrets là-bas, beaucoup d’intrigues », déclara-t-elle, sa guitare électrique pendue au cou. « Je me sens soulagée d’un poids, maintenant que nous pouvons jouer. ». Elle ajouta : « Je rigole ». Mais ce n’était clairement pas le cas. Une fois que Norah Jones eût joué sa dernière note, Steve Jobs monta sur scène pour l’embrasser sur la joue.

Après le départ des spectateurs et la fin des réunions, les salariés d’Apple se rendent dans l’un des bars qui se trouvent à proximité, comme par exemple le XYZ Bar de l’hôtel W, juste en face du Moscone Center, afin de se détendre. Beaucoup prennent immédiatement des vacances. Ils savent qu’ils devront attaquer la préparation de la prochaine Keynote dès leur retour.

Les équipes marketing et communication d’Apple travaillent dans un bâtiment situé juste en face du IL-1, Infinite Loop appelé M-3 – le M faisant référence à Mariani Avenue, pas à Marketing. Quand les marketeurs entrent par la porte principale, ils doivent encore passer par deux portes sécurisées puis contourner un mur bleu clair pour atteindre leurs bureaux. Sur le mur, un message est peint en grandes lettres argentées : SIMPLIFIER, SIMPLIFIER, SIMPLIFIER. Un large trait figure en travers des deux premiers SIMPLIFIER.

Il n’y a pas que les produits Apple qui sont extrêmement simples. Il y a aussi la manière dont l’entreprise déploie sa marque. Prenons par exemple les formules type, utilisées à la fin de tous les communiqués de presse d’Apple. Fin 2011, on trouvait la version suivante : « Apple conçoit les Mac, les meilleurs ordinateurs personnels au monde, ainsi que le système d’exploitation OS X, les suites iLife et iWork et des logiciels professionnels. À l’avant-garde en matière de musique numérique avec ses iPods et l’iTunes Store en ligne, Apple a réinventé la téléphonie mobile avec son iPhone et son App Store révolutionnaires, et a récemment lancé l’iPad 2, qui préfigure l’avenir des appareils multimédias et informatiques mobiles. » Et voilà. Deux phrases pour décrire un chiffre d’affaires de 108 milliards de dollars. Chaque mot est choisi avec soin. Concevoir est le premier verbe. Les Mac viennent en premier, parce qu’après tout, les Mac étaient là en premier. Apple « est à l’avant-garde » et « réinvente ». Elle est « révolutionnaire » et si elle incarne quelque chose, c’est l’« avenir ». D’après un ancien marketeur d’Apple, « Révolutionner est peut-être le mot le plus employé par le marketing d’Apple ».

L’entreprise est tout aussi prudente quant à l’utilisation de la marque Apple. Tout d’abord, personne n’a carte blanche pour l’utiliser, et cela vaut également pour les personnes travaillant chez Apple. Un consultant qui avait mis le logo sur son site Internet pour montrer qu’Apple était un client s’est vu demander de le retirer. Les gens qui achètent les produits Apple, par contre, sont encouragés à afficher le logo Apple : dans les emballages de ses produits, Apple glisse des autocollants ornés de la pomme symbolique, qui finissent par se retrouver partout, que ce soit sur des cahiers, des pare-chocs de voitures ou des réfrigérateurs.

Et Apple insiste encore sur ce message pour les employés qui traitent avec le monde extérieur. « Rien ne doit nuire à la marque », déclarait Lars Albright, un ancien responsable d’iAd, la plate-forme de publicité mobile d’Apple, qui a quitté l’entreprise en 2011 pour fonder, une start-up (« SessionM ») qui aide les développeurs d’applications à fidéliser leurs utilisateurs. « Et cela vaut quel que soit le sujet. Vous vous demandez constamment : “Est-ce que cela risque de mettre la marque en péril ? Est-ce que nous sommes obligés de le faire ? Est-ce trop risqué ?” ».

Hiroki Asai est le Monsieur marque d’Apple. C’est un cadre sans histoire, presque inconnu du grand public. Il étudia le graphisme à la California Polytechnic State University, ou Cal Poly, où Mary LaPorte, son professeur, se souvient de lui comme de quelqu’un de très à cheval sur les détails et l’intégrité esthétique. « S’il voulait une tache de café sur une affiche, il faisait en sorte que ce soit du café et pas de l’encre marron », se rappelle-t-elle.

Après avoir quitté l’université, Hiroki Asai travailla pour une entreprise de conseil à San Francisco, dont Pixar puis Apple furent les clients. Il rejoignit Apple en 2001 et finit par travailler sous la responsabilité directe de Steve Jobs. On considère qu’il a le dernier mot concernant tout élément de marketing, à l’exception de la publicité. Le périmètre de ses activités chez Apple donne un aperçu supplémentaire de la tendance de l’entreprise à l’intégration. « Avec plus de 200 créatifs sous sa supervision, son équipe est responsable de l’ensemble du packaging des produits, de la décoration des Apple Stores, du site Internet et de la boutique en ligne, du marketing direct, des vidéos et des affiches pour les événements d’Apple dans le monde entier, depuis une dizaine d’années », indique son texte de présentation à Cal Poly. « Son équipe comprend des directeurs artistiques, des rédacteurs, des animateurs, des développeurs, des designers… C’est une équipe unique par sa taille, capable à la fois de concevoir, dessiner et produire l’ensemble des éléments de communication de l’entreprise, tous secteurs confondus et exclusivement en interne. » Chez Apple, Hiroki Asai est considéré comme une force silencieuse qui comprenait les idées de Steve Jobs concernant la marque Apple et savait, d’après un collègue, « comment canaliser Steve ». Hiroki Asai est aussi connu pour son apparence juvénile. L’un de ses collègues indique qu’il donne « l’impression de sortir tout juste d’une école de design ».

Apple avait une approche particulière de la publicité, sous le règne de Steve Jobs. Ce dernier considérait en effet que la publicité était l’une des clés du marketing et la gérait lui-même. Il avait des rendez-vous hebdomadaires avec Lee Clow, le directeur de la création de TBWA\Chiat\Day, de longue date l’agence d’Apple. Steve Jobs était aussi directement impliqué dans le choix des supports publicitaires. Il préférait les émissions de télévision qui correspondaient à la sensibilité supposée du client Apple. Modern Family, The Daily Show, et Family Guy faisaient partie des favoris. Les émissions de télé-réalité intelligentes comme The Amazing Race étaient préférées à des émissions comme Survivor, jugées plus mesquines. Steve Jobs entra dans une colère noire quand un spot publicitaire d’Apple fut diffusé par accident lors du programme de Glenn Becki sur Fox News Channel. Il détestait Fox News et, de manière plus générale, ne voulait pas qu’Apple fasse de publicité pendant les émissions consacrées à la politique.

Alors même que ses appareils, et en particulier l’iPad, en précipitaient la disparition, Steve Jobs croyait encore dans les médias imprimés. Il appréciait particulièrement les publicités pleines pages d’Apple en quatrième de couverture des grands magazines. Aujourd’hui, si vous prenez un magazine populaire, vous aurez des chances de voir une publicité Apple au dos. Monica Karo, la responsable de l’agence de communication OMD chargée d’acheter de l’espace publicitaire pour le compte d’Apple, tentait régulièrement de convaincre Steve Jobs de diffuser des publicités dans de nouveaux supports. Steve Jobs, le maître de la publicité, lui répondait toujours la même chose : « Occupez-vous des quatrièmes, moi je m’occuperai des premières de couverture. »

Que ce soit clair, les premières de couvertures ne peuvent pas être achetées, du moins pas dans les publications respectables. Mais elles sont extrêmement prisées par les marketeurs. Steve Jobs savait mieux que tout autre dirigeant au monde comment apparaître en première de couverture pour promouvoir un produit. Apple bénéficie aussi de publicité gratuite quand ses produits apparaissent dans une série télévisée populaire ou dans un film. Bien que l’entreprise affirme ne jamais donner d’argent dans ce but, les produits Apple sont apparus pas moins de 386 fois en 2010 dans des programmes originaux, selon Nielsen.

Une telle publicité n’a évidemment pas de prix. Peu de temps avant la sortie de l’iPad, l’entreprise avait accepté de fournir deux exemplaires en état de marche à la fameuse sitcom Modern Family de la chaîne ABC, qui consacra un épisode entier au fait que le personnage du père féru d’informatique, Phil Dunphy, désirait un iPad, qui devait justement sortir le jour de son anniversaire. « C’est comme si Steve Jobs et Dieu se concertaient pour dire “On t’aime, Phil” », déclarait le personnage.

Apple possède un avantage, qui est que les créatifs utilisent ses produits. « Je suis un fan d’Apple et un mordu de gadgets, alors je suis à fond là-dessus », reconnaît Steve Levitan, l’un des créateurs de Modern Family. « Le seul produit pour lequel j’ai fait la queue, c’est un iPhone. » Steve Levitan précise que l’idée de l’épisode sur l’iPad fut trouvée par son équipe de création. « Nous sommes très sélectifs. Nous n’utilisons dans le show que des produits que nous souhaitons utiliser par ailleurs, à titre personnel. » Il indique que l’équipe créative était très excitée d’apprendre que Steve Jobs était un fan de la série. Steve Levitan tenta d’organiser un voyage pour rencontrer Steve Jobs en Californie, mais la rencontre n’aboutit pas. Par la suite, il fut régulièrement en contact avec deux des salariés d’Apple parmi les plus connus d’Hollywood : Eddy Cue, à la tête d’iTunes et Suzanne Lindbergh, la responsable des placements de produits Apple basée à New York. Suzanne Lindbergh doit avoir le titre le plus cool parmi les responsables d’Apple : director buzz.

L’un des outils de « storytelling » les plus efficaces d’Apple est son usage musclé des relations publiques. Une fois de plus, c’est un exemple du mépris d’Apple pour les règles qui ont habituellement cours dans le monde de l’entreprise. Pour Apple, les relations publiques sont menées avec autant d’attention, de prudence et d’implacabilité que son approche du design et son culte du secret interne.

En effet, Apple « pense différent », même sur un sujet aussi terre à terre que de savoir qui parle au nom de l’entreprise. Au moment du lancement de l’iPhone, en 2007, cinq personnes très exactement avaient l’autorisation d’en parler à la presse : Steve Jobs, Tim Cook, Phil Schiller, Greg Joswiak et Bob Borchers. Greg Joswiak était vice-président en charge du marketing de l’iPhone et Bob Borchers travaillait pour lui. Les deux personnes les plus haut placées dans la hiérarchie, parmi toutes celles qui avaient participé directement à la création de l’iPhone, étaient Tony Fadell (responsable du matériel) et Scott Forstall (dont l’équipe avait développé le logiciel). Or, aucun des deux ne fit partie de la liste des personnes autorisées à parler dans les médias, ce dont l’un et l’autre furent assez mécontents.

En tant que membre le moins important hiérarchiquement de ce groupe, Bob Borchers expliqua les raisons pour lesquelles on avait privé de parole des personnes plus haut placées que lui. « Le problème avec ces types, c’est qu’ils sont extrêmement intelligents et qu’ils savent beaucoup de choses, mais qu’ils n’ont pas passé beaucoup de temps avec les journalistes. Il y a des risques pour qu’on leur pose des questions dont ils connaissent les réponses, mais qu’ils n’auront pas appris à éluder élégamment. »

Le département des relations publiques d’Apple ne travaille pas tant sur un principe de confidentialité sélective, en fournissant en fonction du besoin une information ciblée, que sur un principe de confidentialité totale. Ce doit être l’endroit de l’entreprise où l’on maîtrise le mieux l’art de dire non. Les membres de l’équipe RP ont des missions spécifiques, qui ont généralement trait aux produits. Ils parlent uniquement des produits et répètent surtout des informations factuelles concernant ceux qui sont déjà sur le marché. Il existe aussi des questions taboues, dont celles portant sur des produits qui ne sont pas encore sortis, ou celles relatives à la vie privée des cadres supérieurs d’Apple, aux détails sur les manifestations Apple à venir, et sur tout ce qui touche de près ou de loin au fonctionnement interne de l’entreprise. Un journaliste qui appelle ou rencontre un publicitaire d’Apple a plus de chances d’être sondé sur un reportage à venir que de récolter des informations d’une valeur quelconque.

La stratégie de relations publiques d’Apple avec les journalistes et les lobbyistes, d’où qu’ils viennent, est de faire preuve de la plus grande prudence en communiquant des informations. C’est une position que presque aucune autre société ne peut adopter. La norme dans le monde de l’entreprise est que les professionnels des relations publiques entretiennent des rapports avec les journalistes. Ils papotent avec eux, les flattent, leurs donnent des miettes d’informations – sans parler de repas arrosés – s’intéressent à leur vie privée et les invitent de temps à autre dans l’entreprise pour que les hauts dirigeants leur présentent les nouveautés.

Apple ne joue ce jeu qu’aux plus hauts niveaux. Katie Cotton, sa puissante vice-présidente responsable de la communication monde, est à la tête de l’appareil RP. Cette femme ambitieuse de 46 ans à la silhouette effilée a travaillé dans les années 1990 chez KillerAp Communications, une agence de relations publiques de Los Angeles, où elle représentait de jeunes entreprises du divertissement numérique comme RealNetworks et Virgin Interactive Entertainment. L’agence travailla pour le compte de NeXT, sans que Katie Cotton soit impliquée, et c’est grâce à des contacts dans la sphère Apple-NeXT qu’elle entra chez Apple en 1996. Grimpant jusqu’au plus haut niveau des RP, elle finit par rapporter directement à Steve Jobs dont elle défendait férocement la vie privée, ne permettant à personne de le rencontrer, à l’exception d’une poignée de journalistes. Protégeant l’entreprise du monde extérieur, c’est elle aussi qui fait régner l’ordre en interne, n’hésitant pas à s’attaquer à n’importe quel salarié d’Apple, quel que soit son poste, qui commettrait l’erreur de croire qu’il ou elle a le droit de parler au nom de l’entreprise. Dans un monde d’hommes où un jean propre est considéré comme une tenue professionnelle, Katie Cotton se démarque par son style. Ses robes et ses chaussures Alexander Wang sont bien plus marquées Manhattan que San Jose.

Sous le règne de Katie Cotton, Apple n’est pas un lieu propice à l’apprentissage des relations publiques, car les siennes sont essentiellement à sens unique. Les publicitaires travaillant dans d’autres entreprises, habitués dans une large mesure à être serviles avec les journalistes et leurs clients, sont fascinés par les manières peu diplomates d’Apple. « Ils sont très rentre-dedans et expansifs quand ils veulent obtenir quelque chose de vous », constatait la RP d’une grande entreprise du secteur technologique, partenaire d’Apple. « Mais dès qu’ils n’ont plus besoin de vous, c’est comme si vous n’existiez plus. Ils vont littéralement cesser de répondre au téléphone. Personne d’autre ne peut se permettre cela. »

Les RP d’Apple jouent volontiers la carte du favoritisme. Les journalistes et les patrons d’une poignée de publications privilégiées qui ont une relation de longue date avec l’entreprise, comme le magazine Fortune, ont droit à un traitement de faveur. C’est particulièrement vrai lors des lancements de produits, quand Apple négocie une exclusivité en échange d’une couverture privilégiée – les fameuses premières de couverture que Steve Jobs se vantait de gérer lui-même. iTunes, par exemple, a été dévoilé à la une de Fortune en 2003, avec une photo de Steve Jobs et de la chanteuse Sheryl Crow. L’année précédente, Apple avait accordé au magazine Time un aperçu exclusif du premier iMac à écran plat, et l’on voyait Steve Jobs souriant sur un écran lisse avec le titre : « Flat-out Cool »ii.

Les investisseurs ne sont pas à meilleure enseigne avec Apple. L’équipe de deux personnes qui s’occupe des relations investisseurs de l’entreprise ne dispense que peu d’informations aux actionnaires et aux analystes de Wall Street, à la différence de toutes les autres entreprises. De même, Apple ne consacre pas toute une journée aux analystes, comme cela se fait ailleurs : une journée au cours de laquelle des cadres supérieurs présentent les projets de leur entreprise devant un parterre de centaines d’investisseurs. Steve Jobs traitait les investisseurs avec un mélange de méfiance et de mépris. « C’était le seul PDG qui ne rencontrait pas les investisseurs », indique Tony Sacconaghi de l’agence Sanford Bernstein. « Vous pouviez être un actionnaire possédant pour deux milliards de dollars d’actions depuis cinq ans et n’avoir jamais rencontré Steve Jobs. » Tony Sacconaghi considérait qu’il ne fallait pas compter sur l’équipe dirigeante d’Apple pour récolter des informations, à une exception près : « Tim Cook est le seul qui donne quelque chose qui sorte du scénario prévu par Apple. »

Apple fait exception à la règle quand il s’agit de communiquer en direction du public. Elle prend alors bien soin des journalistes spécialisés, sans essayer de leur imposer quoi que ce soit. Deux journalistes sont particulièrement importants : David Pogue du New York Times, et Walt Mossberg, du Wall Street Journal.

David Pogue est un célèbre journaliste, spécialisé dans l’électronique grand public, connu pour ses traits d’esprit. Un ancien ingénieur d’Apple ayant travaillé sur iTunes se rappelle avoir été appelé chez lui peu de temps après la naissance de son premier enfant. « L’Apple TV de David Pogue était en train de tomber en panne », raconte l’ingénieur. « Ils voulaient que je vérifie les registres de son Apple TV. Je leur ai demandé : “C’est une blague ?”. Mais quand il y a un incendie, si vous voulez l’éteindre rapidement, vous contactez tous les experts possible. L’Apple TV était sur le point de sortir et Apple est très soucieuse de son image auprès du public. »

David Pogue, qui écrit aussi des guides pratiques réputés et totalement décalés pour les utilisateurs d’ordinateurs, est un leader d’opinion influent. Mais aucun journaliste n’est aussi important aux yeux d’Apple que Walt Mossberg. (Dans les cercles des produits technologiques grand public, le nom de Walt Mossberg est presque aussi connu que celui de Steve Jobs.) Ancien correspondant à la Défense, Walt Mossberg est devenu le critique le plus influent des États-Unis en matière de technologies grand public, en se faisant le défenseur du client moyen, ce qu’il considère être lui-même. Tout au long du second règne de Steve Jobs, Walt Mossberg fut un ardent partisan des produits Apple, un promoteur infatigable de la simplicité d’utilisation et de la supériorité technique d’Apple par rapport à l’ennuyeux et complexe PC incarné par Microsoft. Steve Jobs récompensa Walt Mossberg en faisant de rares apparitions lors des conférences All Things Digital consacrées à la technologie et organisées par Walt Mossberg et Kara Swisher, journaliste de la Silicon Valley.

Si Walt Mossberg désapprouvait un produit Apple, on savait sans hésitation quel parti prendrait Steve Jobs. En 2008, quand Walt Mossberg, avec beaucoup d’autres, critiqua sévèrement MobileMe, un service de synchronisation d’e-mail qui était censé imiter une fonctionnalité du smartphone BlackBerry, Steve Jobs entra dans une colère noire. Il réunit les membres de l’équipe de MobileMe et leur reprocha de l’avoir déçu, de s’être déçus eux-mêmes et les uns les autres. Pire encore, ils déconsidéraient publiquement Apple. « Vous avez terni la réputation d’Apple », leur dit-il. « Vous devriez vous détester tous autant que vous êtes pour cet échec. Notre ami Walt Mossberg ne chante plus nos louanges. »

Des célébrités de toute sorte sont reçues avec le tapis rouge chez Apple, qui sait parfaitement que leur plaire est la base de toute bonne gestion d’image. Steve Doil, ancien cadre supérieur chez Apple au début des années 2000, évoque la requête qui remonta jusqu’à lui quand le crooner Harry Connick Jr. demanda un nouveau moniteur pour son Mac. « C’était ma première escalade », indique-t-il, évoquant le processus d’Apple consistant à faire remonter une requête émise par un VIP. Harry Connick Jr avait envoyé un e-mail à Steve Jobs, précise Doil, qui avait transmis la demande à Tim Cook, qui l’avait ensuite passée à Deirdre O’Brien, l’une des responsables de l’approvisionnement. « Elle m’a dit : “C’est ta première demande de Steve. Ne déçois pas.” » Doil envoya le moniteur 35 minutes plus tard.

L’approche RP d’Apple est unique mais elle n’est pas novatrice. En fait, l’attitude d’habile bonimenteur de Steve Jobs avec le public et de flatteur auprès des plumes influentes rappelle le modèle mis en place par l’un de ses héros, Edwin Land, l’inventeur de l’appareil Polaroid. Des dizaines d’années avant que Steve Jobs ne développe sa vision d’Apple et de ses produits, Edwin Land maîtrisait déjà l’art de la promotion chez Polaroid. Il organisait des événements tape-à-l’œil pour lancer des produits importants. Edwin Land faisait en sorte que les journalistes des publications à fort tirage couvrent l’événement, en plus des journalistes spécialisés sur lesquels on pouvait compter. Quand il dévoila son système de photographie instantanée en 1947, par exemple, Edwin Land invita le New York Herald Tribune en même temps que le National Photo Dealer pour son discours à l’Optical Society of America. Comme Steve Jobs, Edwin Land avait une certaine affection pour Fortune, d’après Victor McElheny, biographe de ce dernier et auteur d’un livre dont le titre pourrait facilement servir d’épitaphe à Steve Jobs : Exiger l’impossibleiii. Victor McElheny note que Edwin Land était tellement doué pour la promotion de ses produits que ses inventions étaient exposées dans les musées à la mode, alors qu’elles étaient toujours en vente. Selon Victor McElheny : « Il comprenait la publicité ».

Steve Jobs ne dit jamais s’il avait ou non appris la magie de la promotion en étudiant Edwin Land. Mais il ne cachait pas son admiration pour ce grand homme. Il lui rendit visite en 1983, après que ce dernier eut été licencié par Polaroid. D’après John Sculley, l’ancien PDG d’Apple, qui accompagna Steve Jobs à ce rendez-vous, les deux hommes sympathisèrent autour de leur capacité commune à imaginer des produits révolutionnaires. Quelques années plus tard, Steve Jobs parla avec passion d’Edwin Land dans une interview à Playboy. « Edwin Land aimait faire bouger les choses », racontait Steve Jobs. « Il a quitté Harvard pour fonder Polaroid. Il était non seulement l’un des grands inventeurs de notre époque mais, encore plus important, il a compris les rapports entre l’art, la science et les affaires et a construit une entreprise reflétant cela. » Il décrivit la décision du conseil d’administration de Polaroid de licencier Edwin Land de sa propre entreprise comme « l’une des choses les plus stupides que j’ai jamais vue ». Steve Jobs continua de penser à Edwin Land pendant des années et, de temps en temps, il y faisait référence, fâché du manque de considération porté à l’un des grands entrepreneurs et conteurs de ce monde.

Ce n’est pas seulement avec la presse qu’Apple est très prudente. Elle est tout aussi avare de son temps ou de sa notoriété quand il s’agit d’aider le marketing d’une autre entreprise. Il est rare de voir un responsable d’Apple apparaître à un événement consacré à un produit qui ne vient pas de chez Apple, et encore plus rare de trouver un chercheur universitaire indépendant qui ait étudié Apple sans la coopération de cette dernière. L’entreprise dont on parle le plus au monde pourrait bien être celle qui est la moins bien étudiée, du moins de l’intérieur.

David Yoffie, un universitaire de la Harvard Business School qui a fait une analyse d’Apple, devient presque nostalgique quand il évoque le sujet. David Yoffie donne des cours sur la stratégie, la technologie et la concurrence internationale, des sujets qui, de plus en plus, ne peuvent être maîtrisés sans une connaissance approfondie d’Apple. David Yoffie, qui enseigne à Harvard depuis 1981, fut à une époque la plus grande autorité du monde universitaire sur Apple, après avoir arpenté librement ses couloirs au début des années 1990. « Pour mon étude de cas sur Apple, John Sculley (alors PDG) m’avait donné un accès total pendant six à huit mois, y compris pour réaliser une tonne d’interviews en interne », confirme David Yoffie.

Avec le temps, la relation de David Yoffie avec Apple s’est compliquée, jusqu’à ce que Steve Jobs éprouve des « sentiments mitigés » à son égard. David Yoffie avait rejoint le conseil d’administration d’Intel en 1989, mais il continuait pourtant de faire publiquement des commentaires sur différentes entreprises, en tant que professeur à Harvard. « J’étais très critique sur Apple entre 1997 et 2000 », se rappelle-t-il. Il finit par être victime de la mémoire d’éléphant de Steve Jobs. Le sort d’Apple s’améliora, avec entre autres l’utilisation de processeurs Intel pour ses ordinateurs Macintosh, mais David Yoffie resta en discrédit, bien qu’il ait « changé d’avis » et se soit mis à faire des commentaires positifs sur Apple. « (Steve Jobs) avait dit qu’il était prêt à me laisser revenir une fois qu’Intel et Apple auraient une relation officielle. Puis il me dit : “Non, vous avez été trop critique”. »

En septembre 2010, David Yoffie publia une mise à jour de son étude de cas, la huitième depuis la première version établie, du temps où John Sculley était PDG. L’étude débute par une présentation de l’histoire d’Apple, en commençant par un résumé des événements récents, dont il ressort qu’« en tout point de vue, le redressement d’Apple est un véritable exploit ». Avec les années, David Yoffie a développé une connaissance approfondie de l’industrie technologique et a siégé aux conseils d’administration de TiVo, Financial Engines et HTC, un concurrent d’Apple, en plus de celui d’Intel. Mais, malgré sa connaissance du secteur, l’étude de cas de David Yoffie sur Apple ne contient pas une miette d’information originale. (Il a reconnu le manque d’informations nouvelles, tout en indiquant que l’étude a gagné le prix European Case Clearing House dans la catégorie étude de cas en 2011.)

David Yoffie n’est certainement pas le seul universitaire à qui Apple a fermé sa porte. Le physicien Geoffrey West est l’ancien président du Santa Fe Institute et un chouchou des intellectuels de la Silicon Valley. Il a récemment orienté ses recherches sur la vie et la mort des sociétés. À son grand regret, Apple ne fait pas partie de son champ d’observation. « Je ne sais rien d’Apple en tant qu’entreprise. Tout ce que je sais, c’est que j’adore leurs produits. Dans mon travail, Google revient tout le temps. Je n’ai jamais entendu personne parler d’Apple dans le monde universitaire. Et contrairement à Amazon et à Google, je ne connais même personne qui travaille pour Apple. »