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REPENSER LE LEADERSHIP
Le 24 août 2011, le jour où Steve Jobs démissionna de son poste de PDG d’Apple, celui-ci assista à une réunion du comité de direction. Gravement malade, il était parvenu à la conclusion que le moment était venu de céder son poste. Il fut néanmoins nommé président du conseil, redonnant l’espoir aux employés d’Apple, aux clients et aux investisseurs qu’il continuerait à exercer une influence sur l’entreprise et qu’il ne serait jamais très loin.
Ce que Jobs appréciait le plus était les produits. Même s’il venait ce jour-là pour annoncer en personne à ses directeurs qu’il se retirait, il savait qu’il aurait une fois encore le plaisir de voir les dernières offres d’Apple. En effet, Apple n’était qu’à quelques semaines du lancement de son nouvel iPhone, qui incluait pour la première fois un logiciel d’assistant personnel à l’intelligence artificielle, appelé Siri. Tout comme l’ordinateur HAL dans le film de Stanley Kubrick, 2001 : L’odyssée de l’espace, Siri répond aux questions de son propriétaire. C’était le début de l’accomplissement d’une des promesses de la révolution informatique à laquelle Steve Jobs avait contribué vingt-cinq plus tôt, celle d’utiliser le pouvoir des ordinateurs pour améliorer le quotidien de l’Homme.
Scott Forstall, le patron des logiciels pour mobiles d’Apple, faisait une démonstration de Siri au conseil lorsque Jobs l’interrompit. « Passe-moi le téléphone », dit-il, indiquant qu’il voulait tester lui-même la technologie d’assistant personnel.
Scott Forstall, qui avait travaillé pour Steve Jobs durant toute sa carrière, d’abord à NeXT puis chez Apple, hésita. C’est un ingénieur doté du sens du spectacle, de l’ambition, du charisme et de l’intelligence brute propres à Steve Jobs. L’hésitation de Scott Forstall était toutefois justifiée : tout l’attrait de Siri tenait dans le fait qu’il apprend à reconnaître la voix de son maître avec le temps, en s’adaptant à ses particularités et en intégrant des détails personnels. Siri était comme un gant de base-ball moulé sur la main de son porteur, et cette unité-là connaissait Scott Forstall. Pour diverses raisons, comme le caractère colérique bien connu de Steve Jobs, le fait que c’était un jour particulier et le stress de présenter un produit inachevé si près de sa date de lancement, Scott Forstall rechignait à passer le téléphone à Steve Jobs. « Attention », dit-il à un homme qui n’avait jamais fait attention de sa vie. « Je l’ai bien habitué à ma voix. »
Steve Jobs, comme à son habitude, ne renonça pas. « Donne-moi le téléphone », grogna-t-il, invitant Scott Forstall à faire le tour de la table et à lui donner l’appareil. Steve Jobs, qui avait supervisé l’achat de la start-up à l’origine de la technologie Siri, posa quelques questions anodines à l’ordinateur. Puis il passa à un registre plus existentiel, demandant « Es-tu un homme ou une femme ? ». Et Siri répondit : « On ne m’a pas donné de genre, Monsieur. » Cela déclencha des rires et un certain soulagement autour de lui.
Si la question du sexe de Siri permit de détendre l’atmosphère de cette réunion délicate du conseil, il est clair que lorsque Steve Jobs s’empara du prototype, un sursaut d’anxiété traversa Scott Forstall. Cette scène permet assez bien de comprendre ce qui fait qu’Apple est géniale, mais aussi différente de la plupart des autres grandes entreprises. C’est une entreprise hors normes qui a mobilisé sa main-d’œuvre la plus qualifiée sur un seul produit. Ce produit a été développé dans le secret le plus total, et son fonctionnement et son design témoignent d’un sens du détail tournant à l’obsession. Cette scène permet également de contempler pour la dernière fois une espèce à part de PDG, dont les traits de personnalité (narcissisme, fantaisie, indifférence envers ce que les autres ressentent) sont parmi ceux que la société considère habituellement comme négatifs. Mais le sont-ils vraiment ? À voir la manière dont Apple fait des affaires et avec laquelle ses dirigeants vont à l’encontre de toutes les soi-disant bonnes pratiques de management, on peut se demander si le succès d’Apple est unique en son genre, ou bien s’il est un modèle que les autres devraient étudier et imiter ?
Il est finalement assez logique que le dernier acte officiel de Steve Jobs ait été d’examiner un iPhone, dans la mesure où la réinvention du smartphone quatre ans plus tôt et la domination d’Apple dans ce secteur ont permis de démontrer la force singulière de l’entreprise et de Steve Jobs lui-même. Pour lancer l’iPhone en 2007, Steve Jobs dut complètement bouleverser Apple. Il voyait l’iPhone comme un appareil révolutionnaire combinant les fonctionnalités d’un smartphone avec la capacité de stockage et d’écoute de la musique d’un iPod. Comme si le mariage de ces deux inventions n’était pas un défi assez stimulant, s’y ajoutait le fait que le résultat exigeait un design digne de ce nom, une interface logicielle facile à utiliser, et le petit plus qui fait toute la différence (l’écran tactile en verre, par exemple).
Les effectifs de l’équipe en charge de l’iPhone à l’époque suffisaient déjà à peine. Sa seule existence mettait le reste de l’entreprise à rude épreuve. Des raids sur d’autres départements d’Apple, en particulier celui du développement logiciel du Macintosh, avaient eu pour effet de suspendre la plupart des projets en cours. La dernière version du système d’exploitation du Mac fut retardée parce que les ingénieurs chargés d’écrire le code avaient été basculés sur le développement de l’iPhone. Un certain ressentiment commença à poindre parmi les salariés qui n’avaient pas été choisis pour ce projet quand ceux-ci constatèrent que leur badge électronique d’identification était soudainement désactivé dans les zones de l’entreprise réservées au développement de l’iPhone. Tous les produits Apple sont égaux en droits, mais certains sont plus égaux que d’autres.
Une élite parmi l’élite avait été créée et le coup de collier nécessaire pour finir l’iPhone ressemblait à une mobilisation générale en temps de guerre. Les ingénieurs d’Apple utilisaient une terminologie militaire macabre pour décrire la phase de développement du produit à l’approche du lancement : la « marche forcée ».
Tous les PDG n’attendent pas ni ne demandent à leurs employés les plus talentueux de travailler durant leurs vacances, comme l’a fait Steve Jobs pendant des années lorsque l’exposition annuelle Macworld se tenait juste après le jour de l’An. Mais Steve Jobs faisait oublier la vraie vie aux employés d’Apple. C’était lui qui avait fondé l’entreprise en 1976 avec son copain Stephen Wozniak. Lui encore qui pilota le développement du Mac au début des années 1980, puis qui démissionna écœuré en 1985 lorsque le PDG qu’il avait recruté pour gérer l’entreprise réduisit son autorité, et lui enfin qui fit un retour triomphal en 1997 pour sauver l’entreprise assiégée. Près de dix ans plus tard, Apple régnait comme le point le plus brillant dans la constellation des entreprises technologiques, et son étoile était sans conteste possible Steve Jobs lui-même.
Même lorsqu’il ne se promenait pas dans les couloirs d’Apple, Steve Jobs était loin d’être un PDG absent. Bien sûr, son bureau situé dans le bâtiment IL-1, Infinite Loop était inaccessible pour la plupart des employés. Pour autant, Steve Jobs était totalement présent dans la vie d’Apple. Tous les salariés pouvaient l’apercevoir à la cafétéria de l’entreprise, généralement en train de discuter avec son designer en chef et alter ego, Jonathan Ive. Ils le voyaient se promener dans le campus ou apercevaient sa voiture garée devant le bâtiment IL-1. Ils assistaient à ses présentations avec autant de ferveur que le public pour comprendre la direction que prenait leur entreprise. Steve Jobs était certes un être inapprochable, et il était fort probable que la plupart des salariés n’assisteraient jamais à une réunion avec lui ; mais ils savaient que ce sur quoi ils travaillaient serait, à un moment ou un autre, vu par « Steve ». Tout remontait vers lui et son empreinte se retrouvait sur tout ce qu’Apple faisait d’important.
À la veille du lancement du premier iPhone, Steve Jobs était au sommet de ses capacités et au meilleur de sa forme. Il avait apparemment vaincu le cancer et survécu à l’ablation d’une tumeur maligne au pancréas deux ans plus tôt. Il avait très peu communiqué sur sa maladie, sinon pour dire qu’il ne s’agissait pas du type commun de cancer du pancréas, qui tue rapidement. Paré de son invariable uniforme composé d’un pull noir à col roulé, de jeans Levi’s, de chaussettes noires, de baskets New Balance et de lunettes rondes au style sixties, Steve Jobs portait beau et paraissait robuste avec sa barbe mi-courte poivre et sel. Ayant dépassé la cinquantaine deux ans plus tôt, Steve Jobs était à la fête. Apple avait redéfini l’industrie de la musique avec l’iPod et l’iTunes Music Store. Cette année-là, Steve Jobs avait vendu son projet annexe, Pixar, à Disney pour 7,5 milliards de dollars, faisant de lui l’actionnaire le plus important de la célèbre entreprise de divertissement, un membre de son conseil d’administration et un multimilliardaire.
Mieux que quiconque, Steve Jobs pouvait voir dans le futur de l’industrie des nouvelles technologies. Mais quatre ans plus tard, après tout ce qu’Apple avait accompli entre le premier iPhone et le nouveau modèle que Steve Jobs tenait dans sa main, il s’abstint de poser à Siri la question existentielle qu’il savait être au-dessus des capacités, pourtant déjà importantes, de celui-ci : « Quelle entreprise sera Apple après mon départ ? »
La marche forcée qui conduisit à l’iPhone fut un cas d’école chez Apple : les favoris étaient en course, les ressources clés étaient détournées vers un produit qui avait capté l’attention du PDG, les heures ne se comptaient plus et pourtant le travail en valait la peine. Une autre entreprise avec un chiffre d’affaires de 108 milliards de dollars aurait-elle pu accomplir un tel travail dans le même laps de temps ? Probablement pas, à moins de disposer d’un PDG qui croyait qu’il pouvait changer le monde et que son entreprise pouvait « laisser sa marque dans l’univers ». Après sa mort à 56 ans le 5 octobre 2011, Steve Jobs fut justement célébré pour son extraordinaire contribution à la redéfinition de plusieurs industries. Il en a révolutionné pas moins de quatre : les ordinateurs, la musique (avec l’iTunes Store et l’iPod), le cinéma (avec Pixar, un pionnier de l’animation numérique), et les télécommunications (avec l’iPhone). Après avoir contribué, jeune homme, à façonner l’industrie de l’informatique, il s’apprêtait à écrire une nouvelle page de son histoire. Des mois avant son décès, aux débuts triomphants du deuxième iPad d’Apple, Steve Jobs annonça le début de l’ère « post-PC », signifiant par là que l’informatique ne serait plus circonscrite à un bureau ou un portable. Avec Apple, il géra une entreprise dont les produits sont connus dans le monde entier mais dont les méthodes demeurent top secret.
Si Apple était perçue à sa juste mesure, ses fans et ses ennemis y verraient un maelström de contradictions, une entreprise dont les méthodes vont à l’encontre de décennies de pratiques managériales bien établies. C’est comme si Apple ne prêtait aucune attention à ce que l’on peut enseigner dans les écoles de management. Et c’est exactement le cas.
Apple cultive le secret à une époque où la tendance dans les affaires est à la transparence. Loin d’être autonomes, ses salariés opèrent dans un spectre très étroit de responsabilité. On se souvient que Steve Jobs encourageait en 2005 les étudiants de Stanford à ne pas laisser « le bruit des opinions des autres interférer avec leur propre voix intérieure, leur cœur et leur intuition ». Pourtant, les employés d’Apple sont tenus de suivre les ordres, et non d’émettre des opinions. Les bons managers, nous a-t-on appris, savent déléguer. Le PDG d’Apple voulait tout contrôler, depuis la validation de chaque publicité créée par l’entreprise jusqu’à la décision de qui assisterait ou non aux séminaires secrets de l’entreprise.
Apple bafoue également une autre règle d’or du capitalisme actuel : elle laisse systématiquement de l’argent sur la table à une époque où les bénéfices sont rois et où les revenus trimestriels exercent une emprise tyrannique sur ses voisines cotées en bourse. Apple, en fait, accorde peu d’intérêt à Wall Street, considérant les investisseurs, au pire comme dérangeants, au mieux comme un mal nécessaire. Elle vise à maintenir un esprit start-up à une époque où les entreprises des secteurs des nouvelles technologies, autrefois souples (Microsoft, Yahoo !, AOL, et même Cisco), se rigidifient inévitablement comme s’il s’agissait d’un effet secondaire de leur croissance.
Apple n’est même pas un endroit où il est particulièrement agréable de travailler, à une ère où des légions d’entreprises se battent pour être classées dans la liste du magazine Fortune des lieux de travail les plus désirables. (Apple s’excluant d’elle-même de la compétition, en choisissant de ne pas concourir.) Pourtant, force est de constater qu’Apple agit de manière sensée. En fait, elle a commis peu d’erreurs depuis le retour de Steve Jobs à Cupertino en 1997. Dans la deuxième moitié de 2011, Apple et Exxon Mobil étaient au coude à coude pour le titre de la plus grosse capitalisation boursière.
Si Apple réussit si bien ce qu’elle entreprend, comment au juste fait-elle les choses ? L’environnement de travail de Google s’est façonné dans la culture populaire. « Hey, je peux aller au boulot en pyjama, manger des céréales et faire des joutes en trottinette avec les autres ingénieurs, ouais ! »
Seules quelques rares personnes ont une idée exacte du quotidien dans les locaux d’Apple quand les caméras ne sont pas pointées sur l’un des dirigeants en train de faire une démo (soigneusement répétée), lors du lancement d’un produit Apple.
C’est ce que veut Apple. Pour elle, le sujet des méthodes de travail est tabou. En privé, les cadres parlent de son fonctionnement comme de la recette secrète d’une « sauce » Apple. Tim Cook, longtemps directeur des opérations et PDG depuis août 2011, six semaines avant le décès de Steve Jobs, a évoqué une seule fois le sujet. « C’est une partie de la magie d’Apple », répondit-il à un analyste de Wall Street qui l’interrogeait sur le processus de planification d’Apple. « Et je ne laisserai personne percer le secret de cette magie, car je ne veux pas que l’on nous copie. »
En ce qui concerne les gadgets d’Apple, aussi sûrement que les gens les aiment et les admirent, peu comprennent la manière dont Apple les fabrique et les commercialise. Si l’on veut essayer de comprendre, il faut se pencher sur les pratiques de travail chez Apple : comment ses dirigeants fonctionnent, comment l’entreprise oppose des équipes techniques les unes aux autres, et son approche unique, ou son manque total d’approche, de l’évolution de carrière. Tandis que de nombreux cadres moyens d’Apple peinent, des années durant, dans le même poste (encore une différence avec le système de promotion qui a généralement cours dans les entreprises), une poignée de lieutenants de confiance ont gravi les échelons pour devenir les dirigeants de la prochaine génération.
Ce livre est une tentative d’intrusion dans le monde fermé d’Apple et de décodage des secrets de ses systèmes pour que des aspirants entrepreneurs, des managers curieux, des PDG envieux et des créatifs rêvant de transformer leurs visions en inventions puissent comprendre les processus et les habitudes de l’entreprise. S’il est possible, et ce n’est pas évident, d’imiter Apple, qui ne voudrait pas tenter sa chance ? Pour entreprendre cette tâche ardue, le plus logique serait de commencer par Steve Jobs. Steve Jobs est mort dans sa maison de Palo Alto en 2011, mais son esprit habite Apple Inc. pour les années à venir. Pour comprendre comment fonctionne Apple, il faut apprécier à quel point le style de Steve Jobs allait à l’encontre de ce que l’on attend généralement d’un PDG.
Steven Paul Jobs a changé le monde, alors qu’il était l’archétype du gars ordinaire. En un paradoxe qui fait écho aux nombreux paradoxes de son entreprise, Steve Jobs était un esthète urbain qui vivait néanmoins la vie d’un banlieusard invétéré. Il professait un dédain pour les centres commerciaux, et c’est pourtant dans l’un d’eux qu’il installa le premier Apple Store de son entreprise. Il allait au travail en voiture tous les jours, se sentant plus à l’aise sur le périphérique que dans le centre de la ville.
Il est né à San Francisco en 1955. Ses parents adoptifs déménagèrent d’abord à Mountain View, puis à Los Altos, deux petites villes de ce qui était appelé à l’époque Santa Clara Valley. Il fréquenta un collège dans les environs de Cupertino et, d’une certaine manière, ne quitta jamais les lieux. À de brèves périodes, il s’écarta de la bande ensoleillée et aride qui s’étend entre San Francisco et San Jose, une zone où toute une collection d’entreprises naissantes de technologie de défense remplaçaient les vergers d’abricotiers et de pruniers qui parsemaient le paysage lorsque Steve Jobs était enfant. Il passa brièvement à l’université de Reed dans l’Oregon, un campus libéral où les années 1960 se prolongèrent tranquillement dans la décennie suivante. Steve Jobs campa un moment sur la ferme d’un ami dans l’Oregon, mais retourna chez lui pour travailler chez Atari quand il eut besoin d’argent. Au cours de ces premières années, il adopta un régime végétarien strict, s’essaya à la calligraphie, un premier indice de son obsession future pour le design, et se chercha un moment en Inde. De nouveau, il retourna chez lui. Des années plus tard, Steve Jobs acheta un appartement dans l’immeuble résidentiel San Remo surplombant Central Park à New York. Mais l’attrait des bâtiments en appentis et des entrepreneurs qui créent leur société était trop fort : il ne s’installa jamais définitivement dans l’Upper West Side.
Infatigable défenseur de ce qui fut connu plus tard sous le nom de « Silicon Valley », Steve Jobs mettait en doute le jugement de tous les entrepreneurs qui envisageaient d’installer leur entreprise ou de faire carrière ailleurs. Au début du rajeunissement d’Apple en 1999, il dénigra l’ancien patron de Disney, Jeff Jordan, parce que celui-ci, après avoir été diplômé de l’université de Stanford, « l’épicentre de l’entrepreneuriat », avait quitté la ville pour d’autres fonctions. Une décennie plus tard, Andy Miller, PDG et cofondateur de Quattro Wireless, une entreprise de publicité pour mobiles qu’Apple avait rachetée et dont la technologie devint l’iAd d’Apple, se retrouva à discuter géographie avec Steve Jobs lorsqu’ils se rencontrèrent pour conclure leur accord. « Votre entreprise se trouve à Waltham », dit Steve Jobs, en prononçant mal le nom de la ville du Massachusetts où se situait Quattro Wireless. Andy Miller tenta de corriger Steve Jobs sur sa prononciation, mais Steve Jobs le coupa. « Je m’en moque », dit-il. « Vous savez ce qu’il y a à Waltham ? » demanda-t-il tout en continuant à écorcher son nom. « Absolument rien. »
Les autres géants de l’industrie des nouvelles technologies étaient des immigrés, tandis que Steve Jobs était né là. Andy Grove d’Intel est né en Hongrie, le cofondateur d’Oracle, Larry Ellison, à Chicago. Larry Page et Sergey Brin de Google viennent respectivement du Michigan et de Russie. Mark Zuckerberg, la nouvelle superstar de la Silicon Valley depuis la disparition de Steve Jobs, est né dans la banlieue de New York et a fondé Facebook dans un dortoir de Harvard. Ils sont tous venus dans cette Silicon Valley qui collait à la peau de Steve Jobs depuis son plus jeune âge. Il adorait raconter la fois où il avait appelé son voisin, William Hewlett, pour lui demander des pièces détachées pour un appareil que Steve Jobs fabriquait et qu’il appelait « un compteur à fréquence ». Il avait treize ans. Hewlett, le cofondateur de Hewlett-Packard, la première entreprise à voir le jour dans un garage, donna les pièces à Steve Jobs, ainsi qu’un boulot d’été.
Steve Jobs était peut-être natif de la Silicon Valley, mais il ne répondait pas toujours aux stéréotypes de celle-ci. Il était curieux et calé en technologie, mais il lui manquait une formation de base en tant qu’ingénieur. Il était juste assez geek pour fréquenter le club d’informatique « Homebrew Computer Club », avec son copain Steve Wozniak, l’incarnation de la « tête chercheuse » des années 1970. Mais Steve Jobs avait une longueur d’avance sur les autres : à l’aise auprès des femmes, très soucieux de son apparence dès lors qu’il fut plus à l’aise financièrement (et avant qu’il ne commence à porter les mêmes habits jour après jour), c’était un homme d’affaires et un communicant avisé et exigeant. Il était tout ce que les ingénieurs n’étaient pas, et pourtant il comprenait suffisamment leur technologie pour leur dire quels produits il voulait qu’ils fabriquent pour les consommateurs qui deviendraient ses clients.
L’histoire d’Apple débuta lorsque Steve Wozniak créa l’Apple I en 1976. Steve Jobs eut le flair de réaliser qu’un plus large marché existait pour cet objet, que « Woz » avait surtout fabriqué pour impressionner ses copains du club d’informatique. L’Apple II, sorti en 1977, se vendit si rapidement qu’Apple introduisit ses actions sur le marché du Nasdaq en 1980, rendant rapidement les deux jeunes fondateurs millionnaires. Au fur et à mesure qu’Apple se développait, Steve Wozniak perdit de l’intérêt et Steve Jobs prit le pouvoir dans l’entreprise. Il engagea des gens plus âgés, comme Mike Markkula et Mike Scott, deux pointures expérimentées de la Valley et, en 1983, le patron de Pepsi John Sculley, pour offrir ce que les investisseurs de la Silicon Valley appellent « une supervision adulte ».
Steve Jobs s’occupa du développement du Macintosh, un ordinateur révolutionnaire à son époque car il intégrait la toute nouvelle technologie que Steve Jobs avait découverte chez Xerox PARC, le laboratoire de recherche de l’entreprise de photocopieur de Palo Alto. Avec sa « souris » d’ordinateur et son « interface utilisateur graphique » qui permettaient à l’utilisateur lambda de modifier les tailles, les polices et les couleurs sur son écran, le Mac transforma l’industrie informatique. Cela n’empêcha pas John Sculley, lorsque le marché vacilla, d’évincer Jobs en le nommant au poste de vice-président. Steve Jobs choisit l’exil plutôt que le placard doré et quitta Apple en 1985.
Les années de la traversée du désert de Steve Jobs furent des plus profitables à la maturité de celui-ci, aussi bien sur le plan professionnel que personnel. Il fonda NeXT, une entreprise d’informatique de haut niveau, à l’origine tournée vers les marchés de l’éducation. Elle n’a jamais atteint ses objectifs, mais lui permit de vivre sa première expérience de PDG. Il passa ainsi du haut de l’affiche à un rôle de développeur de talents beaucoup plus nuancé : nombre de ses cadres dirigeants chez NeXT formeront le noyau de la résurrection d’Apple. En 1986, il investit 10 millions de dollars dans une nouvelle entreprise d’images de synthèse que possédait le cinéaste George Lucas et qui devait devenir Pixar. Après une décennie d’hésitation entre différents modèles économiques, Pixar vendant même à une période des stations de travail haut de gamme, l’entreprise se fixa dans la niche de l’animation numérique. Pixar connut un succès immédiat lorsque Toy Story sortit en 1995 et l’entreprise devint très rapidement célèbre, faisant la fortune de Steve Jobs pour la deuxième fois.
C’est également à cette époque que Steve Jobs passa du statut de célibataire glamour, quoique ascétique, qui fréquentait la chanteuse Joan Baez et l’écrivain Jennifer Egan, à celui de père de famille. À la fin d’une de ses interventions à Stanford en 1990, il se présenta à une étudiante qu’il avait remarquée, Laurene Powell. Ils se marièrent l’année suivante et élevèrent leurs trois enfants dans une rue tranquille de Palo Alto, pas très loin du campus de Stanford. Encore une fois, Steve Jobs menait une vie paradoxale. Homme d’affaires mondialement célèbre, il vivait dans une maison sans sécurité particulière, sans portail ni pelouse : sa maison de style Tudor était entourée de champs de pavot de Californie et de pommiers. Les voisins savaient quand il était à la maison en voyant son coupé Mercedes SL55 AMG garé dans l’allée. Steve Jobs réussit à garder ses enfants, et même sa femme, hors de la sphère publique. Laurene Powell dirigea une organisation philanthropique dans le domaine de l’éducation et fit partie du conseil d’administration de Teach for America (avec le biographe de son mari, Walter Isaacson). Ancienne banquière d’affaires, elle ne parlait que rarement en public. Au moment de la mort de Steve Jobs, leur fils, Reed, étudiant en premier cycle à Stanford, vivait avec des amis dans une maison voisine que ses parents avaient achetée après avoir persuadé un voisin de longue date de déménager un peu plus loin. De cette manière, Reed pouvait être près de son père malade, comme de ses sœurs, Erin et Eve.
Connu pour être aussi bien brutal que charmant au travail, Steve Jobs offrait le même double visage à son voisinage. Evelyn Richards, qui vivait dans le même quartier, envoya une fois sa fille scoute sonner chez les Jobs pour vendre des cookies. « Steve Jobs ouvrit la porte lui-même », se souvient Evelyn Richards. « Mais il lui dit qu’il n’achèterait aucun cookie parce qu’ils étaient trop sucrés et mauvais pour sa santé. » À la même époque, ses voisins le rencontraient souvent dans le quartier, avec sa femme ou son ami proche et membre du conseil d’Apple, Bill Campbell. Steve Jobs se montrait aussi aux manifestations locales comme n’importe qui. Evelyn Richards se souvient de la fête de quartier du 4 juillet 2007, quelques jours après qu’Apple ait commencé à commercialiser l’iPhone, où Steve Jobs fit la démonstration du téléphone à tous ceux qui étaient intéressés. Un cliché étonnant pris ce jour-là montre Steve Jobs sans son uniforme : il porte une casquette de base-ball, une chemise blanche à manches longues, un jean et une chemise de flanelle nouée autour de sa taille. Il se tient près d’un autre homme, montrant l’iPhone et ressemblant à n’importe quel papa de Palo Alto sortant un nouveau gadget.
Si le pouvoir corrompt, alors le succès bonifie : il permet aux qualités du leader de briller. Au moment où Steve Jobs entamait la plus incroyable phase productive de sa carrière, les nombreux paradoxes de sa personnalité se confondirent avec les principes de gestion de son entreprise. Cette transformation « jobsienne » débuta en 1997.
En décembre de l’année précédente, c’est un Apple chancelant qui venait d’acquérir NeXT. Le cofondateur prodigue fit son retour en tant que « conseiller technique » et le logiciel de NeXT servit aux fondations du nouveau système d’exploitation des ordinateurs Macintosh. Au mois de juillet suivant, Apple licencia son PDG, Gil Amelio, un ancien responsable des processeurs de National Semiconductor, qui avait échoué à endiguer l’hémorragie de cash qui avait débuté sous la houlette des deux PDG précédents, John Sculley et Michael Spindler.
Même les bonnes nouvelles pour Apple ne faisaient que souligner les faiblesses de l’icône déchue. Le 6 août 1997, Apple annonça un investissement de 150 millions de dollars de la part de Microsoft. Cette manne serait certainement d’une grande aide, mais la réelle valeur de cet investissement pour Apple résidait dans le fait que Microsoft s’engageait à continuer le développement de sa suite Office pour Macintosh pour les cinq années à venir. Apple était si diminuée cet été-là que de nombreux logiciels n’avaient même pas eu droit à leur version Mac.
Le journal en ligne CNET fit remarquer que le geste de Microsoft se résumait « à maintenir de bonnes relations publiques ». Microsoft, après tout, ne souhaitait pas la fin d’Apple. L’élimination d’Apple aurait nui à Microsoft au regard des réglementations antitrust. Ce même observateur, auteur d’une lettre d’information sur les produits Windows, notait : « L’investissement n’offre pas pour autant à Apple de stratégie cohérente pour renverser la situation ».
En coulisses, cependant, le plan de redressement de Steve Jobs était en marche. Le mois suivant, Apple annonça que Steve Jobs prenait le fauteuil de PDG par intérim d’Apple jusqu’à ce qu’un remplaçant approprié soit désigné. Trois années passeront avant qu’Apple ne le nomme définitivement PDG. Jusque-là, il était connu dans les locaux de l’entreprise comme le « iPDG » d’Apple (i comme intérim), anticipant sans le savoir sur la i-nomenclature qui allait irriguer la marque Apple. Intérim ou pas, Steve Jobs était occupé à assembler les pièces de la renaissance de son entreprise. Il reconnut l’importance du travail qu’accomplissait Jonathan Ive dans le laboratoire de design d’Apple et le mit au travail sur ce qui allait devenir la gamme colorée des iMacs d’Apple, des ordinateurs monoblocs translucides qui ressemblaient à des télévisions connectées à un clavier. Il engagea Tim Cook, champion des opérations chez Compaq, et auparavant chez IBM, pour relancer la chaîne logistique défaillante d’Apple.
L’entreprise tenant de nouveau debout grâce au succès de l’iMac et à l’abandon de nombreux produits annexes ou déficitaires, comme la tablette Newton et des imprimantes indiscernables de la concurrence, Steve Jobs remit Apple en course pour la faire passer du statut de pionnier de niche à celui de champion toutes catégories. Apple ouvrit ses premières boutiques, les « Apple Stores », en 2001, à l’origine pour vendre les Macs. Puis elle commença à en remplir les rayons de ses nouveaux produits : le premier iPod suivi du Mini, du Nano, du Shuffle et du Touch. Les consommateurs utilisèrent ensuite l’iTunes Store, ouvert en 2003, pour garnir leurs appareils de musique, puis de films et de séries. En 2010, les magasins étaient pleins de produits Apple et d’accessoires de tierces parties, lorsque sortit l’iPad, au succès foudroyant.
C’est au cours de cette période d’explosion créative que le PDG d’Apple tomba malade pour la première fois. Il apprit en 2003 qu’il souffrait d’une forme curable de cancer du pancréas, mais ne se fit enlever la tumeur qu’en 2004, lorsqu’il prit sa première période de congés. Une période de rémission s’ensuivit, qui vit l’iPhone naître et l’iPad prendre forme, mais les observateurs d’Apple surent que quelque chose n’allait pas lorsqu’un Steve Jobs à l’allure décharnée apparut à la conférence des développeurs Apple en juin 2008. Il annonça l’année suivante un second congé, pour cette fois-ci bénéficier d’une greffe du foie. Il retourna au travail à la mi-2009 mais ne retrouva jamais l’état de forme qui était le sien l’année précédente.
Sa dernière apparition publique remonte au 7 juin 2011, devant le conseil municipal de Cupertino. Il était venu montrer à la ville les plans du nouveau quartier général et campus d’Apple, construit à Cupertino pour accueillir 12 000 personnes, en partie sur un terrain racheté à un Hewlett-Packard diminué. Le natif de la ville joua devant un public subjugué, exprimant son désir de voir son entreprise continuer à payer ses impôts à Cupertino, et s’inscrivant ainsi pleinement dans l’histoire du lieu (Apple était le premier contribuable de Cupertino, fit-il remarquer, et il aurait été dommage que l’entreprise soit forcée de déménager à Mountain View). La présentation contenait tous les ornements habituels de Steve Jobs : des diapos claires, des arguments convaincants pour emporter l’avis du conseil sur la qualité de son projet et une pincée d’émotion. Il fit remarquer que des abricotiers couvraient autrefois les 60 hectares du terrain où se situait le département des ordinateurs Hewlett-Packard. Il le savait, bien sûr, parce qu’il avait grandi dans les environs. Les espaces naturels ne couvraient plus maintenant que 20 % du site et une trop grande partie du reste était recouverte d’asphalte. Les plans d’Apple permettaient d’agrandir la part des espaces naturels de manière significative en incluant la plantation de 6 000 arbres là où seulement 37 se tenaient à ce moment. « Nous avons engagé un arboriste en chef de Stanford », dit Steve Jobs au conseil, « un expert en espèces autochtones », dit le businessman autochtone qui savait qu’il ne vivrait pas assez longtemps pour assister à l’achèvement des nouveaux locaux : « Nous planterons des abricotiers ».
Lorsqu’il mourut, tout le monde se répandit sur la fameuse singularité de Steve Jobs. Pour trouver un point de comparaison, les observateurs durent évoquer des inventeurs et des hommes de spectacle comme Thomas Edison et Walt Disney. Steve Jobs était un homme à part, c’est indéniable. Mais on pouvait néanmoins le rattacher à une catégorie. Il était ce que le psychothérapeute et coach d’entreprise Michael Maccoby appelle un « narcissique productif ».
En 2000, Michael Maccoby publia un article intéressant dans la Harvard Business Review dans lequel il applique la terminologie freudienne à trois catégories de dirigeants qu’il avait observés dans le milieu des affaires. Les « érotiques » ressentaient le besoin d’être aimés, privilégiaient le consensus et, par conséquent, n’étaient pas des leaders naturels. Ce sont en fait les personnes à qui un manager doit assigner des tâches à accomplir et ensuite féliciter pour le travail bien fait.
Les « obsessionnels » sont des tacticiens méthodiques, efficaces pour faire arriver les trains à l’heure. Un responsable logistique pointilleux ou un gestionnaire obnubilé par les bilans financiers sont des exemples classiques d’obsessionnels. Les meilleurs dans l’histoire des affaires, cependant, sont les « narcissiques productifs », des visionnaires prenant des risques avec un désir brûlant de « changer le monde ». Les narcissiques en entreprise sont des leaders charismatiques prêts à faire ce qu’il faut pour gagner et qui se moquent d’être appréciés ou non.
Steve Jobs était un exemple parfait du narcissique productif. Il n’hésitait pas à traiter les autres entreprises d’« imbéciles ». Ses propres cadres avaient droit eux aussi à leur place dans le « Grand Huit des imbéciles/héros », le plus souvent au cours de la même réunion. La contribution de Steve Jobs fut de porter un œil d’artiste sur le monde des ordinateurs. Sa paranoïa permit de construire une entreprise aussi secrète que la CIA. Steve Jobs, peut-être plus que n’importe quel homme d’affaires du siècle dernier, créa un futur que les autres ne pouvaient voir.
La manière dont Steve Jobs dirigeait son entreprise n’est qu’un exemple (parmi de nombreux autres) du chemin détourné qu’a pris Apple par rapport à des décennies de « bon sens » managérial établi. Dans son ouvrage le plus récent, Great by Choice, l’expert en management Jim Collins et son co-auteur Morten T. Hansen citent Microsoft plutôt qu’Apple comme modèle d’entreprise ayant le meilleur retour sur investissement pour les actionnaires (ils ne furent pas aidés dans leur analyse par le fait que leur enquête s’arrête en 2002, peu après le début du déclin de Microsoft et du triomphe d’Apple). Pendant des années, la tendance du marché était d’aller vers la responsabilisation. Jim Collins met en exergue ce principe dans son livre précédent Good to Great à propos de l’humble « leader de niveau 5 » qui partage le crédit avec ses subordonnés et délègue les responsabilités. Dans la cosmologie de la vie d’entreprise de Jim Collins, l’inverse est supposé être également vrai. Les grands leaders ne sont pas supposés être des tyrans. On attend plutôt d’eux qu’ils aient de l’empathie pour ceux qu’ils dirigent.
Steve Jobs agit exactement à l’opposé. Il pratiqua le « micro-management » à un degré incroyablement élevé et jusqu’à des niveaux extrêmement bas dans son organisation. Un ex-salarié se souvient d’un e-mail qu’il devait envoyer aux clients d’Apple à l’occasion du lancement de la nouvelle version d’un produit. Avant le lancement, Steve Jobs engagea l’employé dans des échanges incessants de messages à propos de la ponctuation. « Un premier aller-retour n’était jamais assez bon pour lui », raconte l’ancien employé. Au plus fort de son pouvoir, Steve Jobs dirigeait personnellement le marketing, supervisait le développement de produit, s’impliquait dans les détails de chaque acquisition et rencontrait toutes les semaines l’agence de publicité d’Apple. Avant que la maladie ne le ralentisse, Steve Jobs était le seul dirigeant d’Apple à jouer un rôle significatif dans tous les événements publics d’Apple, qu’il s’agisse du lancement d’un produit ou d’un discours de présentation. Lorsqu’Apple condescendait à accorder des entretiens à la presse pour promouvoir le lancement d’un produit, Steve Jobs était le premier, voire l’unique, interlocuteur d’Apple.
Peu d’entreprises avec ce type de management pourraient perdurer. D’ailleurs, devrait-il même y en avoir ? Les PDG ne sont pas censés être des mufles. Ils ne sont pas censés faire pleurer leurs salariés. Et ils ne sont pas censés monopoliser toutes les ressources de l’entreprise pour la réussite d’une équipe. Pourtant, accepter de s’effacer derrière l’icône de Steve Jobs faisait partie de la réalité quotidienne, même pour des cadres haut placés d’Apple. Avie Tevanian, l’un des responsables logiciel d’Apple au tournant des années 2000, se souvient de la fois où, en 2004, il fit une intervention publique sur l’amélioration attendue du système d’exploitation du Mac. D’après lui, il n’y avait rien qui puisse prêter à controverse dans ce qu’il avait pu dire ce jour-là. Il se bornait à confirmer ce qui était déjà connu, à savoir que la mise à jour serait légèrement plus tardive que préalablement annoncé. « J’ai reçu un coup de fil incendiaire de Steve », se souvient-il. « Il me disait : Pourquoi as-tu besoin de dire ça ? Nous n’avons aucune annonce à faire. » Jusqu’à ce moment-là, Avie Tevanian n’avait pas beaucoup parlé en public, malgré son statut dans la hiérarchie d’Apple. Et il le fit rarement par la suite, selon la volonté de Steve Jobs.
Focaliser ainsi toute la lumière créa du ressentiment, mais c’était aussi caractéristique du type de leader qu’était Steve Jobs. Dans son livre « The No Asshole Rule : Building a Civilized Workplace and Surviving One That Isn’t », le professeur de Stanford Robert Sutton cite Steve Jobs comme « pièce à conviction no 1 » dans le chapitre 6 intitulé « Les vertus des salauds », un chapitre que Robert Sutton avoue ne pas avoir voulu écrire : « C’est comme si parfois son nom complet était “Steve Jobs, ce salaud”. Si je tape “Steve Jobs” et “salaud” dans Google, j’obtiens des dizaines de milliers de résultats. »
Plus sérieusement, Robert Sutton poursuit son raisonnement sur la même voie que l’analyse freudienne de Michael Maccoby. Peut-être, avance-t-il, que le fait d’ignorer les vertus de la responsabilisation est un modèle acceptable de leadership aujourd’hui. Steve Jobs est peut-être un salaud, dit Robert Sutton, mais au moins est-il un salaud efficace. Et d’ajouter que les gens qui ont travaillé pour Steve Jobs affirment pour leur part :
« C’était l’homme le plus imaginatif, le plus déterminé et le plus persuasif qu’ils aient jamais rencontré. Ils reconnaissent qu’il savait pousser les gens à travailler plus et de manière plus créative. Et, bien que ses crises et ses critiques perfides en aient rendu fou et fait fuir plus d’un, tous suggèrent que ces traits de caractère font partie intégrante de son succès, en particulier de sa quête de la perfection et de son infatigable désir de faire de belles choses. Même ceux qui le méprisent le plus me disent « Alors, est-ce que Jobs n’a pas prouvé que certains salauds en valaient la peine ? »
Son insistance à s’impliquer dans les plus petits détails était aussi ancienne qu’Apple elle-même. Dans son livre de référence sur les premières années d’Apple, The Little Kingdom, Michael Moritz décrit tous les efforts que faisait Steve Jobs pour que les choses aillent dans son sens. « Lorsqu’un vendeur de chez IBM lui livra une machine à écrire Selectric bleue au lieu de la couleur neutre qu’il avait commandée, Steve Jobs explosa de rage » écrivait Moritz en 1984. « Lorsque la compagnie du téléphone oublia d’installer les téléphones de couleur ivoire que Steve Jobs avait commandés, il se plaignit jusqu’à obtenir gain de cause. » Les premières années, Steve Jobs marchandait avec les fournisseurs les plus insignifiants et, en général, d’une façon froide et irrespectueuse. « Il était tout à fait odieux avec eux », raconte l’ancien comptable d’Apple Gary Martin à Moritz dans son livre. « Il fallait qu’il obtienne le prix le plus bas possible. Il les appelait au téléphone et leur disait “ce n’est pas encore assez bas. Vous feriez mieux de tailler votre crayon.” On se demandait tous comment l’on pouvait traiter un être humain de cette façon. »
Aussi narcissique fût-il, Steve Jobs partageait également certains traits des obsessionnels, et il faisait tout pour que ses subordonnés soient aussi obsédés par les détails qu’il pouvait l’être lui-même. De fait, c’est son exigence que les choses soient faites à sa manière et son obstination à vérifier que c’était bien le cas, qui ne sont pas sans évoquer l’image d’un chef d’orchestre dominateur, qui permirent de créer cette culture obsessionnelle chez Apple. « Sa structure du leadership est ce qui permet à Apple de prospérer », rappelle Michael Hailey, un ancien cadre du marketing produit. « Vous aviez un leader visionnaire et des gens en qui il avait confiance et qui savaient comment s’y prendre pour exécuter sa vision. Steve Jobs est resté impliqué du début à la fin pour s’assurer que tout correspondrait à sa vision. Il vérifiait les plus petits détails. C’est comme cela que vous obtenez la discipline. »
Steve Jobs était chez Apple comme une sorte de rédacteur en chef aux accents paternalistes. Il savait trier et choisir parmi les idées de ses salariés, des idées préalablement passées au crible de leur propre approbation avant de lui être présentées. Les salariés d’Apple qui ont eu l’occasion d’assister au processus de prise de décision de Steve Jobs évoquent tous leur émerveillement devant la capacité du PDG à « décider juste ». Frederick Van Johnson, responsable du marketing d’Apple au milieu des années 2000, décrit la réaction typique de Steve Jobs face à la présentation d’un plan produit. « Il va la regarder et dire “Parfait, allez-y”, ou bien “C’est nul, recommencez tout à zéro. Je me demande même pour quelle raison vous travaillez ici.” Ou encore “C’est super, mais faites ceci, ceci et encore cela.” Parce qu’il a cette vision. C’est Steve. Il peut encore dire “Vous savez, ça intéresse vraiment les gens de voir ce genre de choses.” Et vous vous demandez “mais comment est-ce qu’il peut savoir cela ?” Il a parfaitement raison. Ce n’est pas un écran de fumée. Il a juste naturellement cette intuition qui fait qu’il sait ce qui est juste. »
Son comportement en tant que PDG va rester d’actualité pendant des années chez Apple car Steve Jobs a profondément imprégné l’entreprise de toutes ses petites manies. Sa réticence à suivre les règles des autres a ouvert la voie aux salariés d’Apple, qui se sentent eux-mêmes libres aujourd’hui d’ignorer les règles des gens avec qui ils font affaire. La brutalité de Steve Jobs dans ses relations avec ses subordonnés a légitimé chez Apple une effrayante culture de la sévérité, de la brimade et de l’exigence. Sous le règne de Steve Jobs, une culture de la peur et de l’intimidation a pris racine à travers toute l’organisation. Puisque le leader narcissique n’avait cure d’être aimé et était prêt à prendre des risques extraordinaires dans l’optique de gagner, alors ses subordonnés pouvaient en faire autant. « Les équipes travaillant sur des projets-phares étaient maintenues en concurrence féroce. » Voilà comment une personne qui a connu de nombreux cadres d’Apple a résumé la culture locale. « Vous ne parvenez pas au compromis adéquat sans que chaque personne ait d’abord agressivement défendu sa position. » Les discussions chez Apple sont personnelles et conflictuelles. L’exemple est venu d’en haut et cela fait maintenant partie de la culture de l’entreprise.
Le même traitement de choc était administré à quiconque était susceptible de rejoindre une entreprise dirigée par Steve Jobs. Jeff Jordan, un capital-risqueur qui a occupé de hautes fonctions chez eBay, PayPal et la start-up OpenTable, se souvient de son entretien d’embauche avec Steve Jobs à l’époque où il briguait un poste chez Pixar en 1999. Steve Jobs invita Jeff Jordan, qui venait de quitter Disney pour un poste chez le distributeur de vidéo Hollywood Entertainment, à un petit-déjeuner à Il Fornaio, un restaurant italien au décor pseudo-rustique lié au Garden Court Hôtel dans le centre de Palo Alto. S’étant assis seul dans l’arrière-salle complètement vide, Jeff Jordan attendait Steve Jobs, qui arriva en retard, portant un T-shirt et un short en jean découpé. « Le serveur le fit asseoir et servit immédiatement trois jus d’oranges devant lui », se souvient Jeff Jordan, qui décrivit cet entretien près de dix ans plus tard comme le plus mémorable de toute sa carrière. Steve Jobs commença par dénigrer les réalisations professionnelles de Jeff Jordan. « Les boutiques Disney sont nulles », dit-il. « Elles ne mettent jamais mes produits Pixar en valeur. » Jeff Jordan se défendit en expliquant pourquoi, selon lui, les boutiques Disney n’étaient pas nulles, et Steve Jobs changea brutalement de sujet. « Au bout d’un moment, il se pencha et dit : « Laisse-moi te parler de ce poste chez Pixar. » (Steve Jobs était connu pour jouer sur différents registres : il avait appelé Jeff Jordan pour parler de Pixar, mais il cherchait aussi quelqu’un pour gérer les Apple Stores, projet encore secret). Jeff Jordan commença à comprendre qu’il assistait à un numéro en partie joué et en partie sincère. « Son ton changea complètement à ce moment-là », dit Jeff Jordan. « J’ai réalisé qu’il s’agissait d’un test de résistance au stress, un processus de sélection extrêmement efficace. »
Ce traitement brutal était une marque de fabrique de Steve Jobs. Un autre responsable qui avait passé un entretien avec Steve Jobs se souvient de la réaction condescendante de celui-ci à l’idée qu’Apple devrait vendre de la musique. C’était à une époque où l’iPod rencontrait déjà un certain succès, mais les utilisateurs ne disposaient pas d’un moyen simple d’acheter de la musique. Steve Jobs repoussa l’idée au cours de cet entretien, mais dans les mois qui suivirent il lança l’iTunes Music Store. Consciemment ou non, l’interrogatoire abrupt que Steve Jobs faisait subir à ses recrues lui permettait de savoir si les personnes en face de lui seraient capables de supporter la culture exigeante d’Apple. Et ce ne serait pas la dernière fois que le nouvel employé devrait subir une remise en cause aussi cinglante de ses idées.
Même au cours de sa période ascétique, durant laquelle il ressemblait à un fumeur de pétards en retard de plusieurs douches, Steve Jobs diffusait une aura charismatique chez Apple, qui appelait des comparaisons, non pas avec Narcisse, mais avec un quelconque messie. Les initiés ne le désignaient que par ses initiales SJ. Et dès 1986, le magazine Esquire intitula ainsi un portrait de Steve Jobs parti dans l’aventure de sa nouvelle entreprise d’informatique, NeXT : « Le second avènement de Steve Jobs. » Le journaliste Alan Deutschman utilisa la même formule dans le titre de son livre paru en 2000, qui chroniquait les débuts de ce qui deviendra réellement la renaissance d’Apple. La métaphore s’est généralisée plus fortement encore dans les années suivantes. L’attente autour de l’iPad d’Apple était si forte en 2009 que les blogueurs commencèrent à désigner le produit attendu comme la « tablette de Jésus ». À la suite de sa sortie, le magazine The Economist publia une illustration de Steve Jobs en couverture, le caricaturant en Jésus Christ, entouré d’un halo doré sous le titre : « Livre de Jobs : l’espoir, l’excitation et l’iPad d’Apple. »
Apple est empreinte de l’esprit de Steve Jobs. La plupart des grandes entreprises technologiques dépendent de programmes d’acquisition massifs pour leur développement. Cisco, IBM, HP et Oracle en sont les meilleurs exemples. Toutes sont des machines à acheter. Apple, dans un contraste frappant, n’a procédé qu’à une douzaine d’acquisitions dans la dernière décennie, aucune n’excédant la valeur de 300 millions de dollars. L’une des raisons tient dans le fait que les gens qui arrivent via un rachat n’ont pas reçu la même éducation que des salariés soigneusement recrutés. Étant donné les défis que représente l’intégration des apostats et des agnostiques au sein d’une culture de vrais croyants, le PDG d’Apple s’impliquait de près dans chaque projet de rachat, même ceux qui n’atteignaient pas des sommets financiers. Lars Albright, le cofondateur et vice-président en charge du développement commercial de Quattro Wireless, qu’Apple acheta pour 275 millions de dollars en décembre 2009, se souvient du rôle de Steve Jobs dans ce qui paraissait être une transaction relativement modeste pour Apple. « Avec le temps, il était devenu évident que Steve était la voix de l’entreprise », dit Lars Albright. « Nous avons toujours pensé qu’il s’agissait d’une tactique de négociation de répéter inlassablement « On va vérifier avec Steve » ou « Steve doit voir cela ». Mais il s’avéra qu’à chaque moment important, il était mis au courant, donnait son opinion et ses instructions sur la teneur des discussions en cours. »
Le préalable à la conclusion d’un accord avec Apple incluait toujours un entretien personnel du PDG de l’entreprise ciblée avec Steve Jobs. La discussion n’était pas tant pour Steve Jobs l’occasion d’évaluer les impératifs stratégiques de l’acquisition que d’appréhender le talent qu’il acquérait. « Il y a beaucoup d’adoration pour Steve dans l’entreprise », dit un ancien employé d’Apple qui rejoignit la firme via une acquisition. « Les gens passent leur temps à dire “Steve veut ceci, Steve veut cela”. Il y a d’innombrables références à “Steve” au cours de la journée. Certaines références sont plus pertinentes que d’autres. »
Certains cadres ont été jusqu’à transcrire ces mantras par écrit. « La meilleure manière d’obtenir quelque chose était d’écrire un e-mail avec comme sujet demande de Steve », dit un ancien salarié. « Si vous voyiez un e-mail avec demande de Steve inscrit en haut, votre attention était immédiatement accaparée. » Au final, toute l’entreprise finit par marcher au pas et au rythme de son leader charismatique et omniprésent. Un autre ancien responsable qui rejoignit Apple à la faveur d’une acquisition et qui resta assez longtemps raconte : « Vous pouviez interroger n’importe qui dans l’entreprise sur ce que voulait Steve et vous aviez une réponse, même si 90 pour cent d’entre eux ne l’avaient jamais rencontré. »
Les salariés d’Apple aimaient raconter des « histoires de Steve », comme des virées fébriles avec lui dans l’ascenseur ou des manœuvres d’évitement quand il apparaissait dans la cafétéria de l’entreprise. Steve Jobs lui-même savait jouer du « storytelling » à la perfection et pendant des années il utilisa la même parabole (un peu comme cet autre type qui a « changé le monde »…) pour insister sur la responsabilisation chez Apple. Selon plusieurs sources, Steve Jobs aimait user de cette parabole auprès des vice-présidents fraîchement nommés. Steve Jobs se lançait dans un faux dialogue entre lui-même et l’employé de ménage de son bureau. La scène commence avec Steve Jobs découvrant avec déplaisir que la corbeille de son bureau n’est jamais vidée. Un soir qu’il travaille plus tard que d’habitude, il se retrouve nez à nez avec l’employé de ménage. « Pourquoi ma corbeille n’est-elle pas vidée ? », demande le PDG tout-puissant. « En fait, M. Jobs », répond l’employé dont la voix se fait tremblante, « la serrure a été changée et personne ne m’a donné la nouvelle clé. » Conclusion : Steve Jobs est soulagé de savoir qu’il existe une explication au mystère de sa corbeille pleine et qu’une solution simple existe également : il suffit de donner une clé à l’employé.
Steve Jobs énonçait alors la leçon que devait tirer de cette parabole le nouveau vice-président, ou à l’occasion le vice-président qui avait besoin d’être rappelé à l’ordre. « Lorsque vous êtes l’employé de ménage », continuait Steve Jobs en s’adressant directement au directeur, « les raisons importent. Quelque part entre l’employé de ménage et le PDG, elles n’ont plus d’importance et ce Rubicon est franchi lorsque vous devenez vice-président. » Steve Jobs avait l’habitude de faire remarquer que si Apple devait voir continuellement sa santé financière baisser, ce qui ne s’est pas produit depuis des années, il entendrait bien sûr parler de Wall Street. Le vice-président à son tour entendrait parler de lui si les performances baissaient. Enfin, en imitant Yoda dans Star Wars, Steve Jobs disait au vice-président : « Fais ou ne fais pas. Mais il n’y a pas d’essai. »
Combien de temps encore la présence envahissante du cofondateur narcissique et longtemps PDG, aujourd’hui disparu, pourrait continuer à influencer la culture d’Apple, telle était la question numéro 1 dans les médias après la mort de Steve Jobs. « Une partie de moi est dans l’ADN de l’entreprise. Mais les organismes monocellulaires ne sont pas intéressants », disait Steve Jobs quelques mois avant sa mort. « Apple est un organisme multicellulaire complexe. » L’aspect général de l’entreprise et de ses produits reflète l’esthétique personnelle de Steve Jobs : simple, voire austère, spirituelle par moments et brutalement efficace. Mais est-ce qu’une organisation peut survivre sans sa force motrice narcissique ? Michael Maccoby donne des exemples d’entreprises qui ont coulé, incluant Disney après la mort de Walt, et d’autres qui ont prospéré, comme IBM à la suite du retrait de la famille Watson.
On peut aborder la question du caractère indispensable de Steve Jobs de deux façons. La première en étudiant ce qui est arrivé à Disney lorsque son fondateur s’est éteint (voir chapitre 8). La seconde (que je décris en détail dans le chapitre 9) consiste à regarder comment les anciens d’Apple qui sont partis fonder leur propre entreprise se débrouillent.
Disney est un exemple instructif qui permet de pondérer l’influence que Steve Jobs continuera à exercer sur Apple depuis sa tombe. Dans les années qui ont suivi sa mort, les dirigeants de Disney se demandaient sans cesse : « Que ferait Walt ? » Son bureau resta intact pendant des années et en 1984, lorsque Michael Eisner débarqua comme nouveau PDG de Disney, la secrétaire de Walt était encore à son poste. Étant donné l’omniprésence de Steve Jobs chez Apple quand il était PDG, il est impossible d’imaginer que la phrase « Que ferait Steve ? » ne soit pas récurrente dans l’entreprise pendant un certain temps. Selon que les nouveaux dirigeants auront à cœur d’apporter leur propre réponse à cette question, ou s’en tiendront à faire ce qu’il leur a appris à faire, le succès futur de l’entreprise sera complètement différent. En effet, son absence va mettre à l’épreuve une culture d’entreprise que Steve Jobs a passé les dernières années de sa vie à tenter de graver dans le marbre. Cela prendra des années, mais le monde finira par savoir si Steve Jobs était Apple, ou bien s’il aura réussi à construire un organisme complexe assez fort pour survivre à sa disparition.