5

ENGAGER DES DISCIPLES

Le 21 janvier 2009, une semaine exactement après que Steve Jobs eut annoncé qu’il s’accordait un congé de six mois pour des raisons de santé, Tim Cook présida une conférence téléphonique avec des analystes et des investisseurs de Wall Street à la suite de la publication des résultats trimestriels d’Apple. Comme on pouvait s’y attendre, le premier interlocuteur voulut savoir comment Tim Cook pourrait gérer l’entreprise d’une manière différente de Steve Jobs. L’analyste formula également la question que tout le monde se posait : Tim Cook succéderait-il à Steve Jobs si celui-ci ne revenait pas à son poste de PDG ?

Tim Cook ne se déroba pas en utilisant les lieux communs si chers aux sportifs et autres experts de la langue de bois. « L’équipe dirigeante d’Apple a cette qualité de pouvoir offrir une extraordinaire variété de talents », commença-t-il, « et elle dirige 35 000 salariés que je qualifierais de diablement intelligents. Et cela dans tous les secteurs de l’entreprise, depuis l’ingénierie jusqu’au marketing en passant par la logistique, le commercial et tout le reste. De plus, les valeurs de notre entreprise sont bien enracinées. »

Tim Cook aurait certainement pu s’en tenir là. Mais ses émotions étaient à vif à cette époque, en partie parce qu’il s’inquiétait sincèrement de la santé de Steve Jobs. Il savait que la « communauté Apple » – les clients, les développeurs, les salariés – l’étaient également. Alors il poursuivit, comme s’il récitait un credo appris à l’église le dimanche quand il était enfant :

Nous pensons que nous sommes sur terre pour fabriquer de grands produits, et cela ne va pas changer. Nous sommes constamment focalisés sur l’innovation. Nous croyons à la simplicité, non à la complexité. Nous croyons que nous devons posséder et contrôler les technologies de base à l’origine des produits que nous fabriquons, et nous engager seulement dans des marchés auxquels nous pouvons contribuer de manière significative. Nous pensons qu’il faut savoir dire non à des milliers de projets, pour nous concentrer sur ceux qui sont réellement importants pour nous. Nous croyons en une étroite collaboration et une pollinisation croisée de nos équipes, ce qui nous permet d’être plus innovants que nos concurrents. Et franchement, chacune de ces équipes n’a qu’un seul objectif, l’excellence. Nous estimons donc avoir l’honnêteté d’admettre nos erreurs et le courage de nous corriger. Et je pense que, quelles que soient les personnes en responsabilité, nos valeurs sont si profondément inscrites dans l’entreprise qu’Apple s’en sortira très bien. Et… je suis intimement convaincu qu’Apple est aujourd’hui plus efficace que jamais.

Cette affirmation apparemment spontanée était extraordinaire à plus d’un titre. Pour commencer, Tim Cook joua avec emphase les notes bien connues d’une « symphonie de Steve en Jobs majeur ». Il évoqua les valeurs d’Apple. Il cita la mission à caractère messianique d’Apple. Il énuméra tous les fondamentaux, la simplicité, la concentration et la constance, tous les traits caractéristiques de Steve Jobs.

En outre, c’était pour Tim Cook l’occasion de se présenter à une partie du public qui ne le connaissait pas encore. Certes, Tim Cook travaillait chez Apple depuis plus de dix ans et avait dirigé l’entreprise lorsque Steve Jobs dut être soigné pour un cancer du pancréas en 2004. Il restait néanmoins un mystère insoluble pour presque tout le monde mis à part quelques responsables haut placés d’Apple et certains des plus importants fournisseurs et partenaires commerciaux de l’entreprise. L’image que véhiculait Tim Cook était celle d’un exécutant peu glamour, gérant toutes les tâches fastidieuses qu’exécrait Steve Jobs : la logistique, les approvisionnements, la relation clientèle, la gestion des stocks, les canaux de ventes, la fabrication. Et même s’il dirigeait effectivement l’entreprise en l’absence de Steve Jobs, beaucoup pensaient qu’il n’en deviendrait jamais le PDG. Juste avant que Steve Jobs ne se retire pour son congé maladie en 2009, un investisseur en vue de la Silicon Valley, qui souhaitait rester anonyme, qualifia la probabilité que Tim Cook soit un jour PDG de « risible », ajoutant « qu’ils n’ont pas besoin d’un type qui fait juste son boulot. Ils ont plutôt besoin d’un type brillant orienté vers le produit, et Tim n’a pas ce profil. C’est un gars dont l’intérêt se porte sur les opérations, dans une entreprise où toutes les opérations sont externalisées. »

Ce que le monde des investisseurs, au moins, apprit de Tim Cook au cours de cette conférence téléphonique, c’est que celui-ci affichait une certaine fraîcheur et une ambition non dissimulée. Il révéla également un peu de sa fibre poétique, ou du moins de sa capacité à réciter comme un perroquet la poésie apprise au cours de toutes ces années passées au sein d’une organisation prestigieuse. Son « Nous croyons » fait en tout cas écho, de manière inconsciente, à la « profession de foi d’Auburn », le credo que l’on récite à l’université éponyme, dans son Alabama natale :

Je crois que nous sommes dans un monde pragmatique et que je ne peux compter que sur ce que je gagne. J’ai donc foi dans le travail, le travail acharné. Je crois en l’éducation, qui me donne le savoir nécessaire pour travailler efficacement et qui entraîne mon esprit et mes mains pour travailler avec habileté. Je crois en l’honnêteté et la vérité, sans lesquelles je ne peux gagner le respect et la confiance de mes prochains. Je crois en un esprit sain dans un corps sain, et dans le sport qui développe ces qualités. Je crois au respect de la loi car elle protège les droits de tous. Je crois aux rapports humains, qui engendrent l’amitié et la solidarité entre les hommes et apportent le bonheur à tous. Je crois en mon pays, car c’est la terre de la liberté et parce que c’est mon foyer, et je crois être capable de mieux servir ce pays en « agissant avec justice, en aimant la miséricorde et en marchant humblement avec mon Dieu. » Et parce que les hommes et les femmes d’Auburn croient en ces choses, je crois en Auburn et je l’aime.

À l’insu de ses interlocuteurs, Tim Cook venait d’offrir sa propre version de la « profession de foi d’Apple », une version plus étoffée de la promesse formulée jadis par Steve Jobs selon laquelle Apple ferait des produits « incroyablement géniaux ». Il répondit également de manière impertinente aux critiques qui pensaient qu’Apple s’écroulerait après la démission de Steve Jobs. (Dans sa biographie autorisée de Steve Jobs, sortie juste après la mort de celui-ci, Walter Isaacson raconte que l’intervention de Tim Cook selon laquelle « peu importe qui fait quoi, Apple continuera à bien fonctionner » était « restée en travers de la gorge » de Steve Jobs et qu’il en était « profondément déprimé »). En fait, M. Blouse Grise pourrait bien avoir plus d’intuition qu’on a bien voulu le croire.

Tim Cook et chacun des autres bras droits de Steve Jobs incarnent différentes qualités qui sont nécessaires pour survivre et prospérer dans l’écosystème Apple. Steve Jobs a eu l’intelligence de s’entourer d’une équipe fonctionnant comme une extension de lui-même tout en ayant ses propres super-pouvoirs. Il n’a pas embauché de futurs PDG. Il a laissé le talent des gens définir leur travail, et non le contraire. Tim Cook était un mécano implacable de l’entreprise qui a fini par comprendre que la logistique devait servir une mission plus ambitieuse. Jonathan Ive était un designer de talent qui, bien avant de rejoindre Apple, était obsédé par l’idée de rendre la technologie désirable. Comme il ne nourrissait aucun projet de diriger l’entreprise, il bénéficia de la plus grande liberté jamais acquise par un salarié d’Apple. Scott Forstall, un ingénieur plein d’empathie qui savait contrôler Steve Jobs, fut capable de canaliser son ambition suffisamment longtemps pour obtenir la direction des deux groupes les plus importants du moment, ceux de l’iPhone et de l’iPad. La question de savoir si Scott Forstall restera sans sourciller le premier soutien de Tim Cook sera l’un des plus grands feuilletons internes à suivre pendant le mandat de ce dernier.

Pour réussir dans une entreprise où coexistent une attention obsessionnelle portée au détail et une protection paranoïaque des secrets, et où les salariés sont priés de travailler dans un esprit permanent de start-up, vous devez être capable de mettre au diapason vos ambitions personnelles et celles de l’entreprise. Vous devez renoncer à votre désir d’être reconnu du monde extérieur et, à la place, vous satisfaire de n’être qu’un des rouages d’une organisation qui révolutionne le monde. Ce n’est pas possible pour tout le monde. Comme l’apprenti officier qui ne peut endurer les abus du sergent instructeur, certains n’y arrivent pas. Même les administrateurs, pourtant des poids lourds tels que l’ancien vice-président Al Gore, l’ancien PDG de Genentech Art Levinson et le PDG de J. Crew Millard « Mickey » Drexler, se mettaient au garde-à-vous dès qu’il s’agissait d’Apple. Tous soutenaient Steve Jobs.

Si la description par Michael Maccoby d’un « narcissique productif » résume parfaitement la personnalité d’un Steve Jobs en pleine gloire et l’impact profond de ce dernier sur Apple, l’analyse du consultant permet également de mieux comprendre l’ascension de Tim Cook. Michael Maccoby écrit :

Beaucoup de narcissiques développent une relation de proximité avec une personne, un acolyte qui agit comme une ancre qui maintient le partenaire narcissique sur terre. Cependant, dans la mesure où les dirigeants narcissiques ne font confiance qu’à leur seule perception et vision de la réalité, l’acolyte doit s’efforcer de comprendre le dirigeant narcissique et ce qu’il essaye d’accomplir. Le narcissique doit sentir que cette personne, ou dans certains cas ces personnes, est pratiquement l’extension de lui-même. L’acolyte doit aussi être assez sensible pour gérer cette relation.

L’histoire des affaires foisonne d’exemples de tels acolytes. Frank Wells seconda Michael Eisner chez Disney, à tel point que les observateurs de l’entreprise expliquent le déclin de Michael Eisner à son poste par la mort inattendue de Frank Wells lors d’un accident d’hélicoptère en 1994. Donald Keough joua le même rôle pour le légendaire Roberto Goizueta chez Coca-Cola. Sheryl Sandberg, une ancienne dirigeante de Google et chef du personnel du Département du Trésor pour Larry Summers, s’est rendue indispensable au PDG de Facebook Mark Zuckerberg en gérant tous les aspects de l’entreprise qui n’intéressent pas le jeune fondateur, tout en se gardant d’empiéter sur le pré carré de celui-ci.

Pour sa part, Timothy Donald Cook, qui a 51 ans, joua le rôle d’homme de confiance de Steve Jobs pendant près de quinze ans. C’était le casting parfait pour le film de copains au long cours d’Apple. Là où Steve Jobs était caractériel, Tim Cook était calme. Quand Steve Jobs cajolait, Tim Cook implorait. Steve Jobs éviscérait avec jubilation tandis que Tim Cook le faisait avec si peu d’émotion qu’un observateur compara cette expérience à la façon dont un parent reste calme même s’il bout : « Vous auriez préféré qu’il crie et qu’on en finisse. » Steve Jobs était plus grand que nature, alors que Tim Cook se fondait dans le décor. Steve Jobs était le modèle d’une vision de l’hémisphère droit, Tim Cook l’incarnation de l’efficacité de l’hémisphère gauche. Steve Jobs avait le teint hâlé de son père biologique et une aura magnétique qui subjuguait tous ceux qui l’entouraient. Tim Cook est le type même du gars du sud : une mâchoire carrée, des épaules larges, la peau pâle, des cheveux grisonnants et une allure générale ordinaire aussi bien en ce qui concerne son apparence que son comportement. Steve Jobs portait des lunettes rondes originales. Tim Cook porte des lunettes banales et sans monture.

Mais surtout, Tim Cook ne menaçait en rien Steve Jobs, il n’y avait aucun doute sur la distribution des rôles, on savait qui était la rock star et qui était le bassiste. L’ego de Steve Jobs pouvait tolérer l’ascension de Tim Cook car l’ego de ce dernier était impossible à discerner.

Pourtant, pendant que l’homme visionnaire d’Apple était occupé à changer le monde, son homme de main prenait en silence le pouvoir dans la société. Tim Cook s’empara de la responsabilité de différents secteurs de manière si subtile que, jusqu’à ce qu’il devienne PDG, personne ne s’en était vraiment rendu compte. Venant de l’extérieur d’Apple (pire, il fut longtemps un homme du PC, mettant IBM au régime sec), Tim Cook fut le dernier membre à rejoindre l’équipe dirigeante post-1997 de Steve Jobs. Il grandit à Robertsdale, une petite ville « sur la route de la plage » au sud de l’Alabama, et fréquenta l’université d’Auburn, où il étudia la gestion industrielle. Une fois ses études finies, il rejoignit IBM où il resta seize ans, travaillant au Research Triangle Park, en Caroline du Nord, dans le département chargé de la fabrication des PC. Tout en étant chez IBM, il suivit des cours du soir pour obtenir un MBA à Duke. En 1997, après un bref passage comme chef des opérations d’un distributeur d’ordinateurs, Tim Cook géra la logistique chez Compaq, qui était alors un fabricant de PC très en vue possédant une expertise dans la production en flux tendus.

Cependant, il y resta peu de temps, car Steve Jobs le contacta peu après. Steve Jobs était conscient que le service fabrication d’Apple était un désastre. La firme possédait des usines et des entrepôts à travers le monde, de Sacramento en Californie à Cork en Irlande. En 1998, lorsque Tim Cook rejoignit Apple, l’entreprise était dans un processus d’élagage complet, depuis sa gamme de produits jusque dans les rangs des dirigeants. Steve Jobs en connaissait suffisamment sur les opérations industrielles pour savoir qu’Apple était dans une impasse, mais la gestion de cette remise en état ne l’intéressait pas.

Steve Jobs trouva en Tim Cook quelqu’un avec qui il avait très peu de choses en commun excepté les goûts musicaux : ils partageaient une passion pour le rock’n roll des années 1960. Mais il savait que Tim Cook pourrait l’aider à rationaliser l’entreprise. La nouvelle recrue fit rapidement fermer les usines d’Apple, optant à la place pour une stratégie similaire à celle du leader du secteur, Dell, consistant à sous-traiter la fabrication. L’objectif était d’améliorer le bilan d’Apple en mettant fin au sur-stockage coûteux de pièces détachées. Le stock, comme l’expliqua Tim Cook plus tard, « est toujours un problème. L’idéal est de le gérer comme si vous travailliez dans l’industrie laitière : si vous dépassez la date limite de fraîcheur, les problèmes commencent. »

Cook eut rapidement une terrible réputation chez Apple, celle d’un M. Répare-tout qui ne fait pas de vagues mais à qui on ne refuse rien. Un ancien collègue se souvient de cette époque : « Tim Cook est le genre de type qui ne s’énerve pas. » Ses réunions étaient légendaires pour leur longueur et l’étendue des détails qu’il exigeait de ses collaborateurs, dont beaucoup venaient de chez IBM. L’univers de Tim Cook se résumait à des feuilles de calcul dont il étudiait chaque ligne avant les réunions avec ses vice-présidents. « Ils sont sur les dents avant chacune d’elles », raconte un salarié proche de l’équipe de Tim Cook. « Tim Cook disait : “À quoi correspond cette variation en colonne D, ligne 514 ? Et quelle en est la cause ?” Et si quelqu’un ne savait pas répondre, il se faisait étriller devant tout le monde. » À l’inverse de Steve Jobs, Tim Cook était d’humeur toujours égale. « Je ne me souviens pas l’avoir entendu élever la voix une seule fois, témoigne Mike Janes, qui travaillait pour Tim Cook. Sa capacité à passer de la haute stratégie au plus petit détail est absolument incroyable. »

Comme Steve Jobs, Tim Cook n’acceptait aucune excuse. Peu après son arrivée, il expliqua lors d’une réunion avec son équipe qu’une certaine situation en Asie posait un vrai problème et que l’un de ses responsables devait partir en Chine pour le régler. Une demi-heure passa, puis Tim Cook s’arrêta brutalement, se tourna vers l’un de ses responsables et lui demanda très sérieusement : « Pourquoi êtes-vous encore ici ? » Le cadre se leva, se rendit à l’aéroport sans se changer et s’envola aussitôt pour la Chine.

Tim Cook était connu pour sa mémoire prodigieuse et sa maîtrise des affaires. « Cet homme peut jongler avec une quantité hallucinante de données, qu’il maîtrise jusque dans les moindres détails », dit Steve Doil, qui a lui aussi travaillé pour Tim Cook. « D’autres PDG ou chefs des opérations vous diraient : “J’ai des gens qui peuvent vous renseigner là-dessus”. » Pas Tim Cook. Lui, il sait. Il peut se balader sur le campus et en savoir assez pour demander “Comment se passent les réparations d’iPod en Chine ?” »

Avec le temps, Tim Cook a endossé l’une après l’autre les responsabilités des membres originels de l’équipe de gestion d’Apple, consolidant son autorité sur chaque aspect de l’entreprise qui n’était pas considéré comme « créatif ».

Il prit d’abord en charge les ventes ce qui, avant qu’Apple n’ouvre ses Apple Stores, signifiait principalement les ventes via des distributeurs et autres revendeurs. Il récupéra ensuite le service client puis le hardware Macintosh, une activité arrivée à maturité à l’époque où la popularité de l’iPod monta en flèche. Et lorsque l’iPhone sortit, Tim Cook mena les négociations avec les opérateurs de télécommunication à travers le monde.

Il vécut sa première expérience de gestion de l’entreprise lorsqu’il prit l’intérim pendant deux mois en 2004, au moment où Steve Jobs se faisait opérer d’une tumeur cancéreuse au pancréas. Il remplaça encore Steve Jobs pendant six mois en 2009 lorsque celui-ci reçut une greffe de foie, et encore une fois début 2011 lorsque Steve Jobs se retira pour son dernier congé maladie.

Tout le monde se demandait en 2011 dans la Silicon Valley si Tim Cook allait succéder à Steve Jobs, mais les initiés savaient qu’il dirigeait déjà l’entreprise, même si Steve Jobs continuait à peser sur les décisions importantes et à lancer les projets phare. Six semaines avant le décès de Steve Jobs, le conseil d’administration d’Apple nomma Tim Cook PDG ainsi que membre du conseil.

Ce n’est pas un hasard si, à mesure que Tim Cook prenait plus de responsabilités dans les détails pratiques d’Apple, Steve Jobs était plus libre de se consacrer à la partie créative. N’ayant plus à se soucier du bon fonctionnement du service client ou de l’approvisionnement des Apple Stores pour répondre à la demande des clients, Steve Jobs passa les dix dernières années de sa vie à rêver de l’iPod, de l’iPhone et de l’iPad, puis à les lancer. Steve Jobs pouvait imposer ses exigences démesurées, comme une durée de vie plus longue pour les batteries, une mémoire flash à la place d’un disque dur, puis passer à autre chose pendant que ses ordres étaient exécutés.

Bien qu’il ne soit ni un designer ni un homme de marketing, Tim Cook s’intègre bien à la culture d’Apple. C’est un homme très économe, dans une organisation qui rechigne à parler d’argent. Longtemps après avoir vendu pour 100 millions de dollars d’actions, il loua une modeste maison dans Palo Alto, tout près de l’endroit où vivait Steve Jobs. (En 2010, Tim Cook acheta finalement une maison à lui, non loin de là, mais sans faste particulier. Les archives publiques indiquent qu’il a payé sa maison 1,9 million de dollars, ce qui à Palo Alto est finalement assez modeste.) Quand quelqu’un lui demanda la raison de ce style de vie, il déclara : « J’aime me souvenir d’où je viens, et il n’y a pas meilleur moyen pour cela que de vivre dans un environnement modeste. L’argent n’est pas une motivation pour moi. » (Motivation ou pas, en l’élevant au rang de PDG, le conseil d’administration offrit à Tim Cook un million d’actions, la moitié investie sur cinq ans et le reste sur dix. Ce qui représente, au jour de l’émission, un montant total de 400 millions de dollars.)

Dans une entreprise remplie d’addicts au travail, Tim Cook se distingua encore par sa réputation de bourreau de travail. Célibataire et, autant que l’on sache, sans attache, il passait ses rares vacances à faire des randonnées dans le parc national de Yosemite. Tim Cook faisait du vélo pendant ses loisirs et se rendait souvent dans un club de gym de Palo Alto vers 5 h 30 du matin. Quand on lui demanda lors de la réunion des actionnaires d’Apple en 2011 s’il avait vu la pièce de théâtre jouée à Berkeley qui décrivait les pratiques de sous-traitance d’Apple sous un jour défavorable, il répondit : « Malheureusement, si ça n’est pas passé sur ESPN ou CNBC, je n’ai pas pu la voir. »

Tim Cook se plia naturellement à l’exigence selon laquelle quiconque travaille pour Steve Jobs doit adopter un profil bas. Il donne de l’argent à l’association des anciens élèves d’Auburn, mais sans jamais exiger de reconnaissance en retour. Tim Cook fut néanmoins autorisé à faire certaines choses qui prouvèrent qu’on le préparait à jouer les premiers rôles. Les dirigeants d’Apple ont généralement interdiction de s’occuper d’affaires qui ne concernent pas Apple, mais Tim Cook rejoignit le conseil d’administration de Nike, ce qui fut considéré comme une façon d’enrichir son expérience et l’opportunité d’observer une autre icône, le fondateur Phil Knight. Même chez Nike cependant, Tim Cook resta sous surveillance. « Il ne parlait jamais de personnalités d’Apple ni de ses réalisations chez Apple », raconte John Connors, un membre du conseil autrefois directeur financier de Microsoft. « C’est le général Petraeus du monde des affaires, le genre de type qui laisse ses résultats parler d’eux-mêmes. »

La logistique est un élément clé de la planification militaire, et Tim Cook est responsable de l’excellent fonctionnement des opérations d’Apple. Par exemple, lorsqu’Apple a su qu’elle allait abandonner les disques durs dans ses iPods et ses MacBook Air, elle anticipa l’achat de mémoires flash pour un montant d’un milliard de dollars. La direction de la supply-chain de Tim Cook exécuta ce coup de maître, qui eut pour triple avantage de sécuriser les approvisionnements d’Apple, obtenir des prix d’achat très faibles et barrer l’accès des concurrents à ces composants. Une telle réussite industrielle dans une entreprise plus connue pour son flair créatif est un rare exemple de ce que Charles O’Reilly, de Stanford, et Michael Tushman, professeur à la Harvard Business School, appellent « l’ambidextrie comme capacité dynamique. » En d’autres termes, elle reflète la capacité d’une entreprise très performante à être simultanément efficace et innovante. Comme on l’a dit précédemment, l’efficacité de Tim Cook a permis à Steve Jobs de se libérer et d’être encore plus créatif. Après tout, il y a deux façons pour une entreprise de gagner de l’argent : soit en augmentant son chiffre d’affaires, soit en réduisant ses coûts. Apple fait les deux et la machine opérationnelle que Tim Cook a mise en place est le moteur qui réduit les coûts tout en permettant aux produits leaders de se développer.

Du coup, la question qui vient à l’esprit à propos de Tim Cook est de savoir si ce dernier possède la personnalité nécessaire pour diriger une organisation créée à l’image de Steve Jobs. En public, Tim Cook a un sourire engageant et un esprit caustique. À l’époque où Apple s’efforçait de convaincre les utilisateurs de PC d’acheter des Macs, elle ajouta la possibilité de faire tourner Windows sur un Mac. Faisant la démonstration de cette fonction lors d’un événement Mac, Tim Cook montra le logiciel honni de Microsoft et dit sur un ton impassible : « J’en ai des frissons dans le dos, mais le fait est que cela marche. » Il dit une fois à un groupe d’investisseurs que « l’iPhone vient juste après la nourriture et l’eau dans la pyramide des besoins de Maslow », d’après Toni Sacconaghi, l’analyste de Sanford Bernstein qui fut témoin de la scène.

Dans la classification des dirigeants du monde des affaires établie par Michael Maccoby, Tim Cook est un obsessionnel type qui veille à ce que les choses soient faites, et non quelqu’un qui fournit une vision sur la manière de les faire. Il évita si soigneusement de se retrouver en pleine lumière quand Steve Jobs était vivant, qu’il est évident qu’il va maintenant partager cette lumière, comme il le fit lors du lancement de l’iPhone 4S, sa première manifestation publique en tant PDG. C’est certainement une façon pour Tim Cook de s’attirer les faveurs de ses cadres dirigeants. Ses fans insistent sur le fait qu’il sait inspirer les autres autant que les diriger. « Si vous pensez que le charisme, c’est l’authenticité, alors il en a », dit John Thompson, vice-président du cabinet de recrutement Heidrick & Struggles, qui recruta Tim Cook chez Apple. « Il n’est jamais dans l’exagération. Mais il n’est pas non plus dans un registre minimaliste. Lorsque vous l’écoutez, vous pensez, Je suis à peu près sûr que ce type dit la vérité. »

Lorsqu’il était encore en bonne santé, on pouvait souvent voir Steve Jobs à la cafétéria déjeunant en tête-à-tête avec Jonathan Ive. Appelé « Jony » par ses amis, par ses collègues et par tous les fans de design, Jonathan Ive, qui a quarante-quatre ans, est la seule personne que Steve Jobs autorisait à paraître en public. (Vraisemblablement, Steve Jobs tolérait la popularité de Jonathan Ive autant parce qu’il l’appréciait vraiment que pour lui faire plaisir.)

Jonathan Ive apparut une fois dans une vidéo d’Apple sur la fabrication du cadre monocoque en aluminium du MacBook Air. Il intervient de temps à autre dans des conférences sur le design. Il prête son nom au design des célèbres produits Apple présentés au MoMA de New York et au Centre Georges Pompidou à Paris. En 2006, la reine Elisabeth II le fit Commandeur de l’Empire britannique, la plus haute distinction avant l’anoblissement.

Même si certains pensent que Jonathan Ive est plus ou moins la créature de Steve Jobs, le designer était pourtant déjà en place au moment du retour de Steve Jobs chez Apple. Diplômé du Newcastle Polytechnic (aujourd’hui Northumbria University) au Royaume-Uni, il co-fonda une agence de design appelée « Tangerine » qui travaillait sur des projets tels que des peignes, des outils électriques et, juste avant qu’il ne parte, des toilettes. Tangerine travailla un peu au tout début sur les portables d’Apple, ce qui permit à Jonathan Ive de décrocher en 1992 un poste chez Apple en Californie, avant d’être promu directeur du design quatre ans plus tard, le tout lorsque Steve Jobs était encore en exil. Steve Jobs le prit immédiatement en affection à son retour en 1997 après avoir vu les prototypes qu’il avait construits. Peu de temps après, il prit en charge le design de l’iMac, l’ordinateur tout-en-un translucide et coloré qui sauva l’entreprise.

Jonathan Ive travailla dans le même temps à la constitution d’une équipe soudée et loyale d’à peu près vingt designers, un groupe dont les principaux atouts sont la petite taille et la longévité. « Je fais partie d’une très petite équipe, et nous travaillons ensemble depuis très longtemps », dit Jonathan Ive en 2006 lors d’une conférence sur le design à Los Angeles. « Il y a une énergie très particulière et une dynamique très spéciale quand vous travaillez en petit groupe. » Nombre de ses collaborateurs viennent de Grande-Bretagne ou d’autres pays que les États-Unis. D’ailleurs, l’équipe de design, comme d’autres équipes de création dans l’entreprise, possède son propre chasseur de têtes international, Cheline Jaidar, dont les apparitions dans les écoles de design un peu partout dans le monde sont gérées comme des visites royales. Jonatahan Ive lui-même a une affection particulière pour le Japon, où il est parti observer la manière dont les sabres des samouraïs sont fabriqués. Il eut l’idée un jour d’engager un peintre d’une usine automobile japonaise pour améliorer les revêtements des appareils Apple.

Les amis de Jonathan Ive utilisent des mots comme doux, gentil et humble pour le décrire, des mots rarement attachés à la personnalité du mentor de Jonathan Ive, Steve Jobs. Il a beau être gentil, il n’en est pas moins vigilant dès lors qu’il s’agit de parler d’Apple. (Son assistant, dans un commentaire laissé sur le site professionnel Linkedln, lista deux caractéristiques de son travail au service de Jonathan Ive : d’abord « Gérer l’agenda de M. Jonathan Ive, sa correspondance, sa sécurité, ses cadeaux, ses manifestations, ses voyages, sa maison, son bureau et ses signatures », et ensuite « Exercer la plus grande discrétion. ») Mais sa célébrité dans le monde du design lui donne une certaine liberté pour s’épancher sur le design d’Apple, si ce n’est pas sur le fonctionnement interne de l’entreprise. « Nous adorons démonter les choses pour voir comment elles sont faites », expliqua-t-il en 2006 :

Nous essayons de réfléchir à quelque chose de relativement intéressant puis… nous allons dans le nord du Japon, pour parler au maître armurier samouraï de la manière de mettre en forme le métal d’une certaine façon. Une fois que vous avez bien compris, cela influe évidemment sur votre design, qui n’est plus juste une forme arbitraire, et que vous modifiez en conséquence. L’architecture du produit prend sens à partir du moment où vous comprenez vraiment le matériau. C’est un exemple qui permet d’expliquer pourquoi nous ne faisons pas beaucoup de produits : cela demande du temps et un certain niveau d’exigence.

Jonathan Ive décrit là ce que n’importe quel étudiant en design sait être les bases du métier. Mais ses mots sont intéressants dans ce qu’ils révèlent de la philosophie d’Apple. L’étude approfondie et la remise en cause sont des fondamentaux d’Apple. La conséquence de cela, c’est que le produit est prêt quand il est prêt. Qui oserait dire au maître armurier qu’il y a une date limite de livraison ? Il y a également cette idée selon laquelle « on ne fait pas des milliers de choses différentes. » Elle est caractéristique de la méthode Apple, qui consiste à dire constamment non, et ce dès le design des produits.

Jonathan Ive sait aussi se montrer différent. Trapu, chauve et adepte des t-shirts noirs, c’est le seul membre de l’équipe dirigeante à faire la navette depuis San Francisco où il vit avec sa femme, Heather, et ses deux jumeaux. (Les designers d’Apple, comme de nombreux salariés plus jeunes, fans de musique pour la plupart, qui travaillent pour iTunes, ont tendance à être des citadins plutôt que des banlieusards.) On trouve mention dans la presse de certains de ses amis célèbres, souvent britanniques, qui sont eux-mêmes branchés design, tels que le DJ John Digweed et le créateur de mode Paul Smith. Lorsque le scénariste britannique Alexander Chow-Stuart demanda à un ami d’ami de Jonathan Ive s’il pouvait venir faire une petite visite à Cupertino avec son jeune fils, Jonathan Ive non seulement accepta, mais offrit en plus un iPod au garçon et organisa une visite du campus d’Apple. (Alexander Chow-Stuart raconta avec émotion la visite sur son blog personnel.)

Pendant un temps la rumeur courut, parmi ceux à l’extérieur d’Apple qui connaissaient l’importance de Jonathan Ive, de la possibilité que celui-ci remplace Steve Jobs au poste de PDG. Chez Apple, personne n’a jamais pris cette hypothèse au sérieux, étant donné l’ignorance avouée de Jonathan Ive pour tout ce qui concerne les affaires. Après tout, il avait eu un aperçu à London de ce qu’implique la gestion d’une entreprise, et cela ne lui avait pas plu. « J’étais nul pour diriger une agence de design, ce que je voulais vraiment c’était me concentrer sur le design lui-même », dit-il. Son vœu a été clairement exaucé.

Si Jonathan Ive n’a jamais été une option crédible en interne comme PDG potentiel, un dirigeant émergea dans les dernières années du mandat de Steve Jobs chez Apple, dont on aurait pu penser qu’il possédait toutes les qualités nécessaires pour prendre les rênes. Son nom est Scott James Forstall, un ingénieur logiciel de trente-quatre ans spécialisé dans la conception d’interfaces utilisateurs qui a fait toute sa carrière dans les deux entreprises créées par Steve Jobs. L’interface utilisateur, comme son nom l’indique, permet aux utilisateurs d’interagir avec ce qui se trouve sur leur écran. C’est, en fin de compte, la partie la plus amusante et la plus intéressante des ordinateurs. La plupart des utilisateurs n’y font même pas attention, mais la facilité, l’élégance et l’intelligence avec lesquelles ils interagissent avec leurs produits Apple créent un lien unique, ce qui explique l’importance des compétences de Scott Forstall.

Scott Forstall est un homme mince, au teint mat, qui porte des pulls à fermeture éclair et a une mèche noire sur le devant qu’il coiffe en brosse. Il vient de l’État de Washington qu’il quitta pour aller étudier à Stanford, où il obtint une maîtrise d’informatique. Il rejoignit NeXT directement à la sortie de l’université. Il passa chez Apple en 1997 et travailla pour divers responsables logiciel d’Apple au fil des années, se forgeant une réputation d’ingénieur intelligent et ambitieux, impatient de gravir les échelons de la société.

Scott Forstall put enfin saisir sa chance de briller en interne au moment du développement de l’iPhone. Une équipe dirigée par lui fut chargée de modifier le logiciel utilisé par le Macintosh, OS X, pour que celui-ci fonctionne sur l’iPhone. Scott Forstall finit par décrocher la direction du logiciel mobile, un poste particulièrement important étant donné le succès monstre de l’iPhone et de l’iPad. (Ajoutés à l’iPod, ces appareils portables ont représenté 70 pour cent des revenus d’Apple en 2011, comparés aux 20 pour cent générés par les Macs.) Dans le système de caste qui prévaut chez Apple, les appareils équipés de l’iOS sont au sommet de la pyramide. Ainsi, plus d’efforts sont consentis aujourd’hui pour développer des applications comme iLife pour l’iPad, plutôt que pour le Mac, ce qui ne fait que confirmer la position de force de Scott Forstall.

Tout le monde reconnaît en celui-ci un homme brillant, dur, rigoureux et imperturbable. Il a toujours dans son bureau une loupe de joaillier afin de pouvoir examiner chaque pixel de chaque icône qu’on lui présente. Savoir concevoir des interfaces utilisateurs simples est l’une des grandes forces de Scott Forstall. « Il est totalement en phase pour cela avec la vision de Steve Jobs », fit remarquer un ancien responsable d’Apple.

Le seul défaut de Scott Forstall, c’est qu’il affiche son ambition de manière plus ostentatoire que n’importe quel autre dirigeant d’Apple. Il a clairement accumulé de l’influence ces dernières années, y compris, murmure-t-on, lorsque Steve Jobs était en congé pour raison médicale. Il a également accumulé les signes extérieurs du chef d’entreprise. Pendant des années, il avait conduit une vieille Toyota Corolla, mais avec la manne qui inonda tous les hauts dirigeants d’Apple dans les années 2000, il acheta finalement le même coupé Mercedes que Steve Jobs. (Scott Forstall avait un autre point commun plus sérieux avec Steve Jobs. Au milieu des années 2000, il eut de graves problèmes d’estomac qui le forcèrent à être hospitalisé, mais dont il finit par guérir complètement.)

Comme Jonathan Ive, Scott Forstall a une vie à l’extérieur d’Apple. Lui et sa femme Molly, juriste d’entreprise, sont des grands fans de l’émission de télévision American Idol, et ils n’ont pas hésité à faire le voyage jusqu’à Los Angeles pour assister à la finale. Scott Forstall est également un supporter acharné des San Francisco Giants et un assidu des matchs de l’équipe de basket-ball féminine de Stanford. Vers la fin du mandat de Steve Jobs, Scott Forstall commença à obtenir de plus en plus de temps de parole aux manifestations Apple, et ses anciens collègues saluent ses talents d’orateur. Dans une entreprise où aussi peu de dirigeants ont l’occasion de se montrer en public, les apparitions de Scott Forstall revêtaient, pour les observateurs de longue date d’Apple, la même importance que celles des apparatchiks soviétiques aux côtés de Leonid Brejnev pour les kremlinologues de la Guerre Froide. Scott Forstall dispose également d’un avantage sur ses collègues informaticiens aux talents oratoires quasi-nuls : il a fait du théâtre dans sa jeunesse avec la troupe de l’Olympic High School appelée Lalapalooza Bird qui se produisit dans plusieurs écoles de sa ville de Bremerton dans l’État de Washington. Il joua même quelques années plus tard le rôle titre de la comédie musicale de Stephen Sondheim, Sweeney Todd. Il occupe également une place privilégiée dans ce monde d’informaticiens, lui qui lorsqu’il était étudiant, fit partie de la même confrérie Phi Kappa Psi que le futur co-fondateur de Yahoo ! Jerry Yang.

Plus jeune de huit ans que Tim Cook, Scott Forstall pourrait très facilement jouer le coup d’après, en particulier si le conseil d’administration d’Apple décide qu’il lui faut un PDG qui soit plus à l’image de Steve Jobs. Il a déjà eu l’occasion de frayer avec les cercles d’influence de la Silicon Valley, comme seul Steve Jobs avait pu le faire avant lui. L’écosystème autour de l’iPhone et de l’iPad étant devenu particulièrement lucratif pour Apple et les entreprises développant des applications, Apple cherche de plus en plus à se rapprocher des entrepreneurs gravitant dans ce monde. Ce fut ainsi Scott Forstall qui s’adressa en 2011 à un groupe d’entreprises d’applications mobiles créé par Kleiner Perkins, une société de capital-risque influente. Matt Murphy, l’associé de Kleiner Perkins qui gère le fond d’investissement iFund dédié à ces applications, salua « l’enthousiasme de jeune homme » de Scott Forstall ainsi que le désir de celui-ci d’écouter les suggestions des entrepreneurs couvés par Matt Murphy. Les entrepreneurs semblaient également apprécier Scott Forstall. « C’est un ingénieur talentueux et intelligent qui a les pieds sur terre, et un très bon orateur », témoigne l’un des entrepreneurs de l’écurie Kleiner Perkins qui côtoya Scott Forstall. « Il a tout pour plaire. »

Une petite poignée d’autres dirigeants complétait la garde rapprochée de Steve Jobs. Jeff Williams, le bras droit de Tim Cook, prit la direction des opérations lorsque Tim Cook monta en grade. Jeff Williams est à plus d’un titre le double de Tim Cook. Tous les deux viennent du sud. Ils firent tous les deux carrière chez IBM. Ils obtinrent tous les deux un MBA en cours du soir à Duke. Grand, mince, les cheveux grisonnants comme Tim Cook, Jeff Williams ressemble tellement à son chef que, d’après certains responsables d’Apple, il n’était pas rare de prendre l’un pour l’autre, de dos. Bob Mansfield, qui dirige le hardaware, est un ingénieur trapu qui rejoignit Apple en 1999 à l’occasion du rachat de l’entreprise où il travaillait, le fabricant de puces graphiques Raycer Graphics. Bob Mansfield est plus calme que ses collègues (mais autant que Tim Cook, son chef de longue date) et, depuis longtemps vice-président exécutif du hardaware pour le Mac, il est également responsable de ce qui se trouve à l’intérieur de tous les appareils, qu’il s’agisse des iPods, des iPhones ou des iMacs.

Le dernier membre de l’équipe dirigeante impliqué dans les produits est Eddy Cue, depuis longtemps responsable des partenariats, mais également chef des services Internet et, pendant des années, envoyé spécial de Steve Jobs pour régler des problèmes. Eddy Cue mena par exemple les négociations finales avec AT&T pour l’iPhone. Lorsque Steve Jobs décida qu’il fallait un changement à la tête de MobileMe, il se tourna vers Eddy Cue. Pourtant, Steve Jobs ne promut jamais Eddy Cue au plus haut niveau d’Apple. La première décision de Tim Cook concernant l’organisation de l’entreprise fut de promouvoir Eddy Cue, envoyant le signal que sous sa présidence, un responsable des partenariats pouvait rejoindre le petit cercle des dirigeants impliqués directement dans les produits.

Le point commun de toutes ces personnes, c’est leur longévité au service d’Apple. La culture d’Apple est si rude que les nouveaux venus doivent faire leurs preuves pendant longtemps. Bob Mansfield est celui qui est là depuis le moins longtemps : douze ans seulement au service de l’entreprise. Scott Forstall travailla avec Steve Jobs dès sa sortie de l’université. De nouveaux venus pourraient-ils atteindre rapidement les plus hauts niveaux de l’entreprise ? En tout cas, il n’y a aucun exemple récent pour valider cette hypothèse. Une histoire plaide cependant pour le contraire : celle de la courte et malheureuse carrière de Mark Papermaster.

En octobre 2008, Apple annonça qu’elle recrutait Mark Papermaster, un vétéran d’IBM, pour diriger le groupe en charge de la fabrication de l’iPod et de l’iPhone. Mark Papermaster devait remplacer Tony Fadell, l’ancien responsable de l’équipe de l’iPod. À l’époque, Tony Fadell venait de quitter Apple à la suite, entre autres, d’une succession de conflits avec Steve Jobs. Il paraissait étrange qu’Apple se tourne vers IBM pour son recrutement, et IBM n’était pas non plus enchantée de voir partir Mark Papermaster. Elle engagea d’ailleurs des poursuites judiciaires pour s’y opposer. Il fallut attendre le mois de janvier suivant pour que le litige soit réglé, ce qui permit à Mark Papermaster de commencer son travail chez Apple à la fin du mois d’avril, six mois après avoir été engagé.

Mark Papermaster ne resta pas longtemps, néanmoins, et la brièveté de son passage constitue un avertissement pour le futur. Steve Jobs était en congé maladie lorsque Mark Papermaster, qui a décliné de nombreuses demandes d’entretien, fit ses débuts chez Apple. Lorsque Steve Jobs revint, l’avis général concernant Mark Papermaster était que celui-ci ne faisait pas l’affaire. On considérait qu’il ne se battait pas assez pour son département, ce qui est pourtant une nécessité absolue chez Apple. « Mark Papermaster est un chic type, typiquement le genre de gars avec qui vous auriez envie de boire une bière », dit quelqu’un qui travaillait avec lui chez Apple. « Il est chaleureux, patient, et ouvert. Exactement l’inverse des qualités requises chez Apple. C’était tellement évident pour tout le monde que ça faisait peine à voir. » On dit que lorsqu’il retourna au travail, Steve Jobs n’accorda que peu d’attention à Mark Papermaster, signifiant par là au nouveau directeur qu’il le prenait pour un imbécile.

Après la sortie de l’iPhone 4 en juin 2010, l’entreprise reçut une série de plaintes concernant des coupures d’appels, un épisode surnommé l’« Antennagate » après que Steve Jobs eut annoncé personnellement que la cause du problème était une antenne défectueuse dans le téléphone. (On se souvient que Steve Jobs laissa entendre que les utilisateurs ne tenaient pas correctement le téléphone, après quoi il offrit un étui en caoutchouc pour corriger le problème.) Le 7 août 2010, la nouvelle fuita que Mark Papermaster, qui avait supervisé l’ingénierie du téléphone, avait discrètement quitté Apple. Il réapparut plus tard chez Cisco en tant que vice-président et, à la fin de l’année 2011, chez le fabricant de semi-conducteurs AMD en tant que directeur de la technologie. C’est Bob Mansfield qui hérita de la responsabilité de l’ingénierie des appareils.

Alors qu’il était PDG, Steve Jobs développa un bataillon de lieutenants compétents et loyaux, des personnes qu’il continua à diriger jusqu’aux derniers jours de sa vie, même après avoir abandonné son poste de PDG. De la même façon, la figure de Steve Jobs domina le conseil d’administration d’Apple, même si celui-ci ne fut nommé président qu’après avoir démissionné de son poste de PDG.

L’épisode du bref flirt d’Arthur Levitt avec le conseil d’administration d’Apple en 2001 illustre la manière dont Steve Jobs géraient les choses. Arthur Levitt approchait de la fin de son mandat de président du conseil de la Commission des valeurs mobilières sous Bill Clinton lorsque Steve Jobs l’appela pour lui proposer de rejoindre le conseil. Fan absolu d’Apple, Arthur Levitt était aux anges. « Je lui répondis qu’il n’y avait aucun autre conseil dans tout le pays que j’aurais eu plus de plaisir à rejoindre », se souvient Arthur Levitt une décennie plus tard. Arthur Levitt s’envola vers la Californie, prit un petit-déjeuner avec Steve Jobs, rencontra d’autres membres du conseil et assista à la présentation de Steve Jobs au Macworld, au centre de conférences Moscone de San Francisco. Il reçut un calendrier des futures réunions du conseil et se réjouissait de sa première expérience post-gouvernementale. Avant de reprendre l’avion pour la côte Est, il laissa un exemplaire d’un discours récent qu’il avait écrit sur la gouvernance des entreprises avec Fred Anderson, alors directeur financier d’Apple.

Lorsqu’arthur Levitt atterrit, un message de Steve Jobs l’attendait. « Je le rappelai et il me dit qu’il pensait que je ne serais pas heureux dans ce conseil », dit Arthur Levitt. « Il m’annonçait en fait que ma présence n’était plus souhaitée. » Steve Jobs ne semblait pas partager l’opinion de Arthur Levitt sur ce qui constituait une bonne gouvernance, comme l’idée selon laquelle les membres du conseil devaient assister à toutes les réunions. Larry Ellison, membre du conseil d’Apple à l’époque et ami proche de Steve Jobs, n’était pas le champion de l’assiduité au conseil. « Il me dit que je ne serais pas heureux parce que son “meilleur directeur” n’assistait pas à toutes les réunions », dit Arthur Levitt. « J’étais terriblement déçu. »

L’attitude de Steve Jobs envers Larry Ellison, qui quitta le conseil en 2002 en prétextant son incapacité à assister aux réunions du conseil, en dit long sur l’idée que se faisait Steve Jobs de la gouvernance de celui-ci. Steve Jobs continua à parler de Larry Ellison comme de « son meilleur directeur ». Il adorait raconter comment il avait agrandi la couverture d’un magazine avec le portrait de Larry Ellison et placé celle-ci sur un fauteuil vide au cours d’une réunion du conseil d’Apple. « Je me tournais vers lui et lui demandais, “Larry, qu’est-ce que tu en penses ?” » raconta Steve Jobs, des années plus tard.

Pendant des années, Apple n’a eu aucun président du conseil, seulement deux « co-directeurs » : Art Levinson, l’ancien PDG de Genentech, et Bill Campbell, l’ancien PDG de Intuit. Le conseil ne comptait que six autres membres en plus du PDG, et la plupart d’entre eux étaient liés d’une façon ou d’une autre à Steve Jobs. Bill Campbell était l’un des amis et des conseillers les plus proches de Steve Jobs et il abandonna finalement son poste pour ne pas être obligé de donner des détails sur l’état de santé de celui-ci. Mickey Drexler avait été PDG de Gap, dans le conseil duquel Steve Jobs avait siégé. En dépit de ses relations internes frisant la consanguinité, le conseil d’Apple était considéré comme de tout premier ordre en raison de la qualité de ses membres. Andréa Jung, PDG de Avon Products, apporta son expertise clients et prit la place de Bill Campbell comme co-directeur. Al Gore, l’ancien vice-président, prodigua régulièrement des conseils juridiques (pendant des années, Steve Jobs craignit que Microsoft ne cesse de soutenir les Macs), et en tant que gros consommateur de produits Apple, joua parfaitement son rôle de porte-parole des utilisateurs.

Dans son livre Take on the Street paru en 2002, Arthur Levitt décrit le conseil d’administration d’Apple comme « très qualifié, composé de membres éminents du monde des affaires américain », en précisant toutefois qu’il « n’était pas conçu pour agir indépendamment du PDG. » Il reconnut qu’Apple avait brillamment réussi son redressement, mais la vraie question était ailleurs. « Les conseils d’administration restreints et consanguins ne bénéficient pas du regard extérieur qui devient indispensable le jour où l’entreprise se retrouve dans une situation délicate », conclut Arthur Levitt. « Et quand le PDG est quelqu’un d’aussi charismatique que Steve Jobs, il est vital de disposer d’esprits indépendants qui n’agissent pas comme une extension du management. »

Personne ne prétend qu’Apple se trouve « dans une situation délicate. » De plus, qu’il ait été téléguidé ou non par Steve Jobs, son conseil d’administration a parfaitement accompli l’une de ses tâches essentielles en instaurant une transition pacifique à la tête de la firme. Nous ne saurons pas ce que vaut vraiment Apple avant que les produits qui étaient en préparation au moment de la mort de Steve Jobs n’aient été lancés. Nous ne connaîtrons la valeur de son conseil que le jour où l’entreprise affrontera sa première crise, sans le soutien de son ancien chef.