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SE CONCENTRER JUSQU’À L’OBSESSION
Dans un coin isolé du studio de création d’Apple, situé dans le bâtiment principal dévolu au marketing, se trouve une pièce dédiée au packaging. En comparaison de tâches lourdes et complexes comme la conception de logiciel ou la fabrication de matériel, le packaging est généralement considéré comme une activité de bas étage par la plupart des entreprises, presque comme une question annexe. Pas pour Apple, qui consacre une énergie et des ressources considérables à la manière dont elle emballe ses produits. La salle dédiée au packaging est si sécurisée que les salariés autorisés à y pénétrer doivent utiliser leur badge d’accès pour entrer mais également pour en sortir. Pour saisir pleinement à quel point les cadres d’Apple triment pour chaque détail, il faut savoir que pendant des mois, un designer est resté dans cette pièce pour effectuer la tâche la plus triviale qui soit : ouvrir des boîtes.
Triviale, certes, mais aussi stratégiquement importante. À l’intérieur de ce labo secret se trouvaient des centaines de prototypes d’emballages d’iPods. Vous avez bien lu : des centaines de boîtes dont l’unique fonction était de donner la possibilité au designer de faire l’expérience du moment où les clients découvrent leur nouveau jouet pour la première fois. Boîte après boîte, le designer créa et testa une série infinie de flèches, de couleurs et de bandes pour la seule conception d’un minuscule volet indiquant au client où tirer pour enlever une étiquette invisible collée sur le dessus du boîtier immaculé de l’iPod. L’obsession du designer était d’obtenir la formule parfaite. En plus, les volets devaient être placés de manière à créer un espace négatif naturel qui les protégerait lorsque les boîtes seraient empilées les unes sur les autres à l’usine, avant d’être expédiées dans les points de vente.
La manière dont un consommateur ouvre une boîte est très certainement la dernière chose qu’un designer lambda prendrait en considération. Pourtant, le moindre emballage à bas prix mérite pour Apple autant d’attention que l’appareil électronique haut de gamme qui se trouve à l’intérieur. Étant la dernière chose que les clients voient avant de découvrir leur appareil tant attendu, les emballages d’Apple sont le point culminant d’un processus hautement perfectionné et extrêmement coûteux. Celui-ci commence avec la conception du prototype, se poursuit par la collaboration entre les experts de la chaîne de distribution qui se procurent les composants et les chefs de produit qui coordonnent l’assemblage du matériel et des logiciels, et se termine par un marketing coordonné entre prix, communication et commercialisation pour finalement arriver dans les mains du consommateur.
L’anticipation du ressenti du client au moment de tenir une simple boîte blanche est le point culminant de milliers de petits détails auxquels Apple aura réfléchi. « L’attention portée au détail, pour moi, symbolise le fait que vous vous souciez vraiment de l’utilisateur, à tous les niveaux », affirme Deep Nishar, un ancien cadre de Google qui dirige aujourd’hui la conception de l’interface utilisateur du site Web Linkedln. Deep Nishar décrit la vénération que certains designers qui travaillent pour lui ont pu avoir pour le boîtier de leur premier iPhone. « Vous vous souvenez de la boîte dans laquelle il était emballé ? », demande-t-il. « Certains d’entre eux l’ont conservé jusqu’à aujourd’hui. C’était, pour la première fois dans l’histoire, une boîte à ressort qui s’ouvrait lentement. Elle véhicule de l’émotion et est la preuve tangible que vous allez assister à quelque chose de beau et d’important, un événement à propos duquel vous avez lu et entendu beaucoup de choses et dont Steve vous a parlé et fait la démonstration. C’est cette attention portée au détail qui permet de créer ces sensations. »
Cette obsession du détail et cette volonté quasi bouddhiste de ne se concentrer que sur une sélection restreinte de produits distinguent clairement Apple de ses concurrents. Le bouddhisme, une religion que Steve Jobs a étudiée de manière approfondie, enseigne que si vous voulez une tasse de thé, le processus de préparation de cette tasse doit retenir toute votre attention. Même la plus insignifiante des tâches doit être accomplie avec toute la maîtrise possible. C’est une idée apparemment loufoque mais qui donne des résultats impressionnants dans le monde de l’entreprise. Des produits bien conçus apportent à leurs concepteurs de grands bénéfices, aussi bien internes qu’externes. En interne, les talents et les ressources vont vers les produits que l’entreprise réalise le mieux.
D’un point de vue externe, un bon design renvoie aux consommateurs l’image subliminale d’un fabricant qui se soucie d’eux. Et ceci crée un lien entre la marque et le consommateur qui transcende la question du prix. Je n’en peux plus d’attendre le nouvel iPad versus Quel est le meilleur appareil, le Kindle ou le Nook ? Mais comment Apple fait-elle pour se distinguer autant en termes de design, de fabrication et de planification commerciale ?
Parler de « sensation » ou de « sentiment » peut paraître paradoxal pour un fabricant d’appareils, et plus encore pour le concepteur d’emballages (essayez d’imaginer un portable Dell provoquant une sensation quelconque, à part de la frustration). C’est pourtant ce que décida Steve Jobs pour Apple le jour où il créa l’entreprise. Steve Jobs refusa de penser les produits Apple d’une manière conventionnelle. Ce n’étaient pas des gadgets, c’étaient des œuvres d’art. « Je crois qu’un artiste est quelqu’un qui a une certaine vision des choses qui l’entourent » déclara-t-il en 1995 dans une interview au Computerworld Smithsonian Awards Program Oral History Project. Steve Jobs faisait référence aux gens qu’il avait engagés aux débuts d’Apple.
Leur objectif, poursuivait-il, était d’assembler les choses d’une manière qui n’avait encore jamais été faite et de trouver une façon de communiquer cela aux gens qui n’ont pas cette vision, afin que ceux-ci puissent en profiter pleinement. Si vous observez les choses de plus près, vous verrez qu’à cette époque précise, dans les années 1970 et 1980, les meilleurs en informatique étaient la plupart du temps des poètes, des écrivains ou des musiciens. Presque tous étaient musiciens. Beaucoup d’entre eux étaient également un peu poètes. Ils se sont engagés dans la voie de l’informatique parce que c’était un domaine fascinant. C’était nouveau et original. C’était un nouveau moyen d’expression pour leurs talents créatifs. Les sentiments et la passion que les gens mirent dans ce domaine étaient les mêmes que ceux qu’un poète ou un peintre met dans son travail.
Rétrospectivement, il peut sembler présomptueux que Steve Jobs ait comparé des concepteurs d’ordinateur et même, sacrilège ! des designers d’emballages en carton, à des artistes. Ce serait effectivement un peu ridicule, voire à la limite du bon goût s’il s’agissait d’une autre entreprise. Pourtant, lorsque cette manière de créer des gadgets participe à l’esprit de l’époque et amène des clients, en toute connaissance de cause, à acheter tellement de produits que l’entreprise en question finit par devenir la plus valorisée financièrement au monde, alors on peut parler de poésie de l’électronique grand public.
Apple est différente, et c’est sa vision des produits qui lui a permis d’occuper une place à part. Apple s’est très tôt parée du costume de rebelle, qu’il s’agisse de Steve Jobs lui-même ou de ses premières troupes telles qu’il aimait à en parler. Dans les premières années, Steve Jobs avait hissé un drapeau à tête de mort sur le toit de l’immeuble abritant l’équipe du Macintosh qu’il supervisait. Dès le début, Apple s’est tenue à l’écart du reste de l’industrie informatique. La philosophie de l’entreprise était d’être unique, et l’attention portée aux détails était partie prenante de cette philosophie.
Le reste du secteur informatique ne jurait en revanche que par la standardisation. Les « clones » des PC d’IBM étaient considérés comme une des grandes innovations. Apple, dédiée corps et âme à des ordinateurs aux fonctions supérieures, fut certes brièvement une icône, mais surtout un pionnier. Des années plus tard, à une époque où Hewlett-Packard subissait l’une de ses nombreuses crises, un responsable bien placé de la Silicon Valley se demanda pourquoi même un cadre talentueux d’Apple aurait du mal à redresser HP. « Lorsque Steve est revenu chez Apple, le moral était très bas, mais il restait une culture du produit d’exception », explique-t-il. « HP en avait manqué cruellement pendant des années. Personne n’était capable de prendre les commandes. »
Apple crée la plupart de ses produits tout simplement parce qu’elle a envie de ces produits. Elle ne fait pas de tables rondes, ni d’études de marché. Steve Jobs se plaisait à afficher son refus de suivre les supposés besoins de la clientèle. « Quand nous avons créé Apple, nous avons construit notre premier ordinateur uniquement parce que nous en voulions un », déclarait-il à Michael Moritz au début des années 1980 dans son livre The Little Kingdom. C’est une histoire que Steve Jobs a répétée inlassablement pendant des décennies. Et vingt-cinq ans plus tard, il affirmait « Nous avons vraiment la conviction de fabriquer des produits pour nous-mêmes. »
L’iPhone est un cas d’école. À l’époque où cet appareil a été imaginé, les cadres d’Apple détestaient leurs smartphones. « C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de fabriquer le nôtre », explique Steve Jobs de façon pas si innocente. C’est sûrement vrai, mais cela envoie surtout le message suivant aux clients : Nous aimons tellement la pâtée pour chien que nous en mangeons nous-mêmes. Vous ne serez pas déçus.
Il est étonnant de voir à quel point rien n’a fondamentalement changé dans la philosophie d’Apple depuis les premières années jusqu’à aujourd’hui. En parlant de Steve Jobs, Michael Moritz écrit : « Il refusait que le développement de produits soit parasité par des analyses, des études, des arbres de décision, des infléchissements de courbes et autres lourdeurs qu’il observait dans les grandes entreprises. Il lui suffisait de regarder dans le miroir pour voir le profil type du client d’Apple, et l’entreprise produisit au final des ordinateurs que Steve Jobs, à un moment ou à un autre, voulait avoir. »
Pour bien comprendre l’attention extrême qu’Apple porte aux détails, le plus simple est de prendre l’exemple du design. Les produits d’Apple naissent dans un autre labo ultra-sécurisé accessible uniquement à quelques salariés d’Apple. C’est l’lndustrial Design studio, ou ID pour faire court. Son maître est le designer Jonathan Ive, certainement la personnalité d’Apple la plus célèbre après Steve Jobs. Steve Jobs adorait passer du temps dans le studio de design, où il pouvait tester tous les prototypes sur lesquels travaillaient Jonathan Ive et son équipe.
La vision du design chez Apple est simple : c’est là que naissent tous les produits. Les concurrents s’émerveillent de l’importance accordée aux designers chez Apple. « La plupart des entreprises mettent au point les plans, le marketing et le positionnement de leurs produits, et ensuite seulement elles confient le tout à un designer », dit Yves Behar, PDG du cabinet de conseil en design Fuseproject. Le processus est inversé chez Apple, où tout le monde doit se conformer à la vision du designer. « Si les designers disent que le matériau doit être fait d’un seul bloc, toute l’organisation acquiesce » poursuit Yves Behar. En d’autres termes, un designer reçoit habituellement ses ordres du service fabrication. Chez Apple, c’est le contraire.
John Sculley, qui fut PDG d’Apple dans les années 1980, a continué à observer attentivement l’entreprise après son départ. « Il faut regarder à travers le prisme du design pour mieux comprendre le fonctionnement d’Apple », dit-il en 2010 à Leander Kahney, responsable du blog Cult of Mac dédié à Apple. Il poursuit en racontant l’histoire d’un ami qui tint une réunion chez Apple et chez Microsoft le même jour. « Il se rendit à la réunion Apple et tout le monde s’arrêta de parler dès que les designers entrèrent dans la pièce, car ce sont les gens les plus respectés dans l’entreprise. Il n’y a que chez Apple que la fonction design rapporte directement au PDG. Plus tard dans la journée, il se rendit chez Microsoft. Lorsqu’il entra dans la salle de réunion, tout le monde parlait. Puis la réunion commença sans qu’aucun designer n’entre jamais dans la pièce. Tous les techniciens étaient réunis pour donner leur avis sur ce que devrait être le design. C’est le meilleur moyen d’échouer. »
Une fois le design lancé, le reste de l’entreprise se met en ordre de marche. Les deux organisations directement responsables du produit sont le département supply-chain et le corps d’ingénierie. C’est ainsi que commence l’Apple New Product Process (« Processus nouveau produit d’Apple »), ou ANPP. C’est le manuel établissant étape par étape ce qui doit être fait pour fabriquer le produit. Il n’est d’ailleurs pas spécifique à Apple. Xerox, HP et d’autres ont déjà utilisé un manuel similaire à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Un ancien ingénieur d’Apple décrit le processus d’Apple, qui était à l’origine un support pour la fabrication du Macintosh, comme étant à mi-chemin entre l’art et la science. L’objectif de l’ANPP « est d’automatiser la partie scientifique pour pouvoir se concentrer sur la partie artistique » explique cet ingénieur. Le processus décrit de manière très élaborée l’enchaînement des phases de création d’un produit, les intervenants, la répartition des responsabilités entre les différentes fonctions et les délais de réalisation.
Lorsqu’un produit est prêt à quitter le labo, deux personnes clés prennent le contrôle des opérations : un responsable du programme technique, ou EPM en anglais, et un responsable de l’approvisionnement global, ou GSM. Le premier décide comment doit être le produit et coordonne le travail des équipes d’ingénieurs. Les EPM sont tellement craints et puissants qu’on parle de la « mafia EPM ». Le GSM, travaillant dans le département des opérations mis en place par Tim Cook, doit trouver les ressources pour fabriquer le produit. Ils s’occupent de tout, depuis l’approvisionnement jusqu’au suivi de production, en passant par les achats. Les deux parties collaborent, parfois avec des tensions. « La meilleure façon de mettre un terme à une discussion chez Apple est de dire : “C’est bon pour le produit”. Si vous apportez la preuve de cela, alors vous avez gagné », raconte un ingénieur présent chez Apple dans les années 2000.
Les EPM et les GSM sont basés à Cupertino en Californie, mais ils passent le plus clair de leur temps en Chine où Apple sous-traite sa fabrication d’ordinateurs et de téléphones mobiles. La plupart des entreprises s’efforcent de finaliser le design avant de sous-traiter la fabrication. C’est la manière la plus économique de travailler. Apple privilégie au contraire une approche qui est souvent la moins économique. Elle conçoit aussi ses produits qu’elle fait ensuite fabriquer et tester chez des sous-traitants. Mais une fois qu’elle a validé le design, puis fabriqué et testé le produit, elle retravaille le design puis refait fabriquer et tester. Ce processus endiablé culmine toutes les quatre à six semaines avec le rassemblement des salariés concernés dans une usine en Chine. Un EPM, dont le rôle est de coordonner le travail des ingénieurs matériel et logiciel pour le produit, rapporte alors à Cupertino la dernière version bêta pour la montrer aux dirigeants, puis reprend aussitôt l’avion pour la Chine afin de lancer un nouveau cycle.
L’intégration est essentielle. Steve Jobs a résumé la méthode Apple dans un entretien publié par Fortune en 2008. « Vous ne pouvez pas reproduire ailleurs ce qui se fait chez Apple », affirme-t-il. « La fonction ingénierie a depuis longtemps disparu chez la plupart des fabricants de PC. Dans les entreprises d’électronique grand public, ils ne comprennent rien aux aspects logiciels. C’est pourquoi il est impossible de concevoir les produits qu’Apple réalise aujourd’hui ailleurs que chez Apple. C’est la seule entreprise qui maîtrise toute la chaîne. Aucune autre entreprise ne pourrait produire le MacBook Air et la raison tient non seulement au fait que nous contrôlons la conception du matériel, mais également le système d’exploitation. Et c’est grâce à cette interaction intime entre le système d’exploitation et le matériel que nous réussissons. » Steve Jobs parlait à un niveau conceptuel. Un ancien ingénieur d’Apple explicitait la chose en ces termes : « Apple ne jure que par l’intégration. Pour obtenir une véritable intégration, il faut tout contrôler, depuis le système d’exploitation jusqu’au type de scie que vous allez utiliser pour couper le verre. »
Il n’est pas inutile de s’arrêter là-dessus un moment, car ce n’est pas du tout exagéré. Apple ne possède pas la scie, ni l’entreprise qui possède la scie. Ce ne sont pas ses employés qui travaillent dans l’usine où la scie sera utilisée. Mais elle a une opinion tranchée sur la scie qui devra être utilisée. C’est une nouvelle forme d’intégration verticale. Là où un fabricant était autrefois responsable de chaque étape du processus, Apple contrôle maintenant chaque étape sans posséder aucun de ses intervenants.
L’intégration est également interne chez Apple. « Apple ne dépend d’aucune autre entreprise qui influerait sur sa vision des produits », selon Rob Schoeben, un ancien cadre haut placé du marketing produit. « Microsoft a toujours été frustré de constater que les fabricants de PC ne travaillaient pas si bien que ça. L’intégration verticale est un avantage réellement déterminant pour Apple. Il est étonnant que personne ne l’ait adoptée depuis. » Il est possible que la méthode Apple n’ait pas été reproduite car trop peu d’entreprises sont organisées comme l’est Apple.
S’il est intéressant de comprendre pourquoi Apple choisit de faire ce qu’elle fait, il est également révélateur d’étudier ce qu’elle décide de ne pas faire. Dire non est un principe de base du développement de produits Apple et, plus généralement, de sa façon de faire des affaires. D’ailleurs, Steve Jobs expliquait que la vraie force d’Apple était sa capacité à dire non, à tourner le dos à des fonctionnalités, à des produits, à des segments de marché, à des contrats et même à certains partenaires. « Se concentrer donne de la puissance », disait-il. « Une start-up ne se disperse pas. Rester concentré sur une chose, ce n’est pas dire oui. C’est savoir dire non à des idées pourtant géniales. »
Steve Jobs prêchait ce message en interne chez Apple. Il est intéressant de noter qu’il n’est pas le premier à avoir cette vision des choses. On retrouve d’ailleurs celle-ci chez des artistes plutôt que chez des hommes d’affaires. Ludwig Mies van der Rohe, ancien élève du Bauhaus qui partit concevoir des gratte-ciels américains comme le Seagram Building de New York, eut cette formule devenue célèbre sur le dédain de l’architecture pour l’ornement : Less is more (Moins veut dire plus). Diana Vreeland, la figure tutélaire du magazine Vogue dans les années 1960, se plaisait à dire que « l’élégance, c’est le refus ». Steve Jobs, lui, travaillait dans un secteur qui disait oui à tout. Microsoft Word est ainsi rempli de fonctionnalités dont l’utilisateur moyen n’aura jamais connaissance. Alors que le Macintosh, qui fonctionne dès qu’il sort de sa boîte, est l’image même de la simplicité.
Comme on peut s’en douter, Steve Jobs réservait ses sermons sur l’art de dire non au public interne à l’entreprise. À une seule occasion, toutefois, il accepta une invitation à venir exprimer son opinion hors de l’enceinte d’Apple. Jerry Yang convia quelque deux cents cadres de Yahoo ! au Sofitel San Francisco Bay en 2007, peu de temps après avoir repris les rênes de l’entreprise. Il souhaitait faire part de son plan pour redresser l’entreprise en difficulté. Pour booster le moral de ses troupes, il fit venir un intervenant spécial, Steve Jobs. Malgré une différence d’âge d’une dizaine d’années, Jerry Yang et Steve Jobs avaient de nombreux points communs. Chacun avait été le cofondateur ovationné d’une entreprise révolutionnaire et prospère de la Silicon Valley. Chacun avait abandonné la direction de son entreprise en faveur d’un dirigeant plus expérimenté et avait vu son entreprise péricliter. À présent, Jerry Yang revenait comme PDG de Yahoo ! exactement comme Steve Jobs avait retrouvé son fauteuil chez Apple dix ans plus tôt.
Après avoir été présenté par Jerry Yang, Steve Jobs raconta la situation difficile dans laquelle se trouvait Apple quand il y était revenu. Il rappela au public qu’Apple ne disposait plus alors que de quatre-vingt-dix jours de trésorerie devant elle. Il expliqua que les investissements consentis par Microsoft avaient permis de donner un bol d’air à l’entreprise et que Steve Jobs avait coupé tout ce qui n’était pas indispensable jusqu’à ce que l’iMac fût prêt à sortir. « La stratégie, c’est savoir ce qu’il ne faut pas faire », dit-il au public. À cette époque, poursuit-il, il avait catégoriquement rejeté les demandes de ses directeurs qui le suppliaient de créer un assistant personnel numérique comme le Palm Pilot, préférant se concentrer sur le rajeunissement de la gamme des Macintosh. Voici le conseil qu’il donna à Yahoo ! : « Choisissez juste une chose géniale que vous faites. Pour nous, c’était le Mac. »
Steve Jobs eut ensuite un accès d’honnêteté façon Apple : « Yahoo ! est un cas intéressant », dit-il. « Yahoo ! peut être tout ce que vous voulez. Vraiment. Vous avez des gens talentueux et plus d’argent que vous ne pouvez en dépenser » continua-t-il. « Mais je n’arrive pas à savoir si vous êtes une entreprise de contenu ou une entreprise technologique. Il faut choisir. Pour ma part, je sais ce que je choisirais. » Un ancien cadre de Yahoo ! qui était là se souvient : « C’était humiliant. On savait qu’il avait raison. Mais on savait aussi qu’on était incapables de choisir. » (Jerry Yang ne profita pas aussi longtemps que Steve Jobs de sa seconde chance en tant que PDG. Il abandonna à nouveau son fauteuil en 2009 et Yahoo ! poursuivit son lent déclin, en partie parce que l’entreprise ne voulut pas choisir.)
De son côté, Apple a choisi de dire non à plusieurs reprises. Elle refusa de créer un téléphone pendant plusieurs années, en avançant souvent, et d’une manière assez hypocrite, qu’elle ne souhaitait pas se lancer dans la téléphonie. Apple commença d’ailleurs à développer l’iPad avant l’iPhone, mais elle révisa ses priorités quand elle comprit que la période n’était pas propice à une tablette. (L’iPhone sortit en 2007 et l’iPad trois ans plus tard.) Après avoir lutté pendant des années pour maintenir son chiffre d’affaires en vendant à des clients professionnels, Apple se désintéressa complètement du « monde de l’entreprise ». Aujourd’hui, Apple dispose certes d’une force de vente dédiée aux professionnels, mais même les grosses entreprises achètent leur matériel auprès de revendeurs Apple, qui leur offrent en plus un service client adapté.
Mettre de côté l’activité dédiée aux professionnels n’est pas une mince décision pour une grande entreprise technologique. Steve Jobs la justifia en disant qu’Apple préférait vendre aux particuliers plutôt qu’aux responsables informatiques. De plus, grâce à la popularité de ses téléphones mobiles, Apple parvenait toujours à toucher l’univers professionnel en s’adressant directement aux salariés, et non aux spécialistes des systèmes d’information. De fait, Apple affirme que 92 pour cent des 500 plus grandes entreprises du classement de Fortune testent ou ont adopté l’iPad, sans qu’Apple ait eu besoin de faire d’efforts particuliers pour s’adresser à elles. Ce sont les salariés qui ont poussé leurs employeurs à acheter la technologie qu’ils voulaient, un phénomène que l’on appelle la « consumérisation » de l’informatique, une tendance initiée par Apple.
Tim Cook avait l’habitude de dire qu’Apple pouvait faire tenir la totalité de sa gamme de produits sur une seule table. C’est le résultat du processus de sélection drastique initié après 1997. Là où il y avait autrefois de multiples ordinateurs vendus par Apple, la nouvelle équipe en commercialisait à présent seulement quatre : deux ordinateurs de bureau et deux portables. À ce jour, Apple ne propose véritablement que quatre versions d’iMacs : deux tailles d’écran, deux types de processeurs. (Pour apprécier à sa juste valeur le resserrement de la gamme, il suffit de comparer ce petit éventail d’iMacs avec les multiples « PC tout-en-un » que propose Hewlett-Packard sur son site Web.)
La simplicité fait partie de l’ADN de l’entreprise, mais elle transparaît aussi dans l’organisation resserrée de celle-ci. « Apple n’est pas organisée pour faire vingt produits géniaux par an », raconte un ancien cadre. « Au mieux, trois projets peuvent retenir toute l’attention des sphères dirigeantes. Il faut faire le tri. L’équipe dirigeante a le souci constant de choisir les bonnes technologies au bon moment. Si vous décidez de faire cent choses différentes à la fois, alors vous ne pouvez pas les mener à bien comme Apple le fait. La plupart des entreprises ne veulent pas se concentrer sur une seule chose, par peur de l’échec. Trier vingt-cinq idées pour n’en garder que quatre est une tâche terriblement angoissante. »
Le fait de dire non est une remise en question du système pour les nouveaux venus chez Apple. Un cadre dont l’entreprise avait été rachetée par Apple raconte comment il a dû prendre l’habitude de refuser des contrats qui ne remplissaient pas certains critères économiques stricts, de fuir les médias et de se plier à des grilles tarifaires rigides. « Cette obligation de retenue permanente est sans doute ce que l’on vous inculque avec le plus de force, cette façon de ne pas aller trop loin dans les contrats, de ne pas trop interagir avec la presse, de ne pas trop parler autour de soi, bref de ne pas trop… tout » explique-t-il.
Cet art du refus s’étend aux produits eux-mêmes. Des critiques internes pointaient souvent l’incapacité de Steve Jobs à gratifier de son attention plus de quelques projets à la fois. Mais cette tendance à éviter « la course aux fonctionnalités » est le signe que la conception de produits est prise très au sérieux par Apple. Dans le meilleur des cas, cela conduit à un lecteur de musique à un seul bouton ou à un ordinateur de bureau qui n’est pas truffé de « crapware », une des formules préférées de Steve Jobs désignant cette inondation de logiciels promotionnels dont l’utilité est toute théorique et que les fabricants de PC infligent à leurs clients. Dans le pire des cas, cette restriction ralentit l’introduction de fonctionnalités identifiées comme celles que veulent les clients et qu’Apple a d’ailleurs tout à fait l’intention de leur offrir. « Combien de temps a-t-il fallu attendre pour pouvoir faire des « copier-coller » dans iOS ? », s’emporte un cadre frustré, certainement utilisateur de l’iPhone. En fait, il a fallu exactement deux ans. L’iPhone 3GS, sorti en juin 2009, a été le premier à intégrer dans le système d’exploitation mobile d’Apple une fonctionnalité aussi basique que le copier-coller. Le premier iPad n’avait pas de caméra, ce qui fournit une bonne raison aux clients d’acheter un iPad 2 lorsque celui-ci sortit un an plus tard.
Peut-être que la manifestation la plus radicale de la culture du refus est le fait que les plus hauts dirigeants d’Apple ne cherchent pas à tout prix à faire du chiffre. Cela ne veut pas dire qu’Apple ne s’intéresse pas à l’argent, ou qu’elle n’a pas réussi à en gagner. Mais ce n’est pas la culture d’Apple que de commencer chaque projet en se demandant comment gagner le plus d’argent. « Steve parlait de l’objectif d’Apple, et cet objectif n’est pas de gagner de l’argent mais de faire de très beaux produits », explique Jonathan Ive, le designer en chef d’Apple, à une conférence du Art Center College of Design en 2006. « C’est cela notre objectif et du coup, si les produits sont bons, alors les gens les achèteront et nous gagnerons de l’argent. » D’ailleurs, Apple a plus d’une fois dans son histoire renoncé à des contrats juteux. Les fabricants de PC remplissent leurs ordinateurs de « crapware », comme des logiciels antivirus, des offres d’abonnement, etc., précisément parce que c’est très lucratif. Apple refuse régulièrement de telles opportunités, convaincue que des produits de qualité supérieure finissent toujours par générer plus de bénéfices. C’est le type même d’une vision à long terme.
Même sa manière de percevoir l’argent de ses clients reflète son approche minimaliste. Comprenant que le fait de faire la queue est un repoussoir pour les clients et ralentit le processus de vente, Apple a trouvé un moyen de permettre à ses vendeurs de faire payer directement les clients, où que ceux-ci se trouvent à l’intérieur du magasin. (Dans les Apple Stores, les vendeurs prennent les cartes de crédit ou le numéro de compte iTunes partout dans le magasin). Tout ce qui pouvait permettre d’accélérer et de simplifier l’expérience d’achat était une bonne idée. « Nous avons tout fait pour accélérer le traitement des demandes au Genius Bar, car cela donnait le sourire aux gens », se souvient George Blankenship, un ancien haut dirigeant des ventes chez Apple. « Comment accélérer le passage en caisse ? Débarrassons-nous de la caisse. À quoi ça sert, d’ailleurs, une caisse ? » Comme le dit Rob Schoeben, l’ancien responsable du marketing produit : « Apple est obsédée par l’expérience utilisateur, pas par l’optimisation des revenus. »