37
Bernard et ses trois compagnons fuyaient à travers les Pyrénées. Il n’avait fallu qu’une journée aux inquisiteurs, après des interrogatoires serrés, pour découvrir qu’il manquait quatre noms sur la liste, quatre rebelles qui avaient échappé à leur justice. Et puis, il y avait l’or, le trésor qui allumait la folie dans l’esprit des hommes. Montségur n’était qu’un misérable fortin, sans aucune valeur militaire et sans terre à cultiver. Il ne valait pas une poignée de châtaignes. Son seigneur français, le duc de Lévis, avait promis de partager le magot des cathares avec l’archevêque de Narbonne et Hugues des Arcis, le sénéchal de Carcassonne. Leur dépit fut grand quand ils découvrirent que le butin s’était envolé. Ils lâchèrent leurs chiens sur les fugitifs.

Les quatre Parfaits avaient passé la première nuit dans la grotte fortifiée de Soulombrié. Tristes ténèbres, sans feu pour réchauffer les corps, et sans étoiles dans le ciel pour allumer l’espoir dans leurs coeurs. Bernard prit soin de laisser des traces bien visibles de leur passage.
« Serais-tu devenu subitement fou ? Tu veux nous faire prendre, grommela Peytavi.
— Je veux qu’ils nous croient descendus vers la vallée, et qu’ils nous cherchent dans chaque recoin du comté de Foix. Demain, nous partons vers l’orient. »
Ils cheminèrent trois journées entières à flanc de montagne, s’abritant dans la courte forêt, lorsque la végétation voulait bien leur offrir son ombre protectrice, ou dans les chaos rocheux qui ne manquaient pas dans cette région pierreuse. Au matin du quatrième jour, le puissant donjon pentagonal du château d’Usson dressa sa massive silhouette devant leurs yeux fatigués.
« C’est ici que nous devons retrouver notre guide.
— Nous sommes en pays ami, s’enthousiasma Amiel Aicart. Le seigneur Arnaud d’Usson nous est favorable. Il a souvent accueilli notre évêque Guilhabert de Castres et, l’an passé, il a envoyé des renforts pour défendre Montségur.
— Beau succès, en vérité, se moqua Bernard. Aujourd’hui nous n’avons plus d’amis et devons nous méfier de tous. On peut acheter bien des consciences avec l’or que nous transportons. »
Ils s’approchèrent prudemment du village blotti au pied de la forteresse, dans un grondement de cataracte. Les eaux sauvages de l’Aude et de la Bruyante se mêlaient avec fureur en contrebas des habitations. Un pont de bois branlant donnait accès aux maisons. D’un geste de la main, Bernard arrêta la marche de ses compa gnons. Un cordon de soldats barrait le passage ; derrière eux, ils virent s’agiter des dominicains.
« Tout est perdu, nous n’avons plus qu’à mourir. Hugon, dépité, s’assit sur un rocher et se prit la tête dans les mains.
— Ils sont trop nombreux, nous ne pourrons jamais passer. C’est la fin du voyage », ajouta Peytavi d’un ton désespéré.
Bernard réfléchit en silence, laissant ses camarades à leur découragement, puis il s’adressa à Amiel Aicart, le plus optimiste des trois. « Je vais les entraîner sur une fausse piste. Vous attendrez que les gardes me suivent. Alors vous gagnerez l’auberge du village. » Il sortit de sous son manteau un écu coupé en deux. « Vous demanderez à payer avec cette monnaie. Celui qui doit vous guider jusqu’en Lombardie possède l’autre moitié. Bonne chance, et que Notre-Seigneur Jésus vous bénisse.
— Que Dieu te garde, seigneur Bernard. »

Le chevalier de Cazenac avait dépoussiéré ses habits, ceint sa grande épée pour se donner un air digne puis, se dirigeant vers le pont, il avait apostrophé les soldats et demandé à voir les inquisiteurs.
« Je sais où se cachent les fuyards de Montségur, et leur trésor. Je vous conduirai si vous me promettez la moitié de leur or », affirma-t-il sans préambule.
Le religieux le regardait par en dessous, d’un air méfiant.
« Que vaut la parole d’un hérétique ?
— Je suis bon catholique, baptisé et marié par notre mère l’Église. J’ai combattu pour Toulouse à Montségur, je ne le cache pas. J’ai répondu au lien féodal qui me liait au seigneur de Mirepoix. Mais la guerre est finie. Est-ce qu’un Parfait se bat ? Porte-t-il une arme ? Je n’aspire qu’à vivre en paix, avec une bourse bien garnie. »
Le dominicain pianotait nerveusement sur la table de bois brut qui lui servait d’écritoire.
« Nous savons que les fugitifs doivent passer par Usson ; nous sommes déjà bien renseignés et n’avons pas besoin de toi.
— C’est ce que vous croyez ! Vous avez gobé les mensonges des défenseurs de Montségur. Quel crédit accordez-vous à ces fanatiques ? Les aveux ont été préparés pour vous conduire sur une fausse piste. Il n’a jamais été question d’Italie. »
Le regard du moine se noircit d’inquiétude ; il était visiblement touché par le ton ouvert et convainquant du chevalier qui se trouvait devant lui. Il n’avait rien d’un sinistre Parfait. « Alors, quelle est leur destination ? » Bernard fit mine d’hésiter, comme retenu par un ultime doute. Puis il lâcha : « L’Espagne, par la voie d’occident. »
Le religieux caressa sur son menton une barbe imaginaire.
« L’Espagne ! Ce n’est pas habituel.
— C’est en cela que réside la ruse des hérétiques. La Catalogne pullule de cathares et Barcelone prétend remplacer Toulouse pour le rayonnement de sa culture. Juifs, musulmans et patarins y ont établi leurs résidences.
— Quelle preuve as-tu de tes dires ?
— Moi-même. Serais-je ici, devant vous, si j’étais un menteur ?
— Rien ne m’oblige à te croire.
— Rien ne m’oblige à partager le trésor avec vous. Je puis le conquérir seul. Mais je tiens à la réconciliation avec la sainte Église catholique. »

Le dominicain avait laissé Bernard seul un moment, pour rapporter leur conversation et décider d’une action concertée avec les gens d’armes. Il avait choisi de le croire, mais balançait encore sur le moyen le plus habile pour mettre la main sur le magot. Il pouvait éviter un partage onéreux en faisant mettre cet audacieux à la question. Mais le procédé était hasardeux. Le chevalier en profita pour briser une fenêtre, sauter dans la rue, voler un cheval et passer le pont. Il bouscula les gardes en faisant claquer les sabots de sa monture sur le tablier de bois, puis il piqua des deux vers l’ouest, comme s’il revenait vers Montségur, comme s’il gagnait l’Espagne.

Le réseau de chevaucheurs au service de l’Inquisition s’avéra rapide et efficace pour retrouver sa piste. Bernard avait trouvé refuge dans une petite grotte creusée sous le vieux château en ruine de Montréal-de-Sos. Les templiers avaient abandonné cette forteresse inhospitalière, située à plus de trois mille pieds d’altitude, pour s’établir en plaine, à Campagne-sur-Aude. Quand Bernard, au réveil, se vit cerné par les sergents du roi, il comprit que la fin était proche. Il porta la main à son cou et en détacha la lourde chaîne d’argent. Était-ce un ultime espoir, ce talisman, cette boîte couverte d’inscriptions kabbalistiques que son ancêtre Aldebert avait ramenée d’Orient, et que se transmettaient les fils aînés des Cazenac, avec interdiction absolue de l’ouvrir, sous peine de perdre définitivement son âme, sans possibilité de rachat ?
Au moment même de quitter Montségur, il avait eu ce même geste : porter la main à son cou, et ses doigts n’avaient rien trouvé. Il s’était souvenu avoir déposé le bijou dans sa maison, car il le gênait pour combattre. Un instant, il avait pensé partir en l’abandonnant à son sort. Il ne croyait plus en rien. Mais les derniers mots d’Alix avaient été pour cet objet : elle lui avait recommandé d’en prendre soin. Il avait retrouvé sa cabane à demi-écrasée par un boulet. Après avoir écarté les poutres enchevêtrées, il s’était agenouillé et, fouillant le sol de sa main nue, il avait trouvé les restes de son lit et, dessous, le talisman. Était-ce possible qu’il ait tant négligé un objet aussi précieux ? Il ne fallait pas que le secret se perde. Tirant de sous son manteau une bouteille d’encre et un stylet qui lui étaient devenus plus utiles que ses armes, il entreprit de reproduire, sur les murs nus de la grotte, les dessins et les lettres inconnues qui ornaient le bijou. Satisfait, il contempla son oeuvre. « Ainsi, il en restera quelque chose pour les générations futures. Je n’ai pas de fils à qui transmettre le talisman, et, dans quelques minutes, je vais rejoindre Alix, ma bien-aimée. »
Il sortit de la grotte et commença à descendre la rude pente. Les soldats le virent et convergèrent vers lui. Il ne voulait pas tomber vivant entre leurs mains, ni trahir son serment de non-violence. Il brandit sa grande épée, fit de vigoureux moulinets au-dessus de sa tête, puis la planta dans le sol. Prudents, les sergents s’écartèrent, puis saisirent leurs arcs et reprirent leur progression à pas de loup, le doigt sur la corde à demi tendue.
Bernard tenait son talisman au bout de sa chaîne, brillant dans le soleil, avec un regard un peu superstitieux qui ne seyait pas à un cathare. « Tu ne dois l’ouvrir qu’en toute extrémité, si notre Église se trouve en danger de disparaître. Le bijou contient le moyen de sauver l’héritage », lui avait dit son père.
« Tu ne vas pas croire ces contes de bonnes femmes, dit-il à voix haute. Il vaut mieux savoir que périr dans l’ignorance. J’ai encore le temps de cacher cet objet si j’estime que nos ennemis peuvent en faire un mauvais usage. »
Fébrilement, ses doigts trouvèrent le mécanisme, brisèrent les sceaux de plomb, ouvrirent la petite porte d’argent, explorèrent le logement : il était vide. Il regarda mieux : aucune inscription n’était gravée à l’intérieur. Bernard sentit un fou rire le prendre : ce désespoir le comblait de joie. Il avait compris qu’il n’y avait dans le médaillon d’autre secret que le secret lui-même. Cet espace vide était rempli du courage, de l’honneur, de la force, du paratge, de la vaillance, du sens du devoir et du bonheur de vivre dont lui-même et ses ancêtres avaient fait montre au cours de leurs existences. Le secret résidait dans le coeur de l’homme, comme la survie de tout idéal. Tel était le mystère des Cazenac : il était lui-même son propre secret, incommunicable à autrui. Nul document, nulle Église particulière ne pouvait porter l’esprit de Dieu, mais seulement les hommes, temples du divin. Le salut n’appartenait qu’à Dieu, aucune créature humaine ne pouvait jamais l’accorder, mais seulement les oeuvres de chacun. La sensation exaltante qu’il avait éprouvée lors du martyre d’Alix s’empara à nouveau de lui : la révélation du bûcher ; les mêmes mots retentirent à ses oreilles. Bernard éclata d’un rire immense que les rochers et le vent firent rouler, de montagne en montagne, jusqu’en Espagne.

Sarlat, Arcachon, juin 2006 - juin 2008.