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Bernard et ses trois compagnons fuyaient à travers
les Pyrénées. Il n’avait fallu qu’une journée aux inquisiteurs,
après des interrogatoires serrés, pour découvrir qu’il manquait
quatre noms sur la liste, quatre rebelles qui avaient échappé à
leur justice. Et puis, il y avait l’or, le trésor qui allumait la
folie dans l’esprit des hommes. Montségur n’était qu’un misérable
fortin, sans aucune valeur militaire et sans terre à cultiver. Il
ne valait pas une poignée de châtaignes. Son seigneur français, le
duc de Lévis, avait promis de partager le magot des cathares avec
l’archevêque de Narbonne et Hugues des Arcis, le sénéchal de
Carcassonne. Leur dépit fut grand quand ils découvrirent que le
butin s’était envolé. Ils lâchèrent leurs chiens sur les
fugitifs.
Les quatre Parfaits avaient passé la première nuit
dans la grotte fortifiée de Soulombrié. Tristes ténèbres, sans feu
pour réchauffer les corps, et sans étoiles dans le ciel pour allumer l’espoir dans leurs coeurs.
Bernard prit soin de laisser des traces bien visibles de leur
passage.
« Serais-tu devenu subitement fou ? Tu veux
nous faire prendre, grommela Peytavi.
— Je veux qu’ils nous croient descendus vers
la vallée, et qu’ils nous cherchent dans chaque recoin du comté de
Foix. Demain, nous partons vers l’orient. »
Ils cheminèrent trois journées entières à flanc de
montagne, s’abritant dans la courte forêt, lorsque la végétation
voulait bien leur offrir son ombre protectrice, ou dans les chaos
rocheux qui ne manquaient pas dans cette région pierreuse. Au matin
du quatrième jour, le puissant donjon pentagonal du château d’Usson
dressa sa massive silhouette devant leurs yeux fatigués.
« C’est ici que nous devons retrouver notre
guide.
— Nous sommes en pays ami, s’enthousiasma
Amiel Aicart. Le seigneur Arnaud d’Usson nous est favorable. Il a
souvent accueilli notre évêque Guilhabert de Castres et, l’an
passé, il a envoyé des renforts pour défendre Montségur.
— Beau succès, en vérité, se moqua Bernard.
Aujourd’hui nous n’avons plus d’amis et devons nous méfier de tous.
On peut acheter bien des consciences avec l’or que nous
transportons. »
Ils s’approchèrent prudemment du village blotti au
pied de la forteresse, dans un grondement de cataracte. Les eaux
sauvages de l’Aude et de la Bruyante se mêlaient avec fureur en
contrebas des habitations. Un pont de bois branlant donnait accès
aux maisons. D’un geste de la main, Bernard arrêta la marche de ses
compa gnons. Un cordon de soldats barrait le
passage ; derrière eux, ils virent s’agiter des
dominicains.
« Tout est perdu, nous n’avons plus qu’à mourir.
Hugon, dépité, s’assit sur un rocher et se prit la tête dans les
mains.
— Ils sont trop nombreux, nous ne pourrons
jamais passer. C’est la fin du voyage », ajouta Peytavi d’un ton
désespéré.
Bernard réfléchit en silence, laissant ses
camarades à leur découragement, puis il s’adressa à Amiel Aicart,
le plus optimiste des trois. « Je vais les entraîner sur une fausse
piste. Vous attendrez que les gardes me suivent. Alors vous
gagnerez l’auberge du village. » Il sortit de sous son manteau un
écu coupé en deux. « Vous demanderez à payer avec cette monnaie.
Celui qui doit vous guider jusqu’en Lombardie possède l’autre
moitié. Bonne chance, et que Notre-Seigneur Jésus vous
bénisse.
— Que Dieu te garde, seigneur Bernard.
»
Le chevalier de Cazenac avait dépoussiéré ses
habits, ceint sa grande épée pour se donner un air digne puis, se
dirigeant vers le pont, il avait apostrophé les soldats et demandé
à voir les inquisiteurs.
« Je sais où se cachent les fuyards de Montségur,
et leur trésor. Je vous conduirai si vous me promettez la moitié de
leur or », affirma-t-il sans préambule.
Le religieux le regardait par en dessous, d’un air
méfiant.
« Que vaut la parole d’un hérétique ?
— Je suis bon catholique, baptisé et marié
par notre mère l’Église. J’ai combattu pour Toulouse à
Montségur, je ne le cache pas. J’ai répondu
au lien féodal qui me liait au seigneur de Mirepoix. Mais la guerre
est finie. Est-ce qu’un Parfait se bat ? Porte-t-il une
arme ? Je n’aspire qu’à vivre en paix, avec une bourse bien
garnie. »
Le dominicain pianotait nerveusement sur la table
de bois brut qui lui servait d’écritoire.
« Nous savons que les fugitifs doivent passer par
Usson ; nous sommes déjà bien renseignés et n’avons pas besoin
de toi.
— C’est ce que vous croyez ! Vous avez
gobé les mensonges des défenseurs de Montségur. Quel crédit
accordez-vous à ces fanatiques ? Les aveux ont été préparés
pour vous conduire sur une fausse piste. Il n’a jamais été question
d’Italie. »
Le regard du moine se noircit d’inquiétude ;
il était visiblement touché par le ton ouvert et convainquant du
chevalier qui se trouvait devant lui. Il n’avait rien d’un sinistre
Parfait. « Alors, quelle est leur destination ? » Bernard fit
mine d’hésiter, comme retenu par un ultime doute. Puis il lâcha : «
L’Espagne, par la voie d’occident. »
Le religieux caressa sur son menton une barbe
imaginaire.
« L’Espagne ! Ce n’est pas habituel.
— C’est en cela que réside la ruse des
hérétiques. La Catalogne pullule de cathares et Barcelone prétend
remplacer Toulouse pour le rayonnement de sa culture. Juifs,
musulmans et patarins y ont établi leurs résidences.
— Quelle preuve as-tu de tes
dires ?
— Moi-même. Serais-je ici, devant vous, si
j’étais un menteur ?
— Rien ne m’oblige à te croire.
— Rien ne m’oblige à
partager le trésor avec vous. Je puis le conquérir seul. Mais je
tiens à la réconciliation avec la sainte Église catholique. »
Le dominicain avait laissé Bernard seul un moment,
pour rapporter leur conversation et décider d’une action concertée
avec les gens d’armes. Il avait choisi de le croire, mais balançait
encore sur le moyen le plus habile pour mettre la main sur le
magot. Il pouvait éviter un partage onéreux en faisant mettre cet
audacieux à la question. Mais le procédé était hasardeux. Le
chevalier en profita pour briser une fenêtre, sauter dans la rue,
voler un cheval et passer le pont. Il bouscula les gardes en
faisant claquer les sabots de sa monture sur le tablier de bois,
puis il piqua des deux vers l’ouest, comme s’il revenait vers
Montségur, comme s’il gagnait l’Espagne.
Le réseau de chevaucheurs au service de
l’Inquisition s’avéra rapide et efficace pour retrouver sa piste.
Bernard avait trouvé refuge dans une petite grotte creusée sous le
vieux château en ruine de Montréal-de-Sos. Les templiers avaient
abandonné cette forteresse inhospitalière, située à plus de trois
mille pieds d’altitude, pour s’établir en plaine, à
Campagne-sur-Aude. Quand Bernard, au réveil, se vit cerné par les
sergents du roi, il comprit que la fin était proche. Il porta la
main à son cou et en détacha la lourde chaîne d’argent. Était-ce un
ultime espoir, ce talisman, cette boîte couverte d’inscriptions
kabbalistiques que son ancêtre Aldebert avait ramenée d’Orient, et
que se transmettaient les fils aînés des Cazenac, avec interdiction
absolue de l’ouvrir, sous peine de perdre
définitivement son âme, sans possibilité de rachat ?
Au moment même de quitter Montségur, il avait eu
ce même geste : porter la main à son cou, et ses doigts n’avaient
rien trouvé. Il s’était souvenu avoir déposé le bijou dans sa
maison, car il le gênait pour combattre. Un instant, il avait pensé
partir en l’abandonnant à son sort. Il ne croyait plus en rien.
Mais les derniers mots d’Alix avaient été pour cet objet : elle lui
avait recommandé d’en prendre soin. Il avait retrouvé sa cabane à
demi-écrasée par un boulet. Après avoir écarté les poutres
enchevêtrées, il s’était agenouillé et, fouillant le sol de sa main
nue, il avait trouvé les restes de son lit et, dessous, le
talisman. Était-ce possible qu’il ait tant négligé un objet aussi
précieux ? Il ne fallait pas que le secret se perde. Tirant de
sous son manteau une bouteille d’encre et un stylet qui lui étaient
devenus plus utiles que ses armes, il entreprit de reproduire, sur
les murs nus de la grotte, les dessins et les lettres inconnues qui
ornaient le bijou. Satisfait, il contempla son oeuvre. « Ainsi, il
en restera quelque chose pour les générations futures. Je n’ai pas
de fils à qui transmettre le talisman, et, dans quelques minutes,
je vais rejoindre Alix, ma bien-aimée. »
Il sortit de la grotte et commença à descendre la
rude pente. Les soldats le virent et convergèrent vers lui. Il ne
voulait pas tomber vivant entre leurs mains, ni trahir son serment
de non-violence. Il brandit sa grande épée, fit de vigoureux
moulinets au-dessus de sa tête, puis la planta dans le sol.
Prudents, les sergents s’écartèrent, puis saisirent leurs arcs et
reprirent leur progression à pas de loup, le doigt sur la corde à
demi tendue.
Bernard tenait son talisman
au bout de sa chaîne, brillant dans le soleil, avec un regard un
peu superstitieux qui ne seyait pas à un cathare. « Tu ne dois
l’ouvrir qu’en toute extrémité, si notre Église se trouve en danger
de disparaître. Le bijou contient le moyen de sauver l’héritage »,
lui avait dit son père.
« Tu ne vas pas croire ces contes de bonnes
femmes, dit-il à voix haute. Il vaut mieux savoir que périr dans
l’ignorance. J’ai encore le temps de cacher cet objet si j’estime
que nos ennemis peuvent en faire un mauvais usage. »
Fébrilement, ses doigts trouvèrent le mécanisme,
brisèrent les sceaux de plomb, ouvrirent la petite porte d’argent,
explorèrent le logement : il était vide. Il regarda mieux : aucune
inscription n’était gravée à l’intérieur. Bernard sentit un fou
rire le prendre : ce désespoir le comblait de joie. Il avait
compris qu’il n’y avait dans le médaillon d’autre secret que le
secret lui-même. Cet espace vide était rempli du courage, de
l’honneur, de la force, du paratge, de la vaillance, du sens du
devoir et du bonheur de vivre dont lui-même et ses ancêtres avaient
fait montre au cours de leurs existences. Le secret résidait dans
le coeur de l’homme, comme la survie de tout idéal. Tel était le
mystère des Cazenac : il était lui-même son propre secret,
incommunicable à autrui. Nul document, nulle Église particulière ne
pouvait porter l’esprit de Dieu, mais seulement les hommes, temples
du divin. Le salut n’appartenait qu’à Dieu, aucune créature humaine
ne pouvait jamais l’accorder, mais seulement les oeuvres de chacun.
La sensation exaltante qu’il avait éprouvée lors du martyre d’Alix
s’empara à nouveau de lui : la révélation du
bûcher ; les mêmes mots retentirent à ses oreilles. Bernard
éclata d’un rire immense que les rochers et le vent firent rouler,
de montagne en montagne, jusqu’en Espagne.
Sarlat, Arcachon, juin 2006 - juin 2008.