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Pierre Bastit, le « ductor » des cathares sur le
chemin de Montségur, avait averti Bernard. « Le chemin sera rude,
parsemé de dangers, et les pièges peuvent venir autant des humains
que de la nature. »
Les deux hommes gagnèrent les égouts de Toulouse,
pataugeant dans l’eau nauséabonde. Alourdi par le trésor qu’il
portait sur lui, Bernard craignait à tout instant de glisser et de
se noyer. Une brèche, percée dans le mur d’une maison adossée aux
remparts, leur permit de quitter la ville clandestinement. Piquant
plus au sud, ils traversèrent le plat pays, s’abritant dans des
fermes tenues par des paysans amis, des « receptores » qui
acceptaient d’héberger les croyants en route pour Montségur. En
évitant soigneusement les villes, Auterive, Saverdun, Pamiers, où
sévissait l’Inquisition, ils entrèrent dans le comté de Foix.
Bernard sentait une étrange excitation le parcourir, comme avant
une bataille. Il s’approchait d’Alix, son but.
Le chemin dominait des
villages aux belles terres dont ils n’osaient s’approcher. Les
toits bien ordonnés, les murs solides, les jardins prospères les
attiraient comme le miel les mouches. Ils avaient soif de
civilisation et faim de bons repas. La fumée qui sortait des
cheminées travaillait leur imagination et leur estomac. Bernard
aurait parfois donné tout l’or qu’il portait pour faire ripailles
d’aliments chauds. Mais il fallait se méfier des lieux habités où
la délation pouvait précéder de peu le bûcher. Ils se savaient
recherchés et devaient prendre l’Inquisition de vitesse. « Nous
devons rester sur nos gardes, aussi bien avec les bons croyants
qu’avec les catholiques, dit Pierre Bastit. Les seconds nous
livrent à leur évêque et les premiers refusent de mentir devant les
moines enquêteurs. »
Ils passèrent la nuit à Ussat, dans une étrange
grotte fortifiée, la spoulga de Bouan. Ils y allumèrent un maigre
feu. « Toute la région est ainsi creusée de cavernes prêtes à
accueillir les pèlerins, dit Pierre. Ici commence la montagne. La
prudence doit nous servir de guide : l’armée du roi patrouille.
»
La route montait toujours. Leur chemin suivait
celui des troupeaux de moutons conduits par leurs bergers. Les
bêtes, fraîchement tondues, partaient pour les estives sous la
garde de grands chiens blancs, souvent féroces. Ils entendaient de
loin les claquements des petits sabots sur le sol caillouteux. Les
pâtres avaient leur sympathie ; la belle saison les rendait
solitaires, loin des hommes, loin des églises. Ils savaient que
plusieurs d’entre eux, qui partageaient leur conviction, partaient
pour la tolérante Espagne et ne reviendraient pas. Les deux
nuits suivantes, ils prirent un peu de repos
dans de pauvres maisons, à Château-Verdun, puis à Lordat. La
montagne formait une muraille infranchissable ; son règne
minéral avait quelque chose de menaçant, parfois plus effrayant que
la flamme des bûchers, une présence perpétuelle qu’aucune mémoire
d’homme ne se souvenait avoir vue naître, une force indifférente à
leurs malheurs. À leurs pieds, les villages perchés levaient
fièrement leurs clochers pointus dans le matin bleu. Le soleil
commençait à allumer d’or les murettes qui permettaient la culture
en étages. Pierre le conduisit devant un chaos rocheux : une
déchirure s’ouvrait dans la falaise. « D’ici part un sentier très
escarpé qui conduit à Montségur. »
Le raidillon grimpait le long de la montagne,
frôlant des abîmes, disparaissant parfois dans le rocher sans
laisser plus de traces qu’un isard. Puis il plongeait vers quelque
vallée sèche, se perdait dans un bois touffu et bas. Il croisait
parfois une cabane abandonnée. « Ici vivait la Parfaite Algaïa,
dans la solitude et la prière, disait le guide. À présent, elle a
rejoint Montségur. C’était devenu trop dangereux. »
Le plus souvent, Bernard restait silencieux. Par
deux fois, ils durent se cacher dans les buissons pour laisser
passer une troupe de cavaliers. « Nous approchons. C’est une
patrouille chargée d’interdire l’accès au pog. »
Enfin se dressa devant eux le vertigineux pic
couronné de son petit château. Tout autour, les montagnes
protectrices semblaient danser en tutoyant le ciel. Cette flèche
décochée vers les nuées, telle une cathédrale érigée par la nature,
fut pour Bernard une vision de délivrance, de Terre promise.
— Restez caché, messire chevalier, s’écria
Pierre Bastit à l’adresse de Bernard qui s’avançait imprudemment à
découvert. Les hommes du roi surveillent jusqu’au premier tiers de
la pente. Ensuite, nous pénétrerons dans le domaine des Parfaits.
»
Sautant de roche en roche, de buisson en buisson,
les deux hommes parvinrent jusqu’au lieu de sauveté. Des
mercenaires les conduisirent à l’intérieur du minuscule château. Et
Bernard vit Alix.
Elle s’avançait vers lui. Elle tenait dans ses
mains le livre saint. Elle s’agenouilla devant lui, l’adorant comme
un Parfait. Il fit de même pour marquer leur absolue égalité. Puis
elle posa ses lèvres sur l’Évangile de Jean et le lui tendit. Il
embrassa à son tour le volume de la loi sacrée, déposant un baiser
à l’emplacement exact qu’elle avait béni. Ils n’avaient pas échangé
un mot. Il la regarda. Ses cheveux noirs se marquaient de mèches
grises, sa haute taille était un peu voûtée, son visage, marbré de
rides. Il plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient
toujours ceux de la jeune fille altière et déterminée qui avait
récompensé le vaillant chevalier en ce jour lointain du tournoi de
Turenne. C’était le regard innocent de Blanche, leur fille. Il y
lut la fierté de voir son époux terrestre devenu un Parfait de la
foi cathare. Il l’aimait de toute son âme, par-delà l’âge et la
vieillesse qui s’emparaient de leurs os et de leurs chairs. Il
aimait son corps de gloire.
Autour d’eux, les habitants de Montségur, croyants
et mercenaires, s’étaient rassemblés. Entre le signal du Saint-Barthélemy, couronné de nuages, et le pech
de Roquefixade, un rayon de soleil perça, se posa sur eux et les
nimba de lumière.
« Hourra ! cria la population. Nous avons
perdu messire Guilhabert et dame Esclarmonde, et l’astre du jour
s’était éteint. Nous avons retrouvé un couple céleste, une parfaite
syzygie1.
L’espoir est de retour. »
1 Dans le christianisme gnostique, couple céleste
représentant l’union des contraires, l’harmonie.