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Loin dans le Sud, Simon de Montfort avait entrepris d’encercler Toulouse par un large mouvement tournant qui incluait toute la partie occidentale de la terre occitane, laissant derrière lui un sillon de sang et de flammes. Faisant montre d’une vitalité guerrière sans pareille, il quitta sa base de Carcassonne et frappa alternativement vers l’orient et l’occident. Castres fût brûlée, puis l’imprenable château de Foix, fief du comte Raymond Roger, se trouva assiégé, le champion du Christ ayant juré de faire fondre comme graisse le rocher pour y griller le maître. Aucun échec ne le faisait douter : il savait que la guerre serait longue et que maint charnier nourrirait les corbeaux avant qu’elle ne s’achève. De volte-face en demi-tour, il ravagea la citadelle de Minerve, puis fit sauter le puissant verrou de Termes.

Niché entre Bordeaux et Clermont, le Périgord faisait encore figure de havre paisible. Une clairière de la forêt de Campagnac réunissait les cathares sarladais. Loin du chahut des hommes, la nature semblait les rapprocher de Dieu. Hugues de Vassal venait de leur démontrer brillamment, à l’aide de contes et d’allégories, la supériorité de la foi des Bons Chrétiens sur les superstitions catholiques.
« Pourquoi l’Église a-t-elle tant de haine pour nous, dame Alix ? Nous ne faisons rien qui soit contraire aux Évangiles. »
La bourgeoise qui parlait ainsi prenait de grands risques à venir courir les bois. Hélie Vignon pouvait la faire condamner au bûcher. Mais les hauts chênes semblaient une protection vivante. Comme beaucoup de cathares, elle aimait prier dans la nature, où n’intervenait pas la malice de l’homme.
« Nous leur faisons par trop de concurrence, répondit la châtelaine. Si notre parole était libre, si nous pouvions prêcher sans contraintes, plus personne ne se rendrait au sermon de curés menteurs, avares, prévaricateurs, lubriques et simoniaques. Nous, nous apportons la vérité des Évangiles, et nous la mettons en pratique au quotidien. Nous ne livrons pas de vagues promesses, mais l’exemple de la vertu. Les curés sont des pasteurs qui dévorent leurs brebis au lieu de les guider ; ils les livrent au Mal plutôt que de les garder.
— Notre royaume n’est pas de ce monde, intervint Hugues de Vassal, citant Jésus à travers l’apôtre Jean. Voilà pourquoi nous nous tenons éloignés des richesses terrestres, des biens matériels, des serments qui viennent de la langue et non du coeur, du pouvoir et de la violence des hommes. Nous ne pactisons jamais avec le monde ; voilà pourquoi le monde nous hait. Quand je parle du monde, je désigne ceux qui le dirigent et y ont des intérêts puissants. Car le peuple, lui, nous suit volontiers. Avec nous, il a tout à gagner : une cité plus juste et un avenir plus radieux, quand l’Église catholique ne promet que châtiments et chimères. »

Alix buvait les paroles du Parfait. Elle était devenue, plus encore que son mari, une ardente prosélyte de la foi cathare. Cette douce jeune femme, éprise de la fine amor, avait pris goût aux joutes oratoires et philosophiques. Avant la croisade, elle pouvait encore organiser des débats contradictoires entre Hugues de Vassal et ses amis catholiques. La guerre ne permettait plus pareilles fantaisies. Mais, au nom de l’égalité entre hommes et femmes, elle imposait sa voix avec autorité, prêchant devant les Périgourdines comme si elle avait été reçue Parfaite.
Elle n’avait point, par ailleurs, renoncé aux plaisirs de la musique et du beau langage. Tout juste consentait-elle à se vêtir plus modestement pour assister aux prêches, mais toujours avec élégance. Sa haute taille et la noblesse de son port la désignaient d’emblée comme la maîtresse des lieux. Dans son double rôle de femme de lettres et de théologienne, d’épouse amoureuse et de croyante respectueuse de ses devoirs religieux, elle semblait au comble du bonheur. Seule la menace de la croisade venait assombrir l’horizon de sa vie.
« Crois-tu que nous aurons la guerre ? demandait-elle en se blottissant contre Bernard.
— Montfort veut Toulouse et nous sommes bien loin.
— L’ogre veut tout dévorer et nous serons sa proie.
— Alors aimons-nous une fois encore, faisons chanter nos corps à l’unisson. Que ce jour soit celui de la lumière, si demain les ténèbres doivent s’abattre sur nous. »
Elle frémissait d’une peur encore éloignée, juste une idée abstraite qui ne venait pas altérer son bien-être. Bernard savait qu’il ne pourrait se dérober encore longtemps à ses devoirs de chevalier, dépositaire du grand secret des cathares. Il devrait aller à la guerre, ou la guerre viendrait à lui. Pour Alix, le Périgord était encore le pays des merveilles, protégé des malheurs extérieurs par une bulle lumineuse. La réalité concrète du conflit religieux fit éclater ce beau rêve et les précipita tous deux dans le monde maudit de la matière.

« Messire Bernard, dame Alix, secourez-moi ! Je suis au bord de la mort. »
Guilhem le troubadour venait de regagner Castelnaud les habits poussiéreux et déchirés, la voix cassée. Il avait chevauché d’une traite depuis Cabaret, à trois lieues au nord de Carcassonne, sans repos, ni boire ni manger. Ses traits fins étaient défigurés par la peur et la fatigue ; ses yeux reflétaient l’horreur. Son récit, entrecoupé de pleurs et de gémissements, plongea la demeure dans l’angoisse.
Courageusement, Guilhem avait poursuivi sa mission de troubadour itinérant, chantant les mérites de dame Alix dans les châteaux qui voulaient bien encore ouvrir leurs portes aux errants. Puivert, où se réunissaient les plus célèbres cours d’amour, était désormais inaccessible, aux mains des Français. Cabaret, dans la Montagne Noire, était devenu le symbole de la résistance cathare et de la culture toulousaine. La guerre y avait piégé Guilhem.
« Montfort, que le diable l’emporte, a conquis Bram, dans la plaine garonnaise, et y a fait cent prisonniers. Pour convaincre les seigneurs de Cabaret de faire leur soumission, il fit crever les yeux et couper le nez des détenus, et les envoya sous les murailles de Cabaret, sous la conduite de l’un d’entre eux à qui on avait conservé un oeil. Jamais je ne vis spectacle plus épouvantable que celui de ces malheureux à moitié morts. »
Le troubadour éclata en sanglots, ne pouvant pousser plus avant un récit dont chaque mot lui était douleur.
« Cabaret est-il tombé ? rugit Bernard, le ton sec et les yeux froids.
— Non pas, messire. Pierre Roger de Cabaret a fait, à son tour, mutiler des prisonniers français, et il continue de ravager l’arrière-garde des croisés. Ah, messire, croyez-moi : la guerre n’est belle qu’en chanson.
— Cela est fort bien », conclut Bernard, sans un mot de compassion pour son musicien.
Son regard semblait déjà tourné vers la guerre.

L’exemple de Cabaret avait encouragé le comte du Périgord à lancer l’offensive sur le Sarladais qui ne reconnaissait plus son autorité, lui préférant celle de Raymond de Toulouse.
« Cette conquête doit être spirituelle autant que militaire, le prévint Raoul de Lastours. Il ne sert à rien de posséder la terre, si l’on ne règne pas aussi sur les âmes. »
Par le jeu de confesseurs habiles, Hélie Vignon avait eu connaissance du lieu de réunion des cathares sarladais. Les soldats du comte encerclèrent la clairière où une vingtaine d’hommes et de femmes attendaient l’arrivée d’Hugues de Vassal. Quand ils virent les sergents fondre sur eux, l’arme au poing, ils ne tentèrent même pas de fuir.
« Maudits hérétiques, nous allons vous envoyer en enfer, hurla celui qui commandait la troupe.
— Nous y sommes déjà », répliqua dame Rolande avant qu’il ne lui passe l’épée au travers du corps.
Ce fut le signal du massacre. Les soldats exécutèrent un à un les cathares qui ne purent pas même esquisser un geste de défense, avant d’incendier le hameau de Campagnac et la forêt de chênes. Ce message de violence s’adressait directement au seigneur de Cazenac.

Bernard et Alix chevauchaient en silence, l’âme emplie de tristesse et d’une amère colère. Ils avaient passé la Dordogne au gué de Cénac et grimpaient à présent la rude colline qui conduisait sur les hauteurs de Cazenac.
« Maintenant, nous sommes en guerre, en guerre », ne cessait de murmurer le chevalier.
Une rude discussion les avait opposés à Hugues de Vassal.
« Les croisés sèment partout la ruine, la détresse et le feu. Notre pays se meurt. Ils sont pires que barbares ; il nous faut les chasser ou bien périr. L’heure n’est plus aux politesses, ni à la courtoisie. Ils veulent nous imposer leur religion ; deux fois différentes ne peuvent gouverner un coeur. Nous devons convertir de force la population du Périgord au catharisme.
— Notre religion ne recrute que des volontaires. On ne force pas les âmes, répliqua le Parfait. Nous devons accepter les débats contradictoires et laisser émerger la vérité. Ceux qui sont dans l’erreur doivent trouver leur voie vers la lumière.
— L’heure est passée et tout est dit. Ceux qui ne partagent pas nos convictions nous trahissent. Je ne puis laisser massacrer nos amis, comme à Campagnac. La vieille terre d’Oc tremble sur ses bases ; je dois m’imposer par la force, sinon tout est perdu. »
Les deux époux arrivèrent au sommet de la falaise de Cazenac. Le vent y soufflait fort, comme à l’accoutumée. Bernard déposa son talisman d’argent sur le rocher en forme de table, là où, vingt ans plus tôt, son père lui avait révélé le secret de leur famille. Les gravures sur la surface du métal lui semblaient toujours aussi énigmatiques. Bernard y cherchait une réponse sur la conduite à mener. « Parle-moi, parle-moi, indique-moi la route à suivre », murmurait-il à l’adresse du bijou. Un éclat de soleil vint frapper la surface métallique, faisant briller un symbole gravé.
« Une croix ? Non, pas. Ce n’est pas la marque de notre religion. Une épée, oui. C’est une épée qui brille sous les doigts de l’astre du jour. Je vaincrai par le signe de l’épée.
— Crois-tu qu’il nous faudra l’ouvrir ? lui glissa Alix en se serrant contre lui, posant sa tête aux boucles brunes contre sa puissante épaule.
— Nous ne sommes pas vaincus ! Nous allons chasser les Français, soumettre les catholiques et faire régner la vraie religion du Christ.
— Messire Hugues prétend que nous allons nous comporter comme nos ennemis, les adeptes du mauvais démiurge.
— Nous ne sommes pas des Parfaits. L’ordre féodal est immuable : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Nous autres, gens de noble condition, sommes soumis aux aléas des choses terrestres… et la force en fait partie. Nous devons tenir notre rôle. »

Ils regagnèrent Castelnaud, sinon apaisés, tout au moins convaincus de l’action à mener. C’était la guerre.