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Périgord,
1214.
Le moine Augustin avait décidé de rencontrer le
terrible Bernard de Cazenac. Comprendre cette hérésie qui prêchait
la non-violence tout en pratiquant les mutilations les plus atroces
lui devenait indispensable. Cette contradiction inhérente au
christianisme était ici poussée à son paroxysme. Mais, si les
moines de l’abbaye lui avaient fait bon accueil, les portes se
fermaient sur son passage dans la campagne sarladaise où les égarés
persistaient à suivre leur chemin erroné. Il s’était joint à un
groupe de pèlerins en partance pour Compostelle, via Rocamadour. Le
chemin passait par Montfort, un des fiefs du seigneur
cathare.
« Le diable n’est pas là ; il guerroie plus
au nord. Nous avons de la chance », lui avait dit un des deux
sergents d’armes qui escortaient la petite troupe.
Augustin comptait profiter
de la halte du soir pour quitter ses compagnons et pénétrer dans le
château. Rassemblée sur une plage de galets, la petite dizaine de
dévots se rafraîchissait avant de franchir à gué les eaux de la
Dordogne, quand l’un d’eux poussa un cri. « Le seigneur de
Cazenac ! Nous sommes maudits ! »
Juché sur un tertre surplombant le fleuve, Bernard
observait le groupe qui s’égayait comme des lapins affolés tandis
que les soldats s’efforçaient de les contenir. La peur les
conduisait à leur perte. Il lança son cheval au galop, suivi par
ses hommes, renversa les deux sergents, et rassembla les pèlerins
dispersés comme un troupeau de vaches, non sans en avoir occis la
moitié. Durant ce bref assaut, Augustin était resté immobile,
regardant défiler humains et chevaux à sa droite et à sa gauche,
sans esquisser le moindre geste. Il était prisonnier du seigneur de
Castelnaud.
« Qu’allons nous faire de ces gredins ?
demanda un soldat cathare.
— Les pendre, comme il se doit, répondit
Bernard dans un grand rire. Mais je suis d’humeur généreuse. Ils
pourront recouvrer la liberté s’ils répondent à mes questions.
»
Il mit pied à terre, confia sa monture à un valet
d’armes et s’avança fièrement, les poings sur les hanches.
« Où vas-tu, si richement vêtu ? demanda-t-il
à un pèlerin bien habillé, un bourgeois qui cheminait vers le lieu
saint pour se faire pardonner un péché d’usure.
— Je me rends à Rocamadour, sur les conseils
de notre très sage évêque, répondit l’homme en tremblant comme une
feuille.
— Dieu bénit les riches ; notre sainte
Église doit avoir puissance et fortune pour assurer l’ordre du
monde.
— Mauvaise réponse, pendez-le, décida Bernard
tandis qu’on entraînait l’homme qui criait comme un porc qu’on
égorge.
— Qu’en penses-tu, toi le moine, demanda-t-il
à Augustin dont il avait remarqué le calme.
— Jésus ne possédait rien ; le clergé
devrait être pauvre. Il faudrait que Sa Sainteté le pape ne possède
aucune terre, que les évêques cessent de se comporter en féodaux,
pour que l’Église puisse abriter la demeure du Seigneur.
— Serais-tu vaudois ?
— Point du tout.
— Et toi, rugit Bernard à l’adresse d’un des
survivants qui en tomba sur le cul de terreur, saurais-tu me citer
les douze apôtres du Christ ? »
L’homme se signa d’une main tremblante. « Je n’ai
point de connaissance. Le savoir est souvent diabolique. Seuls les
clercs doivent discourir des Saintes Écritures.
— Dieu déteste les ignorants, et moi aussi.
Qu’on le pende !
— Pierre-Simon, Jacques fils de Zébédée et
Jean son frère… »
Sans aucune émotion, la voix d’Augustin continua
sa récitation.
« …André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas,
Jacques fils d’Alphée, Thaddée, Simon le zélote et Judas Iscariote,
celui-la même qui le livra.
— Pas mal, mais il est
normal qu’un moine sache cela, bien que la plupart soient d’une
ignorance crasse et d’une paresse égale. Et ne crois pas sauver ta
vie en cherchant à m’impressionner.
— Nullement, seigneur. Je suis simplement
étonné par l’ampleur de ta culture biblique, quand la plupart des
nobles français ne savent ni leur A ni leur B. »
Un éclair de fierté vint illuminer le visage de
Bernard.
« Je te trouve aussi bien cruel de pendre un homme
pour ce qu’il ne sait pas, reprit le moine. Ne sais-tu pas que le
salut vient du coeur et non de la tête ? »
Agacé, Bernard se détourna vers le dernier
survivant, déjà blanc comme un cadavre.
« Et toi, que sais-tu du voyage des âmes entre
ciel et terre ?
— Rien, rien, je ne sais rien », murmura
l’homme en parvenant à peine à desserrer les dents.
Bernard lui passa son épée au travers du corps en
jetant à Augustin un regard de défi.
« As-tu encore quelque chose à dire pour ta
sauvegarde, moine ?
— Mon maître, il Poverello, dit que la source
de la lumière est cachée, mais que ses rayons touchent l’homme de
bonne volonté. Parce que la lumière éclaire ce qui est en bas,
l’homme peut connaître qu’elle vient d’en haut. Et la lumière
naissante remonte du fond de l’abîme.
— Quel drôle de catholique tu fais !
Manges-tu de la chair animale ?
— Oui, mais je ne saurais occire une bête. Je
me repends de manger de la chair, car les animaux sont nos frères, et la souffrance que nous leur infligeons
est péché. Tout l’univers participe de notre être. Mon maître a
écrit un hymne au “frère soleil” et à son frère le loup.
— Par Dieu, tu es cathare ! s’écria
Bernard en lâchant un abominable juron.
— Point du tout, mais je suis venu pour te
rencontrer et connaître ta religion.
— Tu m’amuses, moine. Mais tu as bien
répondu. Je suis un homme de parole et tu as gagné ta
liberté.
— Ma liberté est de te suivre.
— Alors, je vais t’emmener dans mon château.
Tu distrairas mon épouse qui est plus férue que moi en théologie.
Et notre évêque, Hugues de Vassal, achèvera de te convertir.
— Je suis venu pour toi, seigneur de Cazenac.
Je fais serment de te ramener au sein de la vraie religion,
romaine, catholique et apostolique. »
Augustin découvrit avec
étonnement que celui qu’il prenait pour un barbare vivait dans un
luxe relatif et un épanouissement culturel. L’été, les Cazenac
résidaient dans le frais château de Montfort. Alix en appréciait
les petits jardins qui lui rappelaient la demeure paternelle.
Entourée de savants et de troubadours, elle se consacrait à
l’éducation de sa fille, Blanche, une timide et blonde adolescente.
« Comment avons-nous pu engendrer une aussi douce créature ? »
disait-elle à son époux. Elle voulait l’éduquer fermement, la
préparer à un monde où l’épée comptait plus que la poésie, mais la
petite demeurait paisible, presque indolente.
Augustin se croyait revenu dans la brillante
Italie, et comprenait mal comment l’on pouvait associer tant de
raffinements à une telle cruauté. Alix l’intimidait ; elle lui
rivait son clou chaque fois qu’il tentait de défendre la théologie
catholique. Elle était péremptoire, et plus habile encore que son
mari dans les choses de l’esprit.
« Il me semble qu’un peu de modestie siérait plus
à une dame de votre qualité. Ne feriez-vous pas mieux de filer
votre quenouille plutôt que de vous mêler de débats qui ne
conviennent qu’aux hommes ? » finit-il par dire, exaspéré et à
court d’arguments.
Elle se leva furieuse. « Deborah ne fut-elle pas
juge en Israël ? Et les femmes autour du Christ, se
contentaient-elles de laver sa chemise ? Et les prêtresses de
la gnose chrétienne ne prêchaient-elles pas ? Et puis, ça
suffit, tais-toi, moine Augustin, ou je te fais couper la langue.
»
Bernard riait aux éclats devant la déconvenue du
bonhomme. Il se sentait pris de sympathie pour lui et, au fil des
semaines, lui accorda sa confiance. Ils jouaient à se convaincre, à
se convertir l’un l’autre, sans animosité ni fanatisme, simplement
pour le plaisir de l’esprit. Un dimanche matin, Bernard vint le
trouver, vêtu comme un simple paysan.
« Quel est ce déguisement, messire ?
— Viens avec moi !
— Où allons-nous ?
— Là où un moine doit se trouver le dimanche
: à la messe. »
Ils cheminèrent en silence pendant une demi-lieue,
en suivant le cours sinueux de la Dordogne. Avant de pénétrer dans
la belle église de Carsac, le cathare glissa à
l’oreille d’Augustin : « Observe bien les participants, même si
cela doit te distraire de tes prières, retiens leurs visages.
»
Après un sermon flamboyant, empli des flammes de
l’enfer pour ceux qui goûtaient à l’hérésie, ils déjeunèrent dans
les bois.
« Et maintenant, messire, où
allons-nous ?
— Hugues de Vassal fait un prêche en pleine
nature, au fond d’une clairière. Nous allons y assister. »
Augustin suivit Bernard qui s’agenouilla devant le
Parfait. « Observe bien l’assistance », lui souffla-t-il encore une
fois.
Stupéfait, Augustin reconnut ceux-là mêmes qu’il
avait vus le matin à l’église : le boulanger et son épouse, le
forgeron et ses deux fils, plusieurs laboureurs, des jeunes, des
vieux. Il en oublia même d’écouter le discours du Bonhomme.
« Tu as compris, reprit Bernard, le soir venu,
tandis qu’ils rebroussaient chemin vers Montfort. Les Toulousains
ne sont pas séparés en deux camps, l’un catholique, l’autre
cathare. La plupart pratiquent les deux religions, écoutent curés
et Bons Chrétiens, et décident librement de leurs convictions. Ce
sont les Français qui veulent semer la discorde entre nous. Moi,
chevalier cathare, je dois maintenir l’ordre des choses, par la
force s’il le faut.
— Ce serait trop facile si chacun pouvait
prendre à loisir ce qui lui convient dans chaque religion. Je
reconnais bien là la paresse provençale ! La voix royale est
toujours étroite. Les contraintes, en posant un obstacle qui nous
mesure, nous obligent à nous grandir », lui fut-il répondu.
Pour le plaisir des sens et
de l’esprit, Bernard alternait, le soir, dans son château, les
chansons de Guilhem, son troubadour favori, et les débats
philosophiques où Augustin et Hugues de Vassal s’affrontaient en de
pacifiques disputes. Le moine catholique et le Parfait cathare se
rejoignaient parfois sur la forme et sur l’éthique, mais
divergeaient sur le fond et la théologie. Il semblait à Alix que
l’on atteignait là les sommets de l’art occitan.
« Tandis que la sainte parole de Dieu, ainsi que
les saints apôtres et nos frères spirituels nous l’annoncent, nous
enjoint à rejeter tout désir de la chair et toute souillure et à
faire la volonté de Dieu, nous, serviteurs négligents, nous ne le
faisons pas ainsi qu’il conviendrait. Souvent nous accomplissons
les désirs de la chair et les tâches du siècle, si bien que nous
nuisons à nos esprits. Entre les chrétiens, nous sommes pécheurs.
Toute la multitude de nos péchés, nous la plaçons en la miséricorde
de Dieu, en la sainte oraison et dans les évangiles. O Seigneur,
juge et condamne les vices de la chair ; n’aie pas pitié de la
chair, ni de la corruption, mais aie pitié de l’esprit qui est en
prison au jour du jugement, comme les félons. »
Hugues de Vassal parlait avec flamme et
détermination. La malice dans le regard, Augustin le
félicita.
« Voilà un discours que pourrait approuver
l’Église catholique, à quelques nuances près. Mais pourquoi cette
haine de la chair ? Vous la croyez issue du démon, et vous
nous dites aussi qu’elle est objet de péché.
— Non pas objet, mais sujet. Elle est la
souillure, et pas seulement son support.
— L’Église a tenté d’encadrer la faute, de
donner une règle de conduite. Ainsi le mariage….
— Nous ne reconnaissons
pas le mariage romain ; ce n’est pas un sacrement de Dieu,
intervint Alix. Bernard et moi, nous nous aimons librement, et
acceptons d’un commun accord de partager nos vies. Cela peut cesser
si l’un de nous se déprend.
— Le mariage a pourtant du bon. Le pape l’a
créé pour protéger les femmes que leurs époux avaient tendance à
répudier pour en prendre une plus jeune, tout en faisant main basse
sur leurs biens.
— Cela n’empêche pas féodaux et manants de
continuer à agir de même, répliqua amèrement Alix en songeant à son
père et à Raymond de Toulouse.
— Votre culture occitane, pour cathare
qu’elle soit, ne rejette pas les plaisirs des sens, bien au
contraire. N’y a-t-il pas là une contradiction formelle ?
»
Augustin pensait triompher en amenant ses
interlocuteurs sur le terrain de leurs vies personnelles.
« Point du tout, intervint Bernard. Tu n’as pas
compris l’essence de notre civilisation. Nous, les chevaliers
cathares, nous pratiquons un code d’honneur basé sur la liberté
individuelle. Nous évoluons sur une échelle dont les barreaux
portent des noms brillants : mérite, courage, mesure, valeur,
loyauté, fidélité, générosité, perfectionnement, droiture du coeur
et de l’esprit, le paratge1 qui est
l’égalité des âmes, le pur amour qui est autant l’union mystique
que l’acte de chair, et, au-dessus de tout, le douzième et ultime
échelon, la Joie qui associe la jouissance des sens à la félicité
suprême obtenue par l’observance des vertus
précédentes. Je te le répète, c’est la liberté qui soutient cette
échelle digne de la vision d’Ézéchiel. Chacun de nous peut
librement passer des plaisirs de la chair à la perfection
religieuse. L’Église cathare propose un rite, une voie ; elle
n’a pas autorité sur nos vies et nos choix. Notre art de vivre est
une philosophie de la recherche de l’absolu et du perfectionnement
nécessaire de chacun pour progresser. Ton Église, avec sa haine et
ses bûchers, met en danger notre bel équilibre. »
Augustin se tint pour battu dans ce débat ;
il éprouvait une réelle admiration devant tant de beauté dans une
telle quête. Mais il voyait distinctement la faiblesse du système.
« Vous n’avez que vos coeurs vaillants comme garde-fous. Une bien
fragile barrière pour ne pas tomber dans la folie du monde. Trop de
plaisirs s’oppose à trop de perfection ; vous manquez de
réalisme, de sens pratique. Votre religion est belle parce qu’elle
est minoritaire. Si un jour, à Dieu ne plaise, vous régnez sur le
siècle, vous risquez d’être bien plus fanatiques que ceux qui,
aujourd’hui, allument les bûchers. »
1 Dans la langue des troubadours, le paratge suppose
que les âmes humaines peuvent être égales en honneur et
noblesse.