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Trois jours plus tard, le mercredi 16 mars 1244, à
l’aube, les chefs militaires et religieux de l’armée royale prirent
possession de Montségur. Deux colonnes quittèrent le château pour
se diviser au pied du pog. L’une, avec à sa tête Pierre Roger de
Mirepoix, rejoignait le camp des croisés pour y répondre aux
questions des inquisiteurs, avant de regagner librement leurs
maisons et leurs occupations quotidiennes. L’autre, forte de plus
de deux cents cathares qui suivaient leur évêque Bertrand Marty,
s’arrêta devant un vaste enclos fait de pals et de pieux, et garni
de fagots. Déjà, un immense brasier illuminait le ciel que
blanchissait à peine l’aube. Pas un seul croyant ne manquait à
l’appel, aucun n’avait choisi de renier sa foi pour sauver sa
vie.
Tout autour se pressaient des soldats du roi et
des religieux catholiques. Alix contemplait les visages des
bourreaux. Certains exprimaient de la haine ou du mépris, d’autres priaient pour le salut de ces âmes qu’ils
pensaient égarées sur un mauvais chemin. D’autres encore versaient
des larmes sincères devant un tel gâchis. On avait appuyé des
échelles contre la palissade. Des sergents en armes étaient là pour
jeter, s’il le fallait, des récalcitrants dans les flammes. Mais
ils n’eurent pas à intervenir. Bertrand Marty gravit les degrés
lentement, puis, sans un mot ni un cri, se lança dans le brasier.
Les moines catholiques entonnèrent à voix fortes le Veni Creator. Les paroles aux vertus célestes
accrurent encore le courage des cathares qui se mirent à monter aux
échelles deux par deux et se précipitèrent dans le bûcher. Les
Parfaits et les Parfaites s’efforçaient d’entrer dans la mort
auprès du « socius » ou de la « socia » qui les avait accompagnés
dans la vie. Des cris de souffrance commencèrent à jaillir, que
couvrait à peine le chant religieux. Les tourbillons de fumée et
une épouvantable odeur de chair carbonisée recouvraient
l’assistance. Pas une parole ne fut prononcée, ni par les
suppliciés, ni par les témoins.
À deux cents pas à peine du vaste bûcher, une
minuscule cavité creusée à flanc de montagne abritait les fugitifs.
Les exhalaisons nauséabondes s’y répandaient insidieusement,
poussées par une forte brise matinale, et menaçaient de les
étouffer. Les quintes de toux qui s’échappaient des gorges à vif,
des poitrines encombrées d’humeurs, risquaient à tout moment de les
désigner aux oreilles des sergents d’armes postés autour du lieu du
sacrifice. Mais les bourreaux étaient bien trop occupés par le
fascinant tableau des suppliciés qui se jetaient d’eux-mêmes dans les flammes pour deviner une
présence humaine si près d’eux.
Lorsqu’un coup de vent dispersa un moment la
fumée, Bernard put voir en contrebas les silhouettes à cheval de
Pierre Roger de Mirepoix et de son épouse Philippa qui
contemplaient le drame. La jeune femme qui serrait son fils contre
elle venait de voir successivement périr dans les flammes sa
grand-mère Marquésia de Lanta, sa mère Corba de Péreille et sa
jeune soeur Esclarmonde.
« Notre place est parmi eux, murmura Amiel Aicart.
Comme je regrette de ne pouvoir, en ce jour glorieux, rendre mon
âme à Dieu. » Hugon et Peytavi l’approuvèrent, tout en se raclant
bruyamment le gosier pour expectorer les résidus de suie.
« Faites silence, notre salut en dépend », gémit
Bernard entre deux sanglots. Son visage ruisselait de larmes qui
trempaient le devant de son manteau sombre. Le chagrin, bien plus
que les fumerolles, en était responsable. La volonté de ses chefs
et la cruauté du destin l’avaient condamné à assister au navrant
spectacle. À quelques pas de lui, sans qu’il puisse esquisser le
moindre geste pour la défendre, Alix allait périr.
Elle fut la dernière des deux cent vingt-cinq
martyrs à gravir les échelles. Le jour s’était levé depuis
longtemps, les chants se faisaient plus maigres et les voix se
brisaient dans la fatigue et les émanations. Il avait fallu, à
plusieurs reprises, ajouter du bois dans le bûcher. Au pied de la
palissade, elle hésita un instant, puis tourna résolument la tête
vers le réduit où se cachait son époux. Malgré la distance, la
fumée, le danger, il sut qu’il devait
l’aider. Ses yeux à lui plantés dans le regard d’Alix, il lui prit
mentalement la main, comme elle l’avait laissé faire, trois jours
auparavant, pour une ultime, tendre et discrète étreinte. Le regard
toujours tourné vers lui, soutenue par cette main invisible, elle
se hissa sur les échelons. N’était-ce pas un infime enchaînement à
la matière, l’attachement fugace à l’illusion, un ultime
péché ? Les chants la berçaient, la fumée l’étouffait, elle
montait les degrés, le portant avec elle, comme une ascension vers
le plérome divin. Il tenait la main de sa femme, la serrait fort,
et elle lui rendait une pression similaire. Il sentait ce contact
doux et chaud, comme si elle était réellement près de lui. La
distance, comme le temps, était abolie. Ils échangeaient tout
l’amour du monde dans cette simple caresse du regard, ils y
mettaient toute une vie. C’est alors qu’il vit distinctement la
Jérusalem céleste descendre vers eux, et il comprit. L’essentiel
n’était pas dans le dogme religieux ; les cathares n’avaient
pas plus raison ou tort que les catholiques. Le secret était dans
l’homme lui-même, dans sa capacité à aimer. C’était là le seul
commandement, celui que Jésus avait substitué à tous les autres. Il
tenait la main de sa femme et se réconciliait avec la chair, et
elle avec lui. Le corps n’était pas satanique et il aspirait de
tout son amour au paradis de leur jeunesse et de leur folle
passion. L’escalier de bois qu’elle gravissait, c’était l’échelle
de Jacob, celle de saint Jean Climaque. Ils progressaient par
degrés vers la Vérité. Il n’y avait qu’un seul Dieu pour tous les
hommes, qui restaient ainsi égaux, et plusieurs langages pour Lui
parler. Ils approchaient de l’Unique. Leurs yeux étaient emplis de
soleil, leurs oreilles de chants célestes.
Ils avaient réellement, matériellement, quitté le domaine du Mal,
de la guerre, de la souffrance. Unis pour des noces mystiques, main
dans la main, ils atteignirent le sommet du mur de bois. Elle
plongea dans la lumière.