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Pour Montfort, il n’était plus temps de barguigner. Sans attendre d’hypothétiques renforts, il rassembla ses hommes et les conduisit au pied du château de Castelnaud.
« Il est humainement imprenable, l’avertit l’abbé de Sarlat. Le comte du Périgord s’y est cassé les dents. Bâti de pierres dures et de mortier rugueux, avant qu’il ne soit pris, des milliers d’âmes nues s’envoleront des bouches.
— Laissez ici votre défaitisme ! Vous combattrez avec vos prières et moi avec mon épée. Mordieu, je ferai rendre gorge à ce cathare ! »
La forteresse, encastrée dans le rocher qui lui servait d’assise, semblait totalement close. On n’entendait aucun bruit ; seuls les cris des corbeaux tournoyant autour du donjon perçaient le silence. Entre les créneaux brillaient les casques des soldats toulousains.
« Ces noirs oiseaux vont nous porter malheur ! » maugréa un cavalier proche du baron français. Montfort sentait ses troupes hésiter. Un vent de frayeur soufflait sur eux depuis le massacre de Berbiguières. Il les devinait près de décamper. « Bandes de lâches ! Avez-vous peur d’une forteresse vide ? Cazenac refuse de nous affronter ; je saurai bien l’y obliger. »
Tordant d’un coup de rênes la bouche de son cheval, il lança sa monture au triple galop. Seul, la lance au poing, il chargeait la gigantesque citadelle.
« Quel courage a notre comte ! Nul ne saurait l’arrêter. Je ne le laisserai pas seul affronter le danger. »
Le cavalier qui craignait les fantômes se précipita derrière lui.

À la hâte, les Périgourdins relevèrent le pont-levis, fermant l’ultime accès à Castelnaud, et Montfort dut stopper sa monture pour ne pas basculer dans le fossé. De rage, en un geste de provocation, il jeta son arme qui vint se planter dans le bois de la porte avec un bruit funèbre.
« Cazenac, je te défie sur l’heure ! S’il te reste un peu d’honneur chrétien, affronte-moi ! »
Pour toute réponse, une volée de flèches vint se planter autour de lui, sans le toucher. Son compagnon eut moins de chance ; un trait lui traversa la gorge et le laissa mort. Faisant faire volte-face à son destrier, Montfort rebroussa chemin sous une pluie de projectiles qui semblaient ne pouvoir l’atteindre. Il rejoignit ses hommes convaincus à présent de l’invincibilité de leur chef.
« Nous allons assiéger la place. Quand ils auront faim et soif, ils se rendront et nous ferons un grand feu de leurs corps. »

Expert en matière de blocus, Montfort fit ceinturer Castelnaud d’une barrière de pieux aiguisés et d’un fossé. Seule l’infranchissable falaise sur la rivière restait ouverte, sous la surveillance de quelques soldats. Puis, sous la direction d’un ingénieur charpentier envoyé par l’archevêque de Bordeaux, il entreprit la construction d’une grande tour à étages d’où les archers pourraient faire jeu égal avec les arbalétriers périgourdins. À l’abri d’une chatte1, un bélier suspendu, bien ferré et affûté, cognait nuit et jour contre le mur d’enceinte.
Lorsque les assiégés virent que leurs adversaires fabriquaient des échelles en grand nombre, ils comprirent que l’assaut final était proche.
« Nos réserves d’eau s’épuisent. Nous ne tiendrons pas une semaine de plus. » Le constat était amer pour les membres du conseil de guerre réunis, le visage sombre, dans la grande salle. Tous avaient les traits fatigués par le manque de sommeil, leur corps usé de porter depuis tant de jours la tenue de combat.
« Laissez-moi aller négocier votre reddition, contre la vie sauve pour tous, avança Augustin. Je suis moine et catholique, il m’écoutera.
— Il vous renverra parmi nous à l’aide d’une catapulte et votre corps s’écrasera sur le pavé comme une figue trop mûre. Votre religion ne saurait vous protéger. Ne savez-vous pas comment le comte a agi à Béziers ?
— Nous sommes perdus, murmura Alix. Je ne voudrais pourtant pas mourir avant d’avoir égorgé Montfort de mes propres mains.
— Laisse là tes sombres pensées. Personne ne va mourir. Il est temps d’ouvrir le souterrain.
— Un souterrain ? De quoi s’agit-il ? Tu ne m’en as jamais parlé ! »
Un reproche passa dans les yeux noirs d’Alix, blessée par ce manque de confiance.
« C’est le secret de Castelnaud. Je vais vous conduire, mais auparavant, il faut prendre quelques dispositions. »
Cazenac ne laissa derrière lui qu’une poignée d’archers qui devaient, à intervalles réguliers, tirer des flèches sur les assaillants, avant de s’évanouir à l’aube. À la nuit tombée, il rassembla la garnison de Castelnaud au bord de la falaise en à-pic sur la Dordogne.
« Ces rochers sont infranchissables, pour les Français comme pour nous. Nous allons passer par le puits. »
Il veilla à l’évacuation de tous les habitants qui, un par un, gagnèrent à l’aide d’une corde une porte ouverte à mi-hauteur du conduit. Un couloir s’y engageait, où l’on pouvait progresser debout. On alluma des torches avant d’entreprendre la descente d’un interminable escalier.
« Il semble que l’on pénètre jusqu’à l’entrée de l’enfer, balbutia Augustin que cette promenade dans les entrailles de la terre n’enchantait guère.
— C’est plutôt notre planche de salut. »
Il fallut plusieurs heures pour atteindre le fond du tunnel. Une galerie suintant l’humidité s’enfonçait toujours plus loin dans le sol. Une forte odeur de pourriture agressait les narines. La cinquantaine d’individus qui constituait la garnison du château progressait lentement. Il fallait emporter à dos d’homme, enfermée dans de grands sacs, toute la richesse de la forteresse : armes, vivres, parchemins. Certains furent pris de malaise, tant l’angoisse régnait dans le souterrain.
« Il faut parfois plonger au plus profond de la matière pour s’en libérer », murmura Alix, comme si elle craignait que le choc des mots ne fasse s’ébouler sur eux le rocher. Sa philosophie ne fit pas recette. Tous se sentaient enfermés dans un tombeau et, l’imagination faisant des ravages, se voyaient errer dans le noir jusqu’à ce que la mort les prenne, épuisés de faim, ou perdus de folie.
« Il n’y a qu’un chemin, on ne peut s’égarer », dit le chevalier, mais ses paroles, qui se voulaient rassurantes, n’eurent guère d’effet. Il hésita avant d’ajouter : « Nous passons sous le fleuve. »
Ses mots glacèrent de terreur son entourage à l’idée des tonnes d’eau au-dessus de leurs têtes.
Ils entreprirent ensuite la pénible ascension d’un second escalier tout aussi escarpé que le premier. Certains défaillirent de fatigue. Enfin, une lourde porte en bois leur barra le passage. Bernard l’ouvrit grâce à un habile système de contrepoids dissimulé dans la paroi. Derrière le battant, aussi lumineux que le soleil, après ces heures passées dans la pénombre, Gaillard de Beynac les attendait, un large sourire éclairant son visage barbu.
« Bienvenue dans la première baronnie du Périgord ! Mon château est désormais le vôtre.
— Nous n’allons pas nous attarder, dit Bernard en serrant son ami dans ses bras. Ta forteresse pourrait, elle aussi, devenir un piège mortel. Nous allons dès aujourd’hui tracer la route. Mais nous devons, auparavant, détruire notre oeuvre, afin que nos ennemis ne puissent suivre nos pas. »
Gaillard de Beynac envoya ses gens ouvrir les vannes situées au pied du long escalier. Les eaux de la Dordogne s’engouffrèrent dans le souterrain.

« Messire de Montfort, voilà près de six heures qu’ils n’ont pas tiré le moindre trait ! » Le soldat revenait du pied des murailles, tout heureux de s’en être sorti à si bon compte.
« Pourtant, on voit encore la silhouette des gardes entre les créneaux. Ces maudits cathares nous tendent une embuscade. »
Montfort marchait de long en large, comme un fauve en cage. Sa raison lui dictait la prudence, mais son instinct puissant lui disait qu’il y avait anguille sous roche. Il huma l’air, bruyamment, tel un loup qui cherche sa proie, soupçonnant une supercherie. Une lueur étrange, comme un éclair de folie, traversa son regard.
« Aux échelles ! Donnez l’assaut, immédiatement.
— Mais, messire, ils vont nous massacrer !
— J’ai dit : à l’attaque. Et je perce de mon épée le premier qui recule. Hardi, croisés ! Le pardon de vos fautes est au bout de vos glaives. »
Il empoigna lui-même un lourd échalier de chêne et s’élança le long du rempart. Les hommes le suivirent sans discuter plus avant. Les échelles furent jetées contre l’enceinte et tous entreprirent l’ascension, l’épée au poing, à l’abri derrière un grand bouclier. Pas une flèche ne fut expédiée sur les attaquants. Le sommet des murailles n’était garni que de mannequins.

« Cazenac ! Tu ne pourras m’échapper éternellement. Je jure de te brûler moi-même. » La fureur du comte s’était portée sur les appartements privés, dont les meubles avaient été dévastés. Les armes des Cazenac furent brisées à coup de hache et martelées sur les plafonds.
« Où est-il, maintenant ? Nous tenons toutes ses places. Comment le retrouver dans ce vaste pays aux forêts touffues, puisqu’il refuse de m’affronter ? »
Du sommet du donjon, l’abbé de Sarlat pointa un doigt accusateur sur le château de Beynac, de l’autre côté de l’eau. « L’arche de Satan », murmura-t-il.
1 Machine de guerre mobile qui permet d’approcher des remparts et d’abriter les sapeurs.