5
Raymond Jourdain regagna sa province albigeoise, plus sombre que jamais, en méditant sur la fragilité et la versatilité d’un coeur de jeune fille. À peine avait-il fini de remâcher sa défaite que l’on proclama les noces d’Alix et de Bernard. À la frontière septentrionale du comté de Toulouse, en butte aux envies de conquête des Français et des Anglais qui se disputaient l’Aquitaine, Pierre de Turenne savait qu’il avait besoin d’un bras solide pour l’épauler. Doutant des capacités de son fils Jehan, il pensait pouvoir compter sur le gendre qu’il avait choisi et qui plaisait à Alix. L’affaire fit un beau scandale.
« Vous ne pouvez pas marier votre fille à cet hérétique ! »
Bousculant les valets et l’étiquette, le prieur de Turenne s’était précipité, furieux, chez le vicomte.
« Il est baptisé ; je m’en porte garant.
— Les cathares acceptent le baptême de l’eau, mais n’y prêtent pas plus de valeur qu’à un serment fait à un chien.
— Mais qu’est-ce donc, après tout, que votre mariage romain ! Ne me suis-je pas marié trois fois ? N’ai-je pas répudié librement ma seconde épouse pour prendre la délicieuse comtesse Béatrice ?
— Vous avez été excommunié pour cela.
— J’ai rejoint le sein de notre mère l’Église contre une somme rondelette. Ne suis-je pas bon catholique ? »
Le ton se faisait menaçant ; le prieur n’en menait pas large.
« Le mariage est un sacrement. Ne me demandez pas de commettre un péché mortel en célébrant cette union avec le diable. »
Le vicomte saisit le religieux par le haut de sa coule et le secoua comme pour en faire tomber les mauvaises pensées.
« Écoute-moi bien, curé. Tu vas sanctifier les épousailles de ma fille et du sieur de Cazenac ou tu pourrais bien rejoindre plus tôt que prévu ton paradis, si ton Seigneur te l’accorde. »
Vert de peur, le prieur se soumit au désir du grand féodal.
La fête fut tout à la fois sublime et indécente. On fit cuire les viandes aux flambeaux de cire et on distribuera des dons à cinq cents chevaliers et cent troubadours. La cérémonie réunit les nobles personnes, catholiques ou cathares, à cent lieues à la ronde. À la fin du banquet, Pierre de Turenne prit la parole.
« Prêtez-moi attention, messires chevaliers de Languedoc et d’Aquitaine ! Je veux que vous soyez tous témoins. J’offre à ma fille, pour ses noces, une rente de dix mille livres, afin que son mariage n’abaisse en rien son bien-être. Quant à mon gendre, Bernard de Cazenac, il recevra en dot les coseigneuries de Castelnaud, Domme et Montfort. »
Un murmure parcourut la foule. En une phrase, le vicomte avait fait d’un petit seigneur sans nom ni fortune le gardien des ports sur la Dordogne, un des plus puissants féodaux du Périgord.
« A-t-on jamais vu ça ? Un homme à peine né, dont on ne sait d’où il sort ! Jamais le moindre château ne s’est élevé à Cazenac, et sa résidence d’Aillac à tout d’une porcherie ! » Le prieur de Turenne ne pouvait s’empêcher de cracher son venin, mais discrètement, car il craignait des représailles. Seul Jehan de Turenne faisait ouvertement grise mine. Il n’avait pas digéré sa défaite en tournoi, et moins encore cette superbe et cette gloire qui lui faisaient de l’ombre.

Alix eut quelque mal à s’adapter à la vie rude du château de Castelnaud. Certes, la forteresse était sûre et les remparts, dignes de confiance. Perchée sur un éperon rocheux, au confluent de la Dordogne et du Céou, porte naturelle entre Périgord et Quercy, elle paraissait imprenable. Mais après les fastes du palais de Turenne, le confort y était relatif. Rien ne pouvait y satisfaire une jeune femme éprise d’idéal, de musique et de belles lettres. Ce qui lui pesait le plus, c’était l’absence d’intimité. Pas d’appartement de dames dans cet espace militaire. Tout le monde s’entas sait dans de petites pièces aux murs épais, mal chauffées et mal éclairées. La chambre nuptiale se trouvait au sommet du donjon, séparée par une simple tenture du réduit où dormaient les demoiselles d’honneur, à trois dans le même lit. L’escalier à vis qui desservait les étages voyait un va-et-vient continuel de valets et d’hommes d’armes. La zone était étroite et tous ces mâles la frôlaient, la palpaient sans vergogne, sans respect pour son rang et son sexe. Bernard y mit bon ordre avec brutalité, chassant son intendant et passant son épée au travers du corps d’un sergent qui avait tenté de la prendre de force.
« Tu oses poser tes pattes sur une dame de qualité, maraud ! Tu vas le payer de ta vie. »
Bernard s’était vivement emparé d’une arme accrochée au mur.
« Elle aguiche les hommes. L’ordre des choses est chamboulé depuis qu’elle réside en ces lieux. À croire qu’une femelle règne sur les pierres de la forteresse ! Cela est contraire à la nature », répliqua le rustre qui ne mesurait pas le danger.
L’affront fait à sa maison, tout autant que le manque de respect envers son épouse, poussa le bras de Bernard qui transperça le coeur du sergent. Alix se tenait toute raide, comme fascinée. Ce n’était pas la peur qui se lisait dans son regard animé d’une étrange flamme. Le chevalier y vit comme une joie, une volupté. Elle avait pris plaisir au spectacle de la mort. N’avait-elle pas, âgée d’à peine quinze ans, exécuté Guillaume de Gourdon de sa propre main ? Elle avait pris le goût du sang, comme ces loups qui, ayant mangé de la chair humaine, y reviennent avec délice. De son côté, Alix constatait avec amertume qu’il y avait loin de l’amour courtois au comportement des hommes. Mais son mari l’aimait et la protégeait, y compris contre le plus puissant de ses suzerains.
« Comment ! Vous me refusez le lit de votre épouse ? » Superbe, dans son manteau d’hermine blanc et noir, Gaillard de Beynac ouvrait tout grand ses yeux bleus qui avaient fait se pâmer plus d’une demoiselle. Son visage, encadré d’une barbe et d’une abondante chevelure châtain, marquait l’étonnement.
« Il en est ainsi, monseigneur ! » Bernard roulait un regard furieux, prêt à saisir son épée.
« Mais vous êtes vassal des barons de Beynac. Vous devez respecter nos coutumes. Un chevalier sait l’honneur que lui fait un baron en aimant son épouse et tous s’y soumettent. Le sire de la Ferrière et le vidame de Marnac l’ont accepté de bonne grâce, et la belle Isabelle de Salignac est venue d’elle-même m’offrir sa blondeur.
— Mon épouse ne veut appartenir qu’à moi. Je ne la forcerai jamais à subir une étreinte qui lui répugne. Il faudra pour cela, monseigneur, me passer sur le corps. »
Il tira sa lame du fourreau ; une colère mal contenue bouillait en lui.
« Tout doux, mon beau, sire, tout doux ! J’aime votre sens de l’honneur. Nous sommes voisins et n’avons pas besoin d’une guerre privée. Gardez votre épouse. Je la respecterai et vous propose ma protection et mon amitié. »
Il tendit sa main droite dégantée. Les deux hommes s’estimèrent du regard, se jugèrent dignes l’un de l’autre. Un grand rire les réunit ; une solide alliance venait de naître.

Alix obtint de son époux d’établir à Castelnaud une cour d’amour. Une cohorte de serviteurs et de donzelles l’avait suivie depuis Turenne. Elle forma et protégea un jeune troubadour, Guilhem, qui se mourait d’amour pour elle et lui dédiait ses plus beaux poèmes, qu’il répandait de château en château, faisant connaître l’esprit et la délicatesse de sa dame. Alix aimait sa voix et son talent. Elle lui pardonnait sa vie de débauche, et les amours qu’il pratiquait contre nature et qui auraient pu lui valoir le bûcher.
C’est à Castelnaud qu’elle découvrit l’univers des cathares. Son époux, trop fin pour la contraindre, la laissa débattre à sa guise avec les Bonnes Femmes qui venaient chaque semaine prêcher dans la forteresse. Alix y aiguisa son esprit critique et sa connaissance biblique. Son chapelain faisait des efforts pour la garder dans le giron de l’Église et combattre cette peste de l’âme qui poussait Dieu hors les coeurs. L’intelligence subtile de la dame profita de ces affrontements.
La mort de son père la fit pencher résolument pour la nouvelle religion. Contestant l’héritage, son frère Jehan entreprit de récupérer les biens dont il s’estimait dépouillé et voulut faire chasser sa soeur et son époux des châteaux de la Dordogne. L’Église, qui haïssait Bernard, prit résolument le parti du nouveau vicomte de Turenne. Hélie Vignon, l’abbé de Sarlat, se déchaîna contre le seigneur cathare. Autour du comte de Toulouse, les grands féodaux défendirent les droits du sire de Cazenac. Appuyé par les évêques du Sud-Ouest et un réseau d’abbés puissants, Hélie Vignon obtint l’arbitrage du pape.
« L’Église est le seul garant du lien féodal, assura le prieur de Turenne à Jehan. Votre beau-frère doit rendre ses biens et ses titres. »

« Déclarez-vous cathare et ce lien sera rompu. »
Furieuse, Alix tournait en rond dans la grande salle de Castelnaud, remâchant la proposition du Parfait, maudissant son frère et tous les catholiques avec lui. N’en avaient-ils pas assez, ces noirs cafards, gras comme des porcs et qui ne cachaient même pas leur lubricité tout en condamnant les femmes pour leurs appas ?
Elle était belle, Alix, dans sa fureur. Ses joues rouges de colère, ses yeux noirs aux éclats assassins, n’avaient nul besoin de fard. Sa beauté naturelle, chantée par le troubadour Guilhem, resplendissait. Ses lourdes boucles brunes, laissées libres, battaient sur son riche surcot. Sa robe, dont le haut laissait voir la naissance de seins charmants, virevoltait autour d’elle. On eût dit une guerrière.
Tout entière dévouée à l’amour courtois et aux mondanités, Alix n’appréciait guère les prêcheurs vêtus de sombre qui vivaient dans une austérité absolue et trouvaient asile dans le château de son mari. Elle aimait le luxe, les fêtes, l’amour charnel et ne s’imaginait pas en pur esprit.
« Ne craignez rien, madame. Nous vivons selon nos idées et prêchons la parole des Bons Chrétiens, mais nous ne condamnons ni n’obligeons personne. »
Hugues de Vassal, fils majeur, autrement dit co-adjuteur de l’évêque cathare d’Agen, avait su la rassurer et la convaincre. Cet homme grand et maigre, aux traits émaciés, l’avait toujours un peu effrayée lorsqu’il venait prendre la parole dans la chapelle castrale de Castelnaud. Il portait l’ascétisme imprimé dans sa chair.
« Ne condamnez-vous pas la beauté ? Ne la dites-vous pas diabolique, alors que nos troubadours affirment que je suis comme Dieu m’a faite ?
— Si fait, toute matière est l’oeuvre du Malin. Mais vous devez vivre selon votre destin. Vous serez sauvée quand il sera temps, quand vous choisirez le chemin des Parfaites.
— On dit que vous condamnez les relations charnelles entre mari et femme.
— Tout acte de chair est adultère et péché. Mais celle qui ne s’est pas engagée sur la voie de la perfection, la simple croyante, doit vivre comme sa nature le lui indique.
— Vous ne la rejetez pas de votre communauté ?
— Nous ne repoussons personne. Vous pouvez vivre libre, jouir de l’existence auprès de votre mari et vous abandonner aux charmes de l’amour courtois.
— Il faut pourtant aimer pour être vertueux !
— Certes, mais un jour, il faut prendre la voie étroite et difficile de l’accomplissement de soi, au sein de l’ordre cathare, et ne plus aimer que Dieu. C’est à ce seul prix que l’on peut sauver son âme. »
Alix se sentait touchée par ce raisonnement qui alliait l’absolu et le pragmatisme. Elle tenait néanmoins à défendre son échelle de valeur, et argumentait sans vergogne face au Parfait.
« Amour n’est pas péché, mais vertu, affirment nos troubadours.
— Il est toujours péché, mais pas pour la simple croyante.
— Cela revient au même. Bernard et moi, nous nous aimons, par notre âme et notre corps. Nous aimons l’union charnelle. Je ne pense pas que ce qui nous est agréable puisse déplaire à Dieu.
— Le mariage romain vous asservit, madame. Il fait de vous une enfant pour toute votre vie. Votre mari, ou votre famille si le premier est déclaré hérétique, dispose de tous vos biens et vous réduit à la misère. Vous pouvez être, à tout instant, chassée, répudiée ou enfermée dans quelque couvent. La religion cathare vous laisse libre, libre de la pratiquer en vivant à votre guise. Mais la seule liberté à nos yeux, c’est de rejoindre les Bonnes Chrétiennes de votre pleine volonté et de choisir de vivre hors du péché. Les communautés de femmes cathares accueillent toutes les personnes sur un pied d’égalité. »
Alix éclata d’un rire franc, qui contrastait avec l’austérité du discours. « Je ne me sens pas le goût pour cette vie de nonne, même cathare. »
Sa beauté, l’éclat de sa tenue la faisaient paraître comme un soleil auprès du sombre Bonhomme. Pratique, elle voyait dans l’adhésion à la religion cathare un moyen d’échapper aux manigances de son frère. Curieuse, elle avait envie d’en savoir plus sur cette théorie égalitaire, où une même âme passait du corps d’une femme à celui d’un homme.
« Que dois-je faire pour rejoindre votre religion ? Dois-je abjurer ? Dois-je renoncer à recevoir mon confesseur qui, parfois, me conseille bien ?
— Point du tout. Il vous faudra assister à mes prêches et recevoir de moi l’imposition des mains. »
Suivant les instructions d’Hugues de Vassal, elle fit son melhorament1. Tombant à genoux, elle s’inclina trois fois jusqu’à toucher le sol de son front, en récitant le Benedicite, puis en prononçant la phrase rituelle : « Bons Chrétiens, donnez-moi la bénédiction de Dieu et la vôtre. Priez Dieu pour nous, afin qu’il nous garde de mauvaise mort et qu’il nous conduise à bonne fin, entre les mains de fidèles chrétiens.
— Dieu vous bénisse, arrache votre âme à la mauvaise mort et vous conduise à bonne fin », répondit le Parfait.
Puis ils échangèrent le baiser de paix. Ne pouvant toucher une femme sous peine de pécher gravement, Hugues embrassa le livre sacré, l’Évangile de Jean, qu’Alix toucha à son tour de ses lèvres.

Bernard se réjouit fort de voir son épouse le rejoindre au sein de la religion des Bons Chrétiens. Ainsi, elle échappait à l’influence pernicieuse de l’Église catholique, toujours prompte à utiliser les femmes pour sa besogne, et il pouvait garder en main l’héritage de son beau-père, qui n’était plus soumis au dictat de Rome. Cette conversion embellissait également leur relation. Il pouvait désormais parler sur un pied d’égalité avec elle, et lui confier tous ses secrets. Il lui parla gravement de ce talisman que son ancêtre avait ramené d’Orient. Elle n’y prêta guère attention, touchant à peine de ses doigts le grossier bijou.
« Une si petite et médiocre chose peut-elle posséder autant de pouvoirs ?
— Parfois une simple parole sauve le monde. »
Peu de temps après, Alix se trouva enceinte ; elle y vit l’approbation de Dieu concernant son choix. Bernard ne cachait pas sa joie d’attendre un héritier.
« Tu portes le diable dans ton ventre ! » maugréa Bathilde, la vieille Parfaite qui travaillait au château comme chambrière. Alix blêmit et chancela sous le choc de telles paroles.
« Que dis-tu, maudite femme ! Tu vas porter malheur à mon enfant !
— Enfanter, c’est enchaîner une âme pure dans un corps voulu par Satan. C’est un crime, le plus grand des péchés, que de mettre au monde un enfant dans cette vallée de larmes. Moi-même, je m’y suis toujours refusée. »
Alix, après avoir secoué la vieille femme, la précipita au sol et, s’emparant d’un tabouret, la frappa jusqu’au sang. Elle se serait laissée aller aux pires excès sans l’intervention de Bernard qui chassa la chambrière.
« Laisse-la, c’est une ignorante. Elle ne sait pas qu’il faut offrir des corps aux âmes errantes pour qu’elles achèvent de se purifier sur terre. Tu portes peut-être en toi un futur Parfait. »

Alix mit au monde une petite fille qu’ils prénommèrent Blanche, pour la placer sous le signe de la pureté des anges. Par précaution, elle reçut le baptême de l’eau des mains de son confesseur catholique, et fut également présentée à Hugues de Vassal.
S’agissait-il de malédiction, de volonté divine ou de causes naturelles ? Aucun autre enfant ne vint bénir leur union, bien qu’ils missent un soin particulier à pratiquer, aussi souvent qu’ils le pouvaient, l’acte de chair qu’autorisaient les Parfaits et préconisaient les troubadours.
1 Dans la religion cathare, salut rituel du fidèle envers le Parfait à qui il demande sa bénédiction.