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Raymond Jourdain regagna sa province albigeoise,
plus sombre que jamais, en méditant sur la fragilité et la
versatilité d’un coeur de jeune fille. À peine avait-il fini de
remâcher sa défaite que l’on proclama les noces d’Alix et de
Bernard. À la frontière septentrionale du comté de Toulouse, en
butte aux envies de conquête des Français et des Anglais qui se
disputaient l’Aquitaine, Pierre de Turenne savait qu’il avait
besoin d’un bras solide pour l’épauler. Doutant des capacités de
son fils Jehan, il pensait pouvoir compter sur le gendre qu’il
avait choisi et qui plaisait à Alix. L’affaire fit un beau
scandale.
« Vous ne pouvez pas marier votre fille à cet
hérétique ! »
Bousculant les valets et l’étiquette, le prieur de
Turenne s’était précipité, furieux, chez le vicomte.
« Il est baptisé ; je m’en porte
garant.
— Les cathares
acceptent le baptême de l’eau, mais n’y prêtent pas plus de valeur
qu’à un serment fait à un chien.
— Mais qu’est-ce donc, après tout, que votre
mariage romain ! Ne me suis-je pas marié trois fois ?
N’ai-je pas répudié librement ma seconde épouse pour prendre la
délicieuse comtesse Béatrice ?
— Vous avez été excommunié pour cela.
— J’ai rejoint le sein de notre mère l’Église
contre une somme rondelette. Ne suis-je pas bon catholique ?
»
Le ton se faisait menaçant ; le prieur n’en
menait pas large.
« Le mariage est un sacrement. Ne me demandez pas
de commettre un péché mortel en célébrant cette union avec le
diable. »
Le vicomte saisit le religieux par le haut de sa
coule et le secoua comme pour en faire tomber les mauvaises
pensées.
« Écoute-moi bien, curé. Tu vas sanctifier les
épousailles de ma fille et du sieur de Cazenac ou tu pourrais bien
rejoindre plus tôt que prévu ton paradis, si ton Seigneur te
l’accorde. »
Vert de peur, le prieur se soumit au désir du
grand féodal.
La fête fut tout à la fois sublime et indécente.
On fit cuire les viandes aux flambeaux de cire et on distribuera
des dons à cinq cents chevaliers et cent troubadours. La cérémonie
réunit les nobles personnes, catholiques ou cathares, à cent lieues
à la ronde. À la fin du banquet, Pierre de Turenne prit la
parole.
« Prêtez-moi attention,
messires chevaliers de Languedoc et d’Aquitaine ! Je veux que
vous soyez tous témoins. J’offre à ma fille, pour ses noces, une
rente de dix mille livres, afin que son mariage n’abaisse en rien
son bien-être. Quant à mon gendre, Bernard de Cazenac, il recevra
en dot les coseigneuries de Castelnaud, Domme et Montfort. »
Un murmure parcourut la foule. En une phrase, le
vicomte avait fait d’un petit seigneur sans nom ni fortune le
gardien des ports sur la Dordogne, un des plus puissants féodaux du
Périgord.
« A-t-on jamais vu ça ? Un homme à peine né,
dont on ne sait d’où il sort ! Jamais le moindre château ne
s’est élevé à Cazenac, et sa résidence d’Aillac à tout d’une
porcherie ! » Le prieur de Turenne ne pouvait s’empêcher de
cracher son venin, mais discrètement, car il craignait des
représailles. Seul Jehan de Turenne faisait ouvertement grise mine.
Il n’avait pas digéré sa défaite en tournoi, et moins encore cette
superbe et cette gloire qui lui faisaient de l’ombre.
Alix eut quelque mal à s’adapter à la vie rude du
château de Castelnaud. Certes, la forteresse était sûre et les
remparts, dignes de confiance. Perchée sur un éperon rocheux, au
confluent de la Dordogne et du Céou, porte naturelle entre Périgord
et Quercy, elle paraissait imprenable. Mais après les fastes du
palais de Turenne, le confort y était relatif. Rien ne pouvait y
satisfaire une jeune femme éprise d’idéal, de musique et de belles
lettres. Ce qui lui pesait le plus, c’était l’absence d’intimité.
Pas d’appartement de dames dans cet espace militaire. Tout le monde
s’entas sait dans de petites pièces aux murs
épais, mal chauffées et mal éclairées. La chambre nuptiale se
trouvait au sommet du donjon, séparée par une simple tenture du
réduit où dormaient les demoiselles d’honneur, à trois dans le même
lit. L’escalier à vis qui desservait les étages voyait un
va-et-vient continuel de valets et d’hommes d’armes. La zone était
étroite et tous ces mâles la frôlaient, la palpaient sans vergogne,
sans respect pour son rang et son sexe. Bernard y mit bon ordre
avec brutalité, chassant son intendant et passant son épée au
travers du corps d’un sergent qui avait tenté de la prendre de
force.
« Tu oses poser tes pattes sur une dame de
qualité, maraud ! Tu vas le payer de ta vie. »
Bernard s’était vivement emparé d’une arme
accrochée au mur.
« Elle aguiche les hommes. L’ordre des choses est
chamboulé depuis qu’elle réside en ces lieux. À croire qu’une
femelle règne sur les pierres de la forteresse ! Cela est
contraire à la nature », répliqua le rustre qui ne mesurait pas le
danger.
L’affront fait à sa maison, tout autant que le
manque de respect envers son épouse, poussa le bras de Bernard qui
transperça le coeur du sergent. Alix se tenait toute raide, comme
fascinée. Ce n’était pas la peur qui se lisait dans son regard
animé d’une étrange flamme. Le chevalier y vit comme une joie, une
volupté. Elle avait pris plaisir au spectacle de la mort.
N’avait-elle pas, âgée d’à peine quinze ans, exécuté Guillaume de
Gourdon de sa propre main ? Elle avait pris le goût du sang,
comme ces loups qui, ayant mangé de la chair humaine, y reviennent
avec délice. De son côté, Alix constatait avec amertume qu’il y avait loin de l’amour courtois au
comportement des hommes. Mais son mari l’aimait et la protégeait, y
compris contre le plus puissant de ses suzerains.
« Comment ! Vous me refusez le lit de votre
épouse ? » Superbe, dans son manteau d’hermine blanc et noir,
Gaillard de Beynac ouvrait tout grand ses yeux bleus qui avaient
fait se pâmer plus d’une demoiselle. Son visage, encadré d’une
barbe et d’une abondante chevelure châtain, marquait
l’étonnement.
« Il en est ainsi, monseigneur ! » Bernard
roulait un regard furieux, prêt à saisir son épée.
« Mais vous êtes vassal des barons de Beynac. Vous
devez respecter nos coutumes. Un chevalier sait l’honneur que lui
fait un baron en aimant son épouse et tous s’y soumettent. Le sire
de la Ferrière et le vidame de Marnac l’ont accepté de bonne grâce,
et la belle Isabelle de Salignac est venue d’elle-même m’offrir sa
blondeur.
— Mon épouse ne veut appartenir qu’à moi. Je
ne la forcerai jamais à subir une étreinte qui lui répugne. Il
faudra pour cela, monseigneur, me passer sur le corps. »
Il tira sa lame du fourreau ; une colère mal
contenue bouillait en lui.
« Tout doux, mon beau, sire, tout doux !
J’aime votre sens de l’honneur. Nous sommes voisins et n’avons pas
besoin d’une guerre privée. Gardez votre épouse. Je la respecterai
et vous propose ma protection et mon amitié. »
Il tendit sa main droite dégantée. Les deux hommes
s’estimèrent du regard, se jugèrent dignes l’un de l’autre. Un
grand rire les réunit ; une solide alliance venait de
naître.
Alix obtint de son époux
d’établir à Castelnaud une cour d’amour. Une cohorte de serviteurs
et de donzelles l’avait suivie depuis Turenne. Elle forma et
protégea un jeune troubadour, Guilhem, qui se mourait d’amour pour
elle et lui dédiait ses plus beaux poèmes, qu’il répandait de
château en château, faisant connaître l’esprit et la délicatesse de
sa dame. Alix aimait sa voix et son talent. Elle lui pardonnait sa
vie de débauche, et les amours qu’il pratiquait contre nature et
qui auraient pu lui valoir le bûcher.
C’est à Castelnaud qu’elle découvrit l’univers des
cathares. Son époux, trop fin pour la contraindre, la laissa
débattre à sa guise avec les Bonnes Femmes qui venaient chaque
semaine prêcher dans la forteresse. Alix y aiguisa son esprit
critique et sa connaissance biblique. Son chapelain faisait des
efforts pour la garder dans le giron de l’Église et combattre cette
peste de l’âme qui poussait Dieu hors les coeurs. L’intelligence
subtile de la dame profita de ces affrontements.
La mort de son père la fit pencher résolument pour
la nouvelle religion. Contestant l’héritage, son frère Jehan
entreprit de récupérer les biens dont il s’estimait dépouillé et
voulut faire chasser sa soeur et son époux des châteaux de la
Dordogne. L’Église, qui haïssait Bernard, prit résolument le parti
du nouveau vicomte de Turenne. Hélie Vignon, l’abbé de Sarlat, se
déchaîna contre le seigneur cathare. Autour du comte de Toulouse,
les grands féodaux défendirent les droits du sire de Cazenac.
Appuyé par les évêques du Sud-Ouest et un réseau d’abbés puissants,
Hélie Vignon obtint l’arbitrage du pape.
« L’Église est le seul
garant du lien féodal, assura le prieur de Turenne à Jehan. Votre
beau-frère doit rendre ses biens et ses titres. »
« Déclarez-vous cathare et ce lien sera rompu.
»
Furieuse, Alix tournait en rond dans la grande
salle de Castelnaud, remâchant la proposition du Parfait,
maudissant son frère et tous les catholiques avec lui. N’en
avaient-ils pas assez, ces noirs cafards, gras comme des porcs et
qui ne cachaient même pas leur lubricité tout en condamnant les
femmes pour leurs appas ?
Elle était belle, Alix, dans sa fureur. Ses joues
rouges de colère, ses yeux noirs aux éclats assassins, n’avaient
nul besoin de fard. Sa beauté naturelle, chantée par le troubadour
Guilhem, resplendissait. Ses lourdes boucles brunes, laissées
libres, battaient sur son riche surcot. Sa robe, dont le haut
laissait voir la naissance de seins charmants, virevoltait autour
d’elle. On eût dit une guerrière.
Tout entière dévouée à l’amour courtois et aux
mondanités, Alix n’appréciait guère les prêcheurs vêtus de sombre
qui vivaient dans une austérité absolue et trouvaient asile dans le
château de son mari. Elle aimait le luxe, les fêtes, l’amour
charnel et ne s’imaginait pas en pur esprit.
« Ne craignez rien, madame. Nous vivons selon nos
idées et prêchons la parole des Bons Chrétiens, mais nous ne
condamnons ni n’obligeons personne. »
Hugues de Vassal, fils majeur, autrement dit
co-adjuteur de l’évêque cathare d’Agen, avait su la rassurer et la
convaincre. Cet homme grand et maigre, aux traits émaciés, l’avait toujours un peu effrayée lorsqu’il
venait prendre la parole dans la chapelle castrale de Castelnaud.
Il portait l’ascétisme imprimé dans sa chair.
« Ne condamnez-vous pas la beauté ? Ne la
dites-vous pas diabolique, alors que nos troubadours affirment que
je suis comme Dieu m’a faite ?
— Si fait, toute matière est l’oeuvre du
Malin. Mais vous devez vivre selon votre destin. Vous serez sauvée
quand il sera temps, quand vous choisirez le chemin des
Parfaites.
— On dit que vous condamnez les relations
charnelles entre mari et femme.
— Tout acte de chair est adultère et péché.
Mais celle qui ne s’est pas engagée sur la voie de la perfection,
la simple croyante, doit vivre comme sa nature le lui
indique.
— Vous ne la rejetez pas de votre
communauté ?
— Nous ne repoussons personne. Vous pouvez
vivre libre, jouir de l’existence auprès de votre mari et vous
abandonner aux charmes de l’amour courtois.
— Il faut pourtant aimer pour être
vertueux !
— Certes, mais un jour, il faut prendre la
voie étroite et difficile de l’accomplissement de soi, au sein de
l’ordre cathare, et ne plus aimer que Dieu. C’est à ce seul prix
que l’on peut sauver son âme. »
Alix se sentait touchée par ce raisonnement qui
alliait l’absolu et le pragmatisme. Elle tenait néanmoins à
défendre son échelle de valeur, et argumentait sans vergogne face
au Parfait.
« Amour n’est pas péché, mais vertu, affirment nos
troubadours.
— Cela revient au même. Bernard et moi, nous
nous aimons, par notre âme et notre corps. Nous aimons l’union
charnelle. Je ne pense pas que ce qui nous est agréable puisse
déplaire à Dieu.
— Le mariage romain vous asservit, madame. Il
fait de vous une enfant pour toute votre vie. Votre mari, ou votre
famille si le premier est déclaré hérétique, dispose de tous vos
biens et vous réduit à la misère. Vous pouvez être, à tout instant,
chassée, répudiée ou enfermée dans quelque couvent. La religion
cathare vous laisse libre, libre de la pratiquer en vivant à votre
guise. Mais la seule liberté à nos yeux, c’est de rejoindre les
Bonnes Chrétiennes de votre pleine volonté et de choisir de vivre
hors du péché. Les communautés de femmes cathares accueillent
toutes les personnes sur un pied d’égalité. »
Alix éclata d’un rire franc, qui contrastait avec
l’austérité du discours. « Je ne me sens pas le goût pour cette vie
de nonne, même cathare. »
Sa beauté, l’éclat de sa tenue la faisaient
paraître comme un soleil auprès du sombre Bonhomme. Pratique, elle
voyait dans l’adhésion à la religion cathare un moyen d’échapper
aux manigances de son frère. Curieuse, elle avait envie d’en savoir
plus sur cette théorie égalitaire, où une même âme passait du corps
d’une femme à celui d’un homme.
« Que dois-je faire pour rejoindre votre
religion ? Dois-je abjurer ? Dois-je renoncer à recevoir
mon confesseur qui, parfois, me conseille bien ?
Suivant les instructions d’Hugues de Vassal, elle
fit son melhorament1. Tombant
à genoux, elle s’inclina trois fois jusqu’à toucher le sol de son
front, en récitant le Benedicite, puis en prononçant la phrase
rituelle : « Bons Chrétiens, donnez-moi la bénédiction de Dieu et
la vôtre. Priez Dieu pour nous, afin qu’il nous garde de mauvaise
mort et qu’il nous conduise à bonne fin, entre les mains de fidèles
chrétiens.
— Dieu vous bénisse, arrache votre âme à la
mauvaise mort et vous conduise à bonne fin », répondit le
Parfait.
Puis ils échangèrent le baiser de paix. Ne pouvant
toucher une femme sous peine de pécher gravement, Hugues embrassa
le livre sacré, l’Évangile de Jean, qu’Alix toucha à son tour de
ses lèvres.
Bernard se réjouit fort de voir son épouse le
rejoindre au sein de la religion des Bons Chrétiens. Ainsi, elle
échappait à l’influence pernicieuse de l’Église catholique,
toujours prompte à utiliser les femmes pour sa besogne, et il
pouvait garder en main l’héritage de son beau-père, qui n’était
plus soumis au dictat de Rome. Cette conversion embellissait
également leur relation. Il pouvait désormais parler sur un pied
d’égalité avec elle, et lui confier tous ses secrets. Il lui parla
gravement de ce talisman que son ancêtre avait ramené d’Orient.
Elle n’y prêta guère attention, touchant à peine de ses doigts le
grossier bijou.
— Parfois une simple parole sauve le monde.
»
Peu de temps après, Alix se trouva enceinte ;
elle y vit l’approbation de Dieu concernant son choix. Bernard ne
cachait pas sa joie d’attendre un héritier.
« Tu portes le diable dans ton ventre ! »
maugréa Bathilde, la vieille Parfaite qui travaillait au château
comme chambrière. Alix blêmit et chancela sous le choc de telles
paroles.
« Que dis-tu, maudite femme ! Tu vas porter
malheur à mon enfant !
— Enfanter, c’est enchaîner une âme pure dans
un corps voulu par Satan. C’est un crime, le plus grand des péchés,
que de mettre au monde un enfant dans cette vallée de larmes.
Moi-même, je m’y suis toujours refusée. »
Alix, après avoir secoué la vieille femme, la
précipita au sol et, s’emparant d’un tabouret, la frappa jusqu’au
sang. Elle se serait laissée aller aux pires excès sans
l’intervention de Bernard qui chassa la chambrière.
« Laisse-la, c’est une ignorante. Elle ne sait pas
qu’il faut offrir des corps aux âmes errantes pour qu’elles
achèvent de se purifier sur terre. Tu portes peut-être en toi un
futur Parfait. »
Alix mit au monde une petite fille qu’ils
prénommèrent Blanche, pour la placer sous le signe de la pureté des
anges. Par précaution, elle reçut le baptême de l’eau des mains de
son confesseur catholique, et fut également présentée à Hugues de
Vassal.
S’agissait-il de
malédiction, de volonté divine ou de causes naturelles ? Aucun
autre enfant ne vint bénir leur union, bien qu’ils missent un soin
particulier à pratiquer, aussi souvent qu’ils le pouvaient, l’acte
de chair qu’autorisaient les Parfaits et préconisaient les
troubadours.
1 Dans la religion cathare, salut rituel du fidèle
envers le Parfait à qui il demande sa bénédiction.